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Une esthétique du vide pour transcender la souffrance:

Tapiès et l’informel
Martine Heredia, PhD.

Université Paris-Est, LISAA, EA 1420.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il semble que, pour les artistes de l’art
informel, la question de la réalité ne puisse plus se poser de la même façon. Le monde que
cette nouvelle peinture présente n’est soudain plus identifiable ; le geste pictural va le
dévoiler, l’« informer ». Ainsi vont être bousculés certains repères de l’histoire de l’art: ce qui
surprend de prime abord, c’est l’étrangeté de ces nouvelles formes, qui précisément n’en sont
pas, ou du moins ne s’apparentent plus avec celles que l’on tient habituellement pour telles.
Ensuite, ce que le spectateur y découvre ne renvoie à rien de représentable ou de
reconnaissable, mais le met en présence d’amas de pâtes violentées produisant des images
inconnues.
Le monde d’où émerge la peinture informelle est celui d’un temps où, après les
horreurs de la guerre et la barbarie dont a fait preuve la civilisation, les peintres viennent à
douter de l’humanité et prennent conscience que les problèmes que soulève l’art ne peuvent
plus se résoudre dans une iconographie rassurante. En Espagne, ce monde est celui qui n’est
pas encore guéri des séquelles de la Guerre Civile, où toute forme de culture moderne a
disparu. Même si l’art informel apparaît en décalage dans la Péninsule par rapport à ses
voisins européens, le double traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre
civile représente bien une rupture totale, comme l’attestent les œuvres d’Antoni Tàpies,
d’Antonio Saura ou de Manolo Millares, ses principaux représentants.
Surgi dans ce contexte douloureux, peut-on dire que l’art informel n’est qu’une
période de l’Histoire de l’art ? Si Tàpies préfère, encore aujourd’hui, prendre le parti de
donner à voir les matériaux utilisés plutôt que des images identifiables, en mettant également
l’accent sur le geste, à quoi peut alors correspondre ce désir d’ouvrir sur la matière ? Si cet art
ne représente plus, sa fonction n’est-elle pas alors de montrer quelque chose du monde ou de
la relation de l’homme avec celui-ci ?

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En dévoilant la perception en train d’opérer, l’expérience qu’il fait, Tàpies ne cherche-t-il pas
des réponses aux questions qu’il se pose ? Ne tente-t-il pas de changer la façon de voir le
monde? Et l’œuvre, n’est-elle pas le lieu où l’artiste présente sa propre compréhension qui est,
en même temps, projet de soi ? Pour répondre à ces questions, il conviendra d’abord de
préciser les conditions sociohistoriques de l’apparition de l’art informel en Europe, mais aussi
aux Etats-Unis, afin d’en mesurer la portée jusqu’en Espagne. Ce rapide panorama permettra
de vérifier comment, pour la modernité ébranlée, s’est imposée la question de l’innovation et
mettra en évidence la convergence de la recherche picturale de chaque côté de l’Atlantique.
Les artistes évoqués témoignent en effet d’une transformation de l’art au niveau international
comme d’une volonté commune de transcender l’histoire vécue. Dans une seconde étape, il
s’agira de montrer que l’enjeu du travail de Tàpies est alors de construire une réalité à partir
de l’expérience qu’il en fait, susceptible de conduire vers la liberté. Le retour aux choses et la
confrontation du corps avec les matériaux vont donner existence à l’œuvre comme à l’homme
et apporter une réponse possible à sa quête d’authenticité. L’ambiguïté des formes qu’offre
alors l’art informel n’oblige-t-elle pas le spectateur à regarder autrement ? Nous verrons
qu’elle constitue la condition nécessaire pour renverser les habitudes, celles du spectateur
comme celles de l’artiste pour qui le geste, le corps prendront tout leur sens. Pour pouvoir
créer un nouvel espace pictural, il faudra effacer l’image, la vider de ses référents habituels.
Dans une troisième étape, la réflexion s’efforcera de montrer que la création est, à la fois, un
faire et une recherche. L’acte créateur ouvre une dimension de l’expérience au monde, un
monde que l’expérience crée. Par son œuvre, Tàpies pose un univers qui lui est propre et qui
vise l’authenticité. Se libérer des schémas définis et des contraintes doit permettre à l’artiste
de trouver une expression véritable. L’acte de peindre n’est-il pas cet effort qui tend à
retrouver la nature que l’homme a perdue, celle qui renvoie aux origines?

