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Pierre MICHEL et Christian LIMOUSIN

OCTAVE MIRBEAU ET PAUL SIGNAC

UNE LETTRE INÉDITE DE SIGNAC À MIRBEAU

On sait que Mirbeau n’a pas été tendre avec Paul Signac, auquel il a consacré quelques
lignes très nettement critiques dans son compte rendu de l’exposition des néo-
impressionnistes, dans L’Écho de Paris daté du 23 janvier 18941. Il affirme ne pouvoir « [se]
faire à sa peinture » et, sans méconnaître « ses qualités », qu’il se garde de préciser, et qui,
selon lui, « disparaissent sous l’amoncellement de ses défauts », il lui reproche d’être un
« adepte trop complaisant et trop littéral » de Seurat, d’être trop sec, de faire « la nature
immobile et figée » et d’ignorer « le mouvement, la vie, l’âme qui est dans les choses ».
Reproches à coup sûr rédhibitoires à ses yeux, étant donné ses critères esthétiques habituels.
On comprend que le peintre ait pu être ulcéré d’une critique aussi sévère2, qu’il juge
« injuste » et « trop de parti pris contre un artiste convaincu et sincère », dont « dix ans de
travail acharné et désintéressé méritaient mieux3 ». Aussi, dès la parution de l’article, le 22
janvier après-midi, écrit-il à Camille Pissarro, dont il a oublié qu’il était « en froid » avec son
ancien thuriféraire, une lettre que le patriarche d’Éragny juge « incommensurable » et qu’il
copie pour l’édification de son fils Lucien4, installé près de Londres – qui, lui, a eu droit à des
compliments de la part du même Mirbeau5 :
Mon cher Maître,
Cela vous ennuierait-il d ‘écrire à Mirbeau qu’un Signac à votre avis ne ressemble pas
plus à un Seurat qu’un Hokusai à un Hiroshige. Si toutefois le reproche d’imitation dont
il cherche à m’accabler vous semble injuste.
L’amitié que vous m’avez toujours témoignée et les compliments que vous avez bien
voulu faire de mes dernières toiles m’autorisent à vous demander ce service.
Cordialement.

Bien que Pissarro ait jugé « un peu trop rude » la façon dont a été « malmené »
6
Signac , il ne voit dans la « demande si singulière » de son jeune confrère que le dépit d’un

1
L’article est recueilli dans les Combats esthétiques de Mirbeau, Séguier, 1993, t. II, pp. 50-52.
2
Les autres critiques ont été tout aussi sévères, comme par ex. Arsène Alexandre (Paris, 1er janvier 1894)
et Gustave Geffroy, dans Le Journal du 28 janvier 1894 : « Pauvre Signac, on n'ose lui dire la vérité ... il le
faudra bien un jour ; mais même avant le point il n'avait pas fait de choses très bien, c'est évident. » Quant à
Camille Mauclair, dans le Mercure de France de mars 1894, il assassine tout le courant néo-impressionniste : «
[...] de médiocres Signac, sans air et sans souplesse. [...] Tous ces peintres se ressemblent. C'est la nullité du
procédé et de l'invention. »
3
Lettre de Paul Signac à Camille Pissarro du 25 janvier 1894, citée par Janine Bailly-Herzberg, in
Camille Pissarro, Correspondance, Valhermeil, 1988 , t. III, p. 424. Cette lettre a été vendue six mille euros lors
d’une vente récente, à l’Hôtel Drouot...
4
Lettre de Camille Pissarro à Lucien Pissarro, 27 janvier 1894 (ibid., p. 423). Signac a déjà eu recours à
Pissarro durant l'été 1888, à propos d'un article d'Arsène Alexandre paru dans le Paris et jugé désobligeant (voir
note 2).
5
« [...] M. Lucien Pissarro, qui nous montre deux paysages d'un très beau dessin et d'une belle
couleur, et d'une belle transparence de la lumière. On annonce que M. Lucien Pissarro va bientôt exposer toute
une suite de gravures sur bois, en couleur, d'un intérêt capital. Ce me sera une occasion de dire ce que je pense
de l'art de ce très précieux, très laborieux, très ingénieux, très délicat artiste » (Combats esthétiques, t. II, p.
51).
6
Lettre de Camille Pissarro à Lucien Pissarro, 25 janvier 1894 (ibid., p. 422).
« enfant gâté », qui est sans doute « un brave garçon », mais « par trop irascible et par trop
immodeste7 ». Par-dessus le marché, son jugement n’est pas bien éloigné de celui de Mirbeau
et il n’est pas mécontent de le faire savoir à celui en qui il ne voit qu’un « débutant » qui
manque singulièrement d’originalité. Il lui répond donc sèchement que cela « [l]’ennuierait
d’écrire ce que vous me demandez à Mirbeau, et cela pour plusieurs raisons » :
Premièrement parce que je suis en froid avec lui, vous le savez bien. Deuxièmement
parce que, pour vous-même, il ne sied pas de discuter l’opinion d’un critique, même étant
persuadé d’être dans le vrai, et, si vous voulez franchement ma façon de penser et que je
suis heureux d’avoir l’occasion de vous exprimer, je trouve que la méthode même est
mauvaise. Au lieu de servir l’artiste, l’ankylose et le glace. Si je vous ai fait des
compliments cette année, c’est parce que j’ai trouvé vos dernières toiles mieux que celles
que vous aviez exposées aux Indépendants, mais je suis loin de trouver que vous êtes
dans la voie qui convient à votre tempérament essentiellement peintre et si, jusqu’à
présent, je ne vous ai rien dit à ce sujet, c’était parce que j’étais sûr de vous être
désagréable et, somme toute, mes convictions peuvent ne pas être partagées par vous
Réfléchissez mûrement et voyez si le moment n’est pas venu de faire votre évolution
vers un art plus de sensation, plus libre et qui serait plus conforme à votre nature.

