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FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITE JEAN MOULIN LYONS Revue Diagonale ® n° 2 Réceptions philosophiques de la figure de Socrate Sous la direction de Suzel Mayer Université Jean Moulin Lyon 3 2008 Le socratisme de Jean de Salisbury CHRISTOPHE GRELLARD Université Paris I Vir honestus et sapiens. C’est ainsi que ses contemporains qualifigrent Jean de Salisbury (ca, 1120-1180)', mais c’est sans doute aussi un double qualificatif que Jean aurait pu appliquer a Socrate. De fait, le Socrate de Jean de Salisbury est avant tout le fondateur de l’éthique, c’est-a-dire selon lui, de la plus haute partie de la philosophie, dans la mesure ot il enseigne toutes les vertus autant qu’il les exemplifie en les mettant en pratique. C’est ainsi la source principale de toute la philosophie paienne et chrétienne’. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue le contexte littéraire dans lequel Jean met en scene Socrate. Toute son cuvre’ a une fonction d’enseignement et d’édification: Jean a besoin de modéles, d@exemples qui soient autant de miroirs qu’il pourra tendre 4 ses contemporains, et en particulier a ceux qui seraient tentés de préférer aux traces de la philosophie, les futilités de la vie. de courtisans. Dans cette perspective, s’interroger sur la reconstruction de la figure socratique chez Jean conduit immédiatement a la question de l’usage que l’on peut faire de 1 Robert de Torigny, Chronicon, ed. R. Howlett, Londres, 1889, p. 271 : « ... Carnotensi urbe Iohannis Saresberiensis, uir honestus et sapiens, qui prius fuerat clericus Thebaldi, Cantuariensis archiepiscopi, et postea sancti Thomae martyris, successoris eiusdem Thebaldi », cité par K.S.B. Keats-Rohan, « John of Salisbury and Education in Twelfth Century Paris from the Account of his Metalogicon », History of Universities, 6 (1986-1987), (p. 1-45) p. 45, n. 146. 2 Voir E, Jeauneau, «Jean de Salisbury et la lecture des philosophes », Revue des Guides augustiniennes, 29 (1983), p. 145-174, repris dans M. Wilks, The World of ‘John of Salisbury, Blackwell Publisher, Oxford, 1994°, p 77-108. 3 Principalement I'Enzheticus maior achevé en 1155, le Policraticus rédigé entre 1156 et 1159 et le Metalogicon daté de 1159. CHRISTOPHE GRELLARD Socrate. En d’autres termes, la question centrale pour Jean est de savoir comment on peut étre socratique. Le but est d’indiquer quel type de philosophe a été Socrate et comment il est possible de limiter. En quoi consistent les vestigia Socratis ? Pour répondre a cette question, on peut distinguer un double niveau dans son approche de la figure socratique, un niveau théorique et un niveau pratique, sans perdre de vue que la théorisation du personnage de Socrate (c’est-a-dire Pexposé dogmatique de ses doctrines) est finalisée par certaines pratiques. On commencera donc par restituer la place que Jean attribue 4 Socrate dans Vhistoire de la philosophie, avant de reprendre la question de l’imitation. On verra alors que, sans que le lien entre Socrate et la nouvelle Académie soit fait explicitement, la figure socratique s’intégre parfaitement au scepticisme préné par Jean. SOCRATE OU L’INTRODUCTION DE L’ETHIQUE EN PHILOSOPHIE Jean de Salisbury est vraisemblablement le premier historien médiéval de la philosophie. Deux raisons, au moins, peuvent l’expliquer. D’une part, il accorde une place toute particuligre a Vhistoria comme matiére de Vexemplum, et comme mode d’édification des générations futures ; dans cette perspective, les vestigia philosophorum, c’est-a-dire les traces de philosophes, sont présentés comme un contre-modéle 4 Lattitude des curiales, les courtisans de la cour Plantagenét. D’autre part, histoire de la philosophic, au méme titre que Yhistoire en général, doit manifester un plan divin, Jean reprenant ici l’autorité de l’Epitre aux Romains (Ro., 1, 20) : Ainsi, le plus cher de mes maitres et amis, acceptant volontiers ton souhait, j’aurai souci, grace a Dieu, d’effleurer les événements qui sont pertinents pour Vhistoire pontificale, en omettant tous les autres, ayant de méme a cceur de profiter 4 mes contemporains et aux générations A venir, ce que les écrivains de chroniques avant moi ont reconnu devoir faite 36 LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY également. L’intention de tous ceux-ci est identique : rapporter les faits qui en sont dignes, de sorte que par eux on congoive les perfections invisibles de Dieu, et ainsi, que par les exemples des peines et des récompenses, les hommes soient rendus plus zélés dans la crainte du Seigneur, et le culte de la justice. On pourrait, alors, s’étonner de la faible place de Socrate dans cette histoire. En fait, si quantitativement, Socrate n’est pas le philosophe dont Jean parle le plus, son importance est pourtant fondamentale. D’une part, en effet, Socrate semble correspondre a ce que !’on pourrait qualifier de situation pré-lapsaire de la philosophie; d’autre part, il exemplifie tout ce que devrait étre la philosophie a savoir’ : exhibitio vitae et cultus virtutis. Portrait de Socrate en moraliste Reprenant un lieu commun 4 I’époque, que !’on trouve par exemple chez Hugues de Saint-Victor, et qui vient de Saint Augustin’, Jean de Salisbury présente Socrate comme le fondateur de I’éthique, tandis que, 4 la méme époque, Pythagore est supposé avoir développé la philosophie naturelle, initiée par Thalés et les sept sages. Socrate est celui qui fait passer la philosophie de Vinspectio naturae a Dinspectio 4 ‘The Historia Pontificalis of John of Salisbury, edited and translated by M. Chibnall, Clarendon Press, Oxford, 1986, prologue, p. 3: « Unde uoluntati - tue, dominorum amicorumque karissime, libentius acquiescens, omissis aliis, ea que ad pontificalem hystoriam pertinent, prout percipis, Dei gratia preeunte perstringere curabo, idem habens propositum, coetanis et posteris proficiendi, quod cronici scriptores alii ante me noscuntur habuisse. Horum uero omnium uniformis intentio est, scitu digna referre, ut per ea que facta sunt conspiciantur inuisibilia Dei, et quasi, propositis exemplis premii uel pene, reddant homines in timore Domini et cultu iustitiae cautiores +. 5 Voir par exemple, Metalogicon, éd. J. B. Hall — K. S. B. Keats-Rohan, Brepols, CCCM 98, Turhout, 1991, L. I, prologue, p. 11, 1. 74-88: «De moribus uero nonnulla scientier inserui, ratus omnia quae leguntur aut scribuntur inutilia esse nisi quatenus afferunt aliquod adminiculum uitae. Est enime quaelibet professio philosophandi inutilis et falsa, quae se ipsam in cultu uirtutis et uitae exhibitione non aperit ». * §. Augustin, La Cité de Dieu, VIL, 3; Hugues de S. Victor, Didascalion, I, 2: Ethicae inventor Socrates fuit ; voit aussi ibid., VI, 14. a7 CHRISTOPHE GRELLARD sui’. Jean distingue la philosophie de Socrate au moyen de Popposition entre les physiciens qui ont précédé Socrate, et qui se sont consacrés a l’étude de la nature, et l’attitude de ce dernier qui met en avant la valeur de l’éthique, laquelle repose sur le retour sur soi: Mais un autre genre de philosophie est celui qui est appelé Tonique, et qui a tiré son origine des Grecs les plus anciens. Son fondateur fut Thalés de Milet, l’un de ces sept qui ont été appelés sages. Celui-ci, comme il s’était signalé parmi d’autres par son examen de la nature des choses, se montra véritablement admirable en prédisant des éclipses de soleil et de lune grace 4 sa maitrise des calculs astrologiques. [...] Assurément, Socrate est le premier a avoir tourné la philosophie toute entire vers la réforme et Pétablissement des meeurs, quand avant lui tous avaient consacré leurs plus grands efforts a Tobservation des phénoménes physiques, c’est-d-dire des choses naturelles. Ce fut sainement et sagement qu’il le fit, puisqu’il faut retourner toutes choses a son utilité et puisqu’il y a peu de profit 4 connaitre les ceuvres de Dieu qui sont toutes trés bonnes, et semblables par conséquent a leur Créateur, 4 moins que quelqu’un n’agisse principalement en vue de n’étre pas mauvais. Ainsi l’excellence de la vie et la renommée de la mort de Socrate laissérent plusieurs sectateurs de sa philosophie qui partagérent ses paroles en diverses sectes dont on dira quelques mots par la suite.