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CHRISTIAN LIMOUSIN

EN VISITANT LES EXPOS AVEC MIRBEAU...

En cet automne 2007, Carriès enfin nous fut révélé ! Et cela au Petit Palais, grâce à une
“exposition maison” (Carriès : la matière de l'étrange, 11 octobre 2007 – 27 janvier 2008)
présentant tout simplement, de manière aérée, l'ensemble du fonds de l'artiste conservé par cette
institution. Artiste singulier, tôt disparu (à 39 ans, en 1894), qui partit du réalisme pour évoluer
assez vite, via le japonisme, vers un symbolisme fantastique qui séduisit Octave Uzanne, Félicien
Rops, Arsène Alexandre, Jean Lorrain et Robert de Montesquiou. Il a su pousser les matériaux
(plâtre, cire, bronze, terre, grès) jusqu'à leurs limites, travaillant longuement les surfaces, les
patinant – en proie à une incessante quête de perfection qui l'épuisera – jusqu'à obtenir une “peau”
qui satisfasse son goût pour l'étrange. Il aimait combiner, par exemple, traits humains et traits
animaliers. En 1892, le sculpteur, devenu potier en Puisaye, présentait avec succès, au Salon du
Champ-de-Mars, treize œuvres en bronze et en cire dans la section sculpture (une véritable
rétrospective) et, dans la section Objets d'art, une importante vitrine « contenant des bustes,
animaux et poteries de grès émaillé avec fragments de briques destinés à une porte en exécution
chez Mme Winaretta Singer ». Car comme Rodin (qui fit parfois appel à lui pour des patines très
spéciales), Carriès travaillait à une porte qu'il laissa inachevée et que la bêtise d'un conservateur du
Petit Palais fit démonter dans les années 30 et égarer...
À la fin de son premier compte-rendu du Salon, le 6 mai 1892, Mirbeau notait : « Demain
[...] je parlerai aussi de l'œuvre de M. Carriès qui sera certainement le plus éclatant, le plus mérité
succès du Salon. C'est un réveil de cet art si intéressant du potier. La joie est grande à contempler
toutes ces belles espérances et toutes ces réalisations définitives dont fleurissent les vitrines de ce
maître-ouvrier d'un art perdu chez nous et aujourd'hui retrouvé. » (Combats esthétiques, I, 470).
Hélas, Mirbeau oublia sa promesse : il ne reparla pas de l'œuvre de Carriès – et c'est bien dommage
!

* * *

Pendant ce temps-là, en face, au Grand Palais, on célébrait Courbet, dont la dernière


exposition parisienne remontait à trente ans ! Cent vingt tableaux (dont nombre d'œuvres majeures)
et trente dessins, afin de montrer que, finalement, le peintre échappe aux classifications et que c'est
bien réduire son génie que de l'enfermer dans le carcan du Réalisme. Position diamétralement
opposée à celle de l'exposition de 1977, qui misait tout sur le caractère réaliste de son œuvre. Le
parcours thématique adopté va des premiers autoportraits romantiques à L'Origine du monde, mis
en scène et accompagné de photos pornographiques de l'époque (là, oui, c'est bien réaliste !).
Chez Mirbeau, on sent tout d'abord une certaine gêne à l'égard de Courbet, voire une
réticence. C'est la fréquentation de Monet qui lui montra, peu à peu, toute l'importance du maître
dans l'éclosion du mouvement impressionniste. Mais ce n'est qu'en 1909, dans sa Préface du
catalogue du Salon d'automne, que Mirbeau put enfin laisser éclater son admiration. Tout d'abord,
il juge la « résurrection » du maître d'Ornans tout aussi « émouvante » que celle de Cézanne. Puis,
il entame son dithyrambe : « Courbet est l'égal des cinq ou six grands artistes qui illustrèrent, le
plus splendidement, l'art de l'humanité. Il est l'égal de Rembrandt, de Titien, de Vélasquez, de
Tintoret, et sa gloire, qu'assombrissent encore bien des haines, le disputera plus tard, bientôt, à la
leur. Non seulement il fut un peintre prodigieux, il fut celui dont l'influence bouleversa, renouvela,
le plus profondément, l'art français. Aucun n'y échappa, même de ceux qui la nièrent le plus.
Courbet forma pour ainsi dire Manet, Claude Monet, Pissarro, Cézanne. Les plus délicates
carnations dont s'émerveillent les divines figures de Renoir, on en trouve l'origine dans certains
nus de Courbet, dans certaines natures mortes, où l'éclat irradiant des fleurs, la transparence de
leur pulpe, parut un tel crime et si nouveau, que les tristes fabricants de marionnettes académiques
s'émurent et poussèrent des cris scandalisés.. » (Combats esthétiques, II, 486-487). Au passage,
Mirbeau note que « la passion de la vérité » domina toute sa vie et il le défend pour avoir embrassé
« la cause de la Commune ».

