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Une fenêtre ouverte
sur le monde

Octobre 1974
(XXVII« Année)
2,40 francs français

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K f manuscrits

^ retrouves
de Léonard
de Vinci
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Photo © Giraudon, Paris

Toute la grâce florentine

La Vierge aux rochers (1483), chef-d'cuvre du Quattrocento italien,


Trésors aujourd'hui au Musée du Louvre, Paris (à gauche), montre à quel point
Léonard de Vinci, lorsqu'il le peignit à l'âge de trente et un ans, avait
de l'art déjà maitrisé toutes les ressources de l'art de la Renaissance. Le centre
du tableau est animé par un extraordinaire jeu de mains dont l'art offre
mondial peu d'exemples (ci-dessus, détail). L'exquise grâce florentine des per¬
sonnages (voir aussi page 26) s'accorde ici parfaitement avec le natu¬
ralisme du décor et la précision botanique de la végétation. Quelque
vingt-trois ans plus tard (vers 1506), Léonard peignit une réplique de
ce tableau, pour des raisons qui restent énlgmatiques, et y apporta
nombre de modifications de détails. Ainsi, dans cette version (aujour¬
d'hui à la National Gallery, Londres) disparaît par exemple le geste
de l'ange au doigt pointé vers le petit Jean-Baptiste, modification sur
® ITALIE laquelle Léonard n'a laissé aucune explication.
Le
Courrier DEUX MANUSCRITS RETROUVÉS
DE LÉONARD DE VINCI

OCTOBRE 1974 27e ANNÉE


5 LES FABULEUSES TRIBULATIONS
DES MANUSCRITS DE LÉONARD DE VINCI
par Paolo Galluzzi
PUBLIÉ EN 15 LANGUES

Français Arabe Hébreu


8 LES CODEX DE MADRID
Anglais Japonais Persan
par Anna Maria Brizio
Espagnol Italien Néerlandais

Russe Hindi Portugais


11 ÉLÉMENTS DE MACHINES
Allemand Tamoul Turc

15 LE THÉÂTRE EN ROND

Mensuel publié par l'UNESCO


Organisation des Nations Unies
16 LÉONARD MUSICIEN
pour l'Éducation,
la Science et la Culture par Emanuel Winternitz
Ventes et distributions :
Unesco, place de Fontenoy, 75700 Paris
19 SUPPLÉMENT DE 16 PAGES
Belgique : Jean de Lannoy,
112, rue du Trône, Bruxelles 5
LÉONARD DE VINCI
ABONNEMENT ANNUEL : 24 francs fran¬ RACONTÉ AUX ENFANTS
çais. Envoyer les souscriptions par mandat
par Bruno Nardini
C.C.P. Paris 12598-48, Librairie Unesco,
place de Fontenoy, 75700 Paris.

37 L'HISTOIRE DU CHEVAL GÉANT

Les articles et photos non copyright peuvent être reproduits


i condition d'être accompagnés du nom de l'auteur et
de la mention « Reproduits du Courrier de l'Unesco i, en 40 DANS UN MONDE DÉCHIRÉ
précisant la date du numéro. Trois justificatifs devront être
LA QUÊTE DE L'HARMONIE
envoyés à la direction du Courrier. Les photos non copyright
seront fournies aux publications qui en feront la demande.
Les manuscrits non sollicités par la Rédaction ne sont par Eugenio Garin
renvoyés que s'ils sont accompagnés d'un coupon-réponse
international. Les articles paraissant dans le Courrier de
l'Unesco expriment l'opinion de leurs auteurs et non pas
nécessairement celles de l'Unesco ou de la Rédaction. 45 LA GLOIRE DE PEINDRE

par Carlo Pedretti

Bureau de la Rédaction :

Unesco, place de Fontenoy, 75700 Paris, France 2 TRÉSORS DE L'ART MONDIAL


Directeur-Rédacteur en chef : Toute la grâce florentine (Italie)
Sandy Koffler

Rédacteur en chef adjoint :


René Caloz

Adjoint au Rédacteur en chef :


Olga Rodel

Secrétaires généraux de la rédaction :


NOTRE COUVERTURE
Édition française : Jane Albert Hesse (Paris)
Édition anglaise : Ronald Fenton (Paris)
Un des plus étonnants dessins parmi
Édition espagnole : Francisco Fernández-Santos (Paris) les -centaines d'esquisses que contien¬
Édition russe : Georgi Stetsenko (Paris) nent les deux manuscrits de Léonard.
Édition allemande : Werner Merkli (Berne)
Longtemps perdus, récemment redécou¬
Édition arabe : Abdel Moneim El Sawi (Le Caire)
verts à la Bibliothèque Nationale de
Édition japonaise : Kazuo Akao (Tokyo)
Madrid, Ils sont édités pour la première
Édition italienne : Maria Remiddi (Rome)
fois en fac-similé. Ce dessin représente
Édition hindie : Ramesh Bakshi (Delhi) la tête et le cou du moule extérieur
Édition tamoule : N.D. Sundaravadivelu (Madras)
d'une énorme statue équestre en bronze
Édition hébraïque : Alexander Peli (Jérusalem)
dont Léonard entreprit l'exécution (voir
Édition persane : Fereydoun Ardalan (Téhéran)
page 37 l'histoire complète). Pareil à
Édition néerlandaise : Paul Morren (Anvers) une lumière éclairant les ténèbres, l'es¬
Édition portugaise : Benedlcto Silva (Rio de Janeiro)
prit pénétrant de Léonard passait inces¬
Édition turque : Mefra Telci (Istanbul)
samment d'un sujet à l'autre. Bourrés
de notes brèves et de dessins d'une
Rédacteurs :
incroyable précision, les manuscrits de
Édition française : Philippe Ouannès Madrid nous permettent d'avoir une
Edition anglaise : Roy Malkin vision bien plus profonde et complète
Édition espagnole : Jorge Enrique Adoum que par le passé des de Léo¬
nard dans les domaines de la mécani¬
Illustration : Anne-Marie Maillard
que, de l'optique, de la fonte, et de bien
Documentation : Christiane Boucher d'autres sujets encore.
Maquettes : Rolf Ibach
. Robert Jacquemin Document © 1974, McGraw-Hill Book Co.
(U K.) Limited., Maidenhead, Angleterre, et Tau-
o
rus Ediciones, SA., Madrid, Espagne.
Toute la correspondance concernant la Rédaction doit itra
adressée au Rédacteur en Chet l

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Spécimen de la signature de Léonard
surimposée à son autoportrait,
Collection Windsor, Angleterre.
Il écrivait, dessinait et peignait de
la main gauche et, dans ses carnets,
la plupart de ses notes vont de droite
à gauche, selon cette curieuse écriture
- en miroir » ; c'est le cas de sa
signature, lo Lionardo », qui court
ici sur deux pages. Au-dessus d'elle,
la même, mais tracée de façon
conventionnelle, de gauche à droite.

n
Ce numéro est consacré à l'ouvre de
Léonard de Vinci telle qu'elle nous est
révélée par deux épais carnets de notes
LES FABULEUSES
longtemps perdus et redécouverts à
Madrid en 1965. Connus aujourd'hui
sous le nom de Codex Madrid I et II,
ils constituent l'une des grandes
TRIBULATIONS
découvertes de manuscrits de ce siècle.
Une édition en fac-similé sera publiée
cet automne par les Editions
Taurus d'Espagne et McGraw-Hill Book
DES MANUSCRITS
Company des Etats-Unis (1).
La conception générale de l'ouvrage et
sa préparation ont été assurées par un
eminent spécialiste des études
DE LEONARD
vinciennes, Ladislao Reti, qui termina la
transcription, les traductions (en italien
moderne et en anglais) et les
commentaires juste avant sa mort, en par Paolo Galluzzi
octobre de l'année dernière. Des
coéditions seront publiées en italien,
allemand, japonais et néerlandais.
Dans la préface aux Codex de Madrid,
Luis Sanchez Belda, directeur général
des Archives et Bibliothèques Nationales ^- TENDANT près de trois siècles, Orazio Melzi, relégua au grenier ces
d'Espagne, à Madrid, souligne « l'esprit ^ I les innombrables témoignages reliques léonardiennes, pour lui dé¬
de vaste collaboration internationale qui f que Léonard de Vinci laissa de nuées d'intérêt. Si bien que Lelio Ga-

a présidé à la publication des manuscrits : ' ses travaux scientifiques et tech¬ vardi, qui, précepteur dans la famille
nologiques nous demeurèrent celés. Melzi, était aussi le collaborateur et
elle est financée et dirigée par une
Ils étaient enfouis dans un impéné¬ l'ami d'Aide Manuce, le célèbre im¬
société américaine, les reproductions et
illustrations ont été faites en Suisse, la trable amas de paperasses et de no¬ primeur vénitien, n'eut aucun mal à
composition en Angleterre, la révision des tes de lecture d'assemblage chaoti¬ s'approprier 13 cahiers de Léonard. Il
textes en Italie et en Amérique, que et d'interprétation ardue, si bien les emporta à Florence pour les offrir
que jusqu'à la fin du 18e siècle, la à François de Médicis, dans l'espoir
l'impression en Espagne et la reliure en
gloire de l'artiste et du peintre a d'en tirer un substantiel bénéfice. Mais
République fédérale d'Allemagne ».
fortement estompé la considération le duc avait un conseiller qui chose
En même temps, un ouvrage de 320 pages
abondamment illustrées, également qu'eussent mérité le philosophe et le incroyable lui déclara : « Rien de
savant. Car le sort pitoyable que con¬ ceci ne saurait intéresser Votre Sei-
préparé par Ladislao Reti et intitulé
Léonard de Vinci (2) sera publié par nut, après la mort de Léonard, en gneurerle. » L'affaire ne fut pas
McGraw-Hill et des coéditeurs en France, 1519, l'ensemble de ses manuscrits conclue. Et Gavardi, son rêve de for¬
a Interdit à la culture européenne de tune évanoui, pria l'un de ses amis,
Espagne, Italie, République fédérale
d'Allemagne, Pays-Bas et Japon. bénéficier des idées et des solutions Ambrogio Mazzenta, qui partait pour
audacieuses exposées par Léonard. Milan, de restituer les cahiers à Orazio
En page 16 de ce numéro, nous publions
Léonard, nous le savons, avait par Melzi. Or, celui-ci n'en voulut pas, et
une partie d'un chapitre de cet ouvrage.
Un autre manuscrit unique de Léonard, testament légué tous ses manuscrits Mazzenta rapporte dans ses mémoires
récemment restauré, le Codex Atlantlcus, à Francesco Melzi, son fidèle disciple, qu'il « s'étonna que je me fusse donné
tel tracas, et me fit don des cahiers. »
est aussi publié en 12 volumes fac-similé, v qui avait partagé ses perpétuelles pé¬
de mêmes dimensions que l'original, régrinations, jusqu'à son lit de mort. C'est alors qu'entra en scène Pom¬
par les éditeurs florentins Giunti-Barbera Par quelles traverses les au¬ peo Léonl, d'Arezzo, qui allait jouer
et la Johnson Reprint Corporation (3). tographes de Léonard, jadis réunies, un rôle décisif. Sculpteur à la cour de
La Rédaction du « Courrier de l'Unesco » en vinrent-elles à connaître la disper¬ Philippe II, roi d'Espagne, Pompéo
tient à remercier McGraw-Hill, sion qui est aujourd'hui la leur? Léonl s'intéressa aux manuscrits de

Taurus Ediciones, Francesco Melzi avait abrité son Léonard que conservaient les héritiers
Giunti-Barbera et Robert Laffont dont précieux héritage dans sa maison de de Francesco Melzi. Promettant pro¬

l'aide généreuse a rendu possible ce Vaprio d'Adda près de Milan. Quand tection et faveurs, ¡I parvint à s'en^
numéro spécial. il mourut en 1570, son fils et héritier, faire céder une grande partie. Il réussit r

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(1) 5 vol. en coffret, 1974, McGraw-Hill Book PAOLO GALLUZZI est directeur du Musée et
Co. (U K.) Limited, Maidenhead, Angleterre et de la Bibliothèque Léonard, à Vinci (Italie). Il
Taurus Ediciones. S.A., Madrid, Espagne, 500 dol¬ prépare pour le Conseil national de la recher¬
lars. Edition de luxe reliée en cuir rouge, 750 che, en Italie, un lexique de la terminologie
dollars. philosophique et scientifique de Galilée. Il
(2) Léonard de Vinci, par Ladislao Reti, 1974, est l'auteur de nombreuses études sur l'his¬
Robert Laffont, Paris, 250 F. toire de la pensée scientifique des Í6» et
(3) Le Codex Atlanticus. 12 vol., 1974, Giunti- 17' siècles en Italie.

Barbera, Florence et Johnson Reprint Corporation,


New York, éditeurs. 8 700 dollars.
k également à obtenir dix des trente ca- par devers lui tous les autres. Car un
hiers dont Orazio Melzi avait fait ca¬ bon nombre tomba aux mains de son
deau à Mazzenta. Entre 1582 et 1590 gendre et héritier Polldoro Caichi.
huit ans l'héritage de Léonard Celui-ci entreprit ouvertement de les
passa ainsi presque entièrement aux monnayer. Vers 1622, il vendit au
mains d'un nouveau possesseur. comte Galeazzo Arconatl, de Milan, le
En dépit de son incompétence, Léonl grand -recueil des « Arts Secrets »,
voulut présenter ces documents sous dans la compilation de Léoni, recueil
une forme plus attrayante, et déman¬ aujourd'hui connu comme Codex Atlan-
tela plusieurs cahiers pour les regrou¬ ticus. En 1636, Galeazzo Arconati en
per en forme de grands recueils. Cette fit don à la Bibliothèque Ambrosienne
singulière « restauration » modifia ra¬ de Milan, avec d'autres manuscrits de
dicalement l'ordonnancement originel Léonard.

des papiers de Léonard, effaçant du Une autre partie des documents


coup de précieuses indications sur de Léonard que détenait Léoni échoua
l'ordre de composition, la chronologie, en Angleterre. Thomas Howard,
le nombre primitif des cahiers, enfin, comte d'Arundel, réussit à acquérir
préluda à de nouvelles dispersions et le deuxième grand recueil compilé par
de nouvelles disparitions. Léoni, lequel comprenait toutes les
S'il déclara à Orazio Melzi qu'il fe¬ planches artistiques proprement dites,
rait présent des manuscrits de Léo¬ recueil dit aujourd'hui Collection
nard au roi d'Espagne, rien ne donne Windsor, du fait qu'il fut conservé
à croire que Pompeo Léoni en eût à la Royal Windsor Library. Thomas
vraiment l'intention. Il semble qu'il n'en Howard acheta aussi un autre manus¬

offrit quelques-uns que pour garder crit, désigné aujourd'hui comme Codex

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Ci-dessus, l'un des nombreux dessins


du Codex Madrid I, où Léonard
analyse les éléments de base d'une
machine. Il s'agit là d'une machine
destinée à la transmission de la force
et du mouvement grâce à des vis
sans fin et des roues dentées ; ce sujet
fut constamment au centre des
préoccupations de Léonard.

Ci-dessus, lettres majuscules de l'alphabet


de Léonard, écrites de sa main, à
l'envers, comme « dans un miroir ».
E|les proviennent, agrandies, de
différentes pages du Codex Madrid I.
L'écriture de Léonard n'est pas toujours
aussi élégante. Il griffonnait souvent
ses pensées au hasard des marges
de ses carnets.

Dessin du Codex Atlanticus représentant


à droite une grande excavatrice mue
par un treuil et Imaginée par Léonard
pour soulever et transporter les déblais
provenant du creusement d'un canal.
Du temps de Léonard, les méandres
et les brusques changements de niveau
de l'Arno, interdisaient la navigation
sur ce fleuve entre Florence et la mer.
Léonard tenta sans répit de transformer
le cours de ce fleuve en canal, de façon
à en faire une grande voie fluviale
reliant Florence à la mer.
Documents O 1974, Giunti-Barbera, l-lorence, et
Johnson Reprint Corporation. New York
Documents O 1974, Giunti-Barbera, Florence,
Johnson Reprint Corporation. New York
Arundel 263, que l'un de ses héritiers sienne figurent parmi les ouvrages
donna plus tard à la Royal Society. majeurs qui sont expédiés sur Paris,
Les acquisitions d'Arundel se situent où le Codex Atlanticus sera déposé à
dans les années 1630-1640. la Bibliothèque Nationale, les autres
Le 18« siècle connaît d'autres manuscrits étant confiés à l'Institut
« mouvements » de manuscrits. Vers de France. Quand prendra fin l'aven¬
1715, lord Leicester achète et emporte ture napoléonienne, les gouvernements
en Angleterre le codex qui porte intéressés obtiendront restitution des Les deux dessins de cette page
proviennent' du Codex Atlanticus,
aujourd'hui son nom. Vers 1750, le trésors nationaux spoliés. Le Codex
manuscrit récemment et remarquablement
Codex Trivulcien, particularisé par les Atlanticus fera alors retour à Milan,
restauré par les moines de Grottaferrata,
longues enumerations de vocables mais l'Institut de France conservera
couvent près de Rome. Ce Codex est
notés par Léonard, retourne à la les autres manuscrits... maintenant publié en douze volumes
Bibliothèque Ambroslenne à laquelle il Avec le 198 siècle, les bibliothèques et en fac-similé. Le dessin ci-dessus

avait été offert par le comte Arconati, anglaises s'enrichissent de nouveaux montre une machine à faire des cordes

qui l'en avait ensuite retiré. A la fin documents. En 1876, John Forster avec ses quinze fuseaux. En bas,
du 18e siècle, des recueils qui parais¬ donne au South Kensington Museum machine pour creuser un canal. Elle
saient avoir trouvé un asile définitif soulève la terre et la dépose sur
(aujourd'hui Victoria et Albert Museum)
les rives du canal.
sont remis en circulation. Le 15 mai trois cahiers de Léonard connus sous
1796, Napoléon Bonaparte entre victo¬ l'appellation de Cahiers Forster. Noble
rieusement à Milan ; exécutant les générosité, mais voici un déplaisant
ordres du Directoire, il organise une intermède.
rafle systématique d'iuvres artisti¬ Guglielmo Libri, bibliophile et érudit,
ques et culturelles. Le Codex Atlan- l'un des pionniers de l'historiographie
ticus et les manuscrits de l'Ambro- scientifique, passionné de Léonard, va
SUITE PAGE 50

& 03- Â
:x.i-
LES CODEX DE
Dessiner était, pour Léonard, une sorte l'impossibilité du mouvement perpétuel,
de langage imagé plus immédiatement Fustigeant ceux qui poursuivaient
compréhensible que les mots. Ci-dessous, ce mythe, Léonard les assimilait
dessin du Codex Madrid I exécuté aux alchimistes qui voulaient transmuer Document © 1974, McGraw-Hill Book Co.
(U.K ) Limited, Maidenhead, Angleterre, et Tau-
par Léonard pour démontrer de vils métaux en or. rus Ediciones, S.A., Madrid, Espagne

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MADRID
par Anna Maria Brizio A travers les
700 pages redécouvertes
les milles visages du génie

LA récente découverte de deux ou incomplet des éléments dont on d'une clairvoyance hors pair. Quel que
grands manuscrits de Léonard disposait. soit le domaine où il s'exerce, il est
de Vinci, dessins et textes, que Dans leur ensemble, les deux tout de beauté et de signification
l'on avait crus longtemps perdus Codex couvrent une période d'une profonde.
à jamais, a ouvert un chapitre nouveau, quinzaine d'années, de 1491 à 1505, Il peut être intéressant de noter que
et particulièrement étonnant, de la pen¬ alors que l'activité de Léonard était les dessins « aériens » de montagnes,
sée et de l'ruvre de Léonard, génie la plus intense. en vue cavalière, à la sanguine, dont
universel s'il en fut. Ils offrent l'un et l'autre des carac¬ la manière lumineuse de représenter
On est en présence d'un ensemble téristiques bien différentes. Madrid I le paysage est si neuve et si moderne,
d'une ampleur sans précédent, dans est un Codex exceptionnellement ont été exécutés au cours de relevés
lequel Léonard a consigné des notes homogène par son sujet, car il porte cartographiques dans la vallée de
et des pensées, comme les résultats essentiellement sur la mécanique. l'Arno ; et que les dessins de machines
de ses recherches et de ses expé¬ Madrid II, au contraire, représente un de Madrid I sont d'une telle clarté et
riences dans le domaine artistique, éventail de sujets très divers, mais vigueur qu'ils communiquent, en même
et aussi dans le domaine de la qui pour la plupart se rattachent aux temps que l'image la plus précise de
mécanique, de la géométrie, de l'hy¬ problèmes artistiques. l'objet, le sens dynamique de sa fonc¬
drologie, de l'anatomie, de la météo¬ Des notations très subtiles sur les tion. Il en va de même pour ses dessins
rologie, du vol des oiseaux. C'est effets chromatiques, liés à l'espace d'anatomie.

