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« Le langage journalistique : Journée d’études sur le langage »

Christian Duteil

« Je veux être journaliste pour être à l’écoute du monde, écrire, photographier


filmer, témoigner là où il se passe quelque chose, là où bat le pouls du monde ».
Que de fois n’a-t-on entendu, lors des entretiens préalables à l’entrée dans les
écoles de journalisme, cette profession de foi de la part de candidats, issus
souvent de formation littéraires, engagés parfois dans l’action militante, mais
tous attirés par le prestige de ce métier de reporter incarnés par Josef Pulizter,
Albert Londres et Joseph Kessel, ces jeunes confondent parfois la profession de
reporter avec la vocation d’écrivain, d’ethnologue ou de voyageur flaneur
privilégié car payé plus ou moins grassement et selon la mythologie qui a la
peau dure du grand reporter « coincé entre deux avions, deux belles nanas et un
verre de whisky ». Oubliant souvent au passage que deux journalistes arabisant
viennent d’être encore assassinés à Beyrouth et en Libye en ce mois de juin
(après les 52 morts de 2004) et que 122 qui croupissent en prison en Chine, en
Irak, en Turquie, en Afrique, en Amérique du sud, etc. Au moment même où le
tam-tam médiatique nous apprend que Florence Aubenas et Hussein Hanoun
viennent d’être libérés à Bagdad. Enfin.

Généalogie du pouvoir journalistique


Le métier a évolué en presque deux siècles. Les romans-feuilletons populaires
sont les premiers textes littéraires qui popularisent et universalisent la figure du
journaliste, celui que, par un anglicisme facile, on va bientôt baptiser
« reporter ». Le mot naît en 1829 sous la plume du très anglophile Stendhal ; il
deviendra vite un synonyme de « chroniqueur ». L’appellation de
« journaliste », qui signifiait originellement « celui qui fait le journal » - ce que
l’on dénommait aussi un « gazetier » , naît avec le XIXe siècle. Plusieurs
écrivains (Maupassant, Zola, etc.) à cette époque, occupent régulièrement les
fonctions de journaliste.
Ce qui intéresse un philosophe et ancien journaliste à « Rouge » Alain Brossat
dans son récent cours sur le pouvoir journalistique à Paris 8, « c’est
l’apparition d’une ligne de fracture entre littérature et journalisme, une
division qui va être nommée de mille façon par ceux qui en sont les
protagonistes ou les observateurs, mais, et c’est ce qui compte, dont l’évidence
absolue va s’imposer tout au long du XIXème siècle ».
Une évidence d’ailleurs quelque peu paradoxale, car elle est avant tout de
l’ordre du discours : en effet, de même que tous les grands pionniers du pouvoir
psychiatrique sont des médecins (dont à ce titre « inclus » dans le pouvoir
médical, de facto), de même les écrivains, y compris nombre de ceux qui
vitupèrent le pouvoir journalistique naissant ou ascendant au XIXème siècle
sont aussi des gens qui, d’une façon ou d’une autre, publient dans les journaux,
collaborent aux journaux – pas nécessairement en écrivant des articles, mais
aussi bien en y publiant des feuilletons, des nouvelles, des extraits de romans,
etc., donc en mettant leur plume, bon gré mal gré, au service de l’ascension de
ce pouvoir nouveau. Jamais, autant qu’au XIXème siècle, les gens de lettres ont
été à ce point liés aux journaux qui faisaient vivre nombre d’entre eux, cette
intrication est notamment beaucoup plus directe et forte qu’aujourd’hui, du
moins au sens de la participation directe des écrivains à la vie de la presse. Et,
simultanément, cet âge est celui dans lequel va s’affirmer l’évidence d’une
division (avec tout ce que le mot implique - hostilité, antagonisme, rivalité… -
entre littérature et journalisme. Division qui s’accentuera à la Libération, en
1945 avec la nouvelle vague de journalistes résistants qui écriront dans les
journaux de l’après guerre. Ce qui explique aussi que la plupart des
universitaires qui ont le privilège recherché d’avoir une tribune dans Le Monde,
Libération, La Figaro, etc, se voient souvent reprocher leur style trop
alambiqué, trop littéraire, etc., bref « pas assez journalistique »

