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Le dilemme sans fin de l'euthanasie

| 05.04.08 | 12h38 • Mis à jour le 05.04.08 | 17h31

Entretien avec Jean-Yves Goffi, professeur de philosophie à l'université Pierre-Mendès-


France à Grenoble et spécialiste des questions de bioéthique.

A la suite du cas de Chantal Sébire, cette patiente qui réclamait un droit à mourir, on
parle beaucoup d'euthanasie. Comment peut-on définir ce concept ?

La difficulté, c'est que le terme "euthanasie" ne recouvre pas le même sens, selon qu'on
l'envisage comme un droit ou comme un danger à proscrire. Pour faire simple, on pourrait
dire que l'euthanasie recouvre les situations où une tierce personne utilise des procédés qui
permettent soit d'anticiper, soit de provoquer la mort d'un malade incurable qui en a fait la
demande, et ce pour abréger ses souffrances ou lui épargner une situation de déchéance et
d'indignité extrêmes. Cette définition est neutre quant aux moyens utilisés : elle tient pour
euthanasique la mort qui résulte d'une action (administrer un produit létal) ou d'une omission
d'agir (arrêt des traitements), dès lors que les autres conditions sont satisfaites.

Quel sens a recouvré le terme "euthanasie" dans l'histoire ?

L'étymologie du mot "euthanasie" est grecque ; il signifie "bonne mort" ou "belle mort". Dans
l'Antiquité, c'est un adjectif utilisé pour qualifier une mort réussie : par exemple, un homme
qui meurt sans souffrir tout en laissant une progéniture nombreuse et prospère, après avoir
bien vécu. Il pouvait aussi être appliqué à celui qui "part en beauté", après une mort glorieuse
au combat. Le terme est employé par l'historien latin Suétone pour relater la mort de
l'empereur Auguste : après avoir réglé les affaires de l'Empire et s'être consacré à lui-même
une dernière fois, il meurt sans souffrance, s'étant acquitté de ce qu'il avait à faire.

La question de l'euthanasie se "médicalise" à partir de la Renaissance. Dans L'Utopie (1516),


Thomas More imagine des hôpitaux où les médecins ayant affaire aux malades incurables leur
donnent la possibilité de mourir sans souffrance par l'administration de drogues qui atténuent
leur agonie. Le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626) affirme ensuite que
l'euthanasie ne constitue pas un corps étranger à l'art médical, mais en fait intégralement
partie.

A partir de quel moment, le terme "euthanasie" a-t-il endossé une connotation négative,
jusqu'à être assimilé à l'eugénisme ?

Ce tournant a eu lieu dans les années 1930, avec la politique d'élimination des "indésirables"
mise en place par les nazis. Ainsi les mesures connues sous le nom d'"Aktion T4 ": les
malades mentaux étaient examinés par des commissions ayant le pouvoir de décider de leur
mise à mort, si leur état était jugé incurable. Ces personnes n'avaient, évidemment, rien
demandé, et ce n'est pas pour abréger leurs souffrances qu'on agissait de la sorte ; néanmoins,
pour camoufler ces actes criminels, les nazis ont parlé de mesures euthanasiques, et le terme a
gardé une sinistre connotation.

Ce précédent a donné des arguments aux adversaires de l'euthanasie, qui arguent de


l'existence d'un risque de pente fatale en cas de dépénalisation. Ils affirment qu'à partir du
moment où on accepte le fait que des gens puissent mourir avec l'aide de médecins, l'interdit
du meurtre est levé : cela conduira forcément à des pratiques de masse où ceux qui n'auront
rien demandé seront mis à mort. Cette argumentation est très discutable d'un point de vue
logique. En revanche, il faut lui reconnaître une fonction pragmatique d'avertissement. Dans
ces questions, il faut toujours rester attentif aux dérives et aux détournements possibles.

Sur quels principes moraux ou philosophiques s'appuient les adversaires de l'euthanasie


?

Leur principal argument repose sur le principe de la dignité ontologique : l'existence humaine
est par elle-même revêtue d'une dignité éminente, opposable non seulement aux autres, mais
aussi à l'individu lui-même. Selon ce principe, d'inspiration kantienne, la vie humaine est
revêtue d'une dignité telle que l'individu ne peut pas en disposer. Souvenez-vous de l'affaire
du "lancer de nains", qui avait défrayé la chronique il y a quelques années. La justice avait
tranché en disant que cette pratique, même si elle était volontairement acceptée par la
personne naine, était attentatoire à sa dignité. Si on rapporte ce principe à l'euthanasie, on peut
dire qu'un malade souhaitant mettre fin à ses jours agirait contre sa propre dignité.

Il y a aussi l'argument de la sacralité de la vie, explicitement religieux et avancé par les


croyants. C'est l'idée que Dieu seul est maître de la vie et de la mort. Il donne la vie et est seul
habilité à la reprendre.

A l'inverse, sur quels arguments se fondent les partisans de l'euthanasie ?

Il y a un argument informulé, car non admissible, c'est l'argument de type économique.