une vision dynamique de l'univers, et au plein air relèvent de la pein¬ De tous les recueils de Léonard par¬
où les forces et les éléments naturels ture (voir page 45) et, en fait, ces venus jusqu'à nous, Madrid I est donc
interfèrent dans un mouvement per¬ passages en avaient été extraits l'un des plus systématiques si ce
pétuel et se transforment sans cesse. pour être insérés dans un Traité de la mot peut être employé à propos de
Les deux Codex de Madrid sont peinture (compilé après la mort de Léonard parce qu'il est consacré
venus soudain ajouter non moins de Léonard) dont lui-même avait conçu le presque entièrement à la mécanique.
700 pages aux manuscrits de Léonard projet vers 1490. Tout un cahier est Matériellement aussi, il est l'un des
qui étaient parvenus jusqu'à nous. consacré à la fonte du « grand cheval plus ordonnés, et nombre de ses pages
Un héritage de quelque 6 000 pages. de Milan », le monument équestre sont présentées comme une copie
Et ¡I s'agit de textes d'une extrême conçu pour Francesco Sforza et qu'il définitive : sur plusieurs feuillets,
importance, d'apports riches et nou¬ n'a jamais réalisé (voir page 37). De les dessins sont si fermement et si
veaux, très précieux pour éclairer des nombreux dessins d'architecture trai¬ soigneusement exécutés, ombrés à
questions discutées depuis long¬ tent surtout de fortifications. grands traits, le texte qui les accom¬
temps, ou demeurées sans réponse Toutefois, quand il s'agit de Léonard, pagne d'une mise en page si parfaite,
en raison du caractère fragmentaire il serait vain de chercher à établir des que l'on en vient à se demander si
catégories dans ses dessins, d'y voir Léonard ne les avait pas ainsi pré¬
¡ci d'art et là travail technique. parés en vue de l'impression.
Cette distinction n'avait aucun sens On trouve deux dates dans ce
pour Léonard et elle était parfaitement Codex : 1493 et 1497. J'incline pour ma
étrangère à son mode de pensée. Chez part à choisir la première date : 1493,
lui, l'activité artistique et l'activité plutôt que la seconde, en raison des
ANNA MARIA BRIZIO est Président du scientifique naissent d'une inspiration nombreuses références que l'on trouve
Centre des Recueils des de Léonard
unique, jaillissent sans cesse l'une de dans d'autres manuscrits de Léonard
de Vinci, à Vinci, en Italie (Ente Raccolta
Vinciana), membre du comité des Etudes l'autre et, par réciprocité, les acquis qui vont de 1490 à 1492.
vinciennes et membre du Conseil supérieur de l'une interviennent dans les déve¬ Ces années appartiennent à une
des Beaux-Arts à la Nazionale del Lincei. décennie décisive : celle où Léonard
loppements de l'autre.
Professeur d'histoire de l'art à l'Université
Chez lui, le dessin est toujours lan¬ travaille dans le duché de Milan. Ik
de Milan, elle a consacré un grand nombre
d'études à Léonard de Vinci. gage, doté d'une force créatrice et se voue alors avec une opiniâtreté r

Treuil destiné à soulever de lourds

chargements (à droite). Le dessin est


si précis qu'il parait sortir de la plume
d'un dessinateur industriel moderne.

A gauche, esquisse de la machine


assemblée et, à droite, vue en éclaté
de ses roues, disques et engrenages.
Léonard a parfaitement résolu le problème
de la transformation du mouvement
rotatif en mouvement alternatif.

Document © 1974. Giunti-Barbera, Florence et


Johnson Reprint Corporation, New York
et une ouverture d'esprit toujours des traitées dans Madrid I, souligne
grandissantes à la recherche et à l'ex¬ deux thèmes : le mouvement des
périmentation. Il parvient à des résul¬ projectiles et le mouvement du pen¬
tats de plus en plus importants dans dule. Ils s'imposent en effet, tant par
l'étude de la mécanique, théorique et leur nouveauté que par l'importance de
pratique à la fois, aussi bien au niveau leurs développements.
de la définition des lois et principes des A propos du mouvement, Léonard
« puissances » (Léonard utilise le mot distingue le « mouvement naturel » et
« potenzla ») qui régissent le monde le « mouvement accidentel » et analyse
(poids, force, mouvement, choc), que leurs caractéristiques et lois respecti¬
dans le domaine d'application de ces ves. Le mouvement naturel », dans
lois à la construction de dispositifs l'acception de la terminologie léonar-
mécaniques. dienne, est celui qui découle de l'action
« Le livre de la science des machi¬ de la gravité. « Tout poids souhaite
nes vient avant le livre de leurs tomber vers le centre du monde par
applications », et : « La mécanique est le plus court chemin », écrit-il dans
le paradis des sciences mathémati¬ son langage typique, qui tend à per¬
ques, car, par elle, on en arrive au sonnaliser les choses et opérations
fruit mathématique », ce sont là maxi¬ de la Nature.
mes célèbres de Léonard, qui expri¬
ment clairement la relation entre deux
phases, l'analyse et la création.
Pour la beauté des dessins, devenue
aussitôt célèbre, la partie la plus spec¬
taculaire du Codex est celle qui est
consacrée à l'étude et à la représen¬
tation des machines, plus exactement
des différents éléments qui constituent
le mécanisme complexe d'une machi¬
ne : une sorte d'anatomie mécanique.
-. m t**. J **.. ,
j" -îjl . -.«~, wíj, ww»l Ladislao Reti, le premier des spé¬
+ **>-#r ~f'w.
<rwr. »_H -1»'l
¿S .! .W
cialistes de Léonard à compulser les
?1 manuscrits de Madrid, et à les étudier
r>i«.jj,f,w.1,;., j_,
avec autant de passion que d'intelli¬
gence, a justement mis en relief la Le « mouvement accidentel » est
somme d'intuitions et de solutions causé par une force (potenzla) qui
Certains des dessins les plus accomplis mécaniques géniales contenues dans combat « le souhait qu'a l'objet de
du Codex Madrid I ont trait à la Madrid I. Elles anticipent souvent, et reposer au centre du monde, et
transmission du mouvement et de la de manière stupéfiante, sur des dispo¬ c'est un mouvement violent ». Au
force au moyen de roues dentées, sitifs qui ne trouveront leur formula¬ folio 147 (recto) de Madrid I, les lois et
de vis sans fin et de leviers. Le
tion que des années, sinon des siècles, les conduites du « mouvement naturel »
mécanisme ci-dessus est un exemple
plus tard. et du « mouvement accidentel » sont v
des efforts incessants déployés par
Ladislao Reti, dans la multitude d'étu analysées. « Prenons comme exem- r
Léonard pour améliorer ses appareils.
Son diagramme (en haut à droite)
illustre sa conception des mouvements
naturel et accidentel. Pour démontrer
cette théorie, il prit comme exemple
l'effet de pendule que produit un poids
suspendu à une corde en tombant
et en se balançant librement.

Documents © 1974. McGraw-Hill Book Co. (U K.) Limited, Maidenhead, Angleterre,


et Taurus Ediciones. S A , Madrid, Espagne
A droite, volants munis d'une bielle
pour le réglage de la vitesse
d'une machine. Nombre d'appareils
inventés par Léonard contiennent des
erreurs ; c'est ce qu'affirme
Lord Ritchie-Calder dans son ouvrage
« Leonardo and the Age of the Eye »
(Léonard ou l'âge de l' Ritchie-Calder
rappelle cet article de journal où il
était dit qu'un tank dessiné par Léonard
n'aurait jamais pu fonctionner, l'artiste
ayant disposé le vilebrequin de telle
sorte que les roues avant auraient tourné
dans un sens et les roues arrière en
sens inverse. « Ce n'est pas une faute,
écrit Ritchie-Calder, mais une erreur
volontaire, typique de l'habitude .
narquoise de Léonard qui consistait
à créer des problèmes à autrui.
S'agit-il d'une espièglerie ou bien
est-ce la façon de Léonard de
« breveter » ses idées de sorte que
lui seul pouvait les réaliser? »
Professeur à l'école polytechnique
de Milan, Luigl Boldetti poursuit
des recherches sur l'oeuvre technique
de Léonard. Travaillant sur les
diagrammes de Léonard il a découvert
qu'il y avait presque toujours
quelque chose » qui empêchait
la machine de tourner : roue dentée
de trop, vilebrequin mal placé, cliquet
10 Inutile, etc. Le « piège » découvert,
la machine fonctionnait.
Tableau tiré de Léonard de. Vine 1974. McGraw-Hill Book Co. (U K) Limited, Maidenhead. Angleterre, et Robert Laffont, Paris

1. Vis

2. Clavettes

3. Rivets

4. Roulements et paliers

5. Tourillons, axes, arbres

6. Accouplements

7. Cordes, courroies, chaînes

8. Roues de friction

9. Boues dentées et à chaînes

10. Roues volantes

11. Leviers, manivelles, bielles

12. Roues à rochets

et encllquetages

13. Pistons et presse-étoupes

14. Freins et disques à freins

15. Embrayage et débrayage

16. Tuyaux

17. Cylindres à vapeur, pistons

18. Robinets et soupapes

19. Ressorts

20. Traverses en croix,


glissières

21. Cames

22. Poulies

Éléments
de machines

Dans les Codex de Madrid, Léonard fonctionnement des machines en général ». Madrid I établit maintenant, ainsi qu'une
pour la première fois dans l'histoire de la La compréhension dont Léonard fait preuve note découverte dans le Codex Atlanticus
technologie fait une analyse des éléments mécaniques en ce qu'ils sur tes cylindres de pompes et les pistons,
systématique du fonctionnement et des sont distincts de l'ensemble de la machine que les vingt-deux éléments dont Reuleaux
éléments des machines. Dans un chapitre lui accorde une place à part parmi les dresse la liste, avaient été analysés et
de l'ouvrage à paraitre prochainement, autres techniciens de son temps et bien étudiés par Léonard, à l'exception du rivet
Léonard de Vinci, intitulé « Eléments de d'autres qui lui sont postérieurs. (qu'il exclut volontairement). Le tableau
machines », Ladislao Reti affirme - que On pensait que Franz Reuleaux, dans son ci-dessus, extrait du livre Léonard de Vinci,
le Codex Madrid I prouve à l'évidence ouvrage classique « La Cinématique des reproduit pour chaque pièce les
que Léonard a essayé de composer un Machines », fonda en 1870 la théorie dessins de Léonard. 11
véritable traité de la composition et du moderne des mécanismes. Le Codex
pie un poids rond suspendu à une Toutes les parties des mécanismes W
corde et nous l'appellerons A. Il sera d'horlogerie sont décrites par Léonard '
soulevé aussi haut que le point de sus¬ dans le Codex Madrid I. Mais il ne dessine

pension de la corde, lequel sera appelé ni ne décrit des mécanismes complets,

F. J'affirme donc que si l'on laisse tom¬ à l'exception toutefois d'un seul dessin
(à droite) représentant la disposition
ber ce poids, tout le mouvement effec¬
générale d'une horloge à contrepoids
tué de A en N (voir dessin page 10)
équipée d'un système de sonnerie. Mais il
sera appelé mouvement naturel, parce y manque aussi quelques pièces.
qu'il cherche à s'approcher du centre
*
du monde. Après cette arrivée au point
voulu, c'est-à-dire N, un autre mouve¬
»
ment a lieu que nous nommerons acci¬ 1 (
dentel parce qu'il va contre son gré. »
Et de ces deux mouvements, Léo¬
nard formule clairement les lois : « Le tfctfffv* \«>
mouvement accidentel sera toujours
plus faible que le naturel » et, de plus,
« plus le mouvement naturel approche
de sa fin (de « a » à « n », voir
dessin), plus il s'accélère : le mouve¬
ment accidentel (de « n » à « m ») fait
l'opposé. » rcth ^x.
I On attribue généralement à Galilée, en 1582,
' et à Huygens, plus tard, l'invention de
l'horloge à pendule. Mais le Codex Madrid I
Et dans le même passage, avec une contient des notes et des dessins qui
étonnante pénétration, Léonard analyse montrent que Léonard avait eu l'idée,
le mouvement d'un projectile lancé en parfaitement originale à son époque,
l'air : « Si ces mouvements sont effec¬ d'utiliser le pendule pour les horloges, près
tués vers le ciel, comme dans l'arc que d'un siècle donc avant Galilée. Les dessins

décrit une pierre, le mouvement acci¬ de Léonard comprennent nombre


d'échappement à pendule (l'échappement
dentel sera alors plus grand que celui
est le mécanisme régulateur du mouvement
que nous appelons naturel : après
d'horlogerie) et sur un feuillet (folio 157
avoir atteint, dans l'air, le sommet du
verso) il traça le mécanisme complet
mouvement ascendant, cette pierre d'une horloge (à gauche) avec contrepoids
cesse de suivre dans l'air la forme retenu par une corde enroulée sur un
d'arc commencée et dans son grand tambour, une série de roues dentées, une
désir de redescendre, elle fait une came et un échappement en éventail,
réunissant ainsi tous les éléments d'un
ligne bien plus incurvée et plus courte
mécanisme idéal. D'autres dessins dans
que celle faite en montant. »
cette double page illustrent bien les
Or, environ un siècle plus tard,
recherches que Léonard poursuivit sa vie
Galilée considérait toujours la ligne durant sur les appareils à mesurer
tracée par la trajectoire des projec¬ le temps et l'ingéniosité qu'il déploya
tiles lancés en l'air comme une para¬ pour en inventer des mécanismes
bole parfaite. L'ail extrêmement aigu encore plus efficaces.
de Léonard avait « vu » au sens litté¬
ral et au sens symbolique, la trajec¬
toire exacte des objets projetés et en
donnait graphiquement la démonstra¬
tion précise.
Pour le mouvement du pendule, Léo¬
nard a justement remarqué que, dans
ses oscillations, l'arc décrit par le
mouvement ascendant est plus court
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» .,(.> j

Les ressorts n'étaient employés dans les


horloges que depuis une dizaine d'années
quand Léonard conçut cette machine pour
les fabriquer. Il consacre nombre de pages
du Codex Madrid I à la production et à
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OS l'utilisation des ressorts, destinés surtout
JÍ -
aux horloges. Les dessins ci-dessus
§<: illustrent différents types de ressorts et
tuco
aussi le remontage d'un ressort à l'aide
d'une clef (rangée du bas). A gauche, autre
exemple des recherches de Léonard sur
ï 2
les mécanismes d'horlogerie : esquisse
o Lü pour un échappement à roues. Léonard
2 n'indique pas l'usage qu'il attribue à son
appareil, mais Galilée utilisa le même
échappement pour son horloge à pendule,
et vingt-quatre ans après sa mort on
installa à Florence une horloge dotée de
ce même échappement.

11
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f
Léonard dessina ces esquisses dans le
Codex Madrid I pour illustrer les fonctions
des roues à dents et des pignons.
Ses notes, à partir du haut, disent :
Ici, la roue ne peut pas mettre le pignon
en mouvement, mais le pignon peut mouvoir
la roue. » « Même chose que ci-dessus. »
« De nouveau, même chose que ci-dessus,
mais en partie seulement » « Ici, le
,1 *«vA}>.y>o}«*çft /-íí^ífr pignon mettra la roue en mouvement. »
« Ici, chacun met l'autre en mouvement. »

Document © 1974, McGraw-Hill Book Co.


(U.K.) Limited, Maidenhead, Angleterre, et
Taurus Ediciones, S A., Madrid, Espagne

k que lors du mouvement descendant, et monté verticalement ; tous deux ac¬


* en se raccourcissant toujours davan¬ tionnant un régulateur pendulaire dont
tage, il ralentit les oscillations. Il note le lourd pendule est relié à la verge.
également que plus petit est l'arc, plus Au verso du feuillet 157 le dessin
uniformes tendront à devenir les oscil¬ donne une variante de l'échappement
lations. à came tambour commandant par l'en¬
On connaît bien les études de Léo¬ tremise d'un secteur denté un volant

nard sur l'application des mouvements à quatre ailettes. Léonard note qu'il
du pendule au mouvement des scies, s'agit d'un régulateur d'horloge ; en
des pompes, et surtout des moulins. dessous, autre dessin dans lequel le
A-t-il également songé à les appliquer type d'échappement est le même, mais
à l'horlogerie ? La question a été long¬ il fait osciller une tige semblable à
temps débattue sans que l'on puisse celle d'un pendule.
en décider. Cependant, dans le Codex Madrid I,
Or, Ladislao Reti a fait remarquer Léonard n'a nulle part dessiné une
que dans le manuscrit Madrid I, nom¬ horloge à pendule complète. Tout se
bre de pages avec textes et dessins passe comme s'il avait étudié diverses
représentaient des études de base, parties d'un mécanisme idéal, mais
faites par Léonard pour adapter le non assemblé. Mais selon Bedini et

pendule au régulateur d'horloge. Les Reti, nous sommes désormais fondés


travaux de Ladislao Reti ont été à avec le folio 157 verso à voir le pre¬
cet égard assez décisifs pour convain¬ mier projet d'une horloge à pendule
cre Silvio Bedini, l'un des grands presque un siècle avant Galilée (*).
spécialistes de l'horlogerie. Toutes sortes d'autres mécanismes
Léonard s'est toute sa vie intéressé sont analysées dans Madrid I : res¬
aux mécanismes d'horlogerie. A bonne sorts d'horlogerie, mécanismes utili¬
preuve sa parfaite connaissance des sant le principe du ressort pour engen¬
grandes horloges et des planétaires drer une force constante, roues den¬
qui existaient à son époque en Lom- tées pour la transmission du mouve¬
bardie. Il a particulièrement étudié ment, bien d'autres encore. Léonard
l'horloge du clocher de l'abbaye de a cherché à réduire la friction et trouvé

Chiaravalle, près de Milan, et l'hor¬ aussi à ce problème certaines solu¬


loge astronomique (ou astrarium) de tions particulièrement heureuses.
Giovanni de Dondi, à la bibliothèque du Ici, je tiens à développer plusieurs
£~ dtim^v/£^*/"ÍnÜ2P château Visconti, à Pavie. Il a fait remarques de Carlo Zammattio qui a
attiré l'attention sur l'étude toute parti¬
maints croquis.
Pour ce qui est de l'idée absolument culière que Léonard a faite des cours
originale de Léonard, idée préfigurant d'eau, en Lombardie. Léonard s'inté¬
les recherches de Galilée, c'est-à-dire ressait à l'eau et à ses « emplois »,
appliquer un régulateur pendulaire aux pour fournir de l'énergie aux machines,
mécanismes d'horlogerie, Bedini et faire tourner les moulins, etc
Reti jugent que Madrid I apporte bien SUITE PAGE 36

la preuve que Léonard ouvrait la voie (*) N.D.L R. Le professeur Joseph Needham
à la solution du problème. consacre plus de 100 pages de son ouvrage
Science and Civilisation m China aux mou¬
A cet égard les folios 9 recto, 61 ver¬ vements mécaniques d'horlogerie en Chine,
so et surtout 157 verso sont d'un in¬ six siècles avant les horloges de l'Europe
térêt capital. Au 61 verso, deux figu¬ du 14e siècle. Il souligne, en particulier, que
l'échappement, pièce maîtresse d'une horloge,
res présentent des échappements à
fut conçu dès 1088, pour une horloge astro¬
roue de rencontre et à verge, l'un tra¬ nomique construite par un savant chinois
vaillant sur un plan horizontal, l'autre Su Sung.