Reconstruire après le désastre

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il est question pour l’Europe, et en


particulier pour la France, de se reconstruire et de sortir de l’isolement intellectuel dans lequel
l’ont cantonnée les années d’occupation nazie. Cependant, alors qu’on pouvait penser que la
liberté retrouvée ouvrait une voie à l’art, la création ne renaît pas spontanément.

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Les artistes ont conscience que la victoire sur Hitler a dévoilé les horreurs des camps de
concentration et que l’art ne peut plus s’envisager comme avant la guerre. La barbarie peut se
voir dans les charniers des camps nazis, dans les séquelles d’Hiroshima, révélant à tous que la
culture n’a pas pu empêcher de telles atteintes à l’homme. Ce divorce entre la culture et la
réalité provoque des interrogations dans les milieux artistiques, car la question qui se pose est
de savoir quel art produire désormais. Le philosophe allemand Adorno l’exprime lui-même en
1949 :
La crise de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre
culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte
même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible aujourd’hui
d’écrire des poèmes1.

Certains choisissent de rejeter la culture instituée, pour accéder à la réalité d’une


époque qui porte le poids de telles abominations, afin de pouvoir l’exprimer et surtout la
dépasser. D’autres pensent que Dada et les révoltés de l’après Première Guerre mondiale ne
sont pas allés assez loin dans le renversement des valeurs puisqu’une nouvelle guerre a eu
lieu, plus horrible que la première. Les transgressions surréalistes avaient été des réponses aux
transgressions de la guerre de 1914-1918 et les artistes sont conscients de la révolution que le
surréalisme et les « ismes » ont permise au niveau esthétique; même si elles leur donnent
encore des clés, elles ne répondent plus aux questions que se posent les artistes au lendemain
de la guerre de 1939-1945. C’est dire que cette époque est bien celle de la désillusion, du
doute existentialiste sur la liberté de l’homme. Au niveau moral, la Seconde Guerre mondiale
pousse en effet une même génération à réfléchir sur la signification de l’être humain ; de là
naît le désir de résoudre les contradictions de l’homme et du monde, déclenchant le souci de
renouer avec un fonds commun d’humanité. La préoccupation est celle du retour à la
condition d’homme, de la réconciliation avec la nature, du microcosme avec le macrocosme.
Sur le plan artistique, les artistes se demandent comment donner du sens à leur art, comment
non pas fuir mais agir, ce qu’ils mettront en pratique dans la recherche d’une peinture de
l’acte immédiat, la peinture étant une expression d’une certaine expérience du monde, une
expérience de l’être comme création. Face à la déraison d’un monde disloqué, il faut donc
créer un autre art, capable de relever le défi d’une telle barbarie, en inventant de nouveaux
langages permettant de transcender la barbarie en un art ouvert. L’important est alors de
donner expression à l’informe.

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Donner du sens à la création