* * *

Féeriques visions (4 octobre 2007 – 14 janvier 2008), au musée Gustave Moreau, proposait
l'exercice peu commode de voir l'œuvre du peintre à travers le regard et les écrits de J.-K.
Huysmans (mort il y a tout juste cent ans). L'exposition, organisée conjointement par le Musée
Moreau et la Société Huysmans, présentait 70 œuvres (dont certaines inédites : aquarelles
préparatoires à l'illustration des Fables de La Fontaine) regroupées thématiquement : Galatée /
Hélène, Salomé / L'Apparition, Le Roi David, Fables de La Fontaine, Le Poète et la Sirène, Le
Cantique des Cantiques. Au centre, le manuscrit d'À rebours prêté par la BNF était ouvert à la
célèbre description de Salomé. Un joli petit catalogue donnait les clés pour lire et apprécier tout
cela. Il restera, car il éclaire parfaitement les relations entre le peintre et l'écrivain et propose
l'ensemble des textes que Huysmans consacra à Moreau.
Contrairement à Huysmans et à Lorrain, Mirbeau n'appréciait pas du tout « l'art bibelot et
bric-à-brac » de Moreau, qu'il oppose en tous points à celui de Rodin, « inventeur de formes,
créateur de mouvement ». « Peintre des formules asservies », Moreau « péniblement accouche de
petites académies, conventionnelles, léchées et mortes ... Et c'est parce qu'il les sent si pauvres de
plan, si molles d'ossature, si glacées de chair qu'il les recouvre de voiles sanglants ou de pierreries
fausses... Il fait des mythes, c'est-à-dire de la mort [...]. Gustave Moreau ne cherche que les petites
perversités et ne trouve que la jobardise. [...] myope et sourd, enfermé dans son atelier, il lèche et
pourlèche de petits arrangements. Il truque, retruque et surtruque. [...] Dans Gustave Moreau tout
est mort parce que tout est factice » (Combats esthétiques, II, p. 269-270). Ce texte est de 1900,
c'est-à-dire postérieur à la mort du peintre. Dès avril 1892, Mirbeau faisait part à Gourmont, dans
une lettre, de ses préventions vis-à-vis de Moreau, concluant : « c'est de l'art juif ». Ajoutons qu'il
jugeait tout à fait pernicieuse l'influence de Moreau sur la jeune génération d'artistes (tant peintres
qu'écrivains).

* * *

Le Musée Rodin continue de programmer des expositions originales et stimulantes. Rodin


et la photographie (14 novembre 2007 – 2 mars 2008) proposait d'interroger le rapport à la
photographie qu'entretint le sculpteur tout au long de sa fructueuse carrière. Très tôt, il comprit
l'intérêt de faire photographier ses œuvres par de bons photographes (Druet, Bulloz), quitte ensuite
à retoucher leurs images par le crayon et le pinceau. Puis, après 1900, à ces images documentaires
un peu froides, vinrent s'ajouter les visions beaucoup plus personnelles et artistiques de
photographes pictorialistes (l'américain Edward Steichen, le Français Jean Limet, un proche de
Carriès). Ils nous offrent des visions subjectives des œuvres de Rodin qui sont de véritables re-
créations.
Une photographie réalisée par un certain D. Freuler, photographe de quartier peu connu (il
réalisa quelques travaux pour Rodin et six clichés de la maison d'Edmond de Goncourt pris en
1890), nous montre Le Monument à Octave Mirbeau vers 1894. Ce qui me surprend, c'est le titre
(Le Monument ...) : que je sache, Rodin a bien exécuté un buste (dont il existe plusieurs versions: en
plâtre, terre cuite, marbre et bronze) de son ami, pas un monument ! Ce que la photo de Freuler
montre (plutôt bien, d'ailleurs) est une version présentée par Rodin sous forme de haut relief.
Mirbeau en parle à Edmond de Goncourt le 29 décembre 1894 : « Rodin avait commencé mon
buste, mais il n'en était pas content. Il devait le reprendre plus tard... Un jour, tout à coup, prenant
un fil de fer, il le coupe par la moitié comme une motte de beurre, en fait un masque qu'il fiche
contre le mur. Et la chose telle qu'elle est, Geffroy affirme que c'est la plus belle chose qu'il ait
faite. » Sur la photo de Freuler, la tête de Mirbeau apparaît de profil (face tournée vers la gauche),
plaquée contre un panneau à effet de draperie, Voilà un document rare. Pour être complet, précisons
que ce « monument à Mirbeau » fut exposé au Salon de 1895 et que, donné à l'écrivain, il figura
dans la vente du 6 juin 1932, faisant suite au décès d'Alice Mirbeau.

