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Une fenêtre ouverte
sur le monde
Octobre 1974
(XXVII« Année)
2,40 francs français
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K f manuscrits
^ retrouves
de Léonard
de Vinci
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15 LE THÉÂTRE EN ROND
Bureau de la Rédaction :
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Spécimen de la signature de Léonard
surimposée à son autoportrait,
Collection Windsor, Angleterre.
Il écrivait, dessinait et peignait de
la main gauche et, dans ses carnets,
la plupart de ses notes vont de droite
à gauche, selon cette curieuse écriture
- en miroir » ; c'est le cas de sa
signature, lo Lionardo », qui court
ici sur deux pages. Au-dessus d'elle,
la même, mais tracée de façon
conventionnelle, de gauche à droite.
n
Ce numéro est consacré à l'ouvre de
Léonard de Vinci telle qu'elle nous est
révélée par deux épais carnets de notes
LES FABULEUSES
longtemps perdus et redécouverts à
Madrid en 1965. Connus aujourd'hui
sous le nom de Codex Madrid I et II,
ils constituent l'une des grandes
TRIBULATIONS
découvertes de manuscrits de ce siècle.
Une édition en fac-similé sera publiée
cet automne par les Editions
Taurus d'Espagne et McGraw-Hill Book
DES MANUSCRITS
Company des Etats-Unis (1).
La conception générale de l'ouvrage et
sa préparation ont été assurées par un
eminent spécialiste des études
DE LEONARD
vinciennes, Ladislao Reti, qui termina la
transcription, les traductions (en italien
moderne et en anglais) et les
commentaires juste avant sa mort, en par Paolo Galluzzi
octobre de l'année dernière. Des
coéditions seront publiées en italien,
allemand, japonais et néerlandais.
Dans la préface aux Codex de Madrid,
Luis Sanchez Belda, directeur général
des Archives et Bibliothèques Nationales ^- TENDANT près de trois siècles, Orazio Melzi, relégua au grenier ces
d'Espagne, à Madrid, souligne « l'esprit ^ I les innombrables témoignages reliques léonardiennes, pour lui dé¬
de vaste collaboration internationale qui f que Léonard de Vinci laissa de nuées d'intérêt. Si bien que Lelio Ga-
a présidé à la publication des manuscrits : ' ses travaux scientifiques et tech¬ vardi, qui, précepteur dans la famille
nologiques nous demeurèrent celés. Melzi, était aussi le collaborateur et
elle est financée et dirigée par une
Ils étaient enfouis dans un impéné¬ l'ami d'Aide Manuce, le célèbre im¬
société américaine, les reproductions et
illustrations ont été faites en Suisse, la trable amas de paperasses et de no¬ primeur vénitien, n'eut aucun mal à
composition en Angleterre, la révision des tes de lecture d'assemblage chaoti¬ s'approprier 13 cahiers de Léonard. Il
textes en Italie et en Amérique, que et d'interprétation ardue, si bien les emporta à Florence pour les offrir
que jusqu'à la fin du 18e siècle, la à François de Médicis, dans l'espoir
l'impression en Espagne et la reliure en
gloire de l'artiste et du peintre a d'en tirer un substantiel bénéfice. Mais
République fédérale d'Allemagne ».
fortement estompé la considération le duc avait un conseiller qui chose
En même temps, un ouvrage de 320 pages
abondamment illustrées, également qu'eussent mérité le philosophe et le incroyable lui déclara : « Rien de
savant. Car le sort pitoyable que con¬ ceci ne saurait intéresser Votre Sei-
préparé par Ladislao Reti et intitulé
Léonard de Vinci (2) sera publié par nut, après la mort de Léonard, en gneurerle. » L'affaire ne fut pas
McGraw-Hill et des coéditeurs en France, 1519, l'ensemble de ses manuscrits conclue. Et Gavardi, son rêve de for¬
a Interdit à la culture européenne de tune évanoui, pria l'un de ses amis,
Espagne, Italie, République fédérale
d'Allemagne, Pays-Bas et Japon. bénéficier des idées et des solutions Ambrogio Mazzenta, qui partait pour
audacieuses exposées par Léonard. Milan, de restituer les cahiers à Orazio
En page 16 de ce numéro, nous publions
Léonard, nous le savons, avait par Melzi. Or, celui-ci n'en voulut pas, et
une partie d'un chapitre de cet ouvrage.