L’innovation est apparue en France, à la fin de 1945, avec Jean Fautrier (1898-1964)
dont les peintures, face aux horreurs de l’Occupation et aux assassinats massifs d’otages, ne
présentent aucune autre référence à la barbarie que leurs titres ; en revanche, plastiquement,
elles offrent un choc aux spectateurs par leur déni des règles admises par l’art en cours. De
manière tout à fait insolite à l’époque, Fautrier met l’accent sur la matière, tue la peinture en
faisant d’elle un procédé qu’il répète jusqu’à la fin de sa vie. Cette série tente de suggérer
l’horreur, les massacres, uniquement par le travail de l’artiste qui se lit sur les couches de
peinture grattées, traversées dans tous les sens. Les premiers otages sont encore identifiables
mais, peu à peu, Fautrier supprime la suggestion directe au sang, à la présence du cadavre,
remplace les couleurs par d’autres, sans lien rationnel avec la torture, substitue les profils
ravagés par un trait qui tente d’exprimer le drame sans le représenter. L’exécution défie la
tradition, faisant voler en éclats la figuration. A la barbarie de l’inhumanité que révèlent les
atrocités de la Deuxième Guerre mondiale, Fautrier rétorque par la barbarie de l’exécution : il
s’agit de peindre dans le paroxysme en détruisant ce qui reste de composition rationnelle dans
l’abstraction. Toute une nouvelle génération va y puiser bien des leçons.
Parallèlement, si les années de guerre inscrivent un temps d’arrêt dans la vie artistique
européenne, il ne faut pas oublier qu’elles sont en revanche particulièrement favorables au
développement des artistes américains. Ces derniers profitent de la présence de nombreux
peintres surréalistes émigrés aux Etats-Unis (Max Ernst, André Masson, entre autres) et
accueillis par Marcel Duchamp qui s’y est installé en 1912. Grâce à eux, les artistes américains
prennent conscience - Pollock en tête - d’une nouvelle vision de l’art dont ils ont également
connaissance grâce aux œuvres que Peggy Guggenheim emporte avec elle à New York, en
fuyant l’Europe et les nazis, au début de la Seconde Guerre mondiale. Pour cette peinture,
connue sous le nom d’Expressionnisme abstrait, ou Action Painting, l’acte de peindre lui-
même, c’est-à-dire le moment d’interaction créative entre l’artiste et ses matériaux, est aussi
important que le travail fini. L’Action Painting, ou peinture gestuelle, qui fait partie de ces
nombreux courants artistiques essayant, à cette époque, de donner un sens à l’existence
quotidienne, va d’abord transposer les états d’âme de l’artiste, les émotions qu’il éprouve et
non la réalité objective. D’autre part, séduits par la théorie existentialiste qui est diffusée grâce
au succès des idées de Camus et de Sartre à New York, comme le rappelle Barbara Rose2, les
artistes cherchent à traduire ces préoccupations dans leur art.

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Tous ces éléments donnent naissance à un nouveau style pictural abstrait, que les peintres ne
veulent plus géométrique, pour se distinguer des peintres européens, mais qui se caractérise par
de larges coups de pinceaux, des gestes amples qui balaient la toile. Cette conception va
remettre en cause les fondements de la peinture traditionnelle, d’abord par un rejet du principe
du chevalet, ensuite par la manipulation de la matière et la libération du geste. Cette évolution
des pratiques est révélatrice du mouvement de l’art et d’une recherche picturale parallèle et
semblable que Michel Tapié (1909-1987) met en évidence en 1951 lors de l’exposition
Véhémences confrontées à la galerie Nina Dausset. En effet, en confrontant des œuvres
américaines et européennes, le critique d’art et théoricien français montre qu’elles témoignent
d’une transformation de l’art non pas nationale, mais bien internationale. C’est à cette
occasion, et pour la première fois, que Michel Tapié qualifie ce nouvel art d’« informel ». Ces
œuvres sont issues d’un contexte historique général et attestent une volonté commune de
transcender l’histoire vécue, autant pour la France, enlisée dans ses arriérés coloniaux, que
pour les Etats-Unis avec la guerre du Viêt-Nam. Elles représentent des ouvertures qui
s’imposent de chaque côté de l’Atlantique et à l’intérieur du territoire européen, y compris en
Espagne, avec la résurrection d’un art espagnol qui, malgré le contexte de l’Espagne
franquiste, fait siennes les préoccupations esthétiques internationales, mais aussi les questions
que laisse en suspens la crise des valeurs.
De même que l’Europe tente de se reconstruire après le désastre, de même en Espagne,
les artistes tentent de sortir de l’isolement auquel les a contraints l’Espagne franquiste, afin de
retrouver une identité. La Guerre Civile a provoqué une rupture profonde qui a laissé des
séquelles morales, culturelles et artistiques en détruisant toutes les avancées entamées par le
« regeneracionismo »3 et la « génération de 1927 » ; ce contexte explique le retard de l’entrée
des idées nouvelles en Espagne. L’innovation naissant grâce à la création de groupes
artistiques spécifiques, le point d’émergence se fait d’abord à Barcelone en 1948 autour du
groupe Dau al Set, ensuite à Madrid en 1957 avec le groupe El Paso. Ces foyers voient
s’affirmer les artistes les plus représentatifs : Antoni Tápies, Antonio Saura et Manolo
Millares4. Alors qu’ailleurs, la préoccupation est de se distinguer de la modernité et de
proposer une nouvelle conception picturale, en Espagne les artistes sont occupés à récupérer
cette modernité pour retrouver, d’abord, le souffle novateur apporté par Picasso ou par Miró, et
s’écarter, surtout, de l’art officiel plus enclin aux réalismes et aux académismes. C’est
pourquoi, avant de s’engager pleinement dans l’aventure informelle, les peintres espagnols
empruntent un temps le chemin des surréalistes.