Si douloureuse qu’ait dû être cette missive à l’amour-propre de Signac, qui répond le


25 janvier dans une lettre de six pages, elle l’eût été plus encore si Pissarro n’avait quelque
peu « atténué » sa critique, « peut-être à tort », comme il l’avoue à Lucien, non sans regret, et
comme en fait foi le brouillon de sa lettre, où il écrivait par exemple : « Je trouve qu’il y a du
vrai dans ce que dit Mirbeau, les pointillistes se ressemblent par trop8 »... Dépité, et privé de
l’autorité d’un maître vénéré par le critique, Signac en est réduit à élaborer lui-même, et sans
plus attendre, la réponse à adresser à Mirbeau et que nous publions ci-dessous, grâce à
l’obligeance du Harry Ransom Center de l’université d’Austin (Texas). Les historiens de l’art
connaissaient l’existence de cette lettre et en subodoraient l’importance dans l’évolution de
l’art à la fin du dix-neuvième siècle, mais le texte en est resté inconnu jusqu’à ce jour.
Cette lettre écrite ab irato témoigne de l’embarras du peintre. D’un côté, il lui faut
bien réagir à une critique par trop brutale, manifester, sinon son indignation, du moins son
sentiment d’une profonde injustice et, pour cela, fournir des justifications allant à l’encontre
du jugement du critique. Mais, de l’autre, Mirbeau étant une puissance avec laquelle il lui faut
bien compter, il convient de le ménager à toutes fins utiles. D’où son extrême prudence dans
l’expression de ses désaccords.
C’est ainsi que, ne souhaitant visiblement pas polémiquer, il préfère mettre l’accent
sur ce que l’écrivain attend de lui et le croit capable de faire plutôt que sur les critiques
acerbes de son manque de personnalité artistique et de son incapacité à traduire la
vie en peinture. De même, il cherche à souligner son appartenance à un groupe ayant le même
intérêt, et dont on ne saurait donc dissocier les membres et, surtout, à mettre en lumière la
totale autonomie de sa recherche par rapport à Seurat, en distinguant soigneusement ce qui
relève d’une technique commune et ce qui est propre à la personnalité de chaque peintre.
Enfin, il n’hésite pas à rappeler les prétendus « compliments » de Pissarro – compliments très
relatifs, on l’a vu – et insiste sur son refus de toutes les coteries, « en-dehors » desquelles il a
vécu et poursuivi son travail.