Certains ne le disent pas ouvertement, mais pensent qu'un système de santé qui connaît de
graves problèmes de financement ne peut pas se permettre de dépenser des fortunes pour des
malades incurables ou dans un coma irréversible.

Le principal argument des partisans respectables de l'euthanasie est encore, paradoxalement,


celui de la dignité. Il s'agit cependant d'une conception radicalement différente de la dignité,
liée à la qualité de la vie humaine. Les militants de l'Association pour le droit à mourir dans la
dignité (ADMD) affirment, par exemple, que la maladie peut faire perdre son autonomie au
malade, le rendant dépendant des autres de façon humiliante, l'enfermant dans la souffrance et
lui faisant perdre l'estime qu'il a de lui-même. Dans ces cas-là, si l'individu estime qu'il ne
peut préserver ce qui lui reste de dignité qu'en choisissant la mort, il faut lui permettre de
mettre en oeuvre un tel choix.

La différence fondamentale entre les uns et les autres se situe-t-elle sur le droit ou non
de disposer de sa vie ?

Oui. C'est l'argument libéral de la souveraineté sur soi-même. C'est une idée qu'on trouve
formulée chez John Stuart Mill, philosophe britannique du XIXe siècle. Il affirme, dans On
Liberty, que tout individu a un pouvoir souverain sur sa propre existence ; on ne peut aller
contre ce pouvoir qu'en raison des dommages qu'il pourrait causer aux autres, non en raison
des dommages qu'il pourrait se causer à lui-même. Dans une telle perspective, il est
tyrannique de limiter la liberté d'action d'un individu qui, agissant en toute connaissance de
cause, ne fait aucun tort aux autres, même si l'on est persuadé qu'il s'en fait à lui-même. C'est
le cas, par exemple, de quelqu'un qui choisirait rationnellement de se suicider. Mais
l'euthanasie fait intervenir une tierce personne. La question peut donc être formulée ainsi : les
individus ont-ils, sur eux-mêmes, une souveraineté limitée ou une souveraineté absolue ? Si
cette souveraineté est absolue, ce que je crois, peut-elle s'étendre au point d'impliquer certains
actes d'autrui comme une prestation obligatoire ? C'est beaucoup moins évident.

En 2005, la France a adopté une nouvelle législation aboutissant au "laisser mourir".


Les partisans de la légalisation de l'euthanasie dénoncent une loi hypocrite en disant
qu'il s'agit d'euthanasie masquée, et qu'il faut permettre les gestes actifs. Peut-on parler
d'euthanasie passive et active ?

Les adversaires de l'euthanasie récusent la distinction entre euthanasie passive et active, au


motif qu'une euthanasie est toujours active : pour eux, la conduite d'un médecin qui se limite à
prescrire des thérapies de confort à un malade en fin de vie ou à lui administrer des
antalgiques, en sachant que cela entraînera sa mort prématurée, n'est pas euthanasique. Mais
cela pose des difficultés relatives à la responsabilité morale de celui qui agit. Peut-on
sérieusement dire qu'on n'est pas responsable de toutes les conséquences prévisibles et
connues de ses actes ? Si la mort du malade est prévue par le médecin comme une
conséquence inévitable de l'arrêt des traitements, on est tenté de penser qu'il en est
responsable et que c'est une euthanasie passive, même si son intention n'était pas de le faire
mourir. La distinction entre faire mourir et laisser mourir soulève toutes sortes de problèmes
en philosophie de l'action. Elle est sans doute moins facile à justifier qu'il ne le semble.

En 2000, le Comité national consultatif d'éthique (CCNE) s'était prononcé contre la


légalisation de l'euthanasie tout en admettant la possibilité d'une "exception
d'euthanasie", laissant à la justice la responsabilité de poursuivre ou non en cas d'aide
active à mourir. Qu'en pensez-vous ?

J'ai du mal à comprendre cette position. Elle reflète peut-être une formule de compromis, une
façon de dire sans dire, au sein d'un organisme par définition pluriel. Il me semble que la
position défendue à titre personnel par Nadine Morano, ministre de la famille, est plus claire.
Elle propose, si j'ai bien compris, l'instauration d'une commission nationale d'euthanasie
chargée d'examiner les cas exceptionnels graves pour donner ou non son accord. C'est sans
doute ce vers quoi il faudrait aller ; mais c'est, dans les grandes lignes, la législation des Pays-
Bas, si décriée chez nous.

A titre personnel, je pense qu'il est difficile d'en rester au statu quo. La loi Leonetti a
indiscutablement clarifié les choses, notamment en confortant les médecins dans une pratique
d'arrêt des traitements quand ceux-ci n'ont plus de sens. Mais cette loi ne répond pas à tous les
cas de figure. N'autoriser que "le laisser mourir" et non "le faire mourir" nous conduit à voir
surgir périodiquement d'autres drames qui susciteront des controverses enflammées. Malgré le
travail admirable des équipes de soins palliatifs, qui demande à être développé et soutenu, il y
aura toujours des cas où on pourra dire "c'est une demande de mort qui a un sens et à laquelle
il est légitime d'accéder".

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