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Ce n’est qu’après cette étape, indispensable pour récupérer une identité avant-gardiste
et une mémoire artistique, que peut alors s’installer ― certes, avec un retard sur les artistes
étrangers ― le débat nécessaire pour que s’engage la réflexion sur l’art et se dessine
l’orientation vers l’esthétique informelle. Dans la revue Dau al Set, Arnau Puig, le théoricien
du groupe, s’attache à développer plus particulièrement la conception de l’existentialisme de
Jean-Paul Sartre, à laquelle les artistes espagnols se montrent sensibles, à leur tour, au même
titre que l’ont été leurs contemporains étrangers. En mettant en parallèle les bombardements
qu’a soufferts la population espagnole pendant la guerre civile et les désastres de la Seconde
Guerre mondiale, Arnau Puig dénonce la répétition de la barbarie et le silence des autorités
morales face à cette crise de civilisation. De là naît également en Espagne une remise en cause
des valeurs et une attitude désespérée face à la réalité . Cette conception a une incidence sur la
pratique artistique des peintres, déclenchant les mêmes doutes que leurs contemporains
européens et américains sur le devenir de l’art après la barbarie, sur la nécessité de donner du
sens à leur art ou à leur pratique, de trouver une nouvelle façon de s’exprimer, en d’autres
termes de créer un art autre.

Revenir au primordial

Antoni Tàpies a été le premier à emprunter cette voie. La figure, même abstraite,
disparaît totalement de ses œuvres en 1952 : Grattage sur rouge5 laisse voir la matière rouge
grenat envahir la totalité de la toile, parcourue de lignes parallèles qui s’interrompent par
moments, pour laisser la place à des compositions géométriques irrégulières. C’est surtout en
1953 que se réalise le triomphe de la matière, comme le montre Composition6 : laissant voir
par endroits le support lisse, la matière est première, et l’artiste y imprime la gestualité dans le
trait qui raye la surface. Tàpies entre dans l’aventure informelle et, disons-le, définitivement,
puisque la matière est toujours au centre de sa production plastique et de son parcours. Si dans
les années 70 l’artiste se situe un peu en dehors du courant informel, dans la mesure où il
s’intéresse moins à la matière en tant que telle, il n’en traite pas moins le matériau de rebut ou
matériaux pauvres, associés à l’idée de pauvreté, de vide et de dépouillement. Les années 80
marquent le retour à la peinture informelle, par l’emploi des grands formats et du vernis,
matériau qui retient son attention pour sa souplesse et surtout pour sa transparence. Dans ces
compositions prédomineront le geste et la tache.