® 7 Jean de Salisbury, Entheticus maior et minor, ed. by J. van Laathoven, Brill, Leiden — New York — Kobenhaven ~ Kéln, 1987, v. 773-800, § 53, vol. 1, p. 154-157: «Exercent alii numeros et pondera rerum, / quae mensurandi regula, quive modi; / Parcarum mentem sunt qui speculentur in astris, / et rerum motus, consiliumque Dei; / sunt qui rimantur naturae viscera; sunt quos/ nexio causarum, signaque vota tenent. / Si aciem mentis vexant, et in extera spargunt; / et privata suo lumine corda manent. / At Socrates hominum curas contemnit inanes, / et latebras cordis quemque, videre monet. / Extera cuncta notat, et contemplatur ad usum, et quanti novit singula, tanta facit. / Contrahit in sese mentis radios ; deus illi / est animus, mundus victiam, serva caro. / Illicitos motus corruptae carnis abhorret, / naturaeque malum sub ratione domat. / Instituit mores, vitamque serenat, eoqueliudice virtutum maxima scire pati. / Si commetiri mentem mundumque liceret, / haec maior, minor hic, servitque caro rationi, / quae pars est animi participata Deo. Omnia sic laeto Socrati famulantur, eique, / quem vis nulla potest laedere, mundus obit ». Voir Pappendice, pour une traduction de ce texte. Policraticus sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum, VU, 5, éd. C. Webb, Oxford, 1909, vol. 2, p. 105, 1. 13-24: « Alterum uero philosophorum genus est quod Ionicu dicitur et a Grecis ulterioribus traxit originem. Horum princeps fuit Thlaes Milesius, unus illorum septem qui dicti sunt sapientes. Iste, cum rerum naturam scrutatus inter ceteros emicuisset, maxime 38 LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY. Cette attitude est immédiatement réinscrite dans un contexte chrétien : pour connaitre Dieu, il faut se détourner du monde. En fait, dans tous ces textes, Jean ne fait que reprendre un schéme de lecture augustinien. C’est explicite dans le Policraticus qui cite la Cité de Dieu, mais également dans VEntheticus qui utilise implicitement Popposition uti / frui: si Socrate recommande de rejeter les vains soucis du monde et d’examiner les recoins de son cceur, ceci suppose néanmoins une capacité a évaluer l’utilité des choses extérieures, afin de Jes utiliser en vue de la connaissance de soi et de Dieu. A Poccasion d’un chapitre du Policraticus consacré 4 la critique de la richesse, Jean précise en quoi consiste cet usage philosophique du monde’. Si le désir des richesses est antinomique tant a la sagesse qu’a la vertu, la philosophie n’enseigne pas tant a fuir les richesses qu’a réfréner le désir que I’on peut en avoir. Ceci suppose un esprit maitre de lui- méme, c’est-a-dire qui se suffit 4 lui-méme, et qui de ce fait échappe aux coups de la fortune. Le fruit de cette attitude philosophique est ’équanimité qui dépend de la capacité a bien user du monde. Il faut donc renverser les rapports de homme au monde et subordonner le monde, dans ce qu’il a admirabilis extitit quod astrologiae numeris comprehensis solis et lunae defectus praedicebat. [...J. Et primus quidem Socrates uniuersam philosophiam ad corrigendos componendosque mores flexisse memoratur, cum ante illum omnes phisicis, id est rebus naturalibus, perscrutandis maximam operam dederint. Probe quidem et sapienter, cum ad utilitatem suam oporteat omnia retorqueri parumque prosit nouisse opera Dei, quae sunt omnia ualde bona et Creatori suo consequenter similia, nisi quis id praccipue agat ne ipse sit malus. Praeclara igitur uitae mortisque fama Socratis philosophiae reliquit plurimos sectatores qui partiti sunt uerba eius in uarias sectas de quibus in sequentibus pauca dicentur . * Policraticus, V, 17, éd. Webb, vol. 1, p. 365, 1. 8-21: « Appetitus diuitiarum sapientiae exclusio est et fuga uirtutum; fecunda uirorum paupertas naturam optimam bene uiuendi ducem imitatur et uirtutum parens et custos est. [...]. Utique si ob aliam cauisam fugerentur aut contempnerentur diuitiae, nisi quia sapientiae uias sepiunt spinis eas oportuerat non amari. Ne tamen his qui paupertatis erubescunt utilitate sordescere, philosophorum sit molesta opinio; diuitiarum non indicit philosophia fugam sed inhibet appetitum. Mentem sui compotem quaerit et quae in omni fortunae calculo sufliciat sibi, ita tamen ut sufficientia eius ex Deo sit » 20 CHRISTOPHE GRELLARD de charnel, 4 la raison humaine qui est ce par quoi l’on participe a la divinité. La finalité de la philosophie est donc bien la tranquillité de P’a4me qui passe par la «mort du monde». Par dela ce prisme chrétien (et plus largement, scripturaire, comme on le verra), Socrate n’en correspond pas moins 4 l’idéal méme du philosophe. Jean le crédite, en effet, d’une triple action: établir la morale, rasséréner la vie, et savoir supporter les maux (Entheticus, v. 793-794). Cette triple attitude correspond 4 la définition du philosophe que I’on peut lire dans l’une de ses lettres a Gérard Pucelle : Et il nest rien qui convienne davantage au philosophe que la manifestation de la vérité, la pratique de la justice, le mépris du monde et quand c’est nécessaire amour de la pauvreté. Nous lisons que les philosophes ont méprisé et rejeté les richesses comme obstacles aux précieuses vertus.'° Par petites touches, en effet, les divers exempla qui renvoient a Socrate dans le Policraticus ont’ pour fonction de dessiner le portrait d’un philosophe dont la pratique met en valeur la maitrise de soi et le souci des autres. Socrate est celui qui juge les autres en fonction de ce qu’ils sont réellement et non pour leurs qualités extérieures (aliena), c’est-a-dire la parentéle et les dons de la fortune, en d’autres termes la noblesse (au sens sociologique) .et la richesse, tout ce qui est prisé par le chevalier et le courtisan que critique Jean. A © Lettre 158, 4 Gérard Pucelle, in The Letters of John of Salisbury, vol. 2, The Later Letters, ed. W. J. Millor, C.N.L. Brooke, Oxford, 1979, p. 68-71: «Nec est quod magis philosophum deceat quam professio ueritatis, iustitiae cultus, contemptus mundi et paupertatis, cum necesse est, amor. Legimus philosophos gratis tanquam uirtutis impedimenta contempsisse et abiecisse diuitias ». Policraticus, VI, 28, éd. Webb, vol. 2, p. 84, 1. 30 — 85, 4: « Similiter igitur et in hominibus contemplandis noli illa aliena estimare sed ipsum hominem penitus considera ; ipsum ut meum Socratem pauperem expecta. Aliena autem uoco quae parentes peperunt et quae fortuna largita est, quorum nichil laudibus Socratis mei admisceo ; nullam generositam, nullam prosapiam, nullos longos natales, nullas inuidiosas diuitas ». 