A une époque où l’engouement pour la presse ne se dément pas et tient d’un


phénomène de société relayé bientôt au XXe siècle par le cinéma (Humphrey
Bogart, puis Dustin Hoffman et Robert Redford dans « Les hommes du
Président »), ils fourniront à la profession non seulement des modèles
modernes, mais aussi des mythes commodes. Outre Tintin (qui n’a jamais écrit
une ligne, soit dit en passant) d’Hergé et Rouletabille de Gaston Berger (Le
Mystère de la chambre jaune), on peut avant évoquer Zola et le célèbre
« J’accuse » dans le journal L’Aurore du 13 janvier 1898 au moment de
l’affaire Dreyfus qui, dès 1865, écrivait : « Je considère le journalisme comme
un levier si puissant que je ne suis pas fâché du tout de pouvoir me produire à
jour fixe devant un nombre considérable de lecteurs ». C’est l’intérêt de
l’intellectuel médiatique d’avoir une tribune pour parler au polus grand nombre
et pas comme dans cette journée d’études, seulement à une poignée de fidèles
motivés comme nous aujourd’hui.
Dans un article de 1881, Zola montre que l’école du journalisme est excellente
pour un jeune écrivain car elle le jette dans le grand bain de l’info et du public :
« A tout jeune écrivain qui me consultera, je dirai : Jetez-vous dans la presse à
corps perdu, comme on se jette à l’eau pour apprendre à nager ». C’est que
Zola voyait dans le journalisme de son époque pas seulement un pouvoir
fascinant mais aussi une formidable école d’écriture, privilégiant le rendu des
faits et l’efficacité du trait.
La tradition littéraire et polémique, encore bien présente avant la seconde guerre
mondiale, s’est éteinte pour laisser place à un journalisme plus près des faits et
à une écriture simple, plus directe. Le jeune journaliste n’est plus seul comme
Duroy dans « Bel Ami » de Maupassant devant sa feuille à « inventer » dans la
fiève créatrice un « poulet », une série de reportages sur l’Algérie qui lui
conférera la notoriété et l’estime de ses pairs. Aujourd’hui, le jeune journaliste
est devant un écran d’ordinateur avec dans la tête des outils simples pour
construire et rédiger. Il est encadré, enserré dans quelques règles élaborées pour
rendre la lecture aisée et donc accessible au plus grand nombre. Plus il est
lisible pour le lecteur moyen, plus il sera efficace. D’où la nécessite de choisir
des mots précis, imagés, courts et simples, de rédiger des phrases concises et de
forme courante, bien ancrées dans le vocabulaire de Monsieur tout le monde et
de s’inscrire dans « l’espace public » pour reprendre la célèbre expression
kantienne.

L’écriture du reportage
Mais le mythe des grands anciens reporters d’avant l’ère télévisuelle et le
prestige attaché à ceux qui ont la chance de pouvoir voyager loin et de couvrir
des événements à l’échelle mondiale (guerres, génocides, grandes catastrophes,
etc) a fait perdurer cette dénomination de grand reporter qu’il faut cependant
récuser. « Il n’y a pas, il ne doit pas y avoir de grand et de petit reportage,
affirme Yves Agnès, un ancien du « Monde » et de « Ouest France ». Puis il
précise :
« Mais seulement un genre journalistique éminent, caractéristique de l’écriture
de presse, qui a ses règles comme les autres. La matière à un bon reportage est
au coin de la rue, sous nos yeux, hors de tout exotisme à faire rêver. Le
reportage n’est donc pas l’apanage de journalistes privilégiés. Il donne à
l’écriture de presse sa plus belle fonction : décrire la vie sous toutes ses
formes, sous toutes les latitudes, dans toutes les circonstances ». (1)