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Dans les années 95, on retrouve les préoccupations philosophiques qui tournent autour de la
matière, avec une attention plus prononcée pour l’esthétique inhérente au monde extrême-
oriental. La transformation de la matière, le passage du temps et la présence de la mort,
comme on peut le remarquer dans Rèquiem7 ou dans les œuvres plus récentes exposées à la
galerie Lelong à Paris en janvier 2009, montrent à quel point la trajectoire d’Antoni Tàpies est
cohérente depuis le début de ses recherches.
L’enjeu du travail de l’artiste est alors de construire une réalité à partir de l’expérience
définie comme devenir vers la liberté. Le peintre éprouve cette liberté à travers son pouvoir
de créer, qui est le signe de la libération de l’expression en même temps que la participation
charnelle au sens, comme le définit Merleau-Ponty8. Dans une quête d’authenticité, Tàpies
met l’accent sur l’acte de peindre pour engager un corps-à-corps avec la matière qu’il
travaille, l’objectif étant de se libérer des contraintes de la forme ; ses tableaux sont de
« véritables champs de bataille expérimentaux », dit-il dans un entretien avec Barbara Catoir9.
Il interroge la matière, il étudie sa texture en attente des formes qu’elle va créer, et lui restitue
ainsi le sens de « materia prima », celle qui engendre10. Ce travail s’accompagne d’une remise
en cause des représentations traditionnelles se manifestant par les traces de l’artiste, visibles
sur la matière (Blanc ocre sur marron n°III 11) ou encore par une volonté de réhabiliter les
objets méprisés ( Deux couvertures empaillées12) par la société ou la tradition artistique, dans
le but de revenir au primordial, à l’élémentaire. Ces matériaux ébranlent la tradition artistique
puisqu’ils sont de véritables corps, inattendus dans une œuvre d’art. Tous ces objets, que l’on
est surpris de voir apparaître dans un tableau, avaient déjà été utilisés par le mouvement Dada
ou le Surréalisme pour rompre avec l’art antérieur. Réactivant la veine surréaliste, Tàpies
transgresse les limites de ce que l’on dénomme « art » : en introduisant des matériaux
incongrus, il remet en cause les rapports du spectateur avec l’œuvre, au sens où il soulève à
nouveau l’éternel problème de savoir à quel moment on a ou pas affaire à une œuvre d’art.
Pour Tàpies, il s’agit de présenter la chose, de l’exposer, de montrer la réalité même et ainsi,
pour emprunter l’expression de Nelson Goodman, l’artiste « exemplifie »13 certaines de ces
propriétés. La texture est toujours ce qui, en premier lieu, l’intéresse, soit parce que par elle-
même elle suggère sans qu’il y ait nécessité de lui donner une forme, soit parce qu’elle est
difficile à manipuler, parce qu’elle résiste ; de là naîtra une expérience. En faisant entrer les
matériaux pauvres dans le tableau, Tàpies leur confère un autre statut. Ils participent de la
lutte contre la forme, tout en répondant à la volonté de mettre en scène des matériaux sur
lesquels nous ne portons pas notre regard.

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De cette façon, l’artiste magnifie ce qui est habituellement ignoré ou méprisé. Il
« dématérialise » en quelque sorte l’objet, en ce sens que ce dernier n’a plus vraiment
d’existence matérielle : Tàpies détruit celle-ci pour la détourner, en mêlant le matériau de la
vie quotidienne aux matériaux nobles - ceux de l’art -, en reliant l’art à la vie. Il est question
désormais de redécouvrir la beauté des choses simples, des choses les plus banales, et selon
l’artiste, de « […] redécouvrir la beauté, que nous pensions définitivement bannie du
monde »14. Si le choix de ces matériaux, tout comme leur agencement, constitue bien une
première étape créative, l’intérêt que leur porte Tàpies – par leur récurrence - semble
correspondre davantage à une quête personnelle et à une recherche plastique essentielle, à une
démarche intérieure – lit-on dans Mémoire personnelle15 - qu’il qualifie de philosophique, au
sens, précisons-le, où elle permet de réfléchir sur les choses qui nous entourent, en d’autres
termes, sur la vision que l’artiste peut avoir du monde.

Retrouver l’innocence après la barbarie : Le chemin vers l’authenticité

Il s’agit d’ouvrir la conscience aux choses. Se tourner vers l’objet devient l’occasion
unique de se reconstruire et de se renouveler et permet d’exprimer une subjectivité ouverte sur
le monde et en quête de soi. Cette ouverture enseigne à l’homme qu’il n’est pas un pur esprit
mais aussi quelque chose de matériel lié au monde, ce qui rejoint ici, sans aucun doute,
l’intuition de la phénoménologie. Comme le rappelle Jean-François Lyotard, le retour aux
« choses-mêmes » permet de bâtir, à partir des seules ressources de l’expérience, une nouvelle
manière de comprendre le monde16. Il est nécessaire d’abandonner tout savoir déjà disponible
qui comprend par avance ce qu’il en est de la chose, pour se mettre dans l’attitude descriptive
de la « première fois ». Pour l’artiste, ce sera la condition pour retrouver la spontanéité et
l’authenticité de l’acte créateur. Peindre sera cet effort qui vise à retrouver la nature que
l’homme a perdue, une nature originelle : autrement dit, l’innocence après la barbarie.
Comment parvenir à une expression authentique ? Vider l’espace de tout ce qui peut
être contraintes conventionnelles semble être une réponse que fournit l’art informel. Chez
Tàpies, l’espace n’est plus illusionniste : il ouvre sur une autre réalité, non plus celle qui était
décrite comme trompe-l’œil, mais sur une réalité matérielle, celle de la matière et des objets
qu’il manipule. Le débarrassant de toute figure identifiable, il en fait un espace palpable qui
engendre la forme mais que la forme aussi crée.