Un autre manuscrit unique de Léonard, testament légué tous ses manuscrits Mazzenta rapporte dans ses mémoires
récemment restauré, le Codex Atlantlcus, à Francesco Melzi, son fidèle disciple, qu'il « s'étonna que je me fusse donné
tel tracas, et me fit don des cahiers. »
est aussi publié en 12 volumes fac-similé, v qui avait partagé ses perpétuelles pé¬
de mêmes dimensions que l'original, régrinations, jusqu'à son lit de mort. C'est alors qu'entra en scène Pom¬
par les éditeurs florentins Giunti-Barbera Par quelles traverses les au¬ peo Léonl, d'Arezzo, qui allait jouer
et la Johnson Reprint Corporation (3). tographes de Léonard, jadis réunies, un rôle décisif. Sculpteur à la cour de
La Rédaction du « Courrier de l'Unesco » en vinrent-elles à connaître la disper¬ Philippe II, roi d'Espagne, Pompéo
tient à remercier McGraw-Hill, sion qui est aujourd'hui la leur? Léonl s'intéressa aux manuscrits de
Taurus Ediciones, Francesco Melzi avait abrité son Léonard que conservaient les héritiers
Giunti-Barbera et Robert Laffont dont précieux héritage dans sa maison de de Francesco Melzi. Promettant pro¬
l'aide généreuse a rendu possible ce Vaprio d'Adda près de Milan. Quand tection et faveurs, ¡I parvint à s'en^
numéro spécial. il mourut en 1570, son fils et héritier, faire céder une grande partie. Il réussit r
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(1) 5 vol. en coffret, 1974, McGraw-Hill Book PAOLO GALLUZZI est directeur du Musée et
Co. (U K.) Limited, Maidenhead, Angleterre et de la Bibliothèque Léonard, à Vinci (Italie). Il
Taurus Ediciones. S.A., Madrid, Espagne, 500 dol¬ prépare pour le Conseil national de la recher¬
lars. Edition de luxe reliée en cuir rouge, 750 che, en Italie, un lexique de la terminologie
dollars. philosophique et scientifique de Galilée. Il
(2) Léonard de Vinci, par Ladislao Reti, 1974, est l'auteur de nombreuses études sur l'his¬
Robert Laffont, Paris, 250 F. toire de la pensée scientifique des Í6» et
(3) Le Codex Atlanticus. 12 vol., 1974, Giunti- 17' siècles en Italie.
offrit quelques-uns que pour garder crit, désigné aujourd'hui comme Codex
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avait été offert par le comte Arconati, anglaises s'enrichissent de nouveaux montre une machine à faire des cordes
qui l'en avait ensuite retiré. A la fin documents. En 1876, John Forster avec ses quinze fuseaux. En bas,
du 18e siècle, des recueils qui parais¬ donne au South Kensington Museum machine pour creuser un canal. Elle
saient avoir trouvé un asile définitif soulève la terre et la dépose sur
(aujourd'hui Victoria et Albert Museum)
les rives du canal.
sont remis en circulation. Le 15 mai trois cahiers de Léonard connus sous
1796, Napoléon Bonaparte entre victo¬ l'appellation de Cahiers Forster. Noble
rieusement à Milan ; exécutant les générosité, mais voici un déplaisant
ordres du Directoire, il organise une intermède.
rafle systématique d'iuvres artisti¬ Guglielmo Libri, bibliophile et érudit,
ques et culturelles. Le Codex Atlan- l'un des pionniers de l'historiographie
ticus et les manuscrits de l'Ambro- scientifique, passionné de Léonard, va
SUITE PAGE 50
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LES CODEX DE
Dessiner était, pour Léonard, une sorte l'impossibilité du mouvement perpétuel,
de langage imagé plus immédiatement Fustigeant ceux qui poursuivaient
compréhensible que les mots. Ci-dessous, ce mythe, Léonard les assimilait
dessin du Codex Madrid I exécuté aux alchimistes qui voulaient transmuer Document © 1974, McGraw-Hill Book Co.