40 LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY Pinverse, Socrate dénonce explicitement la richesse comme obstacle a la sagesse’, On a ici une figure quasi-christique puisque Jean reprend I’exemple d’Antisthéne qui, aprés avoir entendu Socrate, décide de se faire son disciple, et pour cela disperse les éléves auxquels il enseignait la rhétorique, vend tout ses biens et ne conserve qu’un manteau. Cette critique de la richesse est bordée en amont et en aval par deux vertus présentées comme socratiques, la libéralité et la frugalité. Elle s’accompagne d’abord d’un éloge de la libéralité, qui 4 bien des égards apparait comme une sorte de caritas: la béatitude selon Socrate consiste dans une forme de justice distributive qui consiste 4 donner a ceux qui en sont dignes, ce qui dans Vinterprétation de Jean renvoie 4 deux catégories, ceux qui sont dans le besoin et ceux qui font preuve de mérite”, Cette libéralité est cependant inséparable de la frugalité qualifiée de moderatix, et qui permet un usage correct des choses’*. C’est ce rapport contrélé au monde, et qui présuppose la connaissance de soi, que Jean présente comme constituant I’éthique élaborée par Socrate. Le mépris du monde n’est pas refus d’y prendre part, mais mise a distance de ce qui ne peut pas étre maitrisé par la raison. Que le Socrate de Jean ne prone pas un refus du monde apparait dans le fait que ces vertus doivent rendre possible la capacité a l’action politique. Reprenant, en effet, le théme du philosophe-roi, ou a défaut conseiller du ® Policraticus, V, 17, éd. Webb, vol. 1, p. 358, 1. 20 — p. 359, L 5: «Leguntur plurimi philosophorum diuitias non modo contempsisse sed abiecisse quasi impedimentum sapientiae et uirtutis. Fecit hoc Socrates, quem omnium philosophorum sectae quasi prudentiae et ueritatis unicum fontem uenerantur. Antistenes quoque, cum gloriose rethoricam docuisset audissetque Socratem, dixisse fertur ad discipulos suis: Abite, magistrum quaerite, ego enim iam repperi. Statimque uenditis quae habebat et publice distributis nichil sibi plus quam palliolum reseruauit . ® Policraticus, VIL, 4, éd. Webb, vol. 2, p. 241, 1. 20-25 : « Nihil gloriosus est ea liberalitate quae constitit in donis; maxime cum et Socrates, ut dicitur, interrogatus quaenam esset substantia beatitudinis: Dignis donare, respondit ». ™ Policraticus, VIII, 13, éd. Webb, vol. 2, p. 318, |. 12-20: «Est autem frugalitas uirtus moderatix utendi et abutendi ignara. [...]. Possunt ad commendationem eius sufficere, quae Zeno, quae Socrates, quae Plato, quae Aristotiles, quae omnium philosophorum chorus de frugalitate seruanda tradiderunt ». Al CHRISTOPHE GRELLARD prince, il soutient qu’il revient 4 la sagesse de gouverner le monde pour le salut de tous. A cette occasion, une équivalence est trés nettement posée entre Socrate et Salomon, en tant qu’auteur supposé des livres sapientiaux. L’éthique paienne trouve une résonance dans la parole inspirée’’. Mais Jean va encore plus loin puisqu’il attribue a Socrate sa propre conception organiciste de l’Etat, ot la téte (le prince et ses conseillers ecclésiastiques) doivent prendre soin des éléments les plus humbles!®. Socrate n’a pas seulement institué les meeurs, mais aussi la structure du politique qui permet véritablement la mise en ceuvre des vertus privés. Ainsi, la vertu politique de protection, impartie autrefois aux milites, revient désormais au roi-philosophe, et rejoint la vertu privée de caritas. On voit done que, par dela la reprise d’un schéme augustinien, le portrait que Jean dresse de Socrate est davantage celui d’un philosophe exemplaire que I’on se doit d@imiter, philosophe dont l’action éthique et politique apparait comme l’antithése tant de Cornificius (son adversaire dans le Metalogicon) que des courtisans critiqués dans le Policraticus. © Voir Policraticus, IV, 6 éd. Keats-Rohan, p. 253, 151- 159: «Nec mirum, cum sine sapeintia nullus stare aut esse ualeat principatus quia sapientia Dei dixit : sine me nichil potestis facere. Socrates Apollonis oraculo saprientissimus iudicatus est, et qui sine contradictione septem illos qui dicti sunt sapientes incomparabiliter antecessit, non in opinione sapientiae sed uirtute, tunc demum res publicas fore beatas asseruit si eas philosophi regerent aut rectores earum studere sapientiae contigisset. Et si tibi Socratis uidetur contemnenda auctoritas, per, inquit Sapientia, reges regnant et conditores legum iusta decernunt». Sur la correspondance des textes entre eux, et les interprétations mutuelles qu’ils autorisent ainsi, voir Metalogicon, III, 1, éd. Hall — Keats-Rohan, p. 103-105. Policraticus, VI, 25, &d. Webb, vol. 2, 73, 18-24: «Rem politicam legitur Socrates instituisse et in eam dedisse praecepta quae a sinceritate sapientiae quasi quodam fonte naturae manare dicuntur. Hoc autem in summa colligitur, ut quae in re publica humiliora sunt, maiorum officio diligentius conseruentur. Institutio Traiani, cuius mentio superius facta est, diligentius relege, et haec latius conscripta inuenies +. Rappelons que P’Institutio Traiani est la lettre dans laquelle Plutarque présente sa théorie de [Etat (et notamment la conception organiciste que reprend Jean) 4 Pempereur Trajan. Iy a aujourd’hui un consensus pour admettre que Cest un faux forgé par Jean de Salisbury lui-méme. Sur ce point, voir H. Liebeschiitz, «John of Salisbury and Pseudo-Plutarch », Journal of Warburg and Courtlaud Instinaes, 6 (1943), p. 33-39. 42 ‘LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY Avant d’examiner en quoi peut consister limitation de Socrate, il faut replacer cette figure plus précisément dans Phistoire de la philosophie. La situation pré-lapsaire de Socrate La figure de Socrate ne prend véritablement son sens que si on la situe dans le contexte plus général de V’histoire de la philosophie telle que la congoit Jean. Comme il rappelle dans le prologue de I’Historia Pontificalis, Vhistoire a une fonction morale dans la mesure ot elle doit manifester les perfections divines et inciter les hommes 4 la pratique des vertus. L’histoire de la philosophie ne fait pas exception. Il y a, dans cette perspective, un texte fondamental ot Jean justifie son adhésion au scepticisme académicien par référence a Pévolution historique de la philosophie. De fait, il faut étre conscient que le scepticisme occupe une place particuliére dans Phistoire de la philosophie et semble largement relever dun plan divin'’, Le premier chapitre du livre VII du Policraticus s’ouvre, en effet, sur un éloge paradoxal des philosophes de Vantiquité, éloge qui est cependant déterminant pour comprendre comment le scepticisme de Jean de Salisbury peut méler une dimension chrétienne et un héritage antique clairement revendiqué. La dette contractée envers les philosophes antiques, notamment en philosophic naturelle, est immense et indéniable. Plus encore, certains de ces philosophes, au moyen de leur seule raison, ont su s’approcher des mystéres divins. Cependant, ils ont été incapables de reconnaitre cette aptitude rationnelle comme un don de Dieu, et au contraire ont prétendu rivaliser avec lui en le défiant. La raison apparait ainsi comme la corruptrice de la foi, et Palliée objective de l’erreur. La philosophie des paiens, tiche de promesses, a conduit finalement 4 un mauvais usage de la raison et du libre-arbitre. Dés lors, la punition divine "” Voir Policraticus, VII, 1, 6d. Webb, vol. 2, p. 93-22. Le texte est traduit en appendice. 