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Ce vide n’est donc pas un manque, mais une puissance active qui permet au regard de
circuler, de prolonger l’espace, parfois même en dehors du châssis, au-delà de l’espace
environnant ; il ouvre, comme l’écrit Tàpies, « un nouveau paysage », donnant accès à
l’essence la plus intime des choses, la profondeur interne qui joint l’homme et la nature17,
puisque l’univers et l’homme sont fait des mêmes éléments. C’est pour cela, découvre-t-on
dans Mémoire Personnelle, que Tàpies cherche des images « dont on ne savait pas si elles
étaient amorphes ou précises, pleines ou vides, où commençaient les corps et où terminait
l’espace. Cela ressemblait à une volonté de montrer plus que jamais, le piège de la raison
[…] »18. Ainsi l’espace d’Antoni Tàpies est chargé de sens : il est l’espace du vide, cet espace
ouvert, voire infini, sans commencement et sans fin, qui permet de se vider des fausses
conceptions pour pouvoir se rapprocher de tout, comme il l’écrit lui-même, « des galaxies les
plus insondables au plus simple fagot »19. Partir des choses les plus élémentaires, « Tout
reprendre à la base »20, pour ouvrir la conscience comme le souligne l’artiste :

[…] l’histoire, et en particulier les expériences picturales de notre siècle, prouvent


que l’on trouve souvent une réflexion bien plus profonde sur la condition humaine,
sur nos rapports avec la nature et surtout sur les enjeux dramatiques de l’angoisse
et de l’espoir dans nos sociétés contemporains, dans des œuvres dont la thématique
et la symbolique sont d’une parfaite banalité21.

Tàpies parle de banalité au sens où ces peintures ne racontent aucune autre histoire que celle
de leur propre création, mais sont tout aussi efficaces pour donner à réfléchir ; l’angoisse que
l’artiste évoque devient métaphysique quand l’œuvre d’art se charge de toute une
interrogation sur la nature et les fins de l’homme, sur les relations avec le monde ou avec
d’autres mondes, sur les limites du possible et de l’impossible. Les conditions qui ont vu
l’émergence de la peinture informelle ont permis d’établir que le vide prend sa source aussi
dans l’angoisse existentielle qui surgit après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
Cette angoisse est l’expérience qui naît de l’inadéquation entre les questions que l’homme
pose au monde et les réponses que celui-ci peut lui donner. Elle est issue d’une prise de
conscience que Tàpies rappelle sous forme d’interrogation :

Le fait d’avoir réussi à construire la bombe atomique mettait en évidence l’horrible


contradiction entre le progrès fabuleux réalisé par la technique et la pauvreté et le
retard de notre connaissance de l’homme, de l’âme et de toutes les relations
humaines. Dans un monde où l’on découvrait des choses si importantes, comment
était-il possible de ne pas avoir encore trouvé la façon dont les hommes pourraient
vivre en paix ?22