* * *

Lettre de Signac à Mirbeau

7
Lettre de Camille Pissarro à Lucien Pissarro, 27 janvier 1894 (ibid., p. 423).
8
Ibidem, p. 421.
Mardi 23 Janvier9 [1894]

Monsieur,

Je vous remercie très10 franchement des lignes que vous m’avez bien voulu consacrer
dans L’Écho de Paris11, à propos de notre petite exposition des “Néo”12.
J’apprécie trop la conscience et la sincérité13 de vos critiques pour ne pas vous
demander de m’autoriser à venir les discuter avec vous, de conviction à conviction.
Il est vrai, qu’à 20 ans, j’ai subi l’influence du maître Claude Monet et de cet autre
beau peintre, Guillaumin14. C’est la joie, qu’enfant, j’avais ressentie devant leurs œuvres,
(j’allais, en uniforme de collégien, aux expositions impressionnistes de 188015) qui m’a amené
à faire de la peinture. Dès que j’ai tenu un pinceau 16, j’ai certainement travaillé sous leur
influence... mais à cet âge, est-on si coupable d’être troublé et impressionné par ceux qu’on
admire comme des maîtres ? Avouez que je n’avais pas mal choisi les miens. Ce choix était
d’autant plus sincère et désintéressé, qu’à ce moment ils n’avaient guère de succès et qu’il
fallait un certain courage pour les suivre dans cette voie.
Aux débuts du néo-impressionnisme, à l’époque où Camille et Lucien Pissarro17,
Seurat, Dubois-Pillet18, Angrand19 et moi, appliquions tous, très strictement la division du ton,