* * *

Un peu plus tard (15 avril – 20 juillet 2008), le même Musée Rodin présentait une nouvelle
exposition Camille Claudel. Encore ! Oui, mais nous ne nous en lassons pas ! ! Le propos était de
présenter l'artiste telle qu'en elle-même, c'est-à-dire seule, sans Rodin, le maître et l'amant. Depuis
quelques années, la connaissance tant de la vie que de l'œuvre de Camille Claudel s'est
considérablement accrue. Le magnifique catalogue publié chez Gallimard en témoigne. Il n'ignore
pas les efforts que fit Mirbeau pour soutenir celle dont l'art « très haut, très mâle » l'étonnait
prodigieusement. Quel nez il eut de saluer comme des chefs d'œuvre, dès 1893, La Valse et Clotho
! (cf. Combats esthétiques, II, 34).

* * *

Le Musée Guimet, ordinairement si calme, bruissait de monde pendant l'exposition


Hokusai « l'affolé de son art » (21 mai – 4 août 2008). Les estampes (appartenant toutes au fonds
du musée) étaient présentées d’une manière si serrée qu'il fallait jouer des coudes pour espérer
pouvoir les approcher. L'exposition des chefs-d'œuvre du maître de l'ukiyo-e était accompagnée de
documents sur sa réception en France, tant par des intellectuels (Gonse, Duret, Edmond de
Goncourt) que par des marchands (Bing).
C'est Monet qui, ayant réuni une importante collection d'estampes japonaises ornant ses
murs de Giverny, initia Mirbeau. En mars 1907, Paul Gsell visita la demeure de Mirbeau située
« dans le plus bel endroit de Paris, à deux pas du Bois de Boulogne » . Gsell s'extasiant devant "un
aigle et un tigre d'Hokusai" (s'agit-il d'une ou de deux gravures ?), Mirbeau lui expliqua comment il
en était devenu l'heureux propriétaire : "Ce tigre, je l'ai acheté à une vente publique. Pendant la
mise aux enchères, on vint m'avertir que le Louvre voulait ce kakémono. "Le Musée n'a point de
grosses ressources, me dit-on, ne pourriez-vous renoncer à cette acquisition ?" - "Y renoncer ? moi
? Plus souvent ! C'est bien trop beau pour le Louvre. Les conservateurs y réservent toute leur
tendresse pour les œuvres les plus médiocres. Et ils détruisent les chefs-d'œuvre sous prétexte de les
restaurer." (Combats esthétiques, II, 422).

* * *

Le Musée de l'Annonciade à Saint-Tropez continue d'honorer les artistes qui travaillèrent


dans le (pas encore) célèbre golfe. Cet été, c'est au tour de Maximilien Luce, figure importante du
néo-impressionnisme. En 1886, il adopta la théorie divisionniste de Seurat et, comme son ami
Signac qui l'attira à Saint-Tropez, il l'abandonna peu à peu pour revenir à un impressionnisme bien
tempéré. L'exposition présentait à la fois des paysages édéniques et des tableaux “sociaux”
représentant le monde du travail, car Luce, artiste engagé, incarne le versant social du néo-
impressionnisme. Anarchiste, très lié à Pissarro, il fut emprisonné un mois à Mazas en 1894 et en
tira un très bel album de lithographies. Il avait tout pour plaire à Mirbeau qui, apparemment, ne le
regarda pas avec une attention suffisante, se bornant à mentionner son nom de loin en loin. Ce peu
d'intérêt est pour moi un mystère.