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Le malaise vécu par l’artiste, né du choc traumatique collectif, détermine l’esthétique
de l’art informel et en particulier celle du vide. Cependant, le but de l’expérience n’est pas de
rechercher le vide pour lui-même et de s’y installer ; au contraire, pour Tàpies, il convient de
vivre avec lui. En effet, il s’agit d’un vide dont quelque chose doit sortir ; il y a bien
expérience de l’absence et non pas absence d’expérience. Le vide est espace de disponibilités,
en même temps que possibilité de projet et de mouvement de soi hors de soi ; on voit tout ce
que cette conception de l’art doit à des philosophes comme Jean-Paul Sartre ou encore à la
philosophie chinoise, au sens où ce qui est visé est ce que les chinois appellent le vide
cosmique, origine de toute vie, de tout réel, de tout sens. On sait l’intérêt que Tàpies porte, et
a toujours porté, à cette pensée et l’impact qu’elle peut avoir pour la question qui nous
préoccupe – L’art de la souffrance - dans la mesure où la vocation du bouddhisme est
d’avancer sur la « Voie vers la Délivrance » afin de se libérer de la souffrance. Pour le peintre
de l’informel, comme pour la philosophie chinoise, la peinture est une pratique qui engage
tout l’homme et tend à devenir un microcosme qui recrée, à la manière du macrocosme, un
espace ouvert où la vraie vie est possible, en passant du chaos au cosmos qu’il enfantera.
Dans le geste, dans l’acte de peindre, l’artiste déforme et reconstruit l’univers, « transformant
la matière en énergie cosmogonique », comme l’écrit Antonio Saura23. La conscience du
système unitaire du monde, la recherche d’un accord profond avec soi-même et avec le
monde, ouvre à l’artiste une sorte de voie philosophique devant conduire à l’expérience.
Néanmoins, il sera nécessaire de dépasser l’expérience en soi. Le principe d’unité doit se
trouver dans l’homme lui-même. Il l’atteindra par l’oubli de soi, en se dépassant lui-même,
afin d’atteindre la communion avec la nature, les choses et les hommes, pour que la
communication soit possible. Grâce à cela, l’acte créateur authentique sera possible. En
posant un monde à dépasser, Tàpies cherche, à travers le vide, à retrouver l’homme dans toute
sa pureté, dans toute son authenticité, afin de parvenir aux véritables racines des choses et
d’éveiller à une nouvelle vision du monde. Cependant, la démarche ne concerne pas
seulement l’artiste, elle vise également le spectateur. Suivant l’esthétique de l’art informel,
non seulement les œuvres ne correspondent pas à ce que le spectateur attend, ou est habitué à
voir, mais surtout elles tendent à faire en sorte qu’il regarde le tableau autrement. Cette
conception ne touche pas que la perception ; elle ouvre sur la valeur heuristique de l’œuvre
d’art. En effet, elle implique la participation du spectateur autant que son inclusion dans le
processus de transformation recherché.

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En conséquence, il s’agit d’inviter le spectateur à se laisser emporter par les images pour
atteindre l’éveil et la plénitude. L’artiste informel est donc celui qui, dans sa quête
d’authenticité et par là-même de liberté, peut encore amener les individus à surmonter leur
aliénation, en introduisant dans leur vie des objets capables de mettre leur esprit en état de
percevoir les problèmes fondamentaux de l’existence. Pour cela, l’œuvre d’art doit provoquer
un choc, une secousse comme le fait le Zen avec le haiku, petit poème de trois vers de dix sept
syllabes auquel Roland Barthes a consacré déjà plusieurs pages24. C’est ce choc qui donne
existence à l’art, et c’est le rôle de l’artiste de faire découvrir au spectateur d’autres
possibilités d’univers, des perspectives nouvelles, qui lui permettront de partir à sa propre
découverte. Tàpies le rappelle lui-même:

Devant une véritable œuvre d’art, le spectateur doit ressentir la nécessité d’un
examen de conscience, d’une révision de son domaine conceptuel. L’artiste doit lui
faire toucher du doigt les limites de son univers, et lui offrir des perspectives
nouvelles. Il s’agit là d’une entreprise véritablement humaniste. […] Sans choc, il
ne peut y avoir d’art. Si une forme esthétique n’est pas capable de dérouter le
spectateur, et ne bouleverse pas sa façon de penser, ce n’est pas une forme
artistique pour aujourd’hui25.

Ainsi, à travers le processus de création d’Antoni Tàpies, l’ambition de cette étude


était de montrer que l’art informel, né dans un contexte socioculturel spécifique, construit sur
une réalité historique traumatique, s’est transformé en expression vitale. Cependant, au-delà
de l’expression d’une époque, le travail actuel de Tàpies semble confirmer que le rapport que
l’artiste entretient avec la matière relève moins d’une constante technique que d’une quête,
d’une vision du monde. Par le retour aux choses et aux origines, par le contact avec la
matière, par la communion entre l’homme et la nature, l’œuvre de Tàpies tisse, entre l’artiste
informel et le spectateur, des liens qui sont de l’ordre de l’universel.