« Le grand reporter n’a jamais méprisé la carte orange », écrit le journaliste


François Reynaert (2) Depuis que Florence Aubenas est retenue en otage en
Irak, on a beaucoup salué dans les médias son travail et chacun a, au moins,
entendu parler des articles haut en couleur et en infos inédites publiés dans
« Libération » qu’elle a rapportés de l’Algérie au temps de la guerre civile, des
forêts zaïroises grouillantes de réfugiés rwandais ou des faubourgs miséreux du
Maroc. Mais on oublie parfois que travaillant indifféremment pour le service
étranger ou le service société, elle a été parachuté selon les besoins et les années
au bout du monde ou envoyée spéciale au coin de la rue, presque dans son
quartier. Sans se prendre au sérieux et en furetant dans les coulisses.
« Elle rit de tout. C’est assez rare. Je ne connais pas de gens qui ne perdent
pas leur regard amusé au bout d’un moment. Elle, jamais. Et je me dis : elle
doit le garder même là où elle est. (NDCD : dans sa cave pendant plus de 5
mois) Je suis sûr qu’elle a toujours la force de trouver des moments de
légéreté, d’attraper un incident.. » (3) note quelques jours avant sa libération
Jérôme Deschamps qui l’a rencontrée chez une amie commune de l’autre côté
du périf. Avec sa consoeur de Libé, Blandine Grosjean, elle publie par exemple
un court papier « La nuit de l’an 2000 », montrant que l’exotisme est près de
chez nous, au coeur de la cité et que le choc des cultures et des catégories
sociales frappe à notre porte, sans décalage horaire.
« Venant du monde entier, mais aussi de la banlieue, des arrondissement moins
chics, la foule populaire a débarqué comme prévu chez les riches du 16e, du 8e.
De la tour Eiffel aux Champs-Elysées, les rues étaient à ceux qui, pour ce soir-
là, voulaient être là où ça brille », disent ces lycéennes de Bondy.
Protégés par des digicodes, les privilégiés dans les appartements de Passy
inondaient la rue des lumières et de la musique de leurs fêtes. « T’as vu les
salles qu’ils ont louées ? » s’ébahissent les jeunes banlieusards. « C’est pas
des salles, c’est chez eux ». Passés minuit, émus par les clameurs de ceux qui
avaient assisté au feu d’artifice les pieds dans la boue des jardins du
Trocadero, les privilégiés, de leurs balcons, saluèrent la foule. Laquelle foule
les moqua : « Edouard dans la rue ! ».(NDCD : allusion à Baladur et ses théières en
argent)
Pas un bar, pas un tabac d’ouvert dans un rayon de plusieurs kilomètres
autour de la tour Eiffel ; des vigiles privés recrutés spécialement pour la nuit,
devant les copropriétés des rues adjacentes, empêchaient les jeunes Danoises
de faire pipi dans les jardins privés. Sur la place de la Concorde, deux ou trois
stands sauvages tentaient d’écluser des bouteilles de champagne. « Cent
francs. Bon, on vous la fait à 70. Allez d’accord pour 50. Même pas ? Vous êtes
de la « Caméra invisible » ou quoi ? » (4)
On voit là que le style de la journaliste alors guère connue Florence Aubenas est
le pendant, le miroir d’un tempérament chaleureux et d’un regard décapant sur
la réalité contemporaine. Car pour tenir la distance dans ce métier exigeant, il
faut que le style révèle un tempérament curieux et une sensibilité à l’événement.