9
Cette date implique que Signac écrit le jour même où il a reçu la réponse de Pissarro, qui était sans doute
un “petit bleu”, soit environ 24 heures après la parution de l’article de Mirbeau..
10
Signac a barré « bien » et l’a remplacé par « très ».
11
Article intitulé « Néo-impressionnistes » et paru le 22 janvier après-midi dans L’Écho de Paris daté du
23 janvier.
12
Elle s'est tenue dans la “boutique néo-impressionniste” située au 20 de la rue Laffite (au n° 16 de la
même rue se trouve la galerie Durand-Ruel). Le local est loué par le comte Antoine de La Rochefoucauld,
mécène à la fois élève et ami de Signac. Léonce Moline gère la galerie qui doit présenter en permanence des
œuvres néo-impressionnistes, en faisant alterner expositions collectives et personnelles. Mais l'opération
tournera court, se révélant très vite un échec financier. L'exposition réunissait, outre Signac, Charles Angrand,
Henri Edmond Cross, Maximilien Luce, Hippolyte Petitjean, Lucien, Georges et Félix Pissarro, Antoine de La
Rochefoucauld et Théo Van Rysselberghe. Signac y exposait trois tableaux :
- Femme à l'ombrelle, opus 243 (catalogue Cachin, n° 250).
- Le Pin de Bonaventure, opus 239 (Cachin, n° 240).
- Tartane pavoisée, opus 240 (Cachin, n° 242).
ainsi que des « impressions » et des « notations à l'aquarelle ».
13
Le mot « sincérité » remplace « conviction », que Signac a barré, sans doute pour éviter une répétition
du mot. Mais la sincérité reconnue au critique présente aussi l’avantage de justifier celle du peintre et laisse
l’espoir d’une atténuation du jugement.
14
Armand Guillaumin (1841-1927) : paysagiste ami de Cézanne, Pissarro et Gauguin, il a participé à six
des huit expositions impressionnistes. Signac l'a rencontré en 1884 et lui a présenté Seurat tandis que Guillaumin
lui faisait connaître Pissarro. Ils se sont brouillés en 1886, lors de la 8° exposition impressionniste, à cause de
leur divergence d'appréciation de l'art de Gauguin.
15
Signac a souvent parlé de l'importance fondatrice pour lui de l'exposition de Monet à La Vie Moderne
en 1880 (il n'a pas encore dix-sept ans). Dans la foulée, il a écrit au peintre, alors à Vétheuil, sollicitant un
rendez-vous et des conseils. Cette lettre non datée est restée sans suite, le « cher maître » ne désirant pas former
d'élèves. Elle est reproduite dans le Monet de Gustave Geffroy (1922, réédition Macula, pp. 175-176). Par
ailleurs, Signac possèdera plusieurs toiles de Monet dont Pommiers en fleurs au bord de l'eau (1880,
Wildenstein n° 585), œuvre ayant figuré à l'exposition à La Vie Moderne.
16
Signac a écrit « pinçeau ».
17
Lucien Pissarro (1863-1944) : aîné des enfants de Camille Pissarro, il a le même âge que Signac.
Peintre, graveur, imprimeur, il a suivi son père dans son adoption de la technique néo-impressionniste. En
novembre 1890, il s'est définitivement établi en Angleterre, tout en continuant de participer aux activités du
groupe “Néo”.
18
Albert Dubois-Pillet (1846-1890) : saint-cyrien, il a fait carrière dans la gendarmerie. Autodidacte,
peintre du dimanche, il a très vite évolué du naturalisme à l'impressionnisme, puis à un très strict divisionnisme.
Il est mort de la variole un an avant Seurat, pour lequel il éprouvait la plus vive admiration.
j’ai souvent entendu dire par notre cher maître 20 Camille Pissarro, que sous cette commune
technique, chaque peintre conservait son tempérament et son originalité bien apparents et
intacts et qu’il lui apparaissait aussi impossible de confondre un Seurat avec un Signac, un
Lucien avec un Angrand, qu’un Moronobou avec un Kiyonaga, ou un Kounyoshi avec un
Hiroshigé21, malgré l’apparence similaire et la commune discipline de l’estampe japonaise22.
Je reconnais hautement que c’est Seurat qui a instauré la technique néo-
impressionniste et lui en laisse toute la gloire mais il me serait facile de vous prouver par la
suite de mes tableaux qu’il n’y a jamais eu chez moi transition brusque causée par l’influence
de Seurat, mais bien une logique évolution qui m’a amené à le rencontrer. Nous sommes
arrivés à ce carrefour par des voies bien différentes. Écœuré par l’enseignement de l’École,
subi par lui plus de dix ans23, il est retourné à l’étude directe des vrais maîtres : l’art oriental,
celui de Delacroix24, les lois d’harmonie et de lumière, les travaux de O. N. Rood25, l’ont
amené, servi par son admirable intelligence, la sûreté de son raisonnement, son amour
profond du vrai et du beau, à créer cette glorieuse technique.. Il n’avait alors jamais vu un
tableau impressionniste.. Tandis que moi, c’est par l’étude approfondie des tableaux de Monet
Pissarro, Renoir, Guillaumin, dans lesquels je découvrais à l’état latent une règle mystérieuse
des complémentaires et de la division du ton, éclairé tout d’un coup par une visite au père
Chevreul26, dont un préparateur m’expliqua toute la théorie scientifique des couleurs, que je
suis arrivé à la technique néo-impressionniste, sans que Seurat m’en ait jamais dit un mot.
Après cette rencontre, qui prouve combien cette technique devait être, fatalement,
celle de la jeune génération de peintres, succédant aux impressionnistes dans la voie de