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1
Adorno, Theodor W.. Prismes. Critique de la culture et de la société. Paris : Payot, 1986 : .23.
2
Rose Barbara. La peinture américaine. Le XX ème siècle. Genève : Skira, 1986 : 87.
3
Mouvement de réforme du début du XXe siècle.
4
Ces peintres constituent le corpus choisi de ma Thèse de Doctorat : Heredia Martine. L’Art Informel en Espagne : d’une
praxis à la formulation d’une expérience du monde, sous la direction de Nancy Berthier. Paris : Université Paris-Est, 2009.
5
Tàpies, Antoni. Grattage sobre rojo, 1952, peinture à l’huile sur toile, 81x 65cm. collection particulière, Barcelone.
6
Tàpies, Antoni. Composition, 1953, huile sur toile, 146 x 114 cm, collection particulière, Barcelone.
7
Tàpies, Antoni. Rèquiem, 1995, peinture et assemblage sur toile, 240 x 451 cm, collection particulière, Barcelone.
8
Merleau-Ponty, Maurice. La Phénoménologie de la perception, [1945]. Paris : Gallimard, 2006 : 470.
9
Catoir, Barbara. Conversation Antoni Tàpies. Paris: éd. Cercle d’art, 1988 : 81.
10
Voir l’étude plus détaillée dans le chapitre consacré au « Processus de création » de ma Thèse. Heredia, Martine. L’Art
Informel en Espagne : d’une praxis à la formulation d’une expérience du monde, op.cit.
11
Tàpies, Antoni. Blanc ocre sur marron n°III, 1961, technique mixte sur toile, 199,5 x 175 cm, collection particulière,
Barcelone.
12
Tàpies, Antoni. Deux couvertures empaillées, 1968, technique mixte sur toile, 198 x 270 cm, Stedelijk Museum,
Amsterdam.
13
Goodman, Nelson. « Quand y a-t-il art ? » in Esthétique et Poétique. Paris : Seuil, 1992 : 76.
14
Tàpies Antoni. « Rien n’est mesquin», in La pratique de l’art, traduction Edmond Raillard. Paris : Gallimard, 1974 :.282.
15
Tàpies, Antoni. Memoria personal. Barcelona: Seix Barral, 2003: 336.
16
Lyotard, Jean- François. La phénoménologie. Paris : P.U.F, 1995 : 30.
17
Tàpies, Antoni. La Pratique de l’art, op. cit.: 207.
18
Tàpies, Antoni. Memoria personal, op. cit. : 312: “Buscaba imágenes de las que no se sabía si eran amorfas o precisas,
llenas o vacías, dónde empezaban los cuerpos y dónde terminaba el espacio. Parecía una voluntad de mostrar más que nunca
la trampa de la razón […]”.
19
Tàpies, Antoni. La Pratique de l’art, op. cit. : 235.
20
Tàpies, Antoni. La Pratique de l’art, op. cit. : .79-80.
21
Tàpies, Antoni. La Réalité comme art, op. cit. : 180.
22
Tàpies, Antoni. Memoria personal, op. cit. : 210: “El hecho de haber llegado a construir la bomba atómica ponía de
manifiesto la horrible contradicción entre el fabuloso progreso realizado por la técnica y la pobreza y el atraso en que se
tenía el conocimiento del hombre, de nuestra alma y de todas las relaciones humanas. En un mundo en el cual se descubrían
cosas tan importantes, ¿cómo era posible que no se hubiera encontrado todavía la manera de que los hombres conviviesen
en paz?”.
23
Saura, Antonio; “Damas”, in Note Book (memoria del tiempo),. Valencia: Artes Gráficas Soler, 1992: 55.
24
Barthes, Roland. L’empire des signes,. Genève : Skira, 1970 : .96.
25
Tàpies, Antoni. La pratique de l’art, op. cit. : 52.
Tàpies, Antoni. Composition, 1953.
huile sur toile, 146 x 114 cm, collection particulière, Barcelone.

Tàpies, Antoni. Blanc ocre sur marron n°III, 1961.


technique mixte sur toile, 199,5 x 175 cm, collection particulière, Barcelone.

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