Ecrire court : mode d’emploi


Sujet, verbe, complément. L’écriture journalistique n’est certes pas figée mais
obéit à un code qu’il convient de décrypter et qui n’obéit pas aux longues
phrases à la Proust et du style chatoyant de Chateaubriand.
Hemingway raconte qu’à ses débuts son patron du Chicago Chronicle lui avait
remis une chartre stylistique tenant en quelques mots : phrases brèves ; adjectifs
rares et purement descriptifs ; pas de mots de plus de trois syllabes ; pas
d’intervention subjective ; les faits bruts, coco, rien, que les faits, sans
commentaire perso Cette idéologie du style journalistique typiquement anglo-
saxonne a contaminé tout un courant journalistique et littéraire qui se reconnaît
en ce style qui est celui de Hemingway, mais aussi celui de Dos Passos et,
parfois, celui de Sartre des Temps modernes et du ler « Libération », voire de
Camus de « Combat ». « Degré zéro de l’écriture » dont parle R. Barthes et
qu’il mettra en scène dans « Mythologies ».
« Le fameux « Messieurs, faites emmerdant » d’Adrien Hébrard, le plus célèbre
des patrons du « Temps », n’est plus d’actualité au « Monde » qui cherche lui
aussi à plaire dans le sérieux et la rigueur de l’enquête, du reportage, du
portrait.. Car un journaliste accompli sait qu’il doit à la fois maîtriser les règles
de base de l’écriture efficace et pouvoir écrire de façon plaisante et captivante.
Trois procédés sont la base de la mise en images du texte : l’analogie, la
métaphore, la comparaison.
Ex. Emprunté au « Monde » : « Le bon docteur Kouchner est de retour. Tonton
Bernard rentre couvert de gloire de Pristina, sous un tonitruant concert de
louanges (...) Si par hasard le futur ministre des bastons.... »
En partant des propos de Bernard Kouchner déclarant qu’il pourrait apporter sa
contribution à l’apaisement de la violence urbaine, le journaliste arrive à l’idée
imagée de « ministre des bastons ». Souvent, en effet, le raisonnement
analogique débouche sur la métaphore qui est « un procédé de langage qui
consiste à employer un terme concret dans un contexte abstrait par substitution
analogique (ex. un monument de bêtises). C’est souvent ce que nous
recherchons pour rendre plus proche une information, un fait, une idée, une
notion, et pas uniquement pour rendre l’abstrait plus compréhensible : la
description (d’un événement, d’un personnage) se nourrit de métaphores. Le
pire ennemi du style personnel est le cliché, l’expression convenue, le lieu
commun, les stéréotypes, poncifs et autres banalités dont regorge pourtant la
télé, la radio et à un degré moindre la presse écrite. Ex « incontournable »,
« surfer sur », « remettre les pendules à l’heure », « boîte de Pandore », « épée
de Damoclès », etc.
Musique du texte. Il ne suffit pas qu’un texte soit bien construit, mis en scène
de manière attractive avec des intertitres qui attirent l’oeil du chaland de plus en
plus zappeur et infidèle. Il faut encore qu’il soit fluide, qu’il coule tout seul ou
qu’il soit bien cadencé, qu’il soit en tout cas « agréable à l’oreille ». Ne pas
alors hésiter à relire à haute voix pour tester la musique des mots (cf. Le gueuloir
de Flaubert). Le travail sur le vocabulaire est permanent comme sur la tiraille qui
doit accrocher le lecteur. L’écriture est faite de mots qu’on assemble et le choix
de ces mots est la première composante du style. Or, avoir du style est d’autant
plus nécessaire que la compétition médiatique est rude entre la télé, la radio et
la presse écrite. Les grands stylistes de la presse écrite comme Angelo Rinaldi
se reconnaissent à leur musique inimitable des mots.
Cependant le « je » (employé par BHL dans « Qui a tué Daniel Pearl ?) est
haïssable, même dans une chronique. Style personnel, oui, mise en scène du
journaliste et emploi de la première personne du singulier, non. Car ce métier
est avant tout la médiation entre les faits, entre l’actualité (et donc ses acteurs)
et les lecteurs.
Et le célèbre et féroce critique écrivain Angelo Rinaldi d’expliquer : « Le
journalisme est une école de modestie, contrairement à ce que l’on croit, le
public confondant les confrères avec les présentateurs de la télévision, dont
personne d’ailleurs ne sous-estime la fatigue qu’ils éprouvent à épeler des
lettres sur un prompteur (...) Quand on a pour métier de faire en tapinois, dans
la presse écrite, la gloire des autres, (NDCD : le critique littéraire qui parle des
écrivains) on en mesure aussi la fragilité » (5)
Ou la force. C’est précisément en faisant la démonstration de sa capacité de
nuire à ce dont il s’est détaché – la république des lettres – que le journaliste
montre son pouvoir. Et Balzac d’insister dans « Les Illusions perdues » sur le
trait d’immoralité fondamentale de cet exercice du pouvoir « moderne » :
« Vous pouvez, s’exclame l’un de ces tentateurs cyniques qui encouragent
Lucien à se lancer dans la carrière journalistique, avec trente bons mots
imprimés à raison de trois par jour, faire maudire la vie à un homme ; vous
pouvez créer des rentes de plaisir chez toutes les actrices de vos théâtres, vous
pouvez faire tomber une bonne pièce et faire courir Paris à une mauvaise. Si
Dauriat refuse d’imprimer vos Marguerites sans vous en rien donner, vous
pouvez le faire venir, humble et soumis, chez vous, vous les acheter deux mille
francs (…) Voilà les bénéfices du métier de journaliste ».
Armé de son pouvoir d’écriture : des mots aiguisés peuvent lancer ou défaire
une carrière aussi bien que détruire une vie. Il faut donc en user avec discrétion
de ce langage là, même si on peut discuter de l’impact de ce « 4e pouvoir » de
presse.

(1) « Manuel de journalisme : écrire pour le journal ».Paris, La Découverte, 2002, chap. 13 p.
243
(2) « Spécial Florence Aubenas » in Nouvel Obs Paris, 2-8 juin 2005
(3) Ibidem
(4) Libération du 3 janvier 2001
(5) « Le Figaro littéraire » chronique 10 mars 2005

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