43 CHRISTOPHE GRELLARD s’est abattue sur ceux qui voulaient étre comme des dieux, et la vérité est devenue inaccessible. Il est donc notable que ce qui justifie le scepticisme de l’académie, le fait que la vérité soit dissimulée, trouve ici une justification théologique. C’est Dieu lui-méme, en tant que vérité immuable, qui s’est soustrait aux hommes, les rendant incapables de trouver le vrai de facon infaillible. Dés lors, la dissimulation de la vérité aux yeux des hommes, inaccessible tant 4 la raison qu’a la sensation, conduit 4 une dispersion des philosophes en différentes sectes marquées par le désaccord. La pluralité des sectes philosophiques témoigne en effet du caractére insaisissable de la vérité. Il ne s’agit pas de dire que la vérité n’existe pas, mais seulement qu’elle nous est interdite en raison d’un chatiment divin, qui se manifeste dans la double folie des philosophes. Non seulement ils ont été rendus fous par Dieu, c’est-a-dire incapables de vérité, mais en outre ils persistent a prétendre la posséder. Le _ scepticisme académicien est donc d’abord présenté comme une réaction a cette insanité: il s’agit d’une attitude de prudence et de modestie. Ayant conscience que.la vérité est cachée, les sceptiques s’efforcent d’éviter dans la mesure de leurs capacités le «précipice de Ja fausseté», en refusant tout jugement téméraire. C’est ce qui finalise leur suspension de Passentiment, leur doute universel, et justifie, selon Jean de Salisbury, la continuité entre l’ancienne et la nouvelle académie. Ce texte tout 4 fait remarquable propose une justification théologique de l’attitude sceptique, justification qui repose sur lapplication a, Phistoire de la philosophie ancienne d’une double grille de lecture, celle du péché originel et celle de Babel. Il y a un péché originel des philosophes qui ont voulu égaler Dieu par leurs connaissances, c’est-a-dire étre comme des dieux, et qui ce faisant ont mésusé de leur libre-arbitre. La conséquence de cet orgueil, c’est la dispersion des hommes en sectes philosophiques incapables de communiquer entre elles en raison de l’absence d’un point 44 ‘LB SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY d’ancrage commun dans la vérité infaillible. Dans ce contexte, en quoi consiste le scepticisme ? Il est avant tout une régle pratique de modestie, davantage qu’une doctrine constituée. Le fait de douter de tout revient seulement a ne rien affirmer de facgon téméraire, a faire preuve d’humilité pour offrir un contrepoids 4 Porgueil des premiers philosophes. Curieusement, Jean ne rattache jamais explicitement Socrate 4 la Nouvelle Académie, mais ce texte, en éclairant la situation historique de Socrate, 4 deux niveaux au moins, permet de tirer certaines conclusions. En premier lieu, il faut mesurer le rapport de Socrate 4 la dispersion des sectes philosophiques™* : dans la mesure ot Socrate est la source de toute vérité, et que les sectes philosophiques apparaissent comme divergeant sur le sens de son enseignement, il se situe dans un moment « pré-lapsaire », antérieur 4 la dispersion. En second lieu, Socrate s’inscrit explicitement en faux face a Vorgueil du philosophe qui cherche 4 percer les mystéres divins, avant méme de se connaitre lui-méme. On voit ici Vimportance de la remarque selon laquelle Socrate a fondé Péthique. Socrate critique comme vain le désir effréné de connaissances et prone le retour 4 soi et A Dieu. Ainsi, il apparait se trouver dans une situation antérieure au péché dorgueil (cet état ot Pon cherche de fagon effrénée a connaitre le monde), et c’est cette situation que l’on cherche 4 retrouver en V’imitant. Finalement, adhérer au socratisme, c’est dépasser la dispersion des sectes philosophiques pour retrouver l’essence méme de la philosophie qui est connaissance de soi et de Dieu, ainsi que pratique de la vertu. Or, les sceptiques cherchent 4 retrouver Phumilité nécessaire A tout retour A cet état pré-lapsaire de la philosophie. Ils le font en mettant en ceuvre ce qui constitue le coeur de toute attitude éthique selon Jean et qui renvoie au principe de la démarche socratique, 4 savoir la modération dans la vertu. Ainsi, Jean rapporte l’anecdote selon laquelle Socrate ne dédaignait pas, 18 Voir Policraticus, VIL, 8, éd. Webb, vol. 2, p. 118, 1-10; Policraticus, V, 17, éd. Webb, vol. 1, p. 358, 20— 359, 1. 45 CHRISTOPHE GRELLARD malgré les moqueries d’Alcibiade, de jouer au cheval avec ses enfants’. La clé de cet exemplum est explicitée par la suite : les plaisirs récréatifs ne doivent pas étre blamés s’ils sont pratiqués avec modération, et non avec volupté. En effet, étre philosophe suppose de I’étre dans tous les actes de la vie, et réclame de mettre de la modération en toute chose”’. Ainsi, Socrate et les sceptiques mettent au centre de leur démarche la méme perspective: celle d’agir toujours avec modestia ou humilitas. On voit donc que la conception de Socrate que Jean met en ceuvre doit étre cherchée au-dela des seuls textes qui Proposent un exposé quasi-dogmatique de ses positions. En un sens, pour Jean, ce n’est pas tant la doctrine de Socrate qui importe que sa pratique quotidienne de la philosophie morale par des faits et gestes. C’est un philosophe exemplaire au sens le plus propre: il donne un modéle de ce qu’il faut faire. Ainsi, et c’est pour cette raison que l’on peut parler du socratisme de Jean de Salisbury, il faut s’efforcer d’imiter Socrate plutét que répéter ses paroles. C’est de cette imitation qu’il faut dire un mot 4 présent. ” Policraticus VIL, 12, &d. Webb, vol. 2, 316, 4-16: «Idque uidit Socrates, qui nullam sapientiae partem dicitur habuisse ignotam; ideoque non erubuit tunc cum, interposita, arundine cruribus suis, cum paruulis filiolis ludens ad Alcipiade risus est, (...). Si enim modeste fiat ad recreationem, sub otiandi licentia excusatur ; si ad lasciuientis animi uoluptatem, cadit in crimen ». importance de cette notion, notamment en éthique, et ses liens avec le scepticisme de Jean ont été bien soulignés par C. Nederman. Voir en particulier «Beyond Aristotelianism and Stoicism: John of Salisbury’s Skepticism and Moral Reasonningin the Twelfth Century », in I. Bejczy & R. Newhauser (6d), Vue and ies inthe Teeth Century, Leiden, Brill, 2005, p. 175-195. 8 46 Lz SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY COMMENT PEUT-ON ETRE SOCRATIQUE ? Il ne fait pas de doute que pour Jean, la philosophie est davantage une maniére de vivre qu’une théorie. Il le dit explicitement, toute démarche théorique doit avoir une utilité pour la morale”, Celui qui veut éviter de réduire la philosophie 4 n’étre qu’une posture doit vivre en philosophe et pratiquer la vertu. Cependant, dans le cas de Jean, limitation ne se résume pas a la vie bonne. Socrate est aussi un modéle pédagogique, dans sa fagon de traiter les problémes. Le socratisme de Jean de Salisbury, c’est-a-dire la mise en ceuvre d’une démarche socratique, se joue donc a un double niveau : un niveau pédagogique et un projet éthique”. L’exemple comme méthode socratique Chacun le sait, Jean de Salisbury use largement dans ses différentes ceuvres de ce que l’on appelle induction rhétorique ou exemplum. Or, dans Pun des rares textes ou il théorise cette pratique argumentative, il la rattache explicitement a Socrate : Mais Vinduction est plus douce, qu’elle progresse d’une démarche ‘posée de plusieurs choses 4 un universel ou a un particulier, ou que, induite selon la forme de l’exemple, par une impulsion plus rapide elle fasse l’inférence en sautant d’une chose A une autre. Ce mode d’argumentation est plus conforme aux orateurs, quoique parfois en vue d’orner leur propos et de Pexpliciter, elle convienne aussi au dialecticien. Elle est en effet plus persuasive que pressante. De 1a, Cicéron atteste dans sa Rhéwrique que Socrate utilisait tés souvent ce genre 21 Meralogigon, L. I, prologue, cité dans la note 4. 