19
Charles Angrand (1854-1926) : artiste du groupe néo-impressionniste, il est surtout célèbre pour ses
dessins au crayon Conté et ses pastels. Intime de Seurat, il s'est rendu avec lui chez Chevreul mais n'a pratiqué la
technique pointilliste qu'à partir de 1887.
20
Le « cher maître Camille Pissarro » est aussi un parent par alliance de Signac, puisque Berthe Roblès,
sa compagne puis son épouse, est une petite-nièce de Pissarro. L'un des toiles décriées par Mirbeau dans son
article (« Son portrait de femme est d'un beau dessin, mais il ne me donne pas la sensation de quelque chose de
vivant. ») représente d'ailleurs Berthe (Femme à l'ombrelle, 1893, Musée d'Orsay).
21
Hishikawa Moronobu (v. 1618-1694) : artiste japonais spécialisé dans l'estampe, il fut l'un des premiers
à imposer le style ukiyoe. Kiyonaga Torii (1752-1815) : artiste japonais auteur d'estampes ; Il inaugura la
représentation de courtisanes à la silhouette élancée ; deux de ses estampes ornaient le cabinet de toilette d'Alice
Monet à Giverny, une autre sa chambre. Kuniyoshi Utagawa (1797-1861) : artiste japonais célèbre pour ses
estampes variées : paysages (influencés par la peinture occidentale), caricatures, sujets historiques ou
légendaires, scènes de la vie quotidienne, etc. ; Monet possédait douze estampes de cet artiste. Ando Hiroshige
(1797-1858) : peintre et graveur japonais, il réalisa plus de 5 000 gravures dont la série des « 100 aspects
d'Edo », qui, outre une réputation internationale, lui valut d'être considéré comme l'égal du grand Hokusai.
22
Signac pratique la mauvaise foi : la comparaison avec les artistes japonais qu'il prête à Pissarro est bien
de lui. En effet, dans sa lettre au maître d'Eragny, il écrivait : « Cela vous ennuierait-il d'écrire à Mirbeau
qu'un Signac à votre avis ne ressemble pas plus à un Seurat qu'un Hokusaï à un Hiroshige. » (Correspondance
de Camille Pissarro, tome 3, lettre n° 982).
23
Seurat n'est en fait resté qu'un peu plus d'un an (mars 1878-été 1879) aux Beaux-Arts de Paris (atelier
de Henri Lehmann, disciple d'Ingres et médiocre enseignant). Ce pieux mensonge ne serait-il pas fait pour aller
dans le sens de Mirbeau, grand pourfendeur de l'enseignement sclérosé dispensé par les peintres académiques ?
24
L'énumération qui suit est très incomplète : il conviendrait d'y ajouter au moins les noms d'Ingres et de
Puvis de Chavannes.
25
Ogden Nicholas Rood (1831-1902) : physicien américain, il est l'auteur d'études sur les contrastes des
couleurs qui ont beaucoup influencé les artistes néo-impressionnistes, notamment Seurat et Dubois-Pillet, qui ont
cherché à appliquer ses lois optiques et ses équations de luminosité.
26
Eugène Chevreul, chimiste, né à Angers en 1786, décédé à près de 103 ans, en 1889. Il a publié deux
ouvrages (De la loi du contraste simultané des couleurs, en 1839, et Des couleurs et de leurs applications aux
arts industriels à l'aide de cercles chromatiques, en 1864), qui ont beaucoup compté pour plusieurs générations
de peintres (impressionnisme, néo-impressionnisme et orphisme de Delaunay). Signac, dans D'Eugène
Delacroix au néo-impressionnisme, insiste sur la dette du mouvement envers ce savant, auquel il a rendu visite
aux Gobelins en 1884, en compagnie de Seurat (« notre initiation à la science ») : « C'est cette simple science du
contraste qui forme la base du néo-impressionnisme. »
lumière et d’harmonie qu’ils ont courageusement ouverte, nous nous sommes serré27 la main
et avons cherché chacun de notre côté. Lui est mort à la peine28... Et pour ma part, je crois29
non seulement de mon droit mais même de mon devoir de continuer nos recherches, et je suis
persuadé, que malgré nos dix ans de travail, le dernier mot n’est pas dit et que le jour est
proche où triomphera définitivement et s’imposera notre art de synthèse lumineuse, colorié[e]
et décorative.
Je sais très bien que la conviction et l’enthousiasme avec lesquels je défends notre
drapeau m’ont fait beaucoup d’ennemis. Mais, croyez bien, que je n’ai jamais agi dans mon
intérêt personnel et que, si je me suis mis en avant, cela a toujours été dans l’intérêt commun30
de notre groupe et pour recevoir les coups et non pour accaparer l’attention. Car, je vous jure,
qu’elle n’est pas drôle la vie d’artiste, convaincu et sincère, vivant en dehors de toute coterie,
officielle ou non31.
Mais, c’est plein d’ardeur, qu’encouragé par les compliments que le cher Camille
Pissarro m’a bien voulu faire sur mes derniers envois, et par la petite fleur d’espoir que vous
voulez bien laisser percer32 sous vos critiques33 je me remets au dur et bon travail.
Recevez, Monsieur, l’assurance de mes plus distingués sentiments.
Paul Signac
15 rue Hégésippe Moreau
Paris
* * *

