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La création de l'homme à l'image de Dieu a des implications, à certains égards bouleversantes, sur la
conception de l'homme que le débat actuel nous incite à mettre en lumière. Tout se fonde sur la
révélation de la Trinité faite par le Christ. L'homme est créé à l'image de Dieu, ce qui signifie qu'il
participe à l'essence intime de Dieu, qui est relation d'amour entre Père, Fils et Esprit Saint. Il y a bien
évidemment un fossé ontologique entre Dieu et la créature. Toutefois, par grâce (ne jamais oublier
cette précision !), ce fossé est comblé, si bien qu'il est moins profond que celui existant entre l'homme
et le reste de la création.
En effet, seul l'homme, en tant que personne capable de relations, participe à la dimension personnelle
et relationnelle de Dieu, est son image. Ce qui signifie que, dans son essence, bien qu'il se situe au
niveau de la créature, il est ce que, au niveau de l'incréé, sont le Père, le Fils et l'Esprit Saint, dans leur
essence. La personne créée est « personne » en raison justement de ce noyau rationnel qui la rend
capable d'accueillir la relation que Dieu veut établir avec elle et, en même temps, elle devient
génératrice des relations envers les autres et envers le monde.
4. La force de la vérité
Essayons de voir comment pourrait se traduire cette vision chrétienne du rapport homme-cosmos, sur
le plan de l'évangélisation. D'abord une considération préliminaire. Résumant la pensée de son maître,
un disciple de Denys l'Aréopagite énonça cette grande vérité : « On ne doit pas réfuter les opinions des
autres, ni s'exprimer par écrit contre une opinion ou une religion qui ne semble pas bonne. On doit
écrire uniquement en faveur de la vérité et pas contre les autres »15.
On ne peut pas donner un sens absolu à ce principe (il peut être utile et nécessaire parfois de réfuter de
fausses doctrines) mais il est vrai qu'il est souvent plus efficace d'exposer la vérité de manière positive
que de réfuter l'erreur contraire. Je crois qu'il est important de tenir compte de ce critère dans
l'évangélisation et en particulier face aux trois obstacles que nous avons mentionnés : le scientisme, le
sécularisme et le rationalisme. Dans l'évangélisation, il est plus efficace d'exposer la vision chrétienne
de façon irénique en comptant sur la force intrinsèque de cette vision quand celle-ci est accompagnée
d'une conviction profonde et que ceci est fait, comme l'enseignait saint Pierre « avec douceur et
respect » (1P 3, 16), que de faire de la polémique contre eux.
La plus haute expression de la dignité et de la vocation de l'homme selon la vision chrétienne s'est
cristallisée dans la doctrine de la divinisation de l'homme. Cette doctrine n'a pas eu la même
importance dans l'Eglise orthodoxe et dans l'Eglise latine. En dépassant toutes les hypothèques que
l'utilisation païenne avait accumulées sur le concept de déification (theosis), les Pères grecs en ont fait
la base de leur spiritualité. La théologie latine a moins insisté sur cela. « Le but de la vie visé par les
chrétiens grecs - lit-on dans le Dictionnaire de Spiritualité - demeure la divinisation. Celui que
poursuivent les chrétiens d'Occident est l'acquisition de la sainteté (...). Le Verbe s'est fait chair, selon
les grecs, afin de rendre à l'homme la ressemblance avec Dieu que lui avait fait perdre la faute
d'Adam, afin de le diviniser. Selon les latins, il s'est fait homme pour racheter l'humanité... une dette
acquittée à l'égard de la justice de Dieu »16. En simplifiant au maximum on pourrait dire que la
théologie latine, derrière Augustin, insiste davantage sur ce que le Christ est venu enlever - le péché -
et que la théologie grecque insiste davantage sur ce qu'il est venu donner aux hommes : l'image de
Dieu, l'Esprit Saint et la vie divine.