2 Ti faudrait ajouter un troisiéme théme que, sauf erreur de ma part, Jean ne met jamais en rapport avec la démarche socratique, a savoir Pironie. Sur les usages de Vironie chez Jean, voir C. S. Jaeger, «Irony and Role-Playing in John of Salisbury and the Becket Circle», dans M. Aurell (éd.), Culture ‘politique des Plantagenét (1154-1224), Poitiers, CESCM, 2003, p. 319-331. 4T CHRISTOPHE GRELLARD d’argumentation. Du reste, quand on donne plusieurs exemples, ou un seul, pour prouver quelque chose, ils doivent étre adéquats, et tirés de ce que nous savons, a la fagon d’Homére et non de Choerilus. Mais si l’on regoit ses exemples des auteurs, qu’un Gree se serve d’Homére, et un Latin de Virgile ou de Lucain. En effet, les exemples familiers émeuvent davantage, et les faits inconnus ne produisent pas l’assentiment aux choses douteuses.” Reprenant une autorité de Cicéron, Jean soutient que Vexemple fut utilisé par Socrate en raison de ses vertus pédagogiques et persuasives™. Cependant, ’autorité cicéronienne est largement détournée de son sens. Chez Cicéron, il s’agissait de souligner que Socrate ne prenait appui que sur ce que l’adversaire avait déja concédé afin de le persuader plus aisément, et afin de ne rien introduire dans le débat qui lui soit propre. A ’inverse, la démarche de Jean est autre. La référence 4 Socrate prend place dans le cadre d’un ® Metalogicon, UW, 10, éd. Hall — Keats-Rohan, p. 132, 1. 81 — p. 133, 1. 94: « Inductio uero lenior est, siue maturiori incessu a pluribus progrediatur ad unum uniuersale, aut particulare, siue acriori impetu ab uno ad cxempli formam inducto ad unum inferendo prosiliat. Hic autem modus magis oratoribus congruit, interdum tamen ornatus aut explanationis causa, conducit et dialectico. Magis enim persuasorius est, quam urgens. Unde sicut Marcus Tullius in rethoricis testis est, Socrates hoc argumentandi genere saepissime utebatur. Ceterum cum exempla ad probandum quod aut plura feruntur aut singula, conuenientia esse debent, et ex quibus scimus, qualia Homerus non qualia Cherillus. Si autem ab auctoribus transsumantur, Homero quidem Graecus, Latinus autem, Virgilio utatur et Lucano. Domestica namque exempla magis mouent, et ignota dubiorum non faciunt fidem ». La référence a Cicéron renvoie a De inventione, I, 31, 53. La question de Pexemplum chez Jean de Salisbury a été magistralement traitée par P. von Moos, Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und die ‘historiae’ im Polikraticus Johanns von Salisbury, Olms, Hildesheim, 1988 (1996), dont on trouvera un résumé anglais dans « The use of exempla in the Policraticus of John of Salisbury », in Wilks, The World of John of Salisbury, p. 207-261. Dans un article plus récent P. von Moos a une formule remarquable de synthése pour expliquer la dimension socratique de exemple: «Lexemplum n’y est que le prétexte socratique, pour renvoyer celui qui y cherche conseil 4 utilisation de sa propre raison en face des ambiguités du réel» (P. von Moos, ¢ L’exemplum et les exempla des précheurs », in J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu (éd.), Les Exempla médiévaux : Nouvelles perspectives, H. Champion, Paris, 1998, (p. 67-81); p. 80). Aristote, Rhétorique, U, 20, 1393a; Quintilien, Institution oratoire, V, 11, 33 Cicéron, De Pinvention, I, 31, 53, Topiques, 10, 42. 48 ‘LB SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY chapitre consacré au VIII" livre des Topiques d’Aristote qui 2 pour fonction de souligner la valeur de l’induction, qu’elle soit dialectique ou rhétorique. Dans cette perspective, il (vee le: syllogisme qui emporte Vassentiment au prix d’une ae violence, 4 l’induction qui est plus douce (lenior). Au sein du genre probatoire qu’est l’induction, Vexemple se caractérise en allant d’un fait A un autre. Sa fonction est double: omer le discours ou expliciter un point. Quant aux conditions pour qwun exemple soit efficace, elles sont au nombre de deux. En premier lieu, l’exemple doit étre pertinent (conveniens), c’est-a- dire adapté au sujet traité. Ensuite, il doit étre familier, c’est- a-dire reposer sur une autorité reconnue par tous (comme Vindique V’opposition entre Homére et Cherillus, reprise 2 Aristote), et surtout, appartenir 4 la culture des auditeurs. S’il n’y a pas de régles nécessaires et strictes pour Putilisation de Yexemple, c’est qu’il suppose une certaine capacité de Vorateur a reconnaitre horizon culturel de son auditoire, et a s’y adapter. L’exigence de familiarité (exemplum domesticum) est justifiée a un double niveau: @abord un lain strictement rhétorique ot il s’agit d’émouvoir. Liidée ici est bien que l’on est davantage touché par ce qui nous est proche et autorise une sympathie au sens strict de «souffrir avec », cest-a-dire un échange de places. Cependant, il faut aussi produire une confiance (fidem facere). Et plus spécifiquement, il faut emporter l’adhésion sur un sujet de doute, ouvert aux opposés. Dans cette perspective, il ne faut pas que le sujet considéré soit absolument inconnu, mais il faut au contraire le rattacher 4 ce qu’a déja accepté l’auditeur. C’est précisément Ja fonction de Pexemple en tant que locus a similibus, que d’exhiber des ressemblances entre le connu et, non pas Pinconnu, mais le douteux. Finalement, malgré la référence & Socrate, l’exemple chez Jean de Salisbury ne reléve pas d’une pratighe de interrogation mais appartient plutét a Voratio continua de la rhétorique, et s’apparente davantage au témoignage. Il s’agit d’exhiber un modéle, qui a pour lui Vautorité de Phistoire ou de la poésie. AO CHRISTOPHE GRELLARD Pourquoi, alors, cette référence 4 Socrate? C’est peut- étre, de nouveau, un point de contact entre socratisme et scepticisme. L’exemplum est, en effet, explicitement rapporté a la démarche sceptique que Jean veut mettre en ceuvre. Jean soutient que l’approximation du vrai passe par l’échange des opinions dans le cadre d’un dialogue. Ce contexte dialogique, bordé en amont par les vérités de la foi, et en aval par celles de la logique démonstrative, qui constituent deux formes de nécessité, détermine le champ du savoir probable ou la liberté denquéte intellectuelle doit étre compléte, et o& l’on pourra évaluer les différents degrés de vérité jusqu’a atteindre une quasi-certitude. L’idée que la vérité émerge par identification et confrontation des contraires constitue la base de la logique sceptique qu’il met en ceuvre. Or, cette confrontation des opinions passe nécessairement par une forme d’érudition. Etre académicien, c’est d’abord multiplier les lectures qui sont