(U.K ) Limited, Maidenhead, Angleterre, et Tau-
par Léonard pour démontrer de vils métaux en or. rus Ediciones, S.A., Madrid, Espagne
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MADRID
par Anna Maria Brizio A travers les
700 pages redécouvertes
les milles visages du génie
LA récente découverte de deux ou incomplet des éléments dont on d'une clairvoyance hors pair. Quel que
grands manuscrits de Léonard disposait. soit le domaine où il s'exerce, il est
de Vinci, dessins et textes, que Dans leur ensemble, les deux tout de beauté et de signification
l'on avait crus longtemps perdus Codex couvrent une période d'une profonde.
à jamais, a ouvert un chapitre nouveau, quinzaine d'années, de 1491 à 1505, Il peut être intéressant de noter que
et particulièrement étonnant, de la pen¬ alors que l'activité de Léonard était les dessins « aériens » de montagnes,
sée et de l'ruvre de Léonard, génie la plus intense. en vue cavalière, à la sanguine, dont
universel s'il en fut. Ils offrent l'un et l'autre des carac¬ la manière lumineuse de représenter
On est en présence d'un ensemble téristiques bien différentes. Madrid I le paysage est si neuve et si moderne,
d'une ampleur sans précédent, dans est un Codex exceptionnellement ont été exécutés au cours de relevés
lequel Léonard a consigné des notes homogène par son sujet, car il porte cartographiques dans la vallée de
et des pensées, comme les résultats essentiellement sur la mécanique. l'Arno ; et que les dessins de machines
de ses recherches et de ses expé¬ Madrid II, au contraire, représente un de Madrid I sont d'une telle clarté et
riences dans le domaine artistique, éventail de sujets très divers, mais vigueur qu'ils communiquent, en même
et aussi dans le domaine de la qui pour la plupart se rattachent aux temps que l'image la plus précise de
mécanique, de la géométrie, de l'hy¬ problèmes artistiques. l'objet, le sens dynamique de sa fonc¬
drologie, de l'anatomie, de la météo¬ Des notations très subtiles sur les tion. Il en va de même pour ses dessins
rologie, du vol des oiseaux. C'est effets chromatiques, liés à l'espace d'anatomie.
une vision dynamique de l'univers, et au plein air relèvent de la pein¬ De tous les recueils de Léonard par¬
où les forces et les éléments naturels ture (voir page 45) et, en fait, ces venus jusqu'à nous, Madrid I est donc
interfèrent dans un mouvement per¬ passages en avaient été extraits l'un des plus systématiques si ce
pétuel et se transforment sans cesse. pour être insérés dans un Traité de la mot peut être employé à propos de
Les deux Codex de Madrid sont peinture (compilé après la mort de Léonard parce qu'il est consacré
venus soudain ajouter non moins de Léonard) dont lui-même avait conçu le presque entièrement à la mécanique.
700 pages aux manuscrits de Léonard projet vers 1490. Tout un cahier est Matériellement aussi, il est l'un des
qui étaient parvenus jusqu'à nous. consacré à la fonte du « grand cheval plus ordonnés, et nombre de ses pages
Un héritage de quelque 6 000 pages. de Milan », le monument équestre sont présentées comme une copie
Et ¡I s'agit de textes d'une extrême conçu pour Francesco Sforza et qu'il définitive : sur plusieurs feuillets,
importance, d'apports riches et nou¬ n'a jamais réalisé (voir page 37). De les dessins sont si fermement et si
veaux, très précieux pour éclairer des nombreux dessins d'architecture trai¬ soigneusement exécutés, ombrés à
questions discutées depuis long¬ tent surtout de fortifications. grands traits, le texte qui les accom¬
temps, ou demeurées sans réponse Toutefois, quand il s'agit de Léonard, pagne d'une mise en page si parfaite,
en raison du caractère fragmentaire il serait vain de chercher à établir des que l'on en vient à se demander si
catégories dans ses dessins, d'y voir Léonard ne les avait pas ainsi pré¬
¡ci d'art et là travail technique. parés en vue de l'impression.