* * *

Le Musée des Beaux-Arts de Nice n'a pas manqué de rendre une nouvelle fois hommage à
Marie Bashkirtseff, saisissant l'occasion du 150e anniversaire de sa naissance en Ukraine. À la
présentation de l'ensemble de la donation faite par sa mère venaient s'ajouter des œuvres d'artistes
qu'elle a fréquentés (Louise Breslau, Anna Nordgren, Jules Bastien-Lepage) et qui s'inscrivent tous
dans le courant réaliste du XIX e siècle. Mirbeau, comme beaucoup, n'a pas manqué d'être touché
par le destin tragique de cette jeune femme, à la fois peintre et diariste, emportée par la maladie à
l'âge de 26 ans : « Chose rare, cette jeune fille était un vrai tempérament, une véritable originalité.
Il y avait en elle des instincts admirables, des visions puissantes, des élans passionnés. Elle a vu la
nature, elle l'a comprise, elle en a rendu l'émotion avec une expression vraie et cette recherche de
style qui ne farde pas la vérité, comme on le croit, mais l'embellit et la rend plus saisissante. [...] Et
puis, il y a dans ces toiles une façon de voir moderne qui étonne et charme à la fois » (Combats
esthétiques, I, 121-122). De toutes les œuvres présentées lors de l'exposition posthume dont il rend
compte, Mirbeau a eu raison de privilégier l'autoportrait de l'artiste qui est bel et bien un chef-
d'œuvre en noir et blond, à rapprocher des meilleures réussites de Manet : « Le portrait de la jeune
fille est là, dans une salle spéciale, sur un chevalet. [...] Blonde, les yeux curieux et chercheurs, le
masque volontaire, un peu austère, bien droite en sa robe simple, une palette à la main, elle semble
regarder les œuvres qui tapissent les murs de cette salle. [...] » Camille Claudel / Marie
Bashkirtseff : deux destins foudroyés, mais aussi deux femmes lucides, bien résolues à ne pas être
d'éternelles “amatrices”, mais à traiter en femme les mêmes sujets que les hommes. M. Bashkirtseff
notait dans son Journal : « Ces messieurs nous méprisent, et ce n'est que quand ils trouvent une
facture forte et même brutale qu'ils sont contents, car ce vice-là est absolument rare chez les
femmes. » À méditer.

* * *

Je ne m'avance pas beaucoup en affirmant que Mirbeau aurait aimé l'exposition Van Gogh /
Monticelli à la Vieille Charité de Marseille (16 septembre 2008 – 11 janvier 2009). D'abord parce
qu'elle rapproche deux peintres exemplaires, deux vrais artistes. Ensuite parce que l'exposition fait
la preuve qu'on peut s'inspirer de Delacroix (présent avec trois œuvres), sans tomber dans le
divisionnisme de Seurat et de Signac (cf. supra la lettre de Signac à Mirbeau et les considérations
qui l'entourent). Monticelli apparaît bien comme le chaînon, inaperçu jusqu'ici, entre Delacroix et
Van Gogh, tous deux affirmant, comme le maître romantique, le primat de la couleur et la liberté
d'exécution (ce que ne permet pas le pointillisme).
On connaît les textes que Mirbeau consacra à Van Gogh, on connaît moins ceux sur
Monticelli. Dans la même Préface au Salon d'automne de 1909 que je citais tout à l'heure à propos
de Courbet, Mirbeau écrit : « Nous avons eu Monticelli, dont les fantaisies prestigieuses de
coloriste, la verve abondante et ensoleillée, la richesse d'imagination, le faste de ses combinaisons,
l'ordonnance lumineuse, chatoyante de son décor romantique furent, pour beaucoup, une
révélation et qui donne, en quelque sorte, plus d'équilibre, plus de sobriété, et comme un grand
style classique à ses portraits qui sont parmi les plus beaux de son temps » (Combats esthétiques,
II, 484). Ce qu'il faut savoir aussi, c'est que Mirbeau se servit de Monticelli pour abattre Moreau ! Il
propagea en effet le mythe selon lequel Moreau aurait « réuni chez lui, dans une petite pièce où
personne ne vient, une trentaine de Monticelli. Avant de peindre quoi que ce soit, il passe là des
heures, à étudier les accords de couleurs, les étrangetés peintres, qu'il s'efforce ensuite à
transposer sur ses toiles » (lettre à Gourmont du 1er avril 1892). En vain, selon Mirbeau, puisqu'il
« combine Bouguereau avec Monticelli ». Je dis “mythe”, car aucun des spécialistes de Moreau
(comme de Monticelli) ne parle de cette collection et d'une influence de Monticelli. Où Mirbeau
est-il donc allé chercher cette idée d'un Gustave Moreau collectionnant les œuvres de l'obscur
Marseillais pour s'en inspirer ?
(à suivre)
Christian LIMOUSIN

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