autant de témoignages de désaccords entre les philosophes mais aussi des figures diverses de la vérité”’. S’il y a chez Jean une forme d’encyclopédisme, c’est que ses lectures fondent une doxographie nécessaire a la formation d’un esprit critique. C’est donc la multiplication des opinions qui seule permet d@approcher la vérité. Et lon ne doit pas craindre, au contraire, de rencontrer des opinions contradictoires : Jean en avertit son lecteur au début du Policraticus. Le mélange du vrai et du faux est une méthode (Jean parle méme d’une stratégie imilitaire) qui permet de conduire 4 la vérité supréme. Ainsi les contradictions entre les faits relatés par les historiens sont rapportées explicitement 4 la méthode sceptique de recherche du plus probable. Dés lors, il ne s’agit plus tant de statuer sur le vrai que de partager avec le lecteur divers points de vue représentés par des auctores, points de vue qui sont au service de Dutile et de Phonnéte”®, % Voir Policraticus, VIL 9, éd. Webb, vol. sp. 122, 20-129, 32. Parmi les textes les plus significatifs, voir Policraticus, L. I, prol, éd. Keats- Rohan, Brepols, CCCM 118, Turnhout, 1993, p. 24, 1. 94 — p. 25, 1. 138 «: Si tamen alicubi auctorum liter quam scripserim inueniatur, non ideo constabit me esse mentitum, cum in strategemmaticis historicos, qui 50 ‘LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY L’importance de Vexemple dans le cadre d’une pédagogie socratique (ou qui se veut telle) tient au fait que par 1a on n’impose rien 4 l’auditeur ou au lecteur, mais on lui donne seulement les éléments qui permettront un choix raisonnable entiérement personnel. L’exemple, d’autant plus quand il est polysémique et qu’il doit étre interprété, suppose un retour sur soi et l’usage de sa propre raison. C’est ce que on retrouve dans le second aspect du socratisme de Jean, a savoir l’inspectio sui. L’injonction delphique dans la philosophie de Jean de Salisbury Toute l’éthique de Jean de Salisbury est orientée par le theme de la tranquillité de lame et de la résistance aux coups de la Fortune. Or, ceci suppose la connaissance de soi. Socrate lui-méme, on I’a vu, témoigne de ce que le retour sur soi permet de mettre en ceuvre une certaine constance. Mais plus largement, c’est la démarche nécessaire a toute pratique de la philosophie. Ce motif de la connaissance de soi s’inscrit chez Jean de Salisbury dans le cadre d'une éthique largement intellectualiste”’. Sans remettre en cause la subordination du frequenter ab inuicem dissident, sim secutus, et in philosophicis Academice disputans pro rationis modulo quae occurrebant probabilia sectatus sim. Nec ‘Academicorum erubesco professionem, qui in his quae sunt dubitabilia sapienti ab corum uestigiis recedo. Licet enim secta haec tenebras rebus omnibus uideatur inducere, nulla ueritati examinandae fidelior et, auctore Cicerone qui ad eam in senectute diuertit, nulla profectui familiatior est» 5 également, Policraticus, L. VIL, prologus. éd. Webb, vol. 2, p. 92,1. 22 —p. 93,1. 15: ¢Quaedam uero, quae in libris auctorum non repperi, ex usu cotidiano et rerum experientia quasi de quadam morum historia excerpsi. Si qua uero ad grauioris philosophiae exercitationem uidentur accedere, Achademicorum more inuestigandi animo quam peruicacia contendendi sic constet esse proposita ut in examinationem ueri suum cuique iudicium liberum reseructur et inutilis scribentium censeatur auctoritas ubi sententia potior refragatur », 2 Policraticus, UL, 1, 6d. Keats-Rohan, p. 172, 1. 4 —p. 175, |. 87: «Bt haec michi uidetur uera et unica incolumitas uitae, cum mens uiuificante Spiritu ad rerum notitiam illustratur, et accenditur ad amorem honestatis et cultum uirtutis, Praecedit ergo scientia uirtutis cultum quia nemo potest fideliter appetere quod ignorat, et malum nisi cognitum sit utiliter non cauetur. Porro scientiae thesaurus nobis duobus modis exponitur cum aut rationis exercitio 51 ‘CHRISTOPHE GRELLARD matériel au spirituel, il met en avant l’importance de Vharmonie de l’Ame et du corps en vue de l’intégrité de la vie humaine. Reprenant un schéma de part en part augustinien, une hiérarchie s’établit du corps 4 l’Ame et de l’Ame a Dieu. Comme on I’a vu, c’est précisément un tel schéma que Jean attribue a Socrate”*. Ainsi l’Ame vit pleinement quand elle est régie par Dieu, de méme que l’homme vit pleinement quand VAme soumet le corps. Or, vivre en Dieu, c’est se découvrir, en tant que créature rationnelle, vestige de la divinité, et illuminé par la vérité. Ainsi, la pratique de la vertu dépend au préalable de l’acquisition d’une scientia. La préséance de la science sur la vertu provient de ce que l’on ne peut chercher ce que l’on ignore. Deux choses rendent possible l’acquisition de cette science, qualifiée également d’agnitio veritatis, 4 savoir la raison et la grace qui fournissent 4 ’homme une forme de certitude. Or, toute scientia présuppose une notitia sui qui est évaluation des ses propres capacités, incitation 4 ’humilité et frein 4 orgueil de la raison. En droit, la connaissance de soi apparait ainsi comme la condition de possibilité d’une enquéte rationnelle fructueuse. Ainsi, mon sans une certaine ambivalence, la connaissance de soi a pour vocation a se redéployer dans la connaissance de l’autre et du monde puisqu’elle passe par l’évaluation de ses capacités et de celles dautrui. L’enjeu est alors, en écho a la critique des quod sciri potest intellectus inuenit aut quod absconditum est reuelans gratia oculis ingerens patefecit. Sic utique aut per naturam aut per gratiam ad ueritatis agnitionem et scientiam eorum quae necessaria sunt unusquisque potest accedere. Quodque magis mirere quilibet quasi quendam lbrum sciendorum officio rationis apertum gerit in corde. In quo non modo uisibilium species rerumque omnium natura depingitur, sed ipsius opificis omnium inuisibilia Dei digito conscribuntur. (...). Agnitio quidem certitudinem habet, et uel in scientia uel in fide consistit. Sed fidei regula paulisper differatur, quoniam eam tempus et locus suus expectat. Ceterum scientia sui notitiam habet. Quod euenire non potest si non metiatur uires suas, si ignorat alienas». Sur éthique de Jean, voir C. Nederman, « Beyond Aristotelianism and Stoicism »; et plus largement, P. Delhaye, «L’enseignement de la philosophie morale au XII* siécle », Medieval Studies, 11 (1949), p. 81-94, % Entheticus, v. 797-798, éd. Laarhoven p. 157. 52: ‘LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY présocratiques, de déterminer précisément sa place dans Punivers et son propre rapport a Dieu: Ainsi, le premier devoir de "homme qui désire la sagesse est de contempler ce qu’il est, ce qui est en lui et hors de lui, ce qui est sous lui et au-dessus de lui, ce qui est face a lui, devant et derriére lui. [...] Mais celui qui s’ignore lui-méme, que peut-il connaitre d’utile? L’oracle d’Apollon, croit-on, est descendu du ciel: Notiseliton, c’est-a-dire connais-toi toi-méme. Crest ce que nignorait pas le moraliste quand il disait : Apprenez, misérables, & connaitre les causes des choses, ce que nous sommes, ou pour quel genre de vie nous sommes mis au monde (..). En effet, cette contemplation engendre un quadruple fruit, la conscience de sa bassesse, l'amour du prochain, le mépris du monde, et Pamour de Dieu.” C’est le sens que crée trés nettement la juxtaposition de Poracle de Delphes, cité d’aprés Juvénal, et d’un texte de Perse™, censé Pexpliquer et P’éclairer, dans la perspective propre 4 Jean ow les textes classiques se répondent et s’éclairent les uns les autres. Ainsi, tout en fondant une éthique intellectualiste ot Paction est subordonnée au savoir, le motif paien de la connaissance de soi est néanmoins repris par Jean de Salisbury dans une perspective tout a fait chrétienne, qui justifie expression de «socratisme chrétien » proposée par E. Gilson®!, De fait, la connaissance de soi est finalisée par une ® Policraticus, U1, 2, 6d. Keats-Rohan, p. 175, |. 