14
paupière. Dessin extrait d'un manuscrit
conservé à la Bibliothèque royale de Turin.

Photo © Bibliothèque royale de Turin

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Le théâtre en rond /

de Léonard
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Léonard, dont l'une des passions était
l'organisation de fêtes grandioses qui le
rendirent célèbre à la cour de Ludovic
le More, à Milan (voir page 25), à
Amboise, où il imagina pour le roi de France
nfl
un spectacle féerique, ne pouvait qu'être
séduit par l'idée d'un théâtre dont la
conception architecturale et la machinerie
seraient tout à fait originales. Il mit
au point le mécanisme de fonctionnement Photos © 1974 tirées de Leonardo da Vinci », ouvrage collectif édité par Giunti-Barbera, Florence © 1974
d'un théâtre construit en deux parties
pivotantes qui se rejoignent pour former
un cercle parfait. L'idée lui en vint à la
lecture de Pline qui, dans son Historia
Naturalis, mentionne l'existence d'un tel
théâtre sans en décrire le processus
mécanique. Léonard trouva une solution
de sa façon et imagina l'emploi d'un
système de chaînes de blocs de bois.
Nous reproduisons en bas, à droite, les
schémas de ce système fort ingénieux
décrit par Léonard dans le Codex Madrid I.
Le théâtre ouvert se présente sous la
$*
forme de deux demi-cercles représentant
un « X » arrondi (N 1) où prennent place
les spectateurs. Une fois le théâtre rempli,
pour procéder à sa fermeture, les chaînes
se mettent en marche et glissent l'une sur
l'autre (N 3) pour arriver à la position du
chiffre trois couché (N" 2 sur la photo) ;
les deux demi-cercles sont alors côte
U
à côte. Le mouvement pivotant continue
jusqu'à ce que les bords extérieurs se
rejoignent pour former un cercle
parfait (N° 4).
Cette invention ne relève pas du domaine
du rêve, mais elle est si précise que
James E. McCabe a pu réaliser une
maquette de ce théâtre sur les bases des
indications fournies par Léonard, prouvant
ainsi que le principe mécanique était
correct. Ci-dessus, à droite, modèles des
différentes positions du théâtre.
On retrouve ce principe à chaînes dans
le jouet que tient l'enfant (en haut à droite)
figurant sur la peinture de Bernardino
Luini (1475-1532).
Peut-être pourrait-on démontrer que, de
même que pour l'invention de l'hélicoptère
(voir page 30), l'idée de la chaîne de
poutre est née d'un simple jouet.
Document © 1974, McGraw-Hill Book Co. (U.K.) Limited, Maidenhead, Angleterre, et
Madrid, Espagne.
LEONARD
MUSICIEN
Texte © copyright LIEN qu'on ait toujours exalté concept de temps musical ; il inventa
Reproduction interdite son « génie universel », les ré¬ une quantité considérable d'instru¬
flexions et les activités de Léo¬ ments de musique ingénieux et apporta
nard, sur le plan musical, n'ont des améliorations à ceux existants. Il
jamais retenu sérieusement l'attention avait aussi, sur la philosophie de la
et n'ont jamais été systématiquement musique, des idées extrêmement origi¬
étudiées. nales et intimement liées à sa philo¬
Il est significatif que les ouvrages sophie de la peinture.
par Emanuel Winternitz qui lui ont été consacrés, même au Vasari rapporte qu' « après que

cours de notre siècle, ne font aucune Ludovic Sforza fut devenu duc de
mention de la musique, ou se conten¬ Milan, Léonard, qui était déjà célèbre,
tent de citer les réflexions de Vasari, fut amené, pour jouer de la lyre, devant
EMANUEL WINTERNITZ est Conservateur du
auteur des célèbres Vies des excel¬ le duc qui aimait beaucoup le son de
département des instruments de musique au
Metropolitan Museum of Art, et professeur lents peintres, sculpteurs et archi¬ cet instrument ; Léonard avait apporté
de musique à la City University of New York tectes... une lyre qu'il avait fabriquée, presque
(Etats-Unis). L'article ci-dessus est extrait de Léonard consacrait, en fait, beau¬ entièrement d'argent, mais en forme
l'importante étude qu'il a consacrée à Léonard
de Vinci musicien dans l'ouvrage « The
coup de temps à la musique. Il en de crâne de cheval, forme nouvelle et
Unknown Leonardo qui sera publié inces¬ jouait et il l'enseignait ; il s'intéressait bizarre, calculée pour donner plus de
samment par les Editions McGraw-Hill (1974) profondément à l'acoustique et se livra, force au son (l'armonia) ; avec cet
sur les manuscrits de Madrid, et qui paraîtra
dans ce domaine, à de nombreuses instrument, il surpassa tous les musi¬
cet automne en français sous le titre « Léo¬
nard de Vinci, l'humaniste, l'artiste, l'inven¬ expériences qui ont un rapport direct ciens qui étaient venus jouer. Il était
teur » aux Editions Robert Lañont, Paris, 1974. avec la musique ; il s'acharna sur le en outre le meilleur poète improvisa-

16
teur de son temps. » Plusieurs histo¬ penché sur les phénomènes de vibra¬ à des expériences avec des vases de
riens ultérieurs vantèrent ses mérites tion et de résonance, la façon dont la différentes formes et d'ouvertures

musicaux, en . particulier Giovanni percussion d'un corps le fait osciller variables. Léonard portait aussi un vif
Paolo Lomazzo qui dans son Trattato et communiquer son oscillation à l'air intérêt à la facture d'instruments de

dell'arte délia pittura, de 1584, et dans ambiant, à un liquide ou un corps musique. Il en perfectionna certains et
Idea del templo délia pittura, de 1590, solide. en inventa d'autres.

cite « Leonardo Vinci Peintre », comme Il a étudié la propagation des ondes Les notes et les esquisses de Léo¬
un des grands maîtres de la lira. sonores dans la mesure où elles diffè¬ nard qui ont trait à des instruments
La lira dont il est question dans ces rent des ondes lumineuses, la réflexion de musique sont disséminées dans
ouvrages est la lira da braccio, l'instru¬ et la réfraction des ondes sonores, le ses manuscrits. Si ces notes et ces

ment polyphonique à archet le plus phénomène de l'écho, la vitesse du dessins, étudiés séparément, peuvent
noble et le plus ingénieux de l'époque son et les facteurs qui déterminent sembler hermétiques, une comparai¬
un violon à sept cordes, dont cinq l'amplitude sonore, s'intéressant aux son méthodique révèle que ce ne sont
cordes mélodiques pouvaient être lois qui régissent la chute d'intensité pas de simples divertissements gra¬
pressées contre la touche, tandis que du son, en fonction de la distance tuits, mais qu'ils font partie des
Íes deux autres, placées en dehors de entre son origine et l'oreille. recherches systématiques de Léonard
la touche, fournissaient un effet de Il aborda ce sujet d'une façon très pour atteindre des buts fondamentaux
bourdon quand elles étaient pincées originale, en établissante qu'on peut dont les plus importants sont : auto¬
ou touchées par l'archet. appeler une perspective du son, paral¬ matiser certains instruments et inven¬
Léonard a fait des recherches sur lèle aux lois de la perspective optique ter des claviers facilitant l'exécution ;

l'origine du son (« Qu'est-ce que le auxquelles, en sa qualité de peintre, augmenter la vitesse de jeu ; accroître
son produit par percussion ? ») et a il attachait tant d'importance. En tant le registre sonore pour permettre, par
examiné l'impact sonore de certains que musicien, il s'intéressait aussi, exemple, de jouer des mélodies au
corps sur d'autres, développant les naturellement, aux facteurs qui déter¬ tambour; maîtriser l'extinction rapide,
idées séculaires de Pythagore. Il s'est minent la hauteur du son et il se livra du son des cordes pincées en dotant I

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Léonard était un excellent musicien. la rue. L'axe de la roue du chariot ton « à la manière de la voix humaine »,
Il inventa quelques nouveaux instruments entraîne une roue dentée centrale qui, et, en effet, il y a une grande
de musique et en améliora d'autres. à son tour, entraine d'autres roues dentées ressemblance entre l'ouverture supérieure
Profondément intéressé par la construction actionnant cinq baguettes de part et du larynx montrée ¡ci et les deux
des tambours, il en dessina divers types d'autre du tambour cylindrique. flûtes qui ressemblent à des
dans ses carnets. Il cherchait à enrichir Dans son sur l'art et la science, flageolets modernes.
les possibilités musicales de cet Léonard prêta une grande attention
instrument et à en rendre le jeu plus à l'étude de l'anatomie, témoin ce dessin,
facile par différents mécanismes en haut à droite, du larynx et de
automatiques. Ci-dessus, le dessin d'un la trachée (maintenant dans la Collection
tambour militaire mécanisé, dans le Windsor). Cela lui donna probablement
Codex Atlanticus, ressemble à l'un de l'idée de ces deux flûtes (à gauche)
ceux que portent ces « hommes- dans un dessin du Codex Atlanticus.
orchestres » que l'on rencontre dans Léonard écrit que les flûtes changent de

17
k les instruments d'un archet sans fin ; il s'agit de dispositifs destinés à faire Cet ingénieux dessin de tambour
produire, par une seule peau, une suite reproduit (ci-dessous) un détail d'une
perfectionner des instruments relative¬
page du Codex Arundel. Il est de
ment simples pour les rendre capa¬ rapide de tons différents.
première importance puisqu'il permet
bles de polyphonie ou d'une vaste Ce but est atteint de diverses
de changer de ton en cours d'exécution.
gamme de tons successifs, et même façons : soit par l'introduction de L'exécutant peut tendre ou détendre
placer les cordes à archet sous la trous latéraux ou par l'utilisation de la peau en agissant sur les leviers
commande d'un clavier. leviers articulés ou de dispositifs à en forme de ciseaux situés de chaque
Léonard s'intéressait beaucoup à la vis pour changer la tension de la peau côté du tambour carré. Un tambour

facture des tambours. Non seulement tandis qu'elle est frappée, soit par des dont le ton peut être modifié pendant
il essaya d'en faciliter, le maniement, glissières qui ouvrent et ferment un l'exécution n'apparait en Occident
qu'à la fin du 19e siècle.
mais il développa aussi leurs possibi¬ large trou dans la caisse de réso¬
lités sonores, telles que leur registre nance, soit enfin par des mécanismes Codex Arundel © British Museum, Londres

musical, en l'amplifiant bien au-delà qui éloignent la peau de la caisse d'un


des limites des instruments de son tambour en forme de pot.
temps. Cependant, parmi les nombreux
Léonard cherche à enrichir la fonc¬ instruments imaginés par Léonard, la
tion traditionnelle des tambours en les viola organista est de loin le plus
rendant capables de produire des compliqué. Tous ses dessins concer¬
accords et des gammes. Il tente d'y nent l'idée d'un instrument à cordes
parvenir par deux méthodes diffé¬ et à clavier, dans lequel on fait vibrer
rentes. Dans l'une il combine, en un des cordes au moyen d'un dispositif
seul Instrument, plusieurs tambours ou mécanique une roue, un archet
peaux de différents tons ; dans l'autre, décrivant un mouvement de va-et-vient,

une progression logique en partant du


principe qu'il est allé des solutions les
moins réalisables à celles qui l'étaient
le plus. En fait, il passe d'un instru¬
ment où un archet va et vient sur les
cordes, à un instrument doté d'une
roue à friction, pour terminer avec
plusieurs versions d'une courroie de
crin qui tourne en faisant vibrer les
nombreuses cordes.
La solution la plus réalisable, qui est
apparemment la dernière, figure dans
le Manuscrit H où l'on voit un croquis

-
d'un instrument à clavier parfaitement
cohérent et réalisable, avec un archet
sans fin (archetto), une courroie de
crin mue par un moteur fixé sur le
Le plus compliqué des nouveaux ou une courroie de crin qui se déplace côté de la caisse de résonance et
instruments de musique inventés par sur les cordes comme une sorte passant perpendiculairement aux cor¬
Léonard était la viola organista, instrument d'archet sans fin. des au moyen de deux petits galets.
à corde et à clavier. Nous ne savons pas Un tel instrument comblerait une Léonard inventa aussi un mécanisme
si Léonard en entreprit la construction. permettant au joueur de sélectionner
grande lacune dans la vaste gamme
Les cordes devaient vibrer au moyen
d'instruments, non seulement de l'épo¬ les cordes voulues et de les projeter
d'un dispositif mécanique et Léonard
que de Léonard, mais de la nôtre. Il contre l'archetto en poussant des
dessina dans différents carnets divers
instruments destinés à frotter plusieurs combinerait les possibilités polyphoni¬ petits boutons saillants.
cordes en même temps. La solution ques du clavier à la tonalité des Instru¬ Cependant, nous ne savons pas si
la plus avancée et la plus réalisable est ments à archet et serait ainsi un peu Léonard en arriva ou non à la facture
celle du dessin ci-dessus ; elle provient comme un orgue dont le timbre serait de la viola organista, ou s'il en fit des
d'un manuscrit de l'Institut de France. celui des cordes au lieu d'être celui modèles pouvant fonctionner. Aujour¬
C'est un Instrument à clavier avec un d'hui, avec un moteur électrique à la
des instruments à vent ; de plus, un tel
« archet sans fin », courroie de crin
instrument donnerait la possibilité de place d'un moteur utilisant des poids
passant sur les cordes.
produire crescendos et decrescendos ou des ressorts, l'instrument serait
Photo © Institut de France, Paris suivant la pression des doigts. beaucoup plus facile à construire.
Bien qu'on ne sache pas dans quel Il nous faut enfin considérer deux
ordre Léonard a fait ses croquis, il est instruments qui présentent un intérêt
possible de disposer les dessins dans particulier, car leur invention semble
directement inspirée par les études
d'anatomie de Léonard ; ils sont en
fait des applications de mécanismes
qu'il avait découverts dans le corps
humain.

Le premier figure dans le Codex


Léonard essaye Ici à sa manière Atlanticus où nous voyons, parmi de
d'obtenir d'une seule cloche des sons nombreux croquis de divers appareils,
qui, normalement, auraient dû être produits le dessin de deux tuyaux.
par quatre cloches différentes. La cloche, L'amateur d'instruments de musique
dessinée dans le Codex Madrid II
reconnaîtra immédiatement deux flûtes
est fixe, avec quatre marteaux qui la
heurtent. Léonard écrit : « Une seule
à bec à leur tête et à leur embouchure
et même cloche fera l'effet de quatre caractéristiques. Leur structure fonda¬
cloches. Des touches d'orgues, la cloche mentale n'a pas beaucoup changé
restant immobile. Frappée par des depuis le temps de Léonard. Sous
marteaux elle aura des changements l'extrémité supérieure que l'exécutant
de tons comparables à ceux d'un orgue. » tient entre ses lèvres, il y a un trou
Document © 1974. McGraw-Hill Book Co. (U.K.)
avec une arête vive que frappe le
Limited, Maidenhead, Angleterre et Taurus Edicio¬ souffle produit par l'exécutant. D'habi-
nes, S.A., Madrid
SUITE PAGE 35

18
¿Nardini
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A R D
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.

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Couché dans Hierbe derrière la

maison de l'aïeul, le petit Léo¬


nard suivait le vol d'un milan

qui tournoyait autour du donjon du


château de Vinci. Près de lui, son
oncle Francesco lui expliquait le mé¬
canisme de ces circonvolutions aérien¬

nes, qui tiraient parti de la brise Dans cette maison près de Vinci,
sur les collines toscanes,
légère. Mais l'enfant, fatigué, avait
naissait le 15 avril 1452 Léonard.
fermé les yeux et s'était endormi.
C'était un après-midi de mai, l'air
sentait le foin séché, des tribus de
grillons cachés dans l'herbe chan¬
taient à l'unisson. Il lui semblait être

encore dans son berceau, mais ce


n'était point à la maison : grand-
mère Lucia avait transporté le ber¬
ceau sur le pré et s'était éloignée.
Décrivant des cercles de plus en
plus étroits, le milan tomba du ciel et
piqua sur l'enfant. Mais il ne le saisit
pas dans ses griffes, ne l'atteignit pas
de son bec recourbé : agitant ses ailes,
l'oiseau lui ouvrit la bouche de sa

queue fourchue ; quand il y eut réussi,


de sa queue, il frappa durement les
lèvres et la langue de l'enfant.
Effrayé, Léonard se réveilla en
criant et se retrouva assis dans l'herbe

auprès de son oncle Francesco.


Qu'as-tu? dit l'oncle. menee, temps du gouvernement des papiers sous son bras, .dans l'intention
Le milan... balbutia l'enfant riches et des puissants, cependant que d'aller les montrer à Andrea de Cione,
j'ai rêvé du milan! les tours inconfortables sont rempla¬ dit Verrocchio.

Bien des années plus tard, dans le cées par de somptueux palais. Dites donc, Maître, demanda
duché de Lombardie, Léonard a noté Léonard arriva à Florence en char¬ Messire Pietro, j'ai trouvé ces dessins
que c'était là son premier souvenir rette avec son père, Messire Pietro, de mon fils. Qu'en pensez-vous ?
d'enfance, un souvenir qui le poursui¬ qui avait décidé de s'installer défini¬ Verrocchio les regarda l'un après
vait. Et, pour lui qui étudiait en ce tivement dans la ville afin d'y exercer l'autre, avec une attention toujours
temps-là les lois du vol, le milan était son métier de notaire, celui de tous ses croissante, puis questionna :
comme un messager du destin. ancêtres. Avec eux voyageait Albiera, Quel âge a-t-il, ce gamin?
Combien mystérieux, combien splen¬ la jeune épouse de Messire Pietro, qui Dix-sept ans.
dide le destin de Léonard! Né dans une tenait lieu de mère à l'enfant. Amenez-le-moi donc. Il viendra

pauvre bourgade de la Toscane, près De ce premier séjour à Florence, vivre chez moi et j'en ferai un grand
du fleuve Arno, il n'avait pas eu de nous n'avons aucun souvenir, pas le peintre.
mère comme les autres enfants, mais moindre témoignage. Nous savons Le lendemain, le jeune Léonard,
une belle-mère ; pas un père affectueux, seulement que le père de Léonard lui accompagné de son père brusque et
mais un grand-père sévère; seul son fit étudier la musique et la gram¬ bourru, entrait dans la boutique de
oncle Francesco, de dix-sept ans son maire : la musique consistait à ap¬ Verrocchio comme apprenti. Il était
aîné, avait été son véritable compa¬ prendre à jouer de la flûte, la gram¬ sans inquiétude et ne se sentait pas
gnon et son maître. maire à apprendre à écrire. « Ma¬ perdu. Face à un maître sévère, il
Léonard est né le 15 avril 1452 : le man » Albiera mourut en 1465 et Mes¬ n'était pas seul : toute une bande de
Moyen Age, le temps des maisons- sire Pietro épousa une autre femme, jeunes élèves l'accueillit avec une sym¬
tours et des communes libres était Francesca : Léonard avait 13 ans et pathie bruyante. C'étaient des enfants
fini. Le temps des seigneuries com- savait ce qu'il ferait une fois adulte. de son âge, tous semblablement desti¬
Non pas notaire comme son père ou nés à devenir plus ou moins fameux :
BRUNO NARDINI. éditeur, fondateur du Centre le grand-père Antonio, mais peintre. les aînés se nommaient Sandro Filipe-
International du Livre à Florence, est l'auteur d'une
<r Vita di Leonardo » (Vie de Léonard) écrite pour les
C'est par hasard que Messire Pietro pi, dit Botticelli, et Pietro Vannucci,
Jeunes et illustrée des images d'un film télévisé que avait découvert chez son fils cette voca¬ dit le Pérugin; parmi les plus jeunes,
Renato Castellani a consacré à Léonard de Vinci
(Éditions Nardini et Giunti-Bemporad Marzocco, tion secrète. Un jour qu'il était entré on distinguait Lorenzo di Credi, Fran¬
Florence 1974). Il a aussi adapté les fables et légendes dans la chambre de l'enfant, il avait cesco Botticini et Francesco di Si¬
dont Léonard de Vinci avait esquissé les motifs dans
vu une série de feuilles enroulées : mone.
ses carnets, en deux livres pour les ¡eunes : « Ani-
mali Fantastici » (Éditions Nardini et Giunti-Bemporad
c'étaient des dessins. « Et pas du tout Au milieu de ses camarades, dans
Marzocco, Florence 1974) et « Favole e Leggende »
(paru en traduction française aux Éditions Hachette. mauvais, se dit-il. Ils sont même plu¬ les énormes pièces pleines de plâtres
Paris 1972, sous le titre « Fables et Légendes »). tôt beaux. » et de marbres, de tables encombrées
Il a également publié un livre sur la vie de Michel-
Ange pour les ¡eunes. Sans atermoyer, il mit le rouleau de de pinceaux et de couleurs, dans le cli-

20
mat actif et fébrile d'une création nard remontent à cette période : en
continuelle, Léonard était heureux. Il effet, Verrocchio était en train de mo¬
faisait les travaux les plus humbles, deler pour le compte de la République
balayait le plancher, lavait les as¬ de Venise le monument équestre du
siettes, pétrissait au mortier les terres condottiere Bartolomeo Colleoni. A

de couleur, apprêtait ces couleurs, net¬ la stupeur de ses camarades d'atelier,


toyait les pinceaux, posait pour le le jeune Léonard dessinait souvent de
Maître qui modelait son David, et, la main gauche et écrivait toujours à
surtout, regardait, observait, imitait, l'envers, de droite à gauche, ainsi que
afin d'apprendre vite et bien. font les magiciens.
Un peu plus tard, on l'employa à. Un jour, au seuil de ses 22 ans, il
préparer l'enduit pour les fresques, décida de s'inscrire à la Compagnie
puis à reproduire sur les murs les de Saint-Luc, une association d'ar¬
dessins des cartons, jusqu'au moment tistes, et quitta l'atelier de Verrocchio,
où il fut autorisé à prendre lui-même pour se mettre, comme nous dirions
les pinceaux pour achever les puvres aujourd'hui, à son compte. De Laurent
Étude pour la « Madone au chat » de Verrocchio. le Magnifique, duc de Florence, il
réalisée pendant la première période
Un jour où ce dernier avait chargé obtint la commande du dessin d'une
florentine de Léonard.