Cette distinction n'avait aucun sens On trouve deux dates dans ce
pour Léonard et elle était parfaitement Codex : 1493 et 1497. J'incline pour ma
étrangère à son mode de pensée. Chez part à choisir la première date : 1493,
lui, l'activité artistique et l'activité plutôt que la seconde, en raison des
ANNA MARIA BRIZIO est Président du scientifique naissent d'une inspiration nombreuses références que l'on trouve
Centre des Recueils des de Léonard
unique, jaillissent sans cesse l'une de dans d'autres manuscrits de Léonard
de Vinci, à Vinci, en Italie (Ente Raccolta
Vinciana), membre du comité des Etudes l'autre et, par réciprocité, les acquis qui vont de 1490 à 1492.
vinciennes et membre du Conseil supérieur de l'une interviennent dans les déve¬ Ces années appartiennent à une
des Beaux-Arts à la Nazionale del Lincei. décennie décisive : celle où Léonard
loppements de l'autre.
Professeur d'histoire de l'art à l'Université
Chez lui, le dessin est toujours lan¬ travaille dans le duché de Milan. Ik
de Milan, elle a consacré un grand nombre
d'études à Léonard de Vinci. gage, doté d'une force créatrice et se voue alors avec une opiniâtreté r
1. Vis
2. Clavettes
3. Rivets
4. Roulements et paliers
6. Accouplements
8. Roues de friction
et encllquetages
16. Tuyaux
19. Ressorts
21. Cames
22. Poulies
Éléments
de machines
Dans les Codex de Madrid, Léonard fonctionnement des machines en général ». Madrid I établit maintenant, ainsi qu'une
pour la première fois dans l'histoire de la La compréhension dont Léonard fait preuve note découverte dans le Codex Atlanticus
technologie fait une analyse des éléments mécaniques en ce qu'ils sur tes cylindres de pompes et les pistons,
systématique du fonctionnement et des sont distincts de l'ensemble de la machine que les vingt-deux éléments dont Reuleaux
éléments des machines. Dans un chapitre lui accorde une place à part parmi les dresse la liste, avaient été analysés et
de l'ouvrage à paraitre prochainement, autres techniciens de son temps et bien étudiés par Léonard, à l'exception du rivet
Léonard de Vinci, intitulé « Eléments de d'autres qui lui sont postérieurs. (qu'il exclut volontairement). Le tableau
machines », Ladislao Reti affirme - que On pensait que Franz Reuleaux, dans son ci-dessus, extrait du livre Léonard de Vinci,
le Codex Madrid I prouve à l'évidence ouvrage classique « La Cinématique des reproduit pour chaque pièce les
que Léonard a essayé de composer un Machines », fonda en 1870 la théorie dessins de Léonard. 11
véritable traité de la composition et du moderne des mécanismes. Le Codex
pie un poids rond suspendu à une Toutes les parties des mécanismes W
corde et nous l'appellerons A. Il sera d'horlogerie sont décrites par Léonard '
soulevé aussi haut que le point de sus¬ dans le Codex Madrid I. Mais il ne dessine
F. J'affirme donc que si l'on laisse tom¬ à l'exception toutefois d'un seul dessin
(à droite) représentant la disposition
ber ce poids, tout le mouvement effec¬
générale d'une horloge à contrepoids
tué de A en N (voir dessin page 10)
équipée d'un système de sonnerie. Mais il
sera appelé mouvement naturel, parce y manque aussi quelques pièces.
qu'il cherche à s'approcher du centre
*
du monde. Après cette arrivée au point
voulu, c'est-à-dire N, un autre mouve¬
»
ment a lieu que nous nommerons acci¬ 1 (
dentel parce qu'il va contre son gré. »
Et de ces deux mouvements, Léo¬
nard formule clairement les lois : « Le tfctfffv* \«>
mouvement accidentel sera toujours
plus faible que le naturel » et, de plus,
« plus le mouvement naturel approche
de sa fin (de « a » à « n », voir
dessin), plus il s'accélère : le mouve¬
ment accidentel (de « n » à « m ») fait
l'opposé. » rcth ^x.