3 - p. 176, |. 37 : Est ergo primum hominis sapientiam affectantis quid ipse sit, quid intra se quid extra, quid infra quid supra, quid contra, quid ame uel postea sit contemplari. (...). Verum qui se ipsum ignorat quid utiliter nouit ? Oraculum Apollinis est descendisse de caelo creditur : Notiselizon, id est, Scito te ipsum. Non nesciuit hoc ethicus dicens : Discite et, 0, miseri, ‘causas cognoscite rerum! quid sumus aut quidnam uicturi gignimur, (...). Haec etonim contemplatio quadripartinum parit fructum, uilizatem sui, caritatem proximi, contemprum mundi, amorem Dei ; sur la notion de contemprus mundi, P. von Moos, «Lucans Tragedia im Hochmittelalter, Pessimismus, contemptus mundi und Gegenwartserfahrung », Miellateinisches Jahrbuch, 14 (1979), p. 127-186. % Juvénal, Satires, 11, 275 Perse, Satires, 3, 66-72. ‘ = 3 B Gilson, L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1948, chap. 1°: «La connaissance de soiméme et le socratisme chrétiens. Egalement, 53 CHRISTOPHE GRELLARD forme d’innéisme ot chacun trouve en son cceur un livre de science contenant 4 la fois les formes des choses visibles et invisibles, et la loi divine que nul n’est censé ignorer. Jean distingue alors une quadruple utilité de la contemplation de soi: uilitas sui, caritas proximi, contemptus mundi et amor Dei. Il y a de toute évidence une dialectique de l’élévation et de Pabaissement qui conduit de la juste estimation de sa valeur a amour de Dieu. Ainsi, la reconnaissance de sa propre insignifiance doit conduire 4 l'amour du prochain. Cet amour doit néanmoins étre limité par la conscience de la bassesse du monde, et rattaché ainsi a l’amour de Dieu. Pourtant, 4 la fin de sa vie, Jean de Salisbury se montre nettement moins optimiste quant aux fruits de la connaissance de soi. Dans une lettre datée de juin 1170 et adressée a Thomas de Canterbury (Thomas Beckett, qui sera assassiné quelque temps aprés), Jean semble douter de notre capacité méme 4 nous connaitre : Et vous ne pourrez pas dire que ce qui vous est arrivé n’avait pas été prédit, mais plutét que, a la fagon de tous les augures, les prophéties qui n’étaient pas inspirées par l’Esprit saint, ont trompé votre subtilité. PlGt au ciel que la maladie consécutive 4 cette tromperie ne soit pas incurable, mais nulle révélation ou consolation ne viendra qui ne soit donnée par le ciel. Et c’est assurément juste, 4 mon avis, puisque nous avons eu la présomption d’expliquer, au moyen des vaines images de notre intelligence extrinséque, les recoins du ceur humain, dont seul Dieu peut étre le juge. Qu’y a-til, je le demande, de plus téméraire ou de plus injurieux envers Dieu qui revendique pour lui la prééminence de ce privilége? Car, que se connaitre soi- méme, selon l’oracle d’Apollon méme, soit la supréme sagesse, c’est une théorie si célébre parmi les philosophes, que personne parmi les anciens n’oserait s*y opposer. A ce qu’ils disent, descendirent du Ciel les paroles: Notis elyton, c’est-a-dire connais-toi toi-méme. Puisque donc la sagesse humaine échoue et que l’angélique ne parvient pas jusque-la, seule la sagesse de Dieu connait ce que sont les délibérations et les pensées des hommes telles qu’elles sont et non pas en conjecturant au moyen @images chimériques. Renongons donc 4 l’avenir aux prophéties puisque sur ce point l’infortune nous a frappé plus durement. P. Courcelles, Connais-toi toi-méme: de Socrate a S. Bernard, Etudes augustiniennes, Paris, 1974-1975, 2 vol. 54 ‘LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY Que celui qui fagonne les cceurs, les examine; nous, nous explorerons ce qui reléve de notre condition.” Le theme de la connaissance de soi est cette fois réinscrit dans le contexte (assez fréquent dans la correspondance de Jean) de la variation de la Fortune et des moyens pour le sage de la supporter. Jean commence par rappeler que, exception faite des prophéties inspirées par Vesprit saint, les prédictions des augures ne sont en rien fiables et sont plut6t sources de tromperies, faisant écho 4 sa critique minutieuse, dans le second livre du Policraticus, de toutes les formes de divination. Néanmoins, une telle désillusion ne doit pas provoquer un incurable désespoir, mais il faut s’en remettre 4 Dieu. Or, Pinjonction divine est de se connaitre soi-méme. Pourtant, ce chemin vers la sagesse est jmmédiatement borné: les images provenant de l’extérieur obscurcissent notre ceeur et nous empéchent de l’examiner. Seul Dieu, celui qui sonde les cceurs et les reins, peut accéder A cette intériorité. Pour nous, limités par notre constitution, Vinjonction socratique n’en reste pas moins un impératif. On retrouve, encore une fois, une attitude typique du scepticisme johannique : dans les limites de la foi et de la science, c’est un devoir que de pratiquer librement et complétement l’enquéte rationnelle. C’est ce seul examen rationnel qui permet au sage 2 Lettre 301, a Thomas Beckett, ed. W. J. Millor, C.N.L. Brooke, vol. 2, 708-, 711: «Nee dixeritis quae prouenerunt uobis non fuisse praedicta, sed potius, omnium auspicantium more, subtilitatem uestram uaticinia, quae non erant a Spiritu, deluserunt. Utinam non sit deceptionis huius morbus irreparabilis, sed nisi caclitus data, reuelatio seu consolatio non occurrit ; et quidem recte, ut arbitror, cum nos alieni ingenii imaginationibus uanis praesumeremus euoluere cordis humani latebras, quarum solus Deus arbiter est. Quid, quaeso, magis temerarium aut in Deum qui hoc singularis eminetiae priuilegio uendicat, injuriosius est? Nam se ipsum nosse, etiam Apollinis oraculo, summam esse sapientiam, adeo celebris sententia est apud philosophos, ut ei nemo ueterum ausus sit refragari. De coelo siquidem (ut aiunt) descendit notis elyton, id est, Scito te ipsum. Quia ergo hic humana deficit et angelica eatenus non attingit, sola Dei sapientia est quae consilia et cogitationes hominum non imaginatione fantastica conicit, sed sicut sunt usquequaque cognoscit. Vaticiniis ergo renuntiemus in posterum, quia nos in hac parte gravius infortunia perculerunt. Qui corda finxit, illa examinet ; nos quid domi nostrae sit exploremus ». SS CHRISTOPHE GRELLARD de repousser les illusions de la Fortune, et de connaitre, autant que faire se peut, tant le monde que sa propre nature™. CONCLUSION Sans doute, comme chez tous les auteurs du XII° siécle, la réappropriation de la figure socratique par Jean de Salisbury est indéniablement marquée par un _prisme augustinien et un horizon de part en part chrétien. Tous les textes d’histoire de la philosophie qu’il rédige témoignent 4 la fois de la place exceptionnelle de Socrate dans le plan divin, et de ses limites en tant que philosophe paien. Socrate est une figure a imiter dans le nouveau contexte de la révélation néo- testamentaire. Pourtant, ce qui fait l’originalité de Jean dans toute la philosophie médiévale, 4 savoir un scepticisme revendiqué, lui permet d’imprimer sa marque sur ce que l’on peut légitimement qualifier de socratisme. I] apparait clairement, alors, et notamment dans la correspondance dont les accents sont plus personnels, que, par-dela l’horizon chrétien, sans doute indépassable, la philosophie ancienne révéle sa valeur propre qui est de conduire homme 4 la tranquillité de l’4me et 4 la constance face aux variations de la Fortune. L’injonction socratique de connaissance de soi se présente alors comme un idéal régulateur d’autant plus précieux qu’il rend véritablement possible la mise en pratique de la morale. 