La hantise de Signac dans ces années-là (1886-1896), c'est qu'on le prenne pour un
suiveur et un pilleur de Seurat, pour un épigone sans personnalité de celui qui n'est, somme
toute, son aîné que de quatre petites années. Après la mort de Seurat en 1891, cela se
complique, puisque Signac entend bel et bien prendre sa place de leader incontesté du néo-
impressionnisme, alors que sa légitimité est mince.
L'article de Mirbeau le présentant comme un « adepte trop complaisant et trop
littéral » du peintre de La Grande-Jatte a rouvert en lui la plaie très vive causée par l'article
d'Arsène Alexandre dans le Paris du 13 août 1888. Le critique y disait que « le pointillisme a
gâté d'excellents tempéraments de peintre comme Angrand et Signac » et que, pour un peu,
« Seurat se verrait contester la paternité de la théorie par des critiques peu avertis et des
camarades peu scrupuleux ». C'est la raison pour laquelle Signac s'adresse à Mirbeau (qui n'a
jamais été tendre avec lui, soulignant, dès 1886, son manque d'originalité), plutôt qu'à
Gustave Geffroy, à Camille Mauclair, à Arsène Alexandre ou à d'autres qui l'ont tout autant
malmené pour son exposition à la galerie néo-impressionniste, sans cependant rapporter
explicitement son art à celui de Seurat. Car il est, sur ce point-là terriblement susceptible. Lui,