Léonard de peindre une tête d'ange Madone, et, d'autres clients, d'une
dans un grand tableau représentant le Annonciation, d'un Saint Jérôme, puis
« Baptême du Christ », il s'avisa qu'un d'une Adoration des Mages ; son père
autre ange, qu'il avait peint lui-même, alla jusqu'à le charger de peindre la
faisait piètre figure auprès de celui de roue d'une charrette pour un villa¬
son jeune élève. Si nous en croyons geois de Vinci.
quelques biographes, Verrocchio prit Léonard ne refusait aucun travail,
Florence, la cité des tours,
ses tableaux et les brisa, comme pour à tous se mettait sérieusement, fût-ce
telle qu'elle était du temps de Léonard.
marquer qu'à partir de ce jour il ne à la roue, dont il fit une espèce de
Il y séjourna jusqu'en 1482,
date de son départ pour Milan.
toucherait plus aux couleurs. monstre fantastique. Et, à chaque fois,
Il était alors âgé de 30 ans. Maintes études de chevaux de Léo il cherchait à atteindre une perfection

21
Ce fut dans l'atelier de Verrocchio,

où il arriva à l'âge de 17 ans,


que Léonard exécuta sa première peinture :
l'ange agenouillé (ci-dessous détail),
qui fait partie du grand tableau
le Baptême du Christ (1473-1478)
(à droite), peint par Verrocchio.

toujours plus accomplie : jusqu'au mo¬ Il lisait des livres d'histoire et d'art
ment où il lui fallait bien s'arrêter et militaire, inventant de nouvelles ma¬
laisser son travail inachevé. Ce sera chines de guerre.
là le drame secret de toute sa vie. Il observait les édifices tel le
Sculpture en bronze du David adolescent
de Verrocchio, vers 1473. Selon Léonard n'était pas seulement pein¬ Dôme de Florence, où Verrocchio
certaines autorités, le visage du David tre : il était aussi sculpteur et avait avait installé une énorme boule de
serait celui du jeune Léonard,
modelé quelques têtes, un chemin de cuivre sur la lanterne de Brunelleschi
alors âgé de 20 ans.
Croix : il modèlera plus tard un cheval et inventait des mécaniques extraor¬
de proportions gigantesques. De plus, dinaires propres à soulever et à dépla¬
il était musicien : il jouait de la flûte cer des poids immenses. Il regardait
et de la lyre, et, ainsi que le rapportent les oiseaux voler et rêvait d'une

ses contemporains, « chantait comme machine qui permettrait à l'homme de


un dieu ». s'élever dans les airs.

De son oncle Francesco,' à Vinci, il Il scrutait le fond de la mer et

avait appris à reconnaître les vertus imaginait déjà le masque et l'équipe¬


des herbes : il était donc herboriste et ment des plongeurs sous-marins. Il
botaniste. Ayant connu à Florence regardait les hommes à leur travail
quelques médecins fameux, il s'était et, anticipant sur notre cybernétique,
mis à étudier l'anatomie : il se rendait, songeait à des machines qui épargne¬
la nuit, dans les chambres mor¬ raient aux hommes tant de peine.
tuaires de l'hôpital afin d'y découper Il lisait les philosophes anciens et
des cadavres et d'étudier les différents il lui en venait une sagesse profonde
organes du corps humain. et naturelle, qui enthousiasmait ses
Il étudiait le cours des rivières et auditeurs. Il était pauvre mais, grâce
faisait des plans de canaux navigables. à la munificence de ses admirateurs,
Photo tirée de « Vita di Leonardo »

par Bruno Nardini, Giunti-Nardini, F


22
L'Adoration des Mages, tableau réalisé
vers 1481 et qui ne fut jamais achevé.
(Musée des Offices, Florence.)

parvenait à vivre comme un prince :


beau, grand, fort il tordait dans ses
mains un fer à cheval il était en
même temps élégant, délicat et raffiné ;
mais il était surtout bon, dépourvu de
toute superbe, toujours prêt à aider
les autres.

Il aimait et admirait la vie, sachant


découvrir dans toutes choses le côté

le plus beau, l'aspect le plus noble.


Amoureux de la nature, nous le dirions
aujourd'hui écologiste, il projetait une
cité idéale, pleine de verdure et par¬
courue de canaux, avec des rues pas¬
sant au-dessus ou au-dessous des mai¬

sons. Il aimait les bêtes : s'il voyait


des oiseaux en cage, il les achetait
pour les libérer.
En tout, chez tous, il reconnaissait
les « merveilles de l'univers » et la

présence de son Créateur, qu'il défi¬


nissait comme le « Premier Moteur ».
Léonard était vraiment un homme

de l'avenir : le premier citoyen du


monde et le plus convaincu.
A trente ans, il se rend à Milan,
auprès du duc Ludovic le More, qui
avait demandé à Laurent de Médicis

un sculpteur capable d'élever un


monument à François Sforza.
De son arrivée dans la capitale de
la Lombardie et de son premier
contact avec le duc, il nous reste une
lettre extraordinaire qu'il envoie, peu
après, à Ludovic le More. Dans cette
lettre, il énumère toutes les choses
qu'il saurait faire, et d'abord des
machines de guerre : après quoi, il
déclare qu'il peut, mieux que toute
lutre personne, faire de la sculpture, r

Photos © Anderson-Giraudon, Pans


L'Annonciation, première peinture
qui soit entièrement de la main de Léonard.
23
(Musée des Offices, Florence.)
Le Saint Jérôme inachevé de Léonard

illustre l'une de ses théories :

l'homme et la bête partageant


la même émotion (vers 1481).

rochers » que l'on conserve à Paris et


à Londres, l'un peint entièrement par
Léonard, l'autre par lui-même et son
disciple Giovanni De Prédis. Léonard
exécute également une Madone pour
Mathias Corvin, roi de Hongrie, un
portrait d'enfant tenant une hermine
entre ses bras, un autre portrait de
profil, peut-être de Béatrice d'Esté.
Enfin, puvre merveilleuse, aujourd'hui
de l'architecture et de la peinture, en
tragiquement mutilée, la « Cène ».
engageant le duc à le mettre à
Ludovic le More avait chargé Léo¬
l'épreuve.
nard de peindre la Dernière Cène (le
C'était prendre un gros risque, et
dernier souper de Jésus et des Apô¬
Ludovic aurait fort bien pu le faire
tres avant la Passion) sur un mur
emprisonner comme un visionnaire du réfectoire des Dominicains de
insolent. En fait, Ludovic le manda,
Sainte-Marie-des-Grâces.
le chargea d'élever le monument à Léonard s'était aussitôt mis à l'ou¬
son père et le nomma « ingénieur
vrage. Il en arrivait à arrêter les
ducal ».
gens dans la rue pour bien graver
C'est à Milan que Léonard révéla
dans son esprit le détail d'un visage
une autre de ses passions secrètes :
ou d'un geste. Jour et nuit, il dessi¬
celle d'entrepreneur de spectacles et,
nait et étudiait ses personnages, jus¬
comme nous le dirions par une expres¬
qu'au moment où le projet fut prêt
sion actuelle, de « metteur en scène ».
dans tous ses détails.
La « Fête du Paradis », pour les
A la différence de tous les artistes
noces de Jean-Galéas Sforza avec
qui avaient peint avant lui la Cène
Isabelle d'Aragon, et le « Carrousel » comme un triste rendez-vous avant la
pour le mariage de Ludovic le More
Passion, Léonard s'était proposé de
avec Béatrice d'Esté furent et demeu¬
rent mémorables.
peindre le moment où Jésus dit :
« L'un de vous me trahira! »
Dans la première, sept planètes
Stupeur, étonnement, indignation,
tournaient dans un ciel étoile, au
incrédulité, horreur, voilà ce qu'au¬
milieu des musiques et des danses,
raient à exprimer les visages et les
cependant que le char du Soleil traîné
gestes des Apôtres, tandis que Jésus,
par des chevaux fumants exemple
au centre, immobile, isolé, semblerait
d'automatisme prodigieux traver¬
sait la scène. Dans le second, un che¬
val vivant revêtu d'écaillés d'or por¬
tait une tête de bélier et une queue
Très tôt Léonard fut passionné
de serpent. par l'anatomie du corps humain.
Datent de la période milanaise les Ici, dessin de la dissection des principaux
fameux tableaux de la « Vierge aux organes féminins (vers 1508).
Photo © Bibliothèque royale de Windsor, Royaume-Uni

24
Portrait au fusain, au crayon et au pastel
d'Isabelle d'Esté, fait à Mantoue, en 1 500.
(Musée du Louvre.)

La Dame à l'hermine, portrait de


Cecilia Galleranî, peint par Léonard
à la Cour de Ludovic le More, vers 1483.
(Musée Czartoryski, Cracovie.)

Léonard avait une passion secrète : dont nous voyons ici une scène, le char du

organiser des fêtes à grand spectacle. soleil traîné par un cheval fumant. Cette scène
est extraite d'un film télévisé italien de
Une occasion lui fut donnée pour le mariage
de Jean-Galéas Sforza avec Isabelle d'Aragon. Renato Castellani, « Léonard de Vinci ». D'une

Léonard créa la Fête du Paradis, durée de 7 heures, il doit passer dans 1 20 pays.

Photo tirée du film < Léonard de Vinci .

25
Léonard face à la Cène qu'il exécuta Il s'agit ci-dessous d'une scène du film qui servirent à. la préparation de son
à Milan sur un mur du réfectoire italien sur Léonard. On voit Léonard monumentale. A gauche, en bas,
des Dominicains de Sainte-Marie-des-Grâces. entouré des nombreuses esquisses une des études de Léonard pour la Cène.

Léonard a consacré deux au thème W

de Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant.

Hr La première version (ci-contre) est connue


sous le nom de « Carton de Burlington
House », généralement datée
des années 1498-1499.

tout à fait détaché des passions des découvrirent dans une cour un im¬

disciples. mense cheval d'argile : ils ignoraient


Mais Léonard, le « savant » Léo¬ que c'était là le modèle du monument
nard, avait voulu expérimenter un de François Sforza, prêt à être fondu;
nouvel enduit constitué par trois cou¬ ils ignoraient aussi bien qui était
ches de stucs différents. A la fin, la Léonard. Et ils s'amusèrent à le

peinture achevée, alors que tout Milan détruire, en se défiant avec leurs
se pressait dans le réfectoire pour armes, comme à un concours de tir.
admirer le chef-d'auvre, il s'aperçut De Venise à Florence, le chemin
que les couches de stuc ne suppor¬ n'est pas long. Après presque vingt
taient pas également partout la tem¬ ans d'absence, Léonard retournait
pérature extérieure et comprit que son dans sa ville précédé de la renom¬
ne durerait point longtemps. mée qui s'attachait à ses Buvres. Il
De fait, cinquante ans plus tard, elle trouva à se loger au monastère de la
était déjà endommagée. Très Sainte Annonc^ade, auprès des
Aussitôt ce travail achevé, Léonard Serviteurs de Marie, auxquels il avait Étude à la pointe d'argent pour la tête
s'était enfui à Venise. Les armées promis pour leur maître-autel un de l'ange de la Vierge aux Rochers
du Musée du Louvre (voir page 2).
françaises de Louis XII, commandées tableau représentant sainte Anne et
D'une simplicité trompeuse, elle est faîte
par Trivulce, étaient entrées dans la Madone.
d'une pluie de hachures qui donnent naissance
Milan, après la fuite de Ludovic le Mais tout le monde lui demandait
à une impression de profondeur
More. Quelques arbalétriers gascons quelque ouvrage, chaque institution et de plasticité (vers 1483).

26
if-

^h

- « «* à * .
le recherchait comme correspondant. Pendant trois jours, les citoyens de
Le secrétaire de la République de Florence défilèrent comme en proces¬
Florence, Nicolas Machiavel, alla jus¬ sion devant ce carton : il y avait par¬
qu'à lui confier la mission de dévier mi eux le gonfalonier à vie de la
le cours de l'Arno, qui se jette dans République, Pier Soderini, ainsi qu'un
la mer à Pise, afin d'affamer les jeune sculpteur rentré récemment de
Pisans en guerre contre Florence. Rome, où il avait modelé une magni¬
Léonard ne refusait rien à personne : fique « Pietà » : il se nommait Michel-
il avait choisi comme devise : « Jamais Ange Buonarroti.
las de servir. » Mais les religieux de D'après les biographes, la rivalité
la Très Sainte Annonciade étaient aurait été grande entre Léonard et
impatients : Léonard s'enferma dans Michel-Ange. Elle avait débuté lorsque
une pièce du monastère et, en moins Soderini avait attribué au jeune
d'un mois, l'esquisse du tableau était Michel-Ange un bloc de marbre gisant
prête. depuis plus de soixante ans derrière

J* ,fT»^'|f#T *rM*1T Étf*>»vlr* *¿Hñt¡


Léonard a dessiné cette drague.
tout à fait semblable à un catamaran.

Il en explique lui-même le fonctionnement


« Ces pelles serviront à remonter la boue
du fond et à la décharger sur
la barge qui se trouve dessous. »

Maquette d'une voiture mue par des


ressorts, réalisée d'après un dessin de
Léonard de Vinci.

* © Mario Carrien, hiorence

28
Photo © Bibliothèque royale de Windsor,
Royaume-Uni

le Dôme et dont Léonard aussi avait

quelque envie.
Alors que Michel-Ange sculptait ce
bloc, dont il allait tirer son fameux
« David », Léonard était parti pour la
Romagne, à la suite de César^Borgia,
duc de Valentinois, avec l'emploi de
« architecte et ingénieur général ».
Par la suite, retourné à Florence et
nommé membre de la commission qui
devait juger le « David », Michel-Ange
n'apprécia guère cette nomination et
il y eut quelques méchants propos.
Lorsque Soderini offrit à Léonard
une paroi de la Salle du Conseil au

Tête de cheval. Léonard a consacré

de nombreuses études à ce noble animal

(voir aussi pages 36 à 39).


Photo tirée de « Vita di Leonardo »

par Bruno Nardini. Giunti-Nardini, Florence

Léonard a fait de nombreuses cartes La découverte récente à Madrid


géographiques et relevés topographjques. de deux manuscrits perdus de Léonard
Ici, plan de la ville d'Imola a révélé de nombreux aspects de l'cuvre
dans la région de Bologne. du grand génie italien. Ici, un métier
à filer dessiné avec une méticuleuse
exactitude dans le Codex Madrid I.

I Dessin d'une bombarde à projectiles


' explosifs, imaginée par Léonard.

Dessin © 1 974 McGraw-Hill Book Co.

f Grande arbalète. L'arc est fait de sections (Royaume-Uni) Limited, Maidenhead


et Taurus Ediciones, S.A. Madrid, Espagne.
' laminées qui lui assurent élasticité et
puissance maximales. Le principe de
l'inclinaison des roues a été repris bien plus
tard pour la construction des roues de canon.

Bien avant l'invention de l'hélicoptère,


Léonard avait dessiné un engin semblable
dont nous montrons ici une maquette réalisée
d'après ses plans.

Photo © Science Museum. Londres.


Photo © Musée du Mans, Le Mans, France Photo © Institut de France, Pans

^ <rP-,*4'°^w,J'*%A *"/|*<Aifra:A o'


Mode d'emploi du jeu à pirouettes
dont le premier date de 1320 : tirez la ficelle
et l'hélice s'envolera en tourbillonnant;

la peinture ci-dessus qui le montre date


de 1460. Ci-dessus à droite : projet
d'hélicoptère de Léonard qui écrivit à côté
de son dessin : « Si cet instrument est
bien construit... et si l'on fait tourner

l'hélice rapidement, l'appareil se lèvera


très haut dans les airs. »

Maquette de l'articulation d'une aile


d'après un dessin de Léonard. Ses études
sur les ailes sont surprenantes,
particulièrement en ce qui concerne
la courbure, l'extension et la rotation.

Photos tirées de « Vita di Leonardo » par Bruno Nardini,


Giunti-Nardmi, Florence

Palazzo Vecchio pour qu'il y peigne


une bataille, Michel-Ange demanda et
obtint le mur d'en face, pour y pein¬
dre une autre bataille : il en résulta

une compétition toute pacifique. La


ville entière suivait le travail des deux

grands artistes, au cours duquel, plu¬


tôt que de dépasser l'autre, chacun
cherchait à se dépasser soi-même.
Les cartons de Léonard représen¬
tant la bataille d'Anghiari et ceux
de Michel-Ange représentant un épi¬
sode de la bataille de Cascina furent

exposés en des lieux et à des occasions


différentes. Ce fut, écrira Benvenuto
Cellini, « l'école du monde ».
Entre-temps, Léonard faisait le por¬
trait d'une femme belle et triste : dame

Lisa del Giocondo, la célèbre Joconde.


Une fois ce tableau achevé, il com-
Dessin d'une aile conçue par Léonard,
30 actionnée par une manivelle.
/

\
LÉONARD ET L'AVIATION

Léonard de Vinci est un des grands


précurseurs de l'aviation moderne,
comme cette double page le montre.
Un des grands rêves de Léonard
était de faire voler les hommes

par différents moyens. Après des années


d'études, il fabriqua une « machine à voler »
qu'un de ses assistants, tel Icare,
essaya, mais sans succès. Un grand
et long rêve était brisé.
Ici, scène tirée du film italien sur Léonard.

Photo tirée du film « Léonard de Vinci »

mença à peindre à fresque la paroi du cygne, un assistant de Léonard, ne Français retournaient de l'autre côté
Palazzo. Mais cette fois encore le parvint pas à prendre son vol. Après des Alpes. Léonard se réfugia à Vaprio
démon de la technique le tenta, en avoir parcouru quelques 'mètres sus¬ d'Adda, chez son jeune élève Francesco
lui faisant découvrir, dans un livre de pendu dans le vide, il dégringola dans Melzi.