2 Mee notamment, Entheticus, v. 251-278, éd. Laathoven, p. 123 et Lettre 170, a aldwin, ed. W. J. Millor, C.N.L. Brooke, vol. 2, p. 121 : Nonnullus autem, immo et multus est usu aduersitatis huius utique nostrum, per quam et nos nobis, et mundus, et etiam fidelius et familiarus innotescit. 56 ‘LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY. APPENDICE : 1 - Entheticus maior, v. 773-806 : 2 Aux pieds de Socrate, ses humbles disciples se prosternent, Et toute la Gréce honore ce dieu national. Demander s’il a surpassé tous les hommes en enseignant le vrai, S’il a vécu comme un saint, est considéré comme un crime ! D’autres ont cherché les nombres et les poids des choses, Qui sont des régles de mesure et des méthodes 5 Ily a ceux qui observent dans les astres ’intention des Parques, Les mouvements des choses et les décisions de Dieu ; Ily a ceux qui explorent les entrailles de la nature ; ceux qui S’en tiennent au nceud des causes, aux signes et aux offrandes. ‘Ainsi, ils tordent le regard de leur esprit, et se dispersent dans les choses extérieures, Tandis que leur coeur reste privé de sa propre lumiére. Mais Socrate méprise ces vains soucis des hommes, Et exhorte chacun & regarder les recoins de son coeur. Il consigne toutes les choses extérieures, et les considére en fonction de leur usage, Et il estime d’autant plus les choses qu’il sait qu’elles en sont dignes. Ilconcentre sur lui-méme les rayons de son esprit ; Son Ame est’ son dieu, le monde une victime, et la chair une servante. Jl abhorre les mouvement illicites de la chair corrompue, Et subjugue par sa raison le mal de sa nature. Il fonde les meeurs, rasséréne la vie, Et selon son jugement la plus haute vertu est de savoir endurer. Si esprit et le monde étaient commensurables, Celui-lA serait plus grand que celui-ci, celui-ci servirait, celuili régirait. Car le monde sert la chair, et la chair sert la raison Qui est une partie de ’ame qui participe 4 Dieu. Ainsi, toutes les choses sont au service d’un joyeux Socrate, et pour lui Qu’aucune force ne peut blesser, le monde est mort. Ce fut P’enseignement d’un homme. Or, on y trouve une erreur : Tlacru que l’ame de chacun était un dieu ; De 1a, il affirme que l’ame de "homme doit étre considérée comme une divinité, De sorte qu’on doit lui accorder un honneur divin. Le sort n’a presque jamais gratifié quelqu’un d’un don au point quil Ne puisse pas se précipiter dans le malheur de ’erreur. 57 CHRISTOPHE GRELLARD 3 - Policraticus, VII, 1: Que le génie des philosophes de l’antiquité fut abondant et que leurs recherches furent avancées n’est plus seulement une opinion mais un jugement dont chacun en commun est persuadé. En effet, par l’étude et la pratique, ces génies ont préparé pour eux-mémes un chemin parmi les choses qui sont par nature les plus incompréhensibles, et avec leur aide, de nombreuses découvertes ont été faites pour la postérité, dont nous nous réjouissons et nous émerveillons. Ils ont mesuré la terre, ils ont soumis le ciel 4 leurs régles, ils ont scruté les diverses causes des phénoménes naturels et leurs yeux ont, d’une certaine facon, contemplé |’Artisan de univers. Ainsi, comme portés par une force de géant et renforcés par des prouesses non humaines, ils se sont enhardis et ont déclaré la guerre a la grace divine par la force de leur raison et la confiance dans leur libre-arbitre, comme si conformément aux fables*, ils allaient embrasser le ciel captif au moyen de ces vertus par lesquelles ils s’étaient élevés. C’est pourquoi ils ont été jetés bas alors méme qu’ils avaient été élevés, et pour s’étre appelés sages, ils furent rendus fous (Ro., 1, 22), et leur ceur insensé fut obscurci, de sorte que, eux qui avaient approfondi presque toutes les questions, devinrent accoutumés 4 l’erreur la plus pernicieuse sur la plupart des sujets, et devinrent ignorants des plus petits problémes en raison de la division de leurs opinions variées. Mais, si pour certains les ressources des fables sont sans valeur (quoique l’esprit du sage ne refuse pas d@étre instruit par ’ennemi, puisque le peuple propre 4 Dieu resplendit par ses vétements d’or et d’argent et par tout Yornement des Egyptiens*) ; si, dis-je, les fictions des paiens sont sans valeur ; alors notons que, tandis que dans la plaine de Sennaar l’impiété jetait les fondements de Babylone, tandis que la structure d’une tour d’orgueil et de contradiction était * Ovide, Métamorphoses, I, 184. * Exode, 2, 35, 36. 58 \ ‘LE SOCRATISME DE JEAN DE SALISBURY érigée, la division des langues se produisit’®, et le commerce des mots fut retiré aux impies, précipités d’en haut par Dieu, d’ou il s’ensuivit nécessairement une sécession des peuples. Ainsi, tandis que le génie des philosophes érigeait ses machines en vue du combat contre Dieu, l’unité de la vérité vraiment immuable et infaillible leur fut soustraite, et ils perdirent entigrement la plus grande connaissance des choses qui sont vraics sur la base de cette seule et unique vérité, de sorte qu’ils furent convaincus par leurs propres travaux de la fausseté du donné des sens, et tandis que leur guide, a savoir Esprit de vérité les quittaient (Fn, 16, 13), ils se dispersérent en différentes sectes en fonction de leurs erreurs et de leurs faussetés insensées. Ainsi, c’est pour cette raison que le stoicien vénére la providence et contraint toute chose par la nécessité d’une loi ; tandis qu’Epicure élimine la contrainte et accorde a toutes choses de fluctuer dans la mesure ow il défend la liberté des choses matérielles. Les défenseurs de chacune de ces opinions se tiennent de fagon diamétralement opposée et combattent sur presque chaque aspect des choses. Comme s’ils étaient liés par le sacrement d’Athéna, ils ne parlent que de paradoxes et d’autorités, et chacun affirme chaque fois étre dans le vrai. Mais les Académiciens, évitant le précipice de la fausseté, sont plus modestes sur ces sujets car ils nient difficilement leurs défauts et dans une position d’ignorance a propos des choses, ils doutent de chaque chose. Ce qui est bien plus sar que de se prononcer témérairement sur des choses incertaines. La réputation de l’Académie a été bien renforcée par Héraclide du Pont et par notre Cicéron (des hommes qui re¢oivent des éloges pour leurs capacités intellectuelles), qui furent convertis a Académie, ainsi que bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer. Ne doivent-ils pas étre préférés aux autres, a la fois pour avoir assuré de leur modestie et pour avoir donné de grands conseils aux hommes ? % Genése, 9, 1-9. 59

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