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A la suite du cas de Chantal Sébire, cette patiente qui réclamait un droit à mourir, on
parle beaucoup d'euthanasie. Comment peut-on définir ce concept ?
La difficulté, c'est que le terme "euthanasie" ne recouvre pas le même sens, selon qu'on
l'envisage comme un droit ou comme un danger à proscrire. Pour faire simple, on pourrait
dire que l'euthanasie recouvre les situations où une tierce personne utilise des procédés qui
permettent soit d'anticiper, soit de provoquer la mort d'un malade incurable qui en a fait la
demande, et ce pour abréger ses souffrances ou lui épargner une situation de déchéance et
d'indignité extrêmes. Cette définition est neutre quant aux moyens utilisés : elle tient pour
euthanasique la mort qui résulte d'une action (administrer un produit létal) ou d'une omission
d'agir (arrêt des traitements), dès lors que les autres conditions sont satisfaites.
L'étymologie du mot "euthanasie" est grecque ; il signifie "bonne mort" ou "belle mort". Dans
l'Antiquité, c'est un adjectif utilisé pour qualifier une mort réussie : par exemple, un homme
qui meurt sans souffrir tout en laissant une progéniture nombreuse et prospère, après avoir
bien vécu. Il pouvait aussi être appliqué à celui qui "part en beauté", après une mort glorieuse
au combat. Le terme est employé par l'historien latin Suétone pour relater la mort de
l'empereur Auguste : après avoir réglé les affaires de l'Empire et s'être consacré à lui-même
une dernière fois, il meurt sans souffrance, s'étant acquitté de ce qu'il avait à faire.
A partir de quel moment, le terme "euthanasie" a-t-il endossé une connotation négative,
jusqu'à être assimilé à l'eugénisme ?
Ce tournant a eu lieu dans les années 1930, avec la politique d'élimination des "indésirables"
mise en place par les nazis. Ainsi les mesures connues sous le nom d'"Aktion T4 ": les
malades mentaux étaient examinés par des commissions ayant le pouvoir de décider de leur
mise à mort, si leur état était jugé incurable. Ces personnes n'avaient, évidemment, rien
demandé, et ce n'est pas pour abréger leurs souffrances qu'on agissait de la sorte ; néanmoins,
pour camoufler ces actes criminels, les nazis ont parlé de mesures euthanasiques, et le terme a
gardé une sinistre connotation.
Leur principal argument repose sur le principe de la dignité ontologique : l'existence humaine
est par elle-même revêtue d'une dignité éminente, opposable non seulement aux autres, mais
aussi à l'individu lui-même. Selon ce principe, d'inspiration kantienne, la vie humaine est
revêtue d'une dignité telle que l'individu ne peut pas en disposer. Souvenez-vous de l'affaire
du "lancer de nains", qui avait défrayé la chronique il y a quelques années. La justice avait
tranché en disant que cette pratique, même si elle était volontairement acceptée par la
personne naine, était attentatoire à sa dignité. Si on rapporte ce principe à l'euthanasie, on peut
dire qu'un malade souhaitant mettre fin à ses jours agirait contre sa propre dignité.
La différence fondamentale entre les uns et les autres se situe-t-elle sur le droit ou non
de disposer de sa vie ?
Oui. C'est l'argument libéral de la souveraineté sur soi-même. C'est une idée qu'on trouve
formulée chez John Stuart Mill, philosophe britannique du XIXe siècle. Il affirme, dans On
Liberty, que tout individu a un pouvoir souverain sur sa propre existence ; on ne peut aller
contre ce pouvoir qu'en raison des dommages qu'il pourrait causer aux autres, non en raison
des dommages qu'il pourrait se causer à lui-même. Dans une telle perspective, il est
tyrannique de limiter la liberté d'action d'un individu qui, agissant en toute connaissance de
cause, ne fait aucun tort aux autres, même si l'on est persuadé qu'il s'en fait à lui-même. C'est
le cas, par exemple, de quelqu'un qui choisirait rationnellement de se suicider. Mais
l'euthanasie fait intervenir une tierce personne. La question peut donc être formulée ainsi : les
individus ont-ils, sur eux-mêmes, une souveraineté limitée ou une souveraineté absolue ? Si
cette souveraineté est absolue, ce que je crois, peut-elle s'étendre au point d'impliquer certains
actes d'autrui comme une prestation obligatoire ? C'est beaucoup moins évident.
J'ai du mal à comprendre cette position. Elle reflète peut-être une formule de compromis, une
façon de dire sans dire, au sein d'un organisme par définition pluriel. Il me semble que la
position défendue à titre personnel par Nadine Morano, ministre de la famille, est plus claire.
Elle propose, si j'ai bien compris, l'instauration d'une commission nationale d'euthanasie
chargée d'examiner les cas exceptionnels graves pour donner ou non son accord. C'est sans
doute ce vers quoi il faudrait aller ; mais c'est, dans les grandes lignes, la législation des Pays-
Bas, si décriée chez nous.
A titre personnel, je pense qu'il est difficile d'en rester au statu quo. La loi Leonetti a
indiscutablement clarifié les choses, notamment en confortant les médecins dans une pratique
d'arrêt des traitements quand ceux-ci n'ont plus de sens. Mais cette loi ne répond pas à tous les
cas de figure. N'autoriser que "le laisser mourir" et non "le faire mourir" nous conduit à voir
surgir périodiquement d'autres drames qui susciteront des controverses enflammées. Malgré le
travail admirable des équipes de soins palliatifs, qui demande à être développé et soutenu, il y
aura toujours des cas où on pourra dire "c'est une demande de mort qui a un sens et à laquelle
il est légitime d'accéder".