Pline, la formule d'un stuc spécial le bois situé au-dessous. Un grand Entre-temps, le pape Jules II étant
employé par les Romains et appelé et long rêve était brisé. mort à Rome, on avait élu son succes¬
« encaustique ». Il s'agissait d'un Léonard quitta avec joie Florence seur, le cardinal Jean de Médicis, fils
mélange à base d'essences huileuses pour retourner à Milan. de Laurent le Magnifique, qui prit le
et de poix grecque, qu'il fallait faire Louis XII, roi de France, le voulait nom de Léon X.
dessécher au feu afin de donner aux à son service : le gouverneur de Milan,
couleurs le brillant de l'émail. Charles d'Amboise, honora Léonard
L'un après l'autre, tous les artistes
d'Italie accouraient à Rome. Léonard
Léonard fit beaucoup d'essais, tous de ses faveurs. Et Léonard reprit cou¬
fit de même. Julien de Médicis, le fils
avec d'heureux résultats, et décida rage, retrouva ses amis, reprit ses
cadet de Laurent, l'hébergea dans son
d'employer cet encaustique pour sa recherches scientifiques, peignit pour
palais et lui confia plusieurs travaux :
bataille d'Anghiari. Or, au moment le roi quelques Madones, aujourd'hui
un portrait de femme, des recherches
où sa grande peinture était déjà bien disparues.
sur les miroirs, l'assainissement des
avancée et où l'artiste était en train Mais les événements politiques
Marais Pontins.
de peindre la partie haute de la fres¬ l'obligèrent à repartir : le fils de
que, le bas étant déjà achevé, la Ludovic le More rentrait à Milan avec Mais, après la mort de Louis XII, les .
flamme, trop distante, ne parvint plus l'aide des chevau-légers suisses et les Français s'apprêtèrent à reconquérir r
à fixer les couleurs.

Ce fut une nuit tragique : s'avisant


que les couleurs commençaient déjà
à couler, Léonard fit ajouter du bois
dans l'immense brasier suspendu à
une poulie. Mais c'était trop tard : la
flamme ne réussit pas à fixer les cou¬
leurs et, comme elle se trouvait trop
près du mur, elle fit fondre même la
peinture déjà séchée.
En l'espace d'une heure, son chef-
d'nuvre était détruit.

Tout à fait accablé, Léonard se réfu¬


gia à Fiesole, chez un ami. Mais une
deuxième déconvenue l'y attendait.
Après des années d'étude, il avait
fabriqué une mystérieuse machine
pour voler et tout était prêt pour cette
grande expérience.
Les essais eurent lieu sur le mont
L'un des premiers dessins d'avion à l'avant. Les ailes pivotant au-dessus
Ceceri (ou « Cygne »)^ mais l'homme- de Léonard (1486-1490). L'aviateur de la tête au point « m » sont soulevées
est allongé sur le fuselage, la tête à l'aide du pied gauche et rabaissées
passant à travers un cerceau placé à l'aide du pied droit. 31
la Lombardie, alliée au pape. Fran¬ roi de France alla à sa rencontre pour sances sur l'Antiquité, le Moyen Age
çois Ier, le très jeune roi, franchit les le serrer dans ses bras et, au milieu et son temps.
Alpes et défit ses adversaires à Mari- de la stupéfaction générale, il l'appela : François Ier ne lui demande point
gnan. Léonard avait quitté Rome, « Mon père ! » de travaux de peinture : il se contente
accompagnant Julien de Médicis qui Deux jours plus tard, sur l'insistance de le voir et de l'écouter. « J'ouïs le
commandait l'armée pontificale : du roi, Léonard acceptait de l'accom¬ Roi dire écrira plus tard Cellini
Julien, malade, s'arrêta à Florence, pagner à Amboise, en France : Fran¬ qu'il ne croyait point qu'il y eût au
où il mourut.
çois Ier y mettait à sa disposition le monde un autre homme qui savait
Léonard suivit l'armée jusqu'à Plai¬ château du Clos-Lucé. autant que Léonard... et que celui-ci
sance. Afin de neutraliser sa défaite, Ainsi commence le long crépuscule était philosophe sublime. »
le pape se rendit à Bologne pour y de la vie de Léonard. Avec l'aide de
Pour se rendre agréable au roi,
rencontrer le roi de France, et comme son élève fidèle Francesco Melzi, l'ar¬ Léonard fait le projet d'une merveil¬
il savait que François Ier était grand tiste va mettre en ordre tous ses écrits, leuse canalisation de la Loire, dessine
amateur d'art, il s'y fit accompagner ses recherches, ses dessins, afin de un château qui serait résidence royale,
par ses artistes les plus renommés, constituer un « corpus », c'est-à-dire un organise une grande fête où, à un
Léonard entre autres. grand ouvrage encyclopédique où moment donné, un lion mécanique
Quand on lui présenta Léonard, le seront résumées toutes ses connais
apparaît en rugissant sur la scène,

Deuxième version de Sainte Anne, la Vierge


et l'Enfant datant des années 1 500 à 1510,
dont nous avons publié en page 27
la première version. Il s'agit, en effet,
de deux chefs-d'auvre complètement
différents dans leur composition et facture.
Pouvez-vous trouver l'aigle que Léonard
a dessiné, consciemment ou non,
dans la draperie du personnage penché
de la Vierge Marie?

Voici le tableau sans doute le plus célèbre W


du monde : la Joconde ou Mona Lisa *

avec son sourire énigmatique. Léonard


la peignit dans les premières années
du 16* siècle. Elle se trouve au Louvre.'«
à Paris. Elle a fait récemment

le tour du monde où des gens attendaient


souvent de longues heures pour l'admirer
pendant quelques secondes.
Photos© Giraudon, Paris

32
*A I

»' '

t&s.
m$.
--<§< ffl
Le 2 mai 1519, Léonard agonisant croit, Cette légende est immortalisée par un célèbre
dans son délire, voir entrer dans sa chambre dessin du peintre français, Ingres.
le roi de France, François I".

^ puis, quand le nom du roi est pro¬ revit, dans la solitude, son existence 1519, et, dans la pénombre de sa
noncé, s'ouvre la poitrine avec ses laborieuse et note dans ses cahiers :
chambre, Léonard agonisait. Il croyait
griffes et en fait jaillir toute une cas¬ « Longue est toute vie bien dépensée. » voir le roi accourir auprès de lui, le roi
cade de lys de France. Un milan volait au-dessus du ch⬠arrivait déjà dans la cour mais per¬
Dans la paix d'Amboise, Léonard teau : c'était le printemps, le 2 mai sonne n'allait à sa rencontre : Léonard

voulait appeler et n'y parvenait pas.


Ses lèvres parvinrent enfin à émet¬
tre un son rauque et indistinct. Melzi
se précipita, releva Léonard sur ses
oreillers, lui passa un beau vêtement,
celui-là même qu'il endossait quand
François Ier allait le voir. Et, dans
son délire, il semblait à Léonard que
le roi entrait dans sa chambre, s'appro¬
chait, l'embrassait en pleurant.
Ému, Léonard ferma les yeux.
La légende (car il s'agit bien d'une
légende) est immortalisée par un célè¬
bre dessin d'Ingres.
Mais si Léonard n'est pas mort
entre les bras du roi, ce ne fut que
parce que le roi se trouvait loin
d'Amboise : autrement, il serait accou¬
CANON DES PROPORTIONS : ru au chevet de son Léonard et la

les proportions idéales du corps humain légende fût devenue vérité.


telles que les voyait Léonard. Bruno Nardini
Photo © Anderson-Giraudon, Paris

34
Suite de la pege 18.

tude, les flûtes à bec ont, sur les Une autre solution ingénieuse trouvée k
par Léonard pour résoudre le problème *
côtés, six trous que l'exécutant ouvre
des différents tons obtenus grâce
et ferme avec le bout des doigts pour
à un seul tambour, telle qu'elle apparaît
2
1
produire les différents sons de la dans un dessin (à droite) du Codex
gamme. Cependant, les flûtes à bec de Arundel. Tout comme une flûte, ce o ,
Léonard sont curieuses. tambour possède des trous sur ses côtés.
Sur l'une ¡I y a deux larges fentes L'auteur de cet article a reconstruit

sur le côté du tuyau ; sur l'autre, il y l'instrument et découvert qu'en obstruant


les différents trous tout en battant
a une longue fente mince. Heureuse¬
du tambour, il pouvait effectivement
ment, nous avons un texte explicatif,
obtenir des différences de ton.
dans la plus belle calligraphie de Léo¬
nard, allant de droite à gauche : « Ces
deux flûtes ne changent pas leur
hauteur de son par bonds, comme le
font la plupart des instruments à vent,
A gauche, dessin du Codex Arundel
mais à la façon de la voix humaine ; dans lequel Léonard a combiné trois
ceci est obtenu en déplaçant la main tambours en un seul instrument. Il s'agit
de haut en bas comme on le fait avec de trois caisses frappées par un
le trombone, surtout dans le cas du mécanisme fixé à la gauche du tambour ;
tuyau, et l'on peut obtenir un huitième celui-ci devait produire un accord de
ou un seizième de ton à volonté. » trois tons. On a construit des modèles

Obtenir un huitième ou un seizième sur la plupart des tambours


dessinés par Léonard ; ils ont tous
de ton veut évidemment dire, en lan¬
parfaitement fonctionné.
gage acoustique, atteindre les octaves
supérieurs, et « déplacer la main de Documents 'du Codex Arundel British Museum,
Londres
haut en bas » ne signifie manifeste¬
ment pas boucher les trous disposés
d'avance, mais faire progresser la
compréhension de cet esprit infatiga¬
main le long des fentes pour changer ble, si surchargé d'idées neuves, de
graduellement de ton, ou, comme on comparaisons originales et d'inven¬
dit de nos jours, produire des glis- tions techniques qu'il ne pouvait que
sandos.
noter des idées fugitives, parfois si
Où a-t-il pu puiser l'idée ou l'image
brièvement que les détails importants,
de ses tuyaux à glissandos ? Il faut
qu'il considérait évidemment comme
répondre : dans la « voix humaine >, allant de soi, ne sont ni soulignés ni
mais j'avoue que j'ai trouvé la solution
expliqués dans ses commentaires.
par hasard et qu'elle m'a ensuite été Un des dessins du Codex Madrid II
confirmée par les propres écrits de
représente une cloche évasée. Au lieu
Léonard. Le larynx constitue un mo¬ d'un battant à l'intérieur, ce sont deux
dèle de nos tuyaux à glissandos et il
marteaux qui frappent le bord de part
est à noter que Léonard appelle le Le tambour ci-dessous appartient
et d'autre. A gauche de la cloche se
larynx « voix humaine », appliquant trouve un mécanisme comportant ce
à la série dessinée par Léonard dans
cette expression au mécanisme qui le Codex Arundel. Il s'agit là d'un nouvel
qui semble être un jeu de quatre tou¬
produit également la voix. essai destiné à combiner plusieurs
ches agissant sur une commande à tambours en un seul instrument pour
Léonard dessina des larynx et des
registres qui, à son tour, actionne en tirer vraisemblablement un accord.
trachées (Collection Windsor) où nous
quatre leviers se terminant par des Malheureusement, le dessin de Léonard ne
voyons immédiatement que l'ouverture têtes ovales. nous permet pas de comprendre
supérieure ressemble à celle d'une A mon avis, ces têtes doivent être le rapport qui existe entre le corps
flûte à bec. même du tambour et les sortes
des étouffoirs. Le commentaire expli¬
Il y a cependant un défaut dans que : « Une seule et même cloche de cônes qui y sont insérés.
notre comparaison : Léonard a attri¬
fera l'effet de quatre cloches. Des
bué, à tort, les changements de ton de
touches d'orgue, la cloche étant immo¬
la voix humaine au rétrécissement ou
bile et frappée par deux marteaux,
à l'élargissement des anneaux cartila¬ elle aura des changements de tons
gineux de la trachée et n'a pas remar¬ comparables à ceux d'un orgue. »
qué la fonction des cordes vocales du Ce qui, dans cette explication, est
-larynx. Cette erreur s'explique sans important sur le plan acoustique, c'est
doute par la difficulté technique de l'indication que la cloche est fixe,
disséquer le larynx qui est petit et qu'elle ne branle pas, qu'elle est
fragile. (A ce propos, on pense que dépourvue d'un battant, contrairement
les dessins de Léonard avalent pour
aux cloches d'église, et l'affirmation
modèle l'anatomie du b
que sont créés « des changements de
Il n'en reste pas moins que la flûte
son », ce qui signifie probablement
à bec à glissandos de Léonard ouvrait, des changements de hauteur de son
ou aurait pu ouvrir, de nouvelles pers¬ et non de timbre. Ainsi, Léonard dut
pectives musicales ; c'est un Instru¬ penser que la partie supérieure de la
ment qui fonctionne bien (les modèles cloche pourvue de zones annulaires
que j'ai construits fonctionnent par¬ produirait des tons de différentes hau¬
faitement) et qui était calqué sur une
teurs s'ils étalent légèrement assour¬
analogie anatomique, celle du larynx, dis quand le bord serait mis en vibra¬
même si Léonard se trompait sur sa
tion par les marteaux.
véritable fonction. Nous avons ainsi
Il est intéressant de noter qu'ici,
l'exemple d'un résultat positif reposant Léonard, comme dans beaucoup
sur de fausses données.
d'autres de ses inventions musicales,
Les Codex Madrid ne renferment
essayait d'obtenir d'un seul instrument
que quelques pages consacrées à la ce qui, normalement, ne pouvait être
musique, mais elles enrichissent consi¬ produit que par plusieurs ou par tout
dérablement notre connaissance de
un jeu d'instruments.
l'intérêt que Léonard portait à cet art
et à ses instruments, ainsi que notre Emanuel Wlntern/tz

35
CODEX DE MADRID

(suite de la page 14.)

Un exemple frappant de la manière groupe les ouvrages d'après leurs sans cesse plus poussé de la science
dont Léonard passe de l'observation formes et leurs dimensions. Il s'agit et de la technique. SI bien que les
d'un phénomène particulier à une loi très probablement là d'une référence études léonardiennes portent aujour¬
universelle nous y est donné. Ainsi, il aux manuscrits autographes de Léo¬ d'hui au premier chef sur les manus¬
veut établir la « potenzia » (c'est-à-dire nard lui-même. crits et les divers travaux scientifiques
la force motrice) d'une série de jets Puis on trouve de magnifiques cartes qu'ils recèlent.
d'eau giclant par des orifices de mêmes en couleurs du Val d'Arno et de la La publication par les Editions
dimensions, mais à des hauteurs diffé¬ McGraw-Hill des manuscrits de Ma¬
plaine de Pise, qui font partie des re¬
rentes, d'un récipient plein d'eau res¬ cherches de Léonard pour détourner drid, en fac-similé, restitue l'élégance
tant au même niveau. Léonard cons¬ de Pise le cours de l'Arno, lors de la et la beauté des originaux. Elle aura
tate que la force de chaque jet reste guerre avec Florence. une place sans seconde dans le ma¬
identique. On peut les dater de l'été 1503. On tériel dont disposeront et les spécia¬
Voici comment il explique le phé¬ y voit aussi, à la sanguine, des cro¬ listes, et le grand public.
nomène : chaque particule d'eau, quis de montagnes dont nous avons Anna Maria Brlzio
quand elle tombe, n'obéit qu'à son parlé plus haut.
propre poids, et acquiert une impul¬ Un aspect de l'activité de Léonard,
sion qui devient force de percussion complètement ignoré jusqu'à la décou¬
si elle rencontre un obstacle sur sa verte de ce Codex, est révélé par les
trajectoire. références répétées, autour de novem¬
Mais, au fond du récipient, une parti¬ bre et décembre 1504, à son travail
cule d'eau ne subit pas seulement son pour le port et la citadelle de Piombino.
propre poids, mais encore le poids de Il y a là tous les dessins qui se rap¬
toutes les particules situées entre elle portent directement aux problèmes
et la surface. Si bien que, quand les d'architecture et de fortification.
jets d'eau giclent par leur orifices Une fois de plus, l'infatigable obser¬
respectifs à des hauteurs différentes vateur de la nature a noté des remar¬
et tombent sur une même surface ho¬ ques sur les courants, les vents et les
rizontale, leur force de percussion de¬ routes de navigation ; il a dessiné des
meure constante, parce que leur « po¬ voiliers, et leurs manduvres selon la
tenzia » est une somme du poids de direction du vent. Souvent ce ne sont
la colonne d'eau qui était au-dessus là que rapides croquis, mais toujours
d'eux et que la vitesse acquise pen¬ parfaitement évocateurs.
dant la chute en dépend. Suivent des dessins et des notes
Aussi, plus l'une grandit, plus l'autre sur le vol des oiseaux ; des descrip¬
diminue, et vice versa. Zammattio sou¬ tions qui relèvent de problèmes de la
ligne que la méthode et les conclu¬ peinture, des commentaires sur la géo¬
sions de Léonard correspondent au métrie, les proportions naturelles, mille Documents © 1974, McGraw-Hill Book Co. (U.K )
théorème énoncé en 1738 par Daniel choses encore : une masse prodi¬ Limited, Maidenhead, Angleterre, et
Taurus Ediciones, S A , Madrid, Espagne
Bernouilli, en d'autres termes, à l'équa¬ gieuse de notes. Cependant, le Codex
tion fondamentale de l'hydrodyna¬ Madrid II est plus qu'un manuscrit ;
mique. Telles sont les conclusions que en fait, il en contient deux.
Léonard était capable de tirer de la Les folios numérotés de 141 à 157
seule observation. verso, constituent un fascicule totale¬
A propos de Madrid II on pourrait ment indépendant, tout entier dévolu au
faire bien d'autres commentaires. On « Grand Cheval de Milan » pour le
y trouve une note d'ores et déjà célè¬ monument de Francesco Sforza (voir
bre puisqu'elle a trait à la « Bataille page 37). Ce monument ne fut jamais
d'Anghiari », fresque que Léonard de¬ réalisé. Léonard poussa si longtemps
vait exécuter pour la grande salle du ses recherches qu'il se peut que le
Palais Vieux de Florence, qui Duc ait fait couler des canons dans
ne survécut pas, et dont le carton le bronze qu'il lui réservait. Néan¬
même est aujourd'hui perdu. Léonard moins les études de Léonard, consi¬
écrit : « Le vendredi 6 juin 1505, sur le gnées dans ces pages, regorgent de
coup de la treizième heure, j'ai com¬ solutions hardies et neuves.
mencé la peinture au Palais Vieux. Au Ensemble donc, les deux recueils de
moment où je donnais le premier coup Madrid couvrent une longue période,
de pinceau, le temps se gâta ; le toc¬ de 1491, date que l'on trouve dans le
sin sonna pour appeler les gens è se fascicule consacré à la fonte du monu¬
rassembler. Le carton se déchira, l'eau ment équestre, à 1505, date du projet
se renversa et le vase d'eau qu'on ap¬ primitif de la Bataille d'Anghiari. Pé¬
Ces trois dessins montrent le soin avec
portait se brisa. Brusquement, le riode même de la haute activité créa¬
lequel Léonard étudia les problèmes
temps étant ainsi gâté ce fut la pluie trice de Léonard, qui recouvre son
posés par la fonte de sa gigantesque
en grande abondance jusqu'au soir expérience milanaise et florentine son statue de bronze. Jamais un tel monument
avec un jour sombre comme la nuit. » rôle « d'ingénieur général », auprès n'avait été coulé en une seule opération.
Certains considèrent cette proclama¬ de César Borgia, et ses travaux d'in¬ Dans le manuscrit Codex Madrid II
tion comme la marque du début de la génieur attaché à des souverains lo¬ (page suivante en haut) Léonard
Bataille d'Anghiari. Cette Interprétation caux, comme le Duc de Piombino. a esquissé le cheval ; il note la date,
ne me semble pas avoir de bases soli¬ 20 décembre 1493, et écrit : « J'ai décidé
Et surtout, la découverte des manus¬
des. C'est une notation caractéristique crits de Madrid intervient en un mo¬ de mouler le cheval sans la queue en le
couchant sur le côté. » (En fait il
d'un événement météorologique excep¬ ment où les études sur Léonard con¬
changera d'avis et décidera de le mouler
tionnel. cernent plus les manuscrits que l'eu¬ la tête en bas. Voir page 38.)
Suit une longue liste d'ouvrages vre picturale. Ci-dessus, esquisse du Codex Madrid II :
qu'il possède : 116 titres. C'est la plus Et de surcroit, des multiples aspects elle indique comment
longue de celle qu'il ait relevée dans des manuscrits, ce sont surtout les Léonard envisageait le transport
ses manuscrits. Elle est pour nous aspects scientifiques, techniques et de l'énorme moule jusqu'à la fosse
une précieuse source de renseigne¬ mécaniques qui requièrent l'attention, de coulée. Ci-contre, dessin

ments sur les auteurs qu'il choisissait. en liaison avec l'intérêt toujours crois¬ de Madrid II indiquant
comment le moule devait être ouvert.
Il existe une autre liste, plus brève, de sant voué à ces domaines à l'époque
50 livres (les titres manquent). Elle moderne, et avec le développement