27
Signac a écrit « serrés ».
28
Seurat n'est pas mort de fatigue ou d'épuisement, mais de ce qu'on désigne alors comme une angine
infectieuse (sans doute une diphtérie maligne). La martyrologie de ces années-là associe volontiers Seurat
(décédé le 29 mars 91) et Van Gogh (le 29 juillet 90).
29
Signac a d’abord écrit « considère ».
30
Barré : « pers ». Signac s’apprêtait sans doute à écrire « personnel ». Lapsus calami ? Il semble bien par
ailleurs que la ligne manuscrite allant de « dans l’intérêt » à « et » ait été ajoutée après coup, entre deux lignes
déjà écrites, comme s’il lui avait paru important de souligner « l’intérêt commun » du « groupe » des “Néo”.
31
On peut se demander si, dans cette « coterie » non-officielle, ne figureraient pas, aux côtés de Mirbeau,
Monet et Pissarro. Dans une lettre du 1er juin 1892, Alfred Sisley accusait déjà Mirbeau de s’être fait « le
champion d’une coterie qui serait bien aise de [le] voir à terre » (voir la Correspondance générale de Mirbeau,
L’Âge d’Homme, 2005, t. II, p. 593).
32
Signac semble bien avoir mis une cédille sous le c de « percer ».
33
Allusion probable à l’affirmation finale que Signac pourrait, « pour notre joie », se décider à « nous
donner du Signac ».
c'est lui, et moi, c'est moi ! Vous n'allez tout de même pas confondre un Hokusai avec un
Hiroshige ? !
En ce début d'année 1894, la position de Mirbeau, de Geffroy, de Pissarro et de
quelques autres, est de considérer que le néo-impressionnisme est bel et bien mort en 1891
avec la disparition de Seurat. Le regard rétrospectif qu'ils jettent sur cette aventure artistique
les conduit à penser qu'il ne s'agissait nullement d'un prolongement, d'une continuation de
l'impressionnisme par des voies nouvelles (scientifiques), mais bien d'une réaction contre lui,
voire d'une liquidation pure et simple du mouvement. En effet, le néo-impressionnisme n'a, en
définitive, vu la réalité qu'à travers une série de trois filtres qui se complètent parfaitement :
– Tout d'abord, celui de l'enseignement académique (cf. la formule de Pissarro :
« Seurat, c'est l'École des Beaux-Arts »). Or, on sait bien que les impressionnistes ont voulu
rompre avec cet enseignement sclérosé qu'ils ont pour la plupart fui.
– Ensuite, celui de la tradition, des maîtres anciens et du musée : loin de privilégier le
travail en plein air, Seurat copie au Louvre les Égyptiens, Holbein, Bellini, Pontormo, Poussin
et Ingres.
– Enfin, celui de la théorie (Chevreul, Blanc, Helmholtz, Rood) : le néo-
impressionnisme, c'est très précisément le positivisme en peinture : même croyance à
l'évolution, à la science, au progrès historique. Or, pour Mirbeau et ses amis, la théorie
scientifique de la couleur n'a pas permis une plus grande vérité naturaliste : elle a, au
contraire, fait sombrer rapidement le néo-impressionnisme dans le décoratif.
Au début des années 1890, comme l'a montré Richard Shiff34 Mirbeau, Geffroy,
Georges Lecomte, d'autres, se tournent vers le symbolisme, non pour y adhérer platement,
mais pour chercher à « mêler les principes impressionnistes et symbolistes ». Tous les trois
privilégient « le mouvement, la vie, l'âme qui est dans les choses », pour reprendre la formule
de Mirbeau. Ils sont loin de penser, comme Félix Fénéon, que « cette exécution uniforme et
comme abstraite laisse intacte l'originalité de l'artiste, la sert même », et ils se détournent du
pointillisme, dont les techniques contraignantes, figeant et rigidifiant tout, sont incapables,
selon eux, de saisir la sensation. Or, c'est bien la sensation – et elle seule – qui « instaure un
lien affectif entre l'homme et la nature. Les optiques impressionniste et symboliste convergent
sur ce point » (Shiff). Ils considèrent désormais le néo-impressionnisme (qu'ils réduisent à la
technique pointilliste) comme une impasse, voire comme un nouvel académisme. La
recherche d'un art toujours plus fluide, prolongeant véritablement l'impressionnisme, les
pousse vers Eugène Carrière et Rodin, vers un art de l'éphémère (les séries de l'ami Monet),
s'opposant à une peinture de l'éternité, de l'harmonie universelle (cf. la grande toile puvisienne
de Signac, Au temps d'Harmonie, 1893).
Quant à Signac, il saura parfaitement rebondir et tirer son épingle du jeu. Peu à peu, à
Saint-Tropez où il s'est installé, sa technique évolue. Grâce à la pratique de l'aquarelle
(conseillée par Pissarro...), il rompt avec les formules trop strictes du pointillisme et trouve la
spontanéité qui lui faisait défaut. En 1895, sa touche s'élargit, il abandonne le point.
Par ailleurs, il entend s'imposer sur le plan théorique. En 1899, son ouvrage D'Eugène
Delacroix au néo-impressionnisme recueille ses articles parus l'année précédente dans La
Revue blanche. Son coup de force (ou de génie) consiste à remonter en deçà de
l'impressionnisme. En se référant à Delacroix – dont la lecture du Journal l'a beaucoup
marqué –, Signac déplace habilement le problème du point au mélange optique : « Les
peintres néo-impressionnistes sont ceux qui ont instauré et, depuis 1886, développé la
technique de la division en employant comme mode d'expression le mélange optique des tons
et des teintes. [...] Le néo-impressionnisme ne pointille pas, mais divise35 ». L'adoption du
terme « néo-impressionnisme » a donc été source de quiproquo. Signac insiste sur ce qui
34
Shiff Richard, « “Il faut que les yeux soient émus” : impressionnisme et symbolisme vers 1891 »,
Revue de l'Art, n° 96, printemps 1992, pp. 24-30.
sépare la nouvelle génération de l'ancienne : « la technique qu'emploient ces peintres [les néo-
impressionnistes] n'a rien d'impressionniste : autant celle de leurs devanciers est d'instinct et
d'instantanéité, autant la leur est de réflexion et de permanence36 ». Toutefois,
impressionnisme et néo-impressionnisme se rejoignent dans l'exaltation de la lumière et de la
couleur pure. Le succès européen de l'ouvrage relancera le néo-impressionnisme moribond en
ralliant à lui de nouveaux adeptes (Matisse, Balla, Boccioni, Severini, etc.).
Quant à Mirbeau, il ne restera pas insensible à l'évolution de Signac. En 1905, il loue
ses « frémissantes aquarelles37 » et range le peintre parmi ceux qui, bien qu'ignorés par l'État
et réprouvés par l'Institut, « maintiennent intacte la réputation artistique de la France ».
Pierre MICHEL et Christian LIMOUSIN

35
Signac Paul, D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme , édition de Françoise Cachin, Paris,
Hermann, 1964, pp. 33-35.
36
Ibidem, p. 102.
37
Combats esthétiques, tome II, p. 409. Mirbeau posséda au moins trois aquarelles de Signac (vues de
Venise, de Chioggia et de Rotterdam).

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