On ne doit pas trop forcer cette opposition comme certains auteurs orthodoxes tendent à le faire
parfois. La spiritualité latine exprime parfois ce même idéal même si elle évite le terme de divinisation
qui - il est bon de le rappeler - est étranger au langage biblique. Dans la Liturgie des heures de la nuit
de Noël, nous réécouterons la vibrante exhortation de saint Léon le Grand qui exprime cette même
vision de la vocation chrétienne : « Chrétien prends conscience de ta dignité. Puisque
tuparticipes maintenant à la nature divine, ne dégénère pas en venant à la déchéance de ta vie passée.
Rappelle-toi à quel chef tu appartiens, et de quel corps tu es membre »17.
Certains auteurs orthodoxes sont malheureusement restés à la polémique du XIVème siècle entre
Grégoire Palamas et Barlaam et semblent ignorer la riche tradition mystique latine. La doctrine de
saint Jean de la Croix, par exemple, selon laquelle le chrétien, racheté par le Christ et fait fils dans le
Fils, est plongé dans le flux des opérations trinitaires et participe à la vie intime de Dieu, n'est pas
moins élevée que celle de la divinisation, même si elle s'exprime différemment. La doctrine sur les
dons d'intelligence et de sagesse de l'Esprit Saint, si chère à saint Bonaventure et aux auteurs
médiévaux, était animée par la même inspiration mystique.
Cependant, on ne peut pas ne pas reconnaître que la spiritualité orthodoxe a quelque chose à enseigner,
sur ce point, au reste de la chrétienté, à la théologie protestante encore plus qu'à la théologie
catholique. S'il y a en effet une chose vraiment opposée à la vision orthodoxe du chrétien déifié par la
grâce, c'est la conception protestante et en particulier luthérienne, de la justification extrinsèque et
légale, selon laquelle l'homme racheté est « en même temps juste et pécheur », pécheur en soi, juste
devant Dieu.
On peut surtout apprendre de la tradition orientale à ne pas réserver cet idéal sublime de la vie
chrétienne à une élite spirituelle appelée à parcourir les chemins de la mystique, mais à le proposer à
tous les baptisés, à en faire un objet de catéchèse pour le peuple, de formation religieuse dans les
séminaires et dans les noviciats. Quand je repense aux années de ma formation, je vois une insistance
presque exclusive sur une ascèse qui misait tout sur la correction des vices et l'acquisition des vertus.
A une question de son disciple sur le but ultime de la vie chrétienne, un saint russe, saint Séraphin de
Sarov, répondit sans hésiter : « le véritable but de la vie chrétienne est l'acquisition de l'Esprit Saint de
Dieu. Quant à la prière, le jeûne, les veilles, l'aumône et toute autre bonne action faite au nom du
Christ, ce ne sont que des moyens pour acquérir l'Esprit Saint »18.
5. « Par lui tout a été fait »
Noël est l'occasion idéale pour re-proposer, à nous-mêmes et aux autres, ce patrimoine commun idéal
du christianisme. C'est de l'incarnation du Verbe que les Pères grecs font dériver la possibilité même
de la divinisation. Saint Athanase ne cesse de répéter : « Le Verbe s'est fait homme afin que nous
puissions être déifiés »19. « Il s'est incarné et l'homme est devenu Dieu, car il est uni à Dieu », écrit à
son tour saint Grégoire de Naziance20. Avec le Christ, cet être « à l'image de Dieu » qui fonde la
supériorité de l'homme sur le reste de la création, est restauré ou ramené à la lumière.
Je faisais remarquer tout à l'heure comment la marginalisation de l'homme entraîne automatiquement
la marginalisation du Christ du cosmos et de l'histoire. De ce point de vue aussi, Noël est l'antithèse la
plus radicale de la vision scientiste. A Noël nous entendrons proclamer solennellement : « Par lui, tout
s'est fait, et rien de ce qui s'est fait ne s'est fait sans lui (Jn 1, 3) ; « tout a été créé par lui et pour lui »
(Col 1, 16). L'Eglise a recueilli cette révélation et nous le fait répéter dans le Credo : « Per quem
omnia facta sunt » : par lui tout a été fait.