36
1*4 f* s+!i**

L'histoire du cheval géant


N 1482, Léonard, brillant, sûr de lui, jeune il

<& a trente ans envoie au duc de Milan, Ludovic


le More, une lettre remarquable à plus d'un
titre. Il y offre ses services d'Ingénieur et
d'architecte et, à la fin de la missive, pour éveiller l'intérêt
de Ludovic, lui suggère d'entreprendre « l'érection du cheval
de bronze en hommage éternel à la bienheureuse mémoire
du Seigneur votre père... ».
Il fait allusion à la statue équestre que Ludovic voulait
édifier à l'effigie de son père, Francesco Sforza.
Engagé comme ingénieur par Ludovic, Léonard consacra
quelque dix années à préparer et établir les plans de ce
monument, trouvant encore le temps de peindre La Cène
et de divertir la cour par des spectacles et des fêtes.
A l'origine, la statue de bronze devait être grandeur
nature, mais la taille du monument augmenta à proportion
des ambitions et de la puissance de Ludovic. Finalement
le cheval seul devait mesurer sept mètres de haut. Il aurait
fallu cent tonnes de bronze pour le couler. Jamais aupara¬
vant, pareil monument n'avait été envisagé.
Pour éviter les lignes de soudure qui défigurent les sta¬
tues coulées en plusieurs pièces, Léonard voulait couler
cette gigantesque sculpture en une seule opération. Mais
les techniques utilisées à l'époque ne pouvaient convenir
pour une coulée unique d'une telle dimension.
En mai 1491, un modèle du cheval, en argile et grandeur
réelle, est achevé. Dévoilé en novembre 1493, dans la
vieille cour de la résidence de Ludovic à l'occasion d'une
cérémonie de fiançailles, il devint l'une des merveilles de
Milan. Mais le cheval ne fut jamais coulé. En 1494, le bronze
-4" destiné au monument fut envoyé au beau-frère de Ludovic
(Wíiliiftf/írf itfVW"^
pour en faire des canons.
Des siècles durant, on ne put savoir si Léonard avait ou
non résolu l'incroyable problème posé par la fonte d'une
masse aussi énorme. La réponse est aujourd'hui fournie par
quelque vingt pages du Codex Madrid II, d'une lecture pas¬
sionnante et où l'on peut voir Léonard s'interroger et réflé¬
chir sur ce problème. En fait, ces notes prises par l'artiste
sont une sorte de traité sur les problèmes de la fonte. k
Léonard dessina la pose du cheval. Il en esquissa le r

37
Documents tirés de « Léonard de Vinci »
Les photos ci-dessus
©' McGraw-Hill Book Co. Maidenhead,
Royaume-Uni, et Robert Laffont, Paris et à droite soulignent les similitudes
qui existent entre les procédés
de fonte inventés par Léonard
et ceux utilisés deux siècles plus tard
pour une statue de Louis XIV (en haut)
avec son réseau de tuyaux
dans lesquels le bronze était coulé.
A droite, page du Codex Madrid II ;
Léonard y représente la fosse
de coulée destinée à son cheval ;
Dessin du moule extérieur ci-dessus, i ¿* vt nr\ *C ?"4» [ H.

du grand cheval, schéma du 1&> siècle


présenté en couverture (vu d'en haut) représentant la fosse
et provenant du Codex Madrid II de coulée utilisée pour la statue
de Louis XIV. La ressemblance entre
les deux fosses est évidente.
Léonard fit cette esquisse
en bas de la page
de son manuscrit (à droite)
après qu'il eut décidé de couler
son cheval la tête en bas.
(Voir illustrations page précédente). Jtà »twrt ./^rjflf?.î«r,<î-- ' « w T *

k moule. « Et ce moule peut être fait en un jour, écrit-il, la


moitié du chargement de plâtre d'un navire te suffira. Bien. »
Il envisagea d'abord de réaliser la fonte en couchant le
cheval sur le côté. Puis il changea d'avis et pensa qu'il
valait mieux le couler la tête en bas. Il dessina les chevilles
qui devaient assembler le moule extérieur. Le manuscrit
est plein des idées qui jaillissaient de ce cerveau inventif.
Léonard rejeta le procédé de fonte traditionnelle dit
« à cire perdue » : un modèle en cire est édifié autour d'un
noyau d'argile ; on applique alors un moule extérieur ; on
chauffe la cire qui commence à fondre et à s'écouler, rem¬
placée par le bronze en fusion. Inconvénient majeur de ce
procédé : le modèle original est irrémédiablement perdu.
La méthode de Léonard est beaucoup plus complexe.
Bien qu'il n'en donne pas une description complète dans le
manuscrit de Madrid, on peut la reconstituer approximative¬
ment. Elle consiste à modeler une maquette originale en
argile et à en prendre un moule extérieur. Il faut ensuite
tapisser cette empreinte femelle de cire ou d'argile et en
Pleins d'innombrables dessins
faire un moule mâle en terre refractaire que l'on fait cuire.
de chevaux, les manuscrits
On enlève alors la cire ou l'argile et, dans l'espace laissé
de Leonard attestent l'inlassable étude
vide entre les deux moules, on coule de la cire pour obtenir
qu'il poursuivait de leurs différentes
une empreinte de l'original. On élimine toutes les imperfec¬ postures et attitudes.
tions de ce modèle de cire et on en fait un nouveau moule
Il réussit à les esquisser
femelle en terre réfractaire.. Chauffée, la cire s'écoule ; on sans en altérer les qualités.
enlève le moule extérieur, le renforce et le rajuste sur Plusieurs dessins, comme cette étude
l'empreinte mâle. Le bronze peut alors y être coulé. de la patte antérieure
Tel était le nouveau système inventé par Léonard. Les (Collection Windsor, Angleterre),
circonstances historiques ne lui permirent pas de le mettre indiquent la précision qu'il y apportait,
allant jusqu'à diviser leurs membres
entièrement en pratique. Le grand cheval d'argile connut,
pour mieux en noter les mensurations.
lui aussi, une triste fin. En 1499, lors de la conquête de
Milan par les Français, les archers se servirent du cheval
comme d'une cible. Celui-ci se fendit, pour finalement
tomber en morceaux. Le moule aussi fut perdu
Il est intéressant de noter qu'en 1699, lors de l'érection
d'une grande statue équestre de Louis XIV à Paris, on
utilisa à peu près les mêmes procédés de moulage et de
fonte que ceux inventés par Léonard deux siècles plus tôt
^Lo^e

Document © 1974 Giunti-Barbera, Florence et Johnson Reprint Corporation, New York

par Eugenio Garin exceptionnels de son temps et qui a Dans la première édition de ses
vécu une période de renaissance artis¬ Vies (1550), Giorgio Vasari lui donne
tique et culturelle unique en Europe. déjà toute sa portée et tout son lustre.
Et pourtant, on peut s'aventurer à Trente ans après la mort de cet homme
dire que la figure de Léonard est une exceptionnel, une auréole nimbait déjà
figure tragique. C'était un homme seul. son image : ce sont des astres favora¬
Enfant naturel, il n'avait pas de famille, bles qui ont présidé à sa naissance et
pas de statut social. Il voyait s'achever il meurt dans les bras de François Ier,
un monde dont les valeurs spirituelles roi de France : « Et comme si son mer¬
s'écroulaient sous la poussée d'événe¬ veilleux esprit avait compris qu'il ne
ments aveugles. Au milieu des guerres pouvait recevoir plus grand honneur, il
et des tourmentes, il poursuit inlassa¬ expira entre les bras du roi. » C'est
blement sa quête. Sur tout cela, délibérément que l'historien invente
l'ombre de la mort. « Je croyais appren¬ une scène propre à frapper les imagi¬
dre à vivre, écrit-il amèrement, j'appre¬ nations : le pouvoir absolu rendant
nais à mourir. » hommage à la pensée souveraine.
LA vie de Léonard de Vinci a été Le lien qui unissait naguère l'homme Vasari campe un Léonard fas¬
longtemps celle d'un infatigable à la cité était rompu. Le sens civique ciné par les sciences, scrutant pas¬
voyageur. Très tôt, dans le cli¬ était en pleine décadence. Le pouvoir sionnément les mystères de la nature,
mat artistique stimulant de Flo¬ politique était passé en Italie aux une espèce de mage ou de sorcier :
rence, son extraordinaire curiosité mains d'oligarchies puissantes et de « Ses recherches capricieuses le
pour les gens et les choses le pousse tyrans, parfois géniaux et parfois bor¬ conduisirent à la philosophie naturelle,
toujours « ailleurs ». nés. L'intellectuel n'est plus le clerc à l'étude des propriétés des plantes,
En 1482, à l'âge de trente ans, il d'autrefois. A l'époque de Léonard, à l'observation assidue des mouve¬
quitte Florence pour entrer comme c'est un laïc qui se considère d'abord ments célestes, des orbites de la lune,
ingénieur au service de Ludovic le et surtout comme un technicien prêt à de l'évolution du soleil. » Vasari
More, car à l'époque les artistes offrir ses services à qui voudra bien ajoute : « Et il se forma dans son
étaient considérés comme des artisans les employer. Léonard, par exemple, esprit une doctrine si hérétique, qu'il
et des techniciens et il était courant était prêt à bâtir pour le Sultan otto¬ ne dépendait plus d'aucune religion,
qu'on leur demandât de participer et de man un pont au-dessus de la Corne tenant peut-être davantage à être phi¬
travailler à des questions d'ordre scien¬ d'Or, d'Istanbul à Galata. Se désignant losophe que chrétien. »
tifique ou technique. comme « l'infidèle nommé Léonard », Ce portrait est, d'ailleurs, parfaite¬
Autour de 1490, une période de bou¬ il lui écrit : « Moi, ton serviteur, j'ai ment fidèle à ce que Léonard écrivait
leversements et d'instabilité commence ouï dire que tu entendais construire de lui-même. Plus tard, en 1568, quand
en Italie. Laurent le Magnifique meurt ce pont, mais que tu ne pouvais le Vasari réédita ses Vies, dans le climat
à Florence, Savonarole y lance son faire faute d'homme capable de l'entre¬ troublé qui suivit le Concile de Trente,
expérience républicaine. La France prendre. Or moi, ton serviteur, je sais il atténua nettement l'accent mis sur la
(imitée par l'Espagne et l'Autriche) faire ce pont et le construirai. » divinité » de l'homme, significative
envahit l'Italie. Il y a crise au duché Léonard travailla également pour de la rhétorique du 15e siècle.
de Milan. d'autres souverains. Il entreprit de Pour lui, Léonard avait incarné un
Au milieu de ces troubles, Léonard bâtir une forteresse pour César Borgia modèle idéal, le type d'homme conçu
commence par travailler pour les Fran¬ et une cité modèle pour le duc par les philosophes de l'entourage de
çais ; il erre ensuite d'une ville ita¬ plus ou moins légitime de Milan, Laurent le Magnifique. « On voit les
lienne à l'autre : à Mantoue, où Isa¬ Ludovic le More. Il sait encore influences célestes faire pleuvoir les
belle d'Esté réunit une cour splendide ; construire des machines de toute plus grands dons sur les êtres humains
à Urbino, où il est reçu par César espèce, pour descendre en vol du haut par une opération qui semble parfois
Borgia ; à Rome aussi. du mont Ceceri, ou circuler sous moins naturelle que surnaturelle ; alors
Finalement, en 1516, il arrive en l'eau ; des machines créant de mer¬ s'accumulent, sans mesure, sur un
France, sur l'invitation du roi Fran¬ veilleux spectacles pour des fêtes, des seul homme, la beauté, la grâce, le
çois Ier. Quand il meurt, trois ans plus machines pour détruire l'ennemi, et talent, de telle sorte que, où qu'il se
tard, c'est un homme qui a approché peu importe qui sera cet ennemi. En tourne, chacun de ses gestes est si
et servi les personnages les plus cette époque d'ailleurs, le politicien divin qu'il fait oublier tous les autres
n'est guère différent de l'ingénieur : hommes et révèle clairement son
il est, lui aussi savant un expert. origine véritable, qui est divine et ne
Ainsi Machiavel. doit rien à l'effort humain. C'est ce
EUGENIO GARIN est titulaire de la chaire
d'histoire de la philosophie à l'Université de Dans ce douloureux contexte, Léo¬ que l'on a vu en Léonard de Vinci. »
Florence. Internationalement connu pour ses nard va, toute sa vie, chercher sans Ainsi, Vasari ne faisait-il que tra¬
études sur la civilisation de la Renaissance
relâche une harmonie suprême qui se duire à sa manière, dans la perspec¬
et la pensée médiévale, il a consacré d'im¬
portants travaux à la culture Italienne du dérobe toujours. Aussi, sa légende tive de son temps, l'homme que Léo¬
10a siècle. naquit-elle très tôt. nard lui-même avait voulu être : non

40
Photo Courrier de l'Unesco

Près de cinq cents ans


avant le roulement à
billes moderne, Léonard
imagina et mit au point
son propre roulement
à billes (ci-contre, du
Codex Madrid I) qui
ressemble à s'y
méprendre aux
roulements à billes

d'aujourd'hui (en haut


à gauche). Pour éviter
que ces roulements
« ne se touchent au
cours de leurs
mouvements, rendant
ce mouvement plus
difficile », il les isola
dans une cage annulaire
où ils peuvent tourner
librement. Document

en haut de la page
précédente :
représentation
graphique du Codex
Atlanticus chiffrant
l'effort de traction

exercé par un b

Document © 1974. McGraw-Hill Book Co.


pas le portrait que Léonard avait les lois, la genèse de ce tout. Si l'on
(UK) Limited Maidenhead, Angleterre,
et Taurus Ediciones, S.A., Madrid, Espagne donné de lui, mais le personnage qu'il néglige ce principe fondamental de la
s'était construit avec soin. pensée de Léonard, sa quête perpé¬
Puisque l'artiste, et particulièrement tuelle demeure incompréhensible.
le peintre (Léonard se voulait peintre Léonard est, à cet égard, parfaite¬
avant tout) doit reproduire les éléments ment clair : le peintre doit être le
du réel, il doit aussi connaître tout ce maître universel », capable d'imiter »
qu'il entend représenter s'il veut être par l'art « toutes les qualités des
digne de son art. C'est-à-dire, connaî¬ formes que produit la nature ». Et c'est
tre tout ce qui existe en ce monde. pourquoi il importe qu'il ait « avant ^
Tout. Les racines les plus profondes, tout dans son esprit- », toutes les r

41
k formes ; qu'il connaisse les causes de humain, il faut avoir minutieusement attachement ; son savoir dépasse les
- tout ; que son intelligence maîtrise les pratiqué la dissection des cadavres, frontières civiles et sa science trans¬
forces et les éléments ; qu'il sache être passé maître en anatomie, et de cende les allégeances idéologiques ou
fabriquer techniquement toutes ma¬ plus avoir étudié les mouvements des nationales.
chines et tous Instruments qui per¬ muscles et tout l'ensemble des mouve¬ Léonard n'a plus aucun trait
mettent de reproduire et de dominer ments de l'être vivant. commun avec les « dignitaires »
le réel. « Le peintre rivalise avec la De même, pour peindre le macro- humanistes, les doctes enracinés
Nature, proclame Léonard, il en est le cosme l'univers il faut apprendre dans leurs cités, les artistes proches
Maître et le Dieu. » l'anatomie de l'univers en son tout, d'une cour ou, du moins, d'un mi¬
On a' remarqué que la masse d'élé¬ scruter ses textures les plus subtiles lieu particulier. Comme son savoir
ments rassemblés et consignés par et, de plus, tous ses mouvements, et les mathématiques lui sont une
Léonard dans ses singuliers manus¬ toutes ses apparences. patrie, c'est l'univers qu'il a pour patrie.
crits donne à croire qu'il visait à Les manuscrits de Léonard sont de Les constructions' qu'il envisage inté¬
constituer une véritable encyclopédie merveilleux fragments de cette grande ressent le duc de Milan comme César
du savoir. Tel était probablement son encyclopédie toute nouvelle fondée, Borgia, le roi de France aussi bien que
propos. non pas sur des textes ou des discus¬ le sultan : elles sont inscrites en carac¬
L'idée n'était pas neuve. Léonard sions d'écoles, pas davantage sur une tères géométriques dans le grand
possédait les encyclopédies du Moyen expérience superficielle, mais à travers livre de l'univers. Science et technique
Age, et \'Histoire Naturelle de Pline, une exploration en profondeur des n'ont pas de patrie ni d'église.
fort célèbre pendant la Renaissance. causes secrètes, des nombres, des Pour comprendre le détachement de
Il connaissait parfaitement ces ouvra¬ mesures, des lois, des forces élémen¬ Léonard, sa façon de passer de ville
ges et il était plus qu'il ne l'avoue, taires, exploration qui permet de en ville, d'offrir ses * secrets » aux
au fait de l'état des « sciences » de remonter ensuite à la surface des cho¬ souverains les plus divers, il faut le
son époque. ses, à une expérience dont on connaît voir sous cet angle. Et ses « secrets »
Mais son point de vue est parfaite¬ désormais les causes et qu'il est donc n'étaient pas, ou pas seulement, des
ment original : il n'entend point colla- possible de maîtriser, transformer, peintures sublimes : c'étaient des ins¬
tionner des thèses ou des idées, des modeler. truments de guerre, des armes, donc.
nouvelles, des faits, voire des cas Une telle encyclopédie est sembla¬ Mais les armes ne sont que machines
étranges ou curieux, à seule fin de ble à une grande étude anatomlque et où se manifeste la science de l'homme,
connaître et de méditer. Son but, c'est physiologique de l'univers. Si l'homme sa vocation de se vouloir l'interprète
de « faire », il veut créer, être « Maître est un univers en réduction (micro¬ et le seigneur de la nature : « des
et Dieu » de la nature. Aussi vise-t-il cosme), qui rassemble en lui-même instruments » ni bons ni mauvais, mais
au-delà des apparences : il cherche à tout ce qui se trouve dilaté dans le efficaces, c'est-à-dire répondant à ce
appréhender les forces profondes qui réel, l'univers lui-même est pareil à qu'on attend d'eux.
agissent sur les sens. un grand être vivant (macrocosme). Et c'est bien là, dans cette « abstrac¬
Il veut reproduire, pour le specta¬ Comme le sang, l'eau qui circule par¬ tion » de savant et de technicien, que
teur, les effets que provoque le réel. tout lui donne la vie, et les « causes » Léonard rejoint Machiavel, conver¬
Il veut restituer ce réel transfiguré, c'est-à-dire les lois mathématiques gence bien plus importante que le
renouvelé. C'est pourquoi il doit s'en¬ en sont l'âme. séjour, d'ailleurs significatif, qu'ils
foncer jusqu'aux racines du visible et Dans cette encyclopédie, tous les' firent l'un et l'autre à la cour de César
saisir les effets sensibles que produi¬ chapitres trouvent tout naturellement Borgia, à Urbino.
sent les ¡mages. leur place : optique, mécanique, La synthèse qu'opère Léonard trouve
Pour obtenir tous les effets pos¬ hydraulique, anatomie, biologie, phy¬ son couronnement, on l'a dit, dans
sibles de la lumière, il faut étudier ce siologie, cosmologie. Viennent ensuite cette « peinture » qui, chez lui, se
qu'est la lumière elle-même, les les machines grâce auxquelles l'homme charge de significations tout à fait par¬
rayons lumineux et leur qualité, les rivalise avec la nature. ticulières. L' du peintre domine
lois de la propagation de la lumière, Enfin, sommet et couronnement de le processus du savoir : point d'arrivée
le fonctionnement de l'Bil et les carac¬ tout l'édifice, la science du peintre, qui de la connaissance scientifique en
téristiques de la vue. De même que est pour ainsi dire une métaphysique même temps que point de départ de
pour peindre ou sculpter le corps et une morale. Par l'art, en effet, un l'activité créatrice. En fait, il ne s'agit
nouvel univers naît dans l'univers : le nullement de deux points dissociables,
monde de l'homme « créateur », celui mais d'un moment unique dont l'artiste
du poète ; un monde qui triomphe du est le lieu, et où savoir et faire se
monde réel. rencontrent. Mieux encore, où le savoir
Il est clair qu'une telle conception, se transforme en faire.
si elle trouve en Léonard une expres¬ Si Léonard exalte le peintre, ce
sion singulière, ne commence pas avec n'est pas par hasard, car il est tou¬
lui. Dans les milieux où s'écoulent les jours porté à privilégier, sur le plan de
trente premières années de sa vie, pré¬ la connaissance, l' et la vue, ainsi
cisément, d'éminents artistes avaient que tout ce qui a rapport à l'image. :
reçu une formation très complexe, et c'est en termes visuels qu'il exprime
riche d'éléments scientifiques aussi ses conceptions. « Le talent du peintre
bien que littéraires. se doit d'être pareil à un miroir », et
L'Italie avait connu des esprits ency¬ il lui faut accueillir « toutes choses
clopédiques, comme Pic de la Mirán¬ qui vont » des formes extérieures aux
dole et Léon Battista Alberti ; mais qualités et essences profondes et aux
ces hommes demeurèrent leur vie structures géométriques élémentaires,
durant fidèlement attachés à leur cité. lesquelles se situent aux racines de
Léonard, lui, ignore complètement cet l'expérimentation et permettent de la
Document © 1974 Giunti-Barbera, Florence et
Johnson Reprint Corporation, New York comprendre. D'où la valeur des ma¬
thématiques face aux sens (« aucune
investigation humaine ne saurait être
dite science véritable, sauf si elle
passe par l'investigation mathémati¬
que »). D'où la valeur « philoso¬
La célèbre machine à aiguiser les aiguilles,
phique de la peinture. « 0ui méprise
dessinée par Léonard sur une page du
Codex Atlanticus. Il espérait que cette la peinture n'aime point la philoso¬
machine lui rapporterait « 60000 ducats par phie... La peinture est elle-même philo¬
an », mais il semble qu'elle ne fut sophie. La meilleure preuve c'est
jamais construite. qu'elle saisit le mouvement des corps