I On attribue généralement à Galilée, en 1582,
' et à Huygens, plus tard, l'invention de
l'horloge à pendule. Mais le Codex Madrid I
Et dans le même passage, avec une contient des notes et des dessins qui
étonnante pénétration, Léonard analyse montrent que Léonard avait eu l'idée,
le mouvement d'un projectile lancé en parfaitement originale à son époque,
l'air : « Si ces mouvements sont effec¬ d'utiliser le pendule pour les horloges, près
tués vers le ciel, comme dans l'arc que d'un siècle donc avant Galilée. Les dessins
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Léonard dessina ces esquisses dans le
Codex Madrid I pour illustrer les fonctions
des roues à dents et des pignons.
Ses notes, à partir du haut, disent :
Ici, la roue ne peut pas mettre le pignon
en mouvement, mais le pignon peut mouvoir
la roue. » « Même chose que ci-dessus. »
« De nouveau, même chose que ci-dessus,
mais en partie seulement » « Ici, le
,1 *«vA}>.y>o}«*çft /-íí^ífr pignon mettra la roue en mouvement. »
« Ici, chacun met l'autre en mouvement. »
nard sur l'application des mouvements à quatre ailettes. Léonard note qu'il
du pendule au mouvement des scies, s'agit d'un régulateur d'horloge ; en
des pompes, et surtout des moulins. dessous, autre dessin dans lequel le
A-t-il également songé à les appliquer type d'échappement est le même, mais
à l'horlogerie ? La question a été long¬ il fait osciller une tige semblable à
temps débattue sans que l'on puisse celle d'un pendule.
en décider. Cependant, dans le Codex Madrid I,
Or, Ladislao Reti a fait remarquer Léonard n'a nulle part dessiné une
que dans le manuscrit Madrid I, nom¬ horloge à pendule complète. Tout se
bre de pages avec textes et dessins passe comme s'il avait étudié diverses
représentaient des études de base, parties d'un mécanisme idéal, mais
faites par Léonard pour adapter le non assemblé. Mais selon Bedini et
la preuve que Léonard ouvrait la voie (*) N.D.L R. Le professeur Joseph Needham
à la solution du problème. consacre plus de 100 pages de son ouvrage
Science and Civilisation m China aux mou¬
A cet égard les folios 9 recto, 61 ver¬ vements mécaniques d'horlogerie en Chine,
so et surtout 157 verso sont d'un in¬ six siècles avant les horloges de l'Europe
térêt capital. Au 61 verso, deux figu¬ du 14e siècle. Il souligne, en particulier, que
l'échappement, pièce maîtresse d'une horloge,
res présentent des échappements à
fut conçu dès 1088, pour une horloge astro¬
roue de rencontre et à verge, l'un tra¬ nomique construite par un savant chinois
vaillant sur un plan horizontal, l'autre Su Sung.
14
paupière. Dessin extrait d'un manuscrit
conservé à la Bibliothèque royale de Turin.
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Le théâtre en rond /
de Léonard
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Léonard, dont l'une des passions était
l'organisation de fêtes grandioses qui le
rendirent célèbre à la cour de Ludovic
le More, à Milan (voir page 25), à
Amboise, où il imagina pour le roi de France
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un spectacle féerique, ne pouvait qu'être
séduit par l'idée d'un théâtre dont la
conception architecturale et la machinerie
seraient tout à fait originales. Il mit
au point le mécanisme de fonctionnement Photos © 1974 tirées de Leonardo da Vinci », ouvrage collectif édité par Giunti-Barbera, Florence © 1974
d'un théâtre construit en deux parties
pivotantes qui se rejoignent pour former
un cercle parfait. L'idée lui en vint à la
lecture de Pline qui, dans son Historia
Naturalis, mentionne l'existence d'un tel
théâtre sans en décrire le processus
mécanique. Léonard trouva une solution
de sa façon et imagina l'emploi d'un
système de chaînes de blocs de bois.