Réentendre ces paroles tandis qu'autour de nous on ne fait que répéter : « Le monde s'explique de lui-
même, sans qu'il y ait besoin de l'hypothèse d'un créateur », ou « nous sommes le fruit du hasard et de
la nécessité », provoque certes un choc mais il est plus facile qu'une conversion et une foi jaillissent
d'un choc de ce genre que d'une longue argumentation apologétique. La question cruciale est : serons-
nous capables, nous qui aspirons à réévangéliser le monde, de dilater notre foi jusqu'à ces dimensions
vertigineuses ? Croyons-nous vraiment, de tout notre coeur, que « tout a été fait par le Christ et pour le
Christ » ?
Saint-Père, dans votre livre écrit il y a plusieurs années « Introduction au christianisme », vous
écriviez, Saint-Père : « Le deuxième article du Credo nous place devant l'authentique scandale du
christianisme. Il s'agit de la confession que l'homme-Jésus, un individu mis à mort vers l'an 30 en
Palestine, est le 'Christ' (l'oint, l'élu) de Dieu, et qui plus est, le Fils même de Dieu, et donc le centre et
la base déterminante de toute l'histoire humaine... Avons-nous vraiment le droit de nous accrocher à la
tige fragile d'un unique événement historique ? Pouvons-nous courir le risque de faire dépendre toute
notre existence et même toute l'histoire, de ce brin de paille d'un événement quelconque, qui flotte sur
l'océan infini de l'histoire ? »21
Saint-Père, nous répondons à ces questions sans hésiter, comme vous le faites dans ce livre, et comme
vous ne cessez de le répéter aujourd'hui, en tant que Souverain Pontife : Oui, c'est possible, c'est
source de libération et de joie. Non pas à cause de nos propres forces mais du don inestimable de la foi
que nous avons reçu et pour lequel nous rendons infiniment grâce à Dieu.
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1 Benoît XVI, Motu Proprio « Ubicunque et semper ».
2 Jean-Paul II, Paroles sur l'homme, Rizzoli, Milao 2002, p. 443 ; cf, également Enc. « Fides et ratio », n. 88
3 J. Monod. [Ed. originale française : Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie
naturelle de la biologie moderne. Seuil, Paris 1970 ; Il caso e la necessità, Mondadori, Milan, 1970, pag. 136-7
; English trad. Chance and Necessity. An Essay on the Natural Philosophy of Modern Biology, Vintage 1971].
4 M. Planck, La cconnaissance du monde physique, p. 155, (cit. da Timossi, op.cit. p. 160)
5 J.H. Newman, Lettre au chanoine J. Walker (1868), in The Letters and Diaries, vol. XXIV, Oxford 1973, pp.
77 s. (Trad. ital. De P. Zanna).
6 J.H. Newman, Apologia pro vita sua, Brescia 1982, p.277
7 J.H. Newman, Le développement de la doctrine chrétienne, Bologne 1967, p. 95.
8 Monod, op. cit. p. 136.
9 P. Atkins, cité par Timossi, op. cit. p. 482.
10 B. Pascal, Pensées, 377 (ed. Brunschwicg, n. 347),
11 M. Blondel et A. Valensin, Correspondance, Aubier, Parigi 1965.
12 In Origene, Contra Celsum, IV, 23 (SCh 136, p.238 ; cf également IV, 74 (ib. p. 366)
13 Cf. M. Pohlenz, L'uomo greco, Firenze 1962.
14 In Origene, op. cit., IV, 30 (SCh 136, p. 254).
15Scolii a Dionigi Areopagita in PG 4, 536; cf. Dionigi Areopagita, Lettera VI (PG, 3, 1077).
16G. Bardy, in Dictionnaire Spirituel, III, col. 1389 s.
17Saint Léon le Grand, Discours 1 sur Noël (PL 54, 190 s.).
18Dialogo con Motovilov, in Irina Gorainoff, Serafino di Sarov, Gribaudi, Torino 1981. p. 156.
19S. Atanasio, L'incarnazione del Signore, 54 (PG 25, 192B).
20S. Gregorio Nazianzeno, Discorsi teologici, III, 19 (PG 36, 100A).
21 J. Ratzinger, Einführung in das Christentum, München 1968, p. 152.