42
dans la spontanéité de leurs actions ;
et la philosophie de même... »
Ces deux aspects de l'activité
humaine, savoir et faire, « voir » et
« créer » ne peuvent donc être sépa¬
rés : le cercle science-technique-art,
voir-faire, est essentiellement unitaire.
Créer et fabriquer des machines,
pour Léonard, c'est poser plusieurs
problèmes : 1) l'impossibilité de dis¬
socier le moment technique et le
moment scientifique, lié à la struc¬
ture mathématique de toutes choses;
2) l'idée générale que le squelette des
choses peut être réduit à un modèle
mécanique ; 3) la liaison profonde
entre vie et mécanique ; 4) la recher¬
che de modèles sur le plan de l'opti¬
que (« l' dans ses activités, se
trompe moins que tout autre sens »).
On le voit, si l'intérêt de Léonard
pour la « machine » est très fort, on se
tromperait lourdement si on n'intégrait
cet intérêt dans la conception que Léo¬
nard a du mondé : la machine n'est
qu'un moyen entre la vie vivante telle
qu'on l'expérimente telle qu'on la
voit et les « causes » mathémati¬
ques qui régissent tout, les lois qui
s'expriment par dès nombres, des figu¬
res et des corps géométriques.
Il s'ensuit que, sur la base des lois
ainsi découvertes, on pourra non seu¬
lement construire (« d'abord mentale-

Léonard a rempli ses


carnets d'un très grand
nombre de dessins, £VS
depures et de plans Photos O Institut de France, Pari! Léonard a conçu et dessiné une étable
d'architecture pour sa avec mangeoires automatiques qui ne
Cité idéale ». Dans un paraîtrait pas démodée dans une
manuscrit de l'Institut de exploitation agricole du 20e siècle
France, Paris, (manuscrit B). (ci-dessous, dessin d'un manuscrit de
Léonard écrit l'Institut de France). Le foin entassé dans
qu'un . edifice devrait le grenier est conduit vers les mangeoires
toujours se detacher de grâce à des « entonnoirs étroits en haut
tous côtés pour qu'on voit et larges au-dessus de la mangeoire ».
bien sa vraie forme . Ce Il envisagea la construction d'une écurie
souci s'accompagne d'une de près de 70 mètres de long et capable
volonté d'en faciliter d'abriter cent vingt-huit chevaux.
l'accès par des escaliers
privés et bien disposés :
en haut à droite, quadruple
escalier desservant un

immeuble et, ci-dessus,


escalier en colimaçon et
a double révolution destiné
à la Cité ideale ».
Dans le Codex Madrid II.
où abondent etudes et

esquisses architecturales.
Leonard a applique ce
principe des dégagements
et de l'escalier privés à
la construction d'un

château fort, pour


permettre au maitre des
lieux de contrôler toute
la forteresse
Ci-dessous, détail du plan de la « Cité
ment, puis avec les mains ») des ma¬
idéale dessiné par Léonard (manuscrit
chines merveilleuses, mais aussi faire
« L », Institut de France, Paris) avec ses
des expériences visibles grâce à des
deux niveaux inférieur et supérieur ;
ouvres d'art créatrices d'harmonies
en bas, maquette moderne de cette cité
réalisée d'après les plans de Léonard et bien proportionnées »).
conservée à Milan. Commentant son plan, On retrouve ainsi l'unité profonde de
Léonard écrit : « Dans les rues hautes l'encyclopédie de Léonard, chez qui il
ne doivent circuler ni charrettes, ni autres serait absurde de séparer science,
véhicules, mais seulement des gens de
technique et art. L'erreur
Vasari de
qualité ; dans les rues basses doivent
était justement de rompre, ou plutôt
circuler les charrettes et chargements
utilitaires de la population. » Pour
de mal comprendre, ce nbud. Il per¬
construire sa ville, Léonard obéit dait du même coup la signification
à des buts sociaux et d'une muvre qui, à la fin, lui paraissait
hygiéniques et non plus, comme la plupart osciller entre folie et incohérence. « Il
de ses contemporains, à des impératifs se préoccupait fort des choses philo¬
militaires.
sophiques et en particulier de l'alchi¬
mie... Il se livra à toutes sortes de
iniMQaûQ folies de ce genre, s'occupa de miroirs,
et expérimenta des méthodes très
curieuses pour trouver à des huiles
peindre... A n'en pas douter, son intel¬
ligence de l'art lui fit commencer beau¬
coup de choses et n'en finir aucune,
comme si la main ne pouvait pas
atteindre à la perfection dont il rêvait :
il concevait des difficultés si subtiles
et si étonnantes, que ses mains, si
habiles qu'elles fussent, n'auraient pu
les révéler. »
Vasari nommait tout cela des
« caprices ». Or c'était la recherche
Incessante d'un centre unificateur de
l'expérience humaine, d'un sens des
choses, d'une place de l'homme dans
le monde ; c'était le départ inquiet
d'une ère nouvelle ; c'était une manière
toute neuve d'entendre l'art et la
science.

Dans ces milliers de feuillets, dans


l'enchevêtrement vertigineux de frag¬
ments d'une prose très étudiée, dans
ces dessins d'étranges machines et
d'anatomies subtiles, tous marqués
d'une grâce recherchée, chacune des
pages manuscrites de Léonard est véri¬
tablement témoignage et symbole,
non seulement de tout ce que
l'humanité rêve et poursuit depuis
toujours, mais aussi, d'une façon tout
à fait nouvelle, de concevoir la tâche
des hommes : une quête sans fin pour
maîtriser une réalité fuyante.
Et c'est à dessein que l'on a insisté
ici sur le raffinement extrême (qu'il
s'agisse de son écriture ou de
son indignation contre les gens de
lettres), d'un homme qui était lui-même
le plus fin des lettrés si l'on en juge
par la richesse de la bibliothèque per¬
sonnelle dont l'inventaire figure parmi
les manuscrits conservés à Madrid.
Chaque « caprice » est justifié par la
certitude.de la fragilité de l'homme et
de son Et c'est peut-être là
qu'est la marque, et le secret, de
l'actualité de Léonard : avoir compris
et exprimé, avec une efficacité singu¬
lière, l'insécurité énigmatique de
Un des projets grandioses de Léonard
l'homme, le mystère de sa condition et
était la construction d'un pont qui
de son destin, au moment même où
enjamberait le Bosphore entre Istanbul et
Galata. Il en proposa la construction au paraissent s'affirmer les possibilités
sultan Bajazet II. Ci-contre : schéma imprévues et imprévisibles de la
de ce pont dans un manuscrit de l'Institut science et de l'art.
de France, vu de dessus et en élévation ;
la note de Léonard précise sa longueur : Eugenio Garin
350 mètres. La maquette (en bas à droite)
exécutée par un savant suisse
¡. "*V* v^TOflf
contemporain, D. F. Stiissi, a prouvé que les
plans étaient techniquement réalisables.
Photo T) Musée des Sciences et des Techniques.
Milan

44
par Carlo Pedretti
LA GLOIRE
Réflexions

sur la peinture DE PEINDRE


révélées par
le Codex Madrid II

Photo Anderson-Giraudon, Pans

Les conceptions de Léonard sur l'art LES membres qui ne sont pas en mouvement
se trouvent exposées dans les idées qu'il nota doivent. être dessinés sans faire saillir les muscles.
entre 1491 et 1505 dans le Codex Madrid II. Si l'on agit autrement, on aura imité un sac de noix
Il y accorde une place particulière à ses théories plutôt qu'une forme humaine. »
sur la lumière et surtout sur la forme
Voilà l'une des notes de Léonard sur la peinture que l'on
du corps humain.
peut lire dans le second des manuscrits de Madrid récem¬
Il critique les « figures sèches et ligneuses »,
ment découverts et qui date des premières années du
et applique la formule - sac de noix » et
16e siècle.
botte de radis » à des nus - ligneux et sans
Cette note est d'un intérêt considérable. Elle éclaire le
grâce ». Léonard s'en prend à plusieurs
artistes qui se seraient rendus coupables de cet abus différend qui opposa Léonard au Michel-Ange de la Sixtine
et, dans le « Manuscrit E », à l'Institut de France,
Paris (1513-1514), ces attaques apparaissent comme CARLO PEDRETTI a consacré à Léonard nombre d'ouvrages, dont le
des critiques de nus peints par Michel-Ange dernier « Leonardo : A study m Chronology and Style « (Léonard
pour la chapelle Sixtine à Rome. Ci-dessus, étude chronologique et stylistique) a paru en 1973 aux Editions Thames
and Hudson, à Londres. Il est professeur d'histoire de l'art à l'Univer¬
nu à la sanguine exécuté par Léonard
sité de Californie, Los Angeles (Etats-Unis). L'article ci-dessus est
vers 1503-1504. Ci-dessus à droite,
inspiré d'un chapitre de son livre « Notes on Painting in the Madrid
Adam et Eve chassés du Paradis, détail d'une Manuscripts » (Notes sur la peinture des Manuscrits de Madrid), qui
fresque de Michel-Ange pour le plafond a paru en italien dans son ouvrage sur Léonard de Vinci publié en
de la chapelle Sixtine (1508-1510). 1968 par les Editions Giunti-Barbera, à Florence.

45
Regard de l'ange de la Vierge aux rochers, Regard de la Joconde, ou Mona Lisa,
oeuvre que Léonard peignit à Milan peinture commencée vers 1501, à laquelle
(Musée du Louvre). Léonard travailla plus de quatre ans
(Musée du Louvre).

k (dont Michel-Ange exécuta la décoration de 1508 à 1510) : cette touche libre, abrégée, qui laisse le champ libre à
pour Léonard, le corps humain n'est pas prétexte à exer¬ l'imagination.
cice de virtuosité anatomique, à exposition de muscles. Il Les notes sur la peinture du second manuscrit de
doit être ce qu'il est.
Madrid ne traitent pas seulement de la forme humaine
C'est en un moment décisif de sa carrière que Léonard
mais aussi des problèmes de la lumière, de l'ombre et de
écrivit cette réflexion parmi d'autres. Toutes nous renvoient
la couleur. Sur l'une des pages, Léonard réunit deux pro¬
l'écho des trouvailles inhérentes aux théories artistiques
blèmes majeurs de la vision picturale : la représentation
du « Cinquecento » (notre 16e siècle). de la couleur « en perspective », c'est-à-dire de la couleur
Ce n'est plus désormais à l'apparence des choses que des objets modifiée par l'atmosphère environnante et qui
s'attache Léonard mais à leur structure ; il en est donc
varie donc en intensité selon la distance des objets et
venu à un dessin qui fait fi des modèles aériens pour
le mouvement des personnages.
étreindre la forme : une forme que définissent les contours
Dans le même manuscrit, ces problèmes sont étudiés
précis et les hachures qui la cernent avec une souplesse
plus longuement mais, alors que la perspective de la
calculée. Ce n'est plus la grâce florentine de la fin du
couleur est traitée de façon si abstraite qu'on ne peut
Quattrocento, mais un sens des proportions, d'accent plus
l'expliquer que dans le langage du diagramme, pour le
héroïque, plus herculéen, que reflètent les études anato-
mouvement des personnages des exemples sont donnés
miques de Léonard, celles des guerriers de sa Bataille
par de rapides notations du corps humain.
d'Anghiari, qui semblent s'accorder hommage silencieux
à Masaccio à l'exemple qu'avait donné le jeune Michel- Certaines d'entre elles rappellent les croquis pour la
Ange avec son David de 1501. Bataille d'Anghiari dessins d'une énergie proche de
La forme s'exprime par le style, et par style, j'entends la frénésie, jetés d'un seul trait violent ainsi du croquis
non seulement l'art de Vinci, mais sa pensée, telle qu'elle de la collection Windsor, où Léonard juxtapose le hurle¬
s'exprime par des mots, car il y a une étroite affinité entre ment expressif des hommes et des bêtes : lions et chevaux.
ses écrits et ses dessins. Un texte déjà connu en fait Il s'agit là d'une pensée jetée sur le papier plus que du
foi. Dans ce texte, Léonard dit au peintre comment fixer cheminement d'une idée de composition : ce qu'il cherche,
l'image des formes humaines en mouvement en ne mettant c'est rendre la bestialité humaine dans la guerre.
en 0uvre que des lignes essentielles : en somme, une Dans le second manuscrit de Madrid, on peut voir à
manière de sténographie. quel point l'optique est étroitement liée à la peinture. Un
« Pour faire une tête », dit Vinci, « tracez un O, pour exemple : « La surface de tout corps obscur participe de
un bras, une ligne droite ou courbe, et faites de même la couleur de l'objet qui lui est opposé. Mais les motifs
pour les jambes et le buste, et de retour à la maison, verts prairies par exemple, et autres choses du même
mettez ces notes pour mémoire en forme parfaite. » genre doivent être disposés, pour l'accommodement
Pour nous, nul besoin de la transcription de ces « notes artistique, en face des ombres de corps verts, de sorte
pour mémoire en forme parfaite », bien au contraire, notre que les ombres qui participent de la couleur de ce motif
uil est capable de saisir l'élan qui a guidé la main de ne perdent pas leur qualité et paraissent être l'ombre
l'artiste et sans conteste il est séduit par le « signe », d'un corps autre que vert ; car si tu poses un rouge

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Sourire de l'ange de la Vierge aux rochers. Sourire de la Joconde.
46
Regard de Saint Jean-Baptiste, peinture Regard de la Belle Ferronnière, portrait de femme
de Léonard exécutée vers 1509 (Musée du Louvre). dont la célébrité est aujourd'hui éclipsée
par celle de la Joconde.

LA GRACE

Le visage et le corps humain sont définis lumineux face à l'ombre verte, cette ombre deviendra
par la lumière dans laquelle ils baignent : de l'ombre véritable du vert. »
c'est là ce que précisent les notes du Plus frappant encore, le conseil donné au peintre de
Codex Madrid II, dans lesquelles Léonard
juxtaposer les couleurs « pour l'accommodement artis¬
s'attache à tous les jeux de réflexion et de réfraction
tique » afin d'atteindre à une harmonie, suscitée seu¬
de la lumière ambiante, et à ceux des ombres
colorées, comme essentielle « vérité des couleurs ». lement si la couleur de l'objet est conservée dans son
D'où l'étonnante parenté des divers visages ombre, « la vraie ombre » dit Léonard ; et si le peintre
qu'il peignit, et dont la macrophotographie évite ce que Léonard nomme « des ombres très mau¬
révèle, notamment dans le regard et le sourire, vaises », c'est-à-dire celles qui subissent le reflet d'un
l'unité de conception. A la vigueur du modelé autre objet de couleur différente : ainsi d'un objet vert
s'allient la profondeur du regard qui vient à produire une ombre rougeâtre.
( la macrophotographie montre que les yeux
Tous les éléments de la peinture de Vinci se trouvent
sont exécutés par passages de plans
dans les théories exposées dans le manuscrit de Madrid.
de plus en plus sombres) et le singulier,
Outre les notes sur la forme et la couleur, il faut étudier
le mystérieux sourire (celui de la Joconde a
inspiré des pages de commentaires). celles qui traitent de la lumière et de l'ombre et de la douce
Dans le Codex Madrid II, Léonard conseille transition de la lumière à l'ombre. C'est l'essence même
au peintre un subtil fondu des ombres, du fameux sfumato de Vinci. Les notes sur ce sujet sont
« la grâce des ombres graduellement privées nombreuses dans le manuscrit récemment découvert, mais
de contours trops nets », livrant par là le secret il est intéressant de constater que chacune tient compte
de l'expression si délicatement nuancée de l'élément couleur.
qu'il sut donner à ses modèles.
Lorsque, dans les premiers temps de son activité pictu¬
rale, Vinci traitait du problème de la lumière et de l'ombre,
il considérait les objets en tant qu'entités géométriques et
se préoccupait surtout de la gradation des ombres et de
leur degré d'intensité.
Après l'an 1500, il se soucie avant tout du jeu de la
lumière et de l'ombre sur les objets en plein air, aussi
tient-il compte de la couleur et des reflets. La lumière
devient le véhicule qui fond les éléments du paysage en
un passage harmonieux d'une couleur à l'autre. C'est ce
que Vinci appelle la « grâce ».
Le corps humain devient, lui aussi, partie du paysage.
(On ne peut s'empêcher de penser à la Joconde, à la
Vierge et Sainte-Anne, à Léda.) Il est donc soumis aux ,
phénomènes de réflexion, de réfraction, et au jeu réci- ¿
proque des ombres colorées, comme c'est le cas de r

Le sourire de Saint Jean-Baptiste. Le sourire de la Belle Ferronnière.


47
n'importe quel objet placé sous la lumière du ciel. Ce leçons de peintre n'ont pas la raideur de l'enseignement
qui se produit sous la projection d'un toit se vérifie aussi académique mais la fraîcheur d'une révélation.
sous la projection du menton dans un visage humain. Assez de commentaires, d'explications, d'interprétations.
L'une des plus belles observations de Vinci est celle La parole de Vinci nous atteint avec une précision mathé¬
qu'il a faite sur la façon dont le visage doit être représenté. matique, et pourtant elle nous révèle un espace qui s'ouvre
Il conseille au peintre de composer le décor de façon à au-delà de ses tableaux mêmes.
créer les effets de sfumato les plus délicats dans les « Ce que je veux te rappeler, en ce qui concerne les
ombres, ce qu'il nomme « la grâce des ombres graduelle¬ visages, c'est que tu dois considérer comment, à diverses
ment privées de tout contour trop net ». distances, diverses qualités des ombres se perdent et que
Le décor est donné par les murs des maisons qui seules demeurent quelques taches principales, telles la
bordent la rue, par où pénètre la lumière ; une lumière faite cavité de l'eil et autres choses semblables ; et finalement
d'air sans éclat, diffuse et dorée comme celle de Giorgione. le visage reste obscur, parce que les lumières qui sont
« La lumière », dit Léonard, « aboutit sur le pavé de
la rue et rebondit par réverbération sur les parties ombreu¬
ses des visages, les éclairant considérablement. Le
faisceau de cette lumière du ciel délimite les toits, qui
surplombent la rue, et le rayon lumineux éclaire jusqu'au
voisinage ou presque de la naissance des ombres
qui se trouvent sous les éléments du visage, et ainsi peu
à peu va se changeant en clarté, jusqu'à finir sur le
menton avec les ombres insensibles de chaque côté. »
On admet volontiers que Léonard était insensible à la
couleur et que, pour lui, la « gloire de la peinture » réside
dans le fait qu'elle est capable de reproduire le modelé.
Or la chronologie de ses notes sur la peinture montre que.
cela peut, à la rigueur, s'appliquer à la première période
des développements théoriques, quand son art était encore
lié à l'enseignement de l'école florentine du Quattrocento.
Mais, après 1500, ses observations sur la couleur se
font de plus en plus aiguës, si bien que ses théories
ne sauraient s'appliquer à aucune des muvres qui sont
parvenues jusqu'à nous. Qu'il suffise de mentionner cer¬
tains effets de lumière violette, au coucher du soleil ;
une lumière qu'il dit être « de la couleur
» et du lis
qui rend « la campagne plus charmante et plus gaie ».
« La beauté de la couleur », conclut Léonard, « tient
aux lumières essentielles. » La lumière est prise comme
symbole de la vérité, et la « vérité des couleurs », c'est
leur beauté révélée par la lumière.
Ici, comme maintes fois ailleurs, ce qui nous fascine
c'est ce que les Anglais évoquent lorsqu'ils parlent de
« l'imprévisible Léonard ». Ce Léonard qu'on ne saurait
deviner parce que ses notes ne sont rien d'autre que
l'enregistrement d'une pensée mobile, si bien que ses

ftyH*i&< «

Tourbillons, ellipse, lunules : toute la giration


végétale dans ce bouquet d'herbes et de corolles.
Détail d'une étude
pour Léda et le Cygne de Léonard.
Photo © tirée de l'ouvraqe de Ritchie Calder, Leonardo
.Heinemann. Londres, 1970

faibles comparées aux ombres qui sont moyennes, sont


absorbées par l'obscurité. Si bien qu'à une certaine dis¬
tance, les qualités et l'intensité des lumières et des
ombres principales sont absorbées, et tout se confond
en une ombre moyenne. Et voilà pourquoi les arbres et
tous les objets paraissent, à une certaine distance, plus
sombres que s'ils se trouvaient proches de l'lil. A partir
de cette obscurité, l'air qui s'interpose entre l'éil et l'objet
rend cet objet plus clair, d'une teinte se rapprochant du
bleu. Mais il bleuit plutôt dans les sombres que dans les
clairs, où la « vérité des couleurs » est plus visible. »
Carlo Pedrettl

Dessin de cheval hennissant, par Léonard,


pour la Bataille d'Anghiari (1504), euvre disparue,
et dont le carton même s'est perdu. Mais quantité
de dessins d'études que Léonard fit pour
cette fresque sont parvenus jusqu'à nous.

Etude de coiffure pour Léda et le Cygne,


sujet de mythologie grecque qui inspira à Léonard
une peinture aujourd'hui disparue
et dont nous ne connaissons le motif d'ensemble
que par une copie.

'W kKf *H/rtA ktlD ... .t» . j-

Tous les mouvements tourbillonnants ont


passionné Léonard. Il les saisissait partout
dans la nature. Il rapprochait les tourbillons d'eau,
« respiration cosmique de l'océan », du lac
de sang se ramifiant dans le corps humain.
Il a rapproché l'eau et la chevelure. « Observe le
mouvement de la surface de l'eau, comme
il ressemble à la chevelure, qui a deux
mouvements, dont l'un vient du poids des cheveux,
l'autre des courbes des boucles.
Ainsi l'eau a ses boucles tourbillonnantes,
dont une partie suit l'élan du courant principal,
et l'autre obéit à un mouvement d'incidence
et de réflexion. » Ci-dessus : Tourbillons et
courants d'eau.
MANUSCRITS DE LEONARD DE VINCI

(Suite de la page 7)

jusqu'à envisager une publication de parer dans la mesure du possi¬


complète des inédits. Mais Libri le ble aux mutilations provoquées j>ar
comte Libri, il est titré a de singu¬ £ la regrettable intervention de Pompéo
lières faiblesses. Il ne peut résister Léoni : dans la masse de papiers et
à la tentation, et alors qu'il consulte de cahiers de Léonard, il avait ras¬
les manuscrits de Léonard à l'Institut semblé de manière passablement -
de France, il en subtilise certaines arbitraire ce qui, selon lui, était relatif '
pages. Soins jaloux d'un savant qui se à la mécanique.
veut seul dépositaire des originaux ? En guise de support aux feuillets
Que non pas I Libri excelle à en faire originaux, Pompéo Léoni avait utilisé
commerce. C'est ainsi que certaines de larges feuilles d'un papier blanc
pages des manuscrits parviendront en assez épais (exactement du format
Angleterre ; c'est ainsi qu'un peu plus Atlas, 0,65 m sur 0,94 m, d'où la déno¬
tard le petit Codex, ou recueil sur le mination : Codex Atlanticus). Les feuil¬
« Vol des oiseaux », est acquis pour lets originaux de Léonard étaient de
4 000 lires par le comte Manzoni, qui plus petites dimensions ; dessins et
le cédera ultérieurement à l'éminent textes étaient souvent tracés en pleine
léonardiste Théodore Sabatchnikof. A page. Certains de ces feuillets
Ce dessin du Codex Atlanticus laisse
l'Institut de France, on s'inquiète : seul n'avaient été utilisés par Léonard
Libri a eu librement accès aux manus¬
penser que Léonard Imaginait une forme
qu'au recto, et parfois ne portaient au
de ski nautique. Quoiqu'il en soit, ces
crits « parisiens ». Libri se défend chaussures flottantes et les bâtons ne verso que quelques notes ou croquis...
comme un beau diable, mais les preu¬ furent jamais construits et nous ne savons que Pompéo Léoni jugeait négligea¬
ves sont écrasantes. Il est condamné, pas quel matériau il comptait utiliser bles I Si bien qu'il collait le feuillet
par contumace, à dix ans de réclusion. pour leur permettre de flotter. original au support. Quand Léonard
Les pages passées en Angleterre sont avait dessiné et écrit sur le verso et
rendues à l'Institut de France, alors Document © 1974 Giunti-Barbera, Florence et le recto, Léoni pratiquait, dans le sup¬
que Sabatchnikof, pour- sa part, consi¬ Johnson Reprint Corporation, New York port, une fenêtre qui permettait de voir
gne le Vol des oiseaux » à la Biblio¬ et le recto et le verso. Quand Léonard
thèque de Turin, où il est encore. avait utilisé des feuilles de grand for¬
La relation de tant d'aléas pourrait mat, Léoni les pliait en deux et collait
s'arrêter là si, tout récemment, une le verso d'une des moitiés, tout en
nouvelle inouïe n'était venue boule-_ pratiquant une fenêtre dans le support.
verser le monde de la culture. On Tel était le traitement barbare que
annonçait officiellement en 1967 que Léoni infligea aux manuscrits. Il eut
deux Codex de Léonard, que l'on de tristes conséquences : disparition
croyait perdus, venaient d'être retrou¬ d'un grand nombre de versos portant
vés à la Bibliothèque Nationale de cherché à retrouver les manuscrits, des textes autographes de Léonard ;
Madrid. Le premier moment de stupeur mais en vain. A la Bibliothèque Natio¬ disparition des marges encollées dans
passé, on se demanda comment ces nale de Madrid, on avait cru les ma¬ le support, marges dans lesquelles
deux Codex avalent pu demeurer à nuscrits perdus sans remède. Au existaient textes ou détails des des¬
Madrid. 20e siècle, des érudits tentèrent à leur sins ; arrachage de demi-feuillets, qui
Une fois encore, on put retrouver la tour des recherches. Rien. Ce fut en furent souvent perdus sans remède.
filière. On savait qu'après la mort de 1964 qu'un eminent spécialiste fran¬ Il fallut dix ans de minutieux travail
Pompéo Léonl, une partie de l'ensem¬ çais de Léonard, André Corbeau, aux spécialistes de Grottaferrata, mais
ble des manuscrits de Léonard qu'il signala qu'il était certain que les le Codex Atlanticus connut une sorte
détenait avait été vendue en Espagne. manuscrits étaient bien à la Bibliothè¬ de renaissance. Les techniques les
L'un des acquéreurs était probable¬ que de Madrid et qu'en fait ils étaient plus modernes furent employées à
ment Juan de Espina, collectionneur mal répertoriés au catalogue. Là-des¬ Grottaferrata. Les originaux de Léo-
madrilène. Entre 1620 et 1630, le roi sus, les bibliothécaires se remirent à , nard furent lavés dans des prépara¬
Charles Ier d'Angleterre, alors prince l'ouvrage. Au début de 1965, Ramón tions qui leur assurent désormais une
de Galles, puis le Florentin Vincenzo Paz y Remolar, chef de la section des meilleure résistance aux atteintes du
Carducci, étaient venus chez Espina manuscrits, eut une heureuse surprise. temps. Aujourd'hui le Codex Atlanticus
pour voir ses collections. L'un et Les manuscrits étaient bien là. Non comporte 1 068 pages réparties en
l'autre, entre maintes merveilles, aux cotes données (Aa 19 et 20), mais douze volumes reliés.
avaient signalé deux livres « écrits et aux cotes Aa 119 et 120. Du Codex Atlanticus ainsi radicale¬
dessinés par le grand Léonard de La découverte était d'importance. On ment restauré, une édition en fac-
Vinci ». la communiqua, dans le monde savant, similé de qualité parfaite a été aussitôt
Espina était mort en 1642, léguant de bouche à oreille. En 1967, elle était entreprise en Italie (en effet, il est hors
au roi d'Espagne tous ses trésors, dont confirmée. Immense contribution à de question de livrer l'original pour
les deux recueils de Léonard qui entrè¬ l'étude de Léonard, ces manuscrits consultation). Les premiers volumes
rent ainsi à la Bibliothèque du Palais, sont enfin accessibles grâce à l'édition en ont déjà paru, et la Commission
laquelle devait constituer, autour de en fac-similé des Codex Madrid I et //, Nationale Vincienne poursuit l'impres¬
1830, le fonds de la Bibliothèque Natio¬ préparée par les éditions McGraw-Hill, sion fac-similé, issue d'une technique
nale nouvellement créée. Il est plus et qui paraîtra à l'automne. raffinée et confiée aux éditions Giunti-
que probable que les deux Codex Il importe enfin de signaler ce qu'il Barbera de Florence. Le document
retrouvés en 1967 ne sont autres que est à peine exagéré de tenir pour une' intégral sera bientôt à la disposition
les deux manuscrits de Léonard qui autre « découverte », bien qu'elle ait des spécialistes.
appartenaient à Juan de Espina. trait à l'un des recueils de Léonard Ainsi notre 20e siècle aura su parer
Dans un catalogue de la Bibliothè¬ fort connu : le Codex Atlanticus de la au démantèlement dramatique de
que Nationale de Madrid, imprimé au Bibliothèque Ambrosienne de Milan. l'héritage autographe de Léonard, et
19e siècle, on trouve une référence à En 1962, à l'instigation du cardinal restituer à l'humanité des trésors.
deux « autographes » de Léonard de Montini, alors archevêque de Milan, et Paolo Galluzzl
Vinci. Mais aucun des spécialistes qui aujourd'hui le pape Paul VI, était entre¬
en demandèrent communication ne put prise la restauration Intégrale du Codex
les obtenir, car aux cotes indiquées, Atlanticus. Les responsables de la
on ne trouvait pas les autographes de Bibliothèque Ambrosienne confièrent
Léonard, mais un recueil de Pétrarque donc le précieux recueil aux spécialis¬
et une glose de Giustinlano. tes du monastère de Grottaferrata,
A la fin du 19e siècle, un bibliophile près de Rome. Il s'agissait d'un travail
florentin, Tammazo de Marins, avait conservatoire, mais bien plus encore

50
Vient de paraître

naissance en 1674 seulement avec les


Trois siècles
I674 études de Pierre Perrault qui ouvrirent
la voie à nos connaissances actuelles
d'hydrologie Three centuries of scienlilic hydrology
du cycle naturel de l'eau.
Trois siècles d'hydrologie scientifique

scientifique Tres siglos de hidrología científica


Tpn BCKa nayMHOM rtupojiorHH Cet ouvrage retrace l'évolution
de l'hydrologie et marque la fin de la
123 pages 25 F. Quadrilingue : récente Décennie hydrologique
français, anglais, espagnol, russe. internationale lancée par
l'Unesco en 1965.

Léonard de Vinci pensait que les


eaux des mers étaient issues de
l'intérieur de la terre et s'élevaient
à hauteur de montagnes, pareilles au
Nouveau manuel
sang qui monte du corps vers la tête ;

Aristote croyait que les rivières de l'Unesco


naissaient dans des grottes
où l'air se transformait en eau ;
pour
Les Chinois ont enregistré
des données météorologiques
(pluies, neige, vents) qui remontent
l'enseignement
aussi loin que le 2e millénaire avant
notre ère ; en l'an 1000 av. J.-C. ils Ces quelques exemples témoignent des sciences
utilisaient déjà des pluviomètres ; de la place que l'eau a tenue dans la
préoccupation des hommes à travers Nouvelle édition du best-seller de

Les Egyptiens, bien avant l'histoire et dans le développement l'Unesco, entièrement révisée et
3000 av. J.-C, observaient les crues des civilisations. Toutefois, en tant refondue.

du Nil et savaient les prévoir. que science, l'hydrologie a pris 304 pages - 32 F.

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diffusion (SNED), 3. bd Zirout Youcef, Alger. RÉP. Longman Ltd..: Nicol Road, Ballard Estate. Bombay 1; Palac Kultury i Nauki, Varsovie. Pour les périodiques
FÉD. D'ALLEMAGNE. Unesco Kurier (Edition alleman¬ 17 Chittaranjan Avenue, Calcutta 13. 36a Anna Salai seulement : « RUCH » ul. Wronia 23, Varsovie 10.
de seulement) : Bahrenfelder Chaussee 160, Hamburg- Mount Road, Madras 2. B-3/7 Asaf Ali Road, P.O. PORTUGAL. Dias & Andrade Ltda, Livraria Portugal,
Bahrenfeld; CCP 276650. Pour les cartes scientifiques Box 386, Nouvelle-Delhi. Publications Section, Ministry rua do Carmo, 70, Lisbonne. ROUMANIE. I.C.E.
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800830. Autres publications : Verlag Dokumentation, cation Building, Connaught Place, Nouvelle-Delhi 1. Abonnements aux périodique* Rompresfilatelia, calea
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maacschappij Keesing, Keesinglaan 2-18, 2 100 Deurne- stores : 35, Allenby Road and 48, Nachlat Benjamin det, Skolgrand 2, Box 150-50, S-10465 Stockholm -
Antwerpen. BRÉSIL. Fundaçâo Getúlio Vargas, Street, Tel-Aviv. Emanuel Brown 9 Shlomzion Hamalka Postgiro 184692. SUISSE. Toutes les publications :
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CAMEROUN. Le Secrétaire général de la Commission Co Ltd., P.O. Box 5050, Tokyo International. 100.31. du Parlement. B.P. 704. Damas. TCHÉCOSLOVA¬
nationale de la République fédérale du Cameroun pour RÉPUBLIQUE KHMÈRE. Librairie Albert Portail, QUIE. S.N.T.L., Spalena 51, Prague 1 -(Exposition perma¬
l'Unesco B.P. N' 1 061, Yaounde. CANADA. Infor¬ 1 4, avenue Boufloche, Phnom-Penh. LIBAN. Librairies nente); Zahranicni Literatura, 1 1 Soukenicka, Prague 1.
mation Canada, Ottawa (Ont.). CHILI. Editorial Antoine. A. Naufal et Frères, B P. 656, Beyrouth. Pour la Slovaquie seulement : Alfa Verlag °ubhshers,
Universitaria S.A., casilla 10220, Santiago. RÉP. POP. LUXEMBOURG. Librairie Paul Brück, 22, Grand- Hurbanovo nam. 6, 893 31 Bratislava. TOGO. Librairie
DU CONGO. Librairie populaire, B.P. 577, Brazzaville. Rue, Luxembourg. MADAGASCAR. Toutes les Evangéhque, BP 378, Lomé; Librairie du Bon Pasteur,
COTE- D'IVOIRE. Centre d'édition et de diffusion publications : Commission nationale de la République BP 1164, Lomé; Librairie Moderne, BP 777, Lomé.
africaines. Boîte Postale 4541, Abidjan-Plateau. malgache, Ministère de l'éducation nationale, Tananarive. TUNISIE. Société tunisienne de diffusion, 5, avenue de
DAHOMEY. Librairie nationale. B P. 294, Porto Novo. MALI. Librairie populaire du Mali, B.P. 28, Carthage, Tunis. TURQUIE. Librairie Hachette, 469
DANEMARK. Ejnar Munksgaard Ltd, 6, Nôrregade, Bamako. MAROC. Librairie « Aux belles images », Istiklal Caddesi; Beyoglu, Istanbul. U.R.S.S. Mezhdu-
1165 Copenhague K. EGYPTE (RÉP. ARABE D'). 281, avenue Mohammed V, Rabat. CCP 68-74. « Cour¬ narodnaja Kniga, Moscou, G-200. URUGUAY.
National Centre for Unesco Publications, N* 1 Talaat rier de l'Unesco » : pour les membres du corps ensei¬ Editorial Losada Uruguaya, S.A. Librería Losada, Maldo-
Harb Street, Tahrir Square, Le Caire; Librairie Kasr gnant : Commission nationale marocaine pour l'Unesco nado, 1 092, Colonia 1340, Montevideo. VIÊT-NAM.
El Nil, 38, rue Kasr El Nil, Le Caire. ESPAGNE. 20, Zenkat Mourabitine, Rabat (C.C.P. 324-45). Librairie Papeterie Xuân-Thu, 1 85, 1 93, rue Tu-Do,
Toutes les publications y compris le Courrier : Ediciones MARTINIQUE. Librairie « Au Boul Mich ». 1, rue B.P. 283. Saigon. YOUGOSLAVIE. Jugoslovenska
Iberoamericanas, S.A., calle de Oñate, 15, Madrid 20; Pernnon, 66, av. du Parquet, 972 - Fort-de-France. Knjiga, Terazije 27, Belgrade. Drzavna Zalozba Slovenije
Distribución de Publicaciones del Consejo Superior MAURICE. Nalanda Co. Ltd., 30, Bourbon Street Mestm Trg. 26, Ljubhana. RÉP. DU ZAIRE. La
de Investigaciones Científicas, Vitrubio 16, Madrid 6; Port-Louis. MEXIQUE. CILA (Centro inter americano Librairie Institut national d'études politiques B.P. 2307,
Librería del Consejo Superior de Investigaciones Cien¬ de Libros Académicos), Sullivan 31-Bis, Mexico 4 D. F., Kinshasa. Commission nationale de la Rép. du Zaïre pour
tíficas, Egipciacas. 1 5, Barcelona. Pour « le Courrier » MONACO. British Library, 30, boulevard l'Unesco, Ministère de l'éducation nationale, Kinshasa.
'

* 0 ||'J
«J^lj

5*

,Xxxv "Regacde les petits sapins


\\\\ de là Porta délia Giustizia"
Cette page du Codex
Madrid II, manuäc',
retrouvé de Léon i

de Vinci, montre les


nouveaux projets de
moulins à vent exécutés

par Léonard. Certains


(rangée du bas) ont des
voiles conçues pour
tourner horizontalement.

En marge. Léonard a
griffonné cette note pour
lui-même : « Regarde
demain matin si les petits
sapins de la Porta délia
Giustizia [à Florence]
peuvent servir à faire
ce moulin. >

Document © 1974, McGráw-H,,¡ ]


Book Co. (U.K.) Limi' H, Maiden- j
head, Angleterre, et . aurus Edi-1
ciones. S.A., Madrid, iispagne

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