Nous reproduisons en bas, à droite, les
schémas de ce système fort ingénieux
décrit par Léonard dans le Codex Madrid I.
Le théâtre ouvert se présente sous la
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forme de deux demi-cercles représentant
un « X » arrondi (N 1) où prennent place
les spectateurs. Une fois le théâtre rempli,
pour procéder à sa fermeture, les chaînes
se mettent en marche et glissent l'une sur
l'autre (N 3) pour arriver à la position du
chiffre trois couché (N" 2 sur la photo) ;
les deux demi-cercles sont alors côte
U
à côte. Le mouvement pivotant continue
jusqu'à ce que les bords extérieurs se
rejoignent pour former un cercle
parfait (N° 4).
Cette invention ne relève pas du domaine
du rêve, mais elle est si précise que
James E. McCabe a pu réaliser une
maquette de ce théâtre sur les bases des
indications fournies par Léonard, prouvant
ainsi que le principe mécanique était
correct. Ci-dessus, à droite, modèles des
différentes positions du théâtre.
On retrouve ce principe à chaînes dans
le jouet que tient l'enfant (en haut à droite)
figurant sur la peinture de Bernardino
Luini (1475-1532).
Peut-être pourrait-on démontrer que, de
même que pour l'invention de l'hélicoptère
(voir page 30), l'idée de la chaîne de
poutre est née d'un simple jouet.
Document © 1974, McGraw-Hill Book Co. (U.K.) Limited, Maidenhead, Angleterre, et
Madrid, Espagne.
LEONARD
MUSICIEN
Texte © copyright LIEN qu'on ait toujours exalté concept de temps musical ; il inventa
Reproduction interdite son « génie universel », les ré¬ une quantité considérable d'instru¬
flexions et les activités de Léo¬ ments de musique ingénieux et apporta
nard, sur le plan musical, n'ont des améliorations à ceux existants. Il
jamais retenu sérieusement l'attention avait aussi, sur la philosophie de la
et n'ont jamais été systématiquement musique, des idées extrêmement origi¬
étudiées. nales et intimement liées à sa philo¬
Il est significatif que les ouvrages sophie de la peinture.
par Emanuel Winternitz qui lui ont été consacrés, même au Vasari rapporte qu' « après que
cours de notre siècle, ne font aucune Ludovic Sforza fut devenu duc de
mention de la musique, ou se conten¬ Milan, Léonard, qui était déjà célèbre,
tent de citer les réflexions de Vasari, fut amené, pour jouer de la lyre, devant
EMANUEL WINTERNITZ est Conservateur du
auteur des célèbres Vies des excel¬ le duc qui aimait beaucoup le son de
département des instruments de musique au
Metropolitan Museum of Art, et professeur lents peintres, sculpteurs et archi¬ cet instrument ; Léonard avait apporté
de musique à la City University of New York tectes... une lyre qu'il avait fabriquée, presque
(Etats-Unis). L'article ci-dessus est extrait de Léonard consacrait, en fait, beau¬ entièrement d'argent, mais en forme
l'importante étude qu'il a consacrée à Léonard
de Vinci musicien dans l'ouvrage « The
coup de temps à la musique. Il en de crâne de cheval, forme nouvelle et
Unknown Leonardo qui sera publié inces¬ jouait et il l'enseignait ; il s'intéressait bizarre, calculée pour donner plus de
samment par les Editions McGraw-Hill (1974) profondément à l'acoustique et se livra, force au son (l'armonia) ; avec cet
sur les manuscrits de Madrid, et qui paraîtra
dans ce domaine, à de nombreuses instrument, il surpassa tous les musi¬
cet automne en français sous le titre « Léo¬
nard de Vinci, l'humaniste, l'artiste, l'inven¬ expériences qui ont un rapport direct ciens qui étaient venus jouer. Il était
teur » aux Editions Robert Lañont, Paris, 1974. avec la musique ; il s'acharna sur le en outre le meilleur poète improvisa-
16
teur de son temps. » Plusieurs histo¬ penché sur les phénomènes de vibra¬ à des expériences avec des vases de
riens ultérieurs vantèrent ses mérites tion et de résonance, la façon dont la différentes formes et d'ouvertures
musicaux, en . particulier Giovanni percussion d'un corps le fait osciller variables. Léonard portait aussi un vif
Paolo Lomazzo qui dans son Trattato et communiquer son oscillation à l'air intérêt à la facture d'instruments de
dell'arte délia pittura, de 1584, et dans ambiant, à un liquide ou un corps musique. Il en perfectionna certains et
Idea del templo délia pittura, de 1590, solide. en inventa d'autres.
cite « Leonardo Vinci Peintre », comme Il a étudié la propagation des ondes Les notes et les esquisses de Léo¬
un des grands maîtres de la lira. sonores dans la mesure où elles diffè¬ nard qui ont trait à des instruments
La lira dont il est question dans ces rent des ondes lumineuses, la réflexion de musique sont disséminées dans
ouvrages est la lira da braccio, l'instru¬ et la réfraction des ondes sonores, le ses manuscrits. Si ces notes et ces
ment polyphonique à archet le plus phénomène de l'écho, la vitesse du dessins, étudiés séparément, peuvent
noble et le plus ingénieux de l'époque son et les facteurs qui déterminent sembler hermétiques, une comparai¬
un violon à sept cordes, dont cinq l'amplitude sonore, s'intéressant aux son méthodique révèle que ce ne sont
cordes mélodiques pouvaient être lois qui régissent la chute d'intensité pas de simples divertissements gra¬
pressées contre la touche, tandis que du son, en fonction de la distance tuits, mais qu'ils font partie des
Íes deux autres, placées en dehors de entre son origine et l'oreille. recherches systématiques de Léonard
la touche, fournissaient un effet de Il aborda ce sujet d'une façon très pour atteindre des buts fondamentaux
bourdon quand elles étaient pincées originale, en établissante qu'on peut dont les plus importants sont : auto¬
ou touchées par l'archet. appeler une perspective du son, paral¬ matiser certains instruments et inven¬
Léonard a fait des recherches sur lèle aux lois de la perspective optique ter des claviers facilitant l'exécution ;
l'origine du son (« Qu'est-ce que le auxquelles, en sa qualité de peintre, augmenter la vitesse de jeu ; accroître
son produit par percussion ? ») et a il attachait tant d'importance. En tant le registre sonore pour permettre, par
examiné l'impact sonore de certains que musicien, il s'intéressait aussi, exemple, de jouer des mélodies au
corps sur d'autres, développant les naturellement, aux facteurs qui déter¬ tambour; maîtriser l'extinction rapide,
idées séculaires de Pythagore. Il s'est minent la hauteur du son et il se livra du son des cordes pincées en dotant I
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Léonard était un excellent musicien. la rue. L'axe de la roue du chariot ton « à la manière de la voix humaine »,
Il inventa quelques nouveaux instruments entraîne une roue dentée centrale qui, et, en effet, il y a une grande
de musique et en améliora d'autres. à son tour, entraine d'autres roues dentées ressemblance entre l'ouverture supérieure
Profondément intéressé par la construction actionnant cinq baguettes de part et du larynx montrée ¡ci et les deux
des tambours, il en dessina divers types d'autre du tambour cylindrique. flûtes qui ressemblent à des
dans ses carnets. Il cherchait à enrichir Dans son sur l'art et la science, flageolets modernes.
les possibilités musicales de cet Léonard prêta une grande attention
instrument et à en rendre le jeu plus à l'étude de l'anatomie, témoin ce dessin,
facile par différents mécanismes en haut à droite, du larynx et de
automatiques. Ci-dessus, le dessin d'un la trachée (maintenant dans la Collection
tambour militaire mécanisé, dans le Windsor). Cela lui donna probablement
Codex Atlanticus, ressemble à l'un de l'idée de ces deux flûtes (à gauche)
ceux que portent ces « hommes- dans un dessin du Codex Atlanticus.
orchestres » que l'on rencontre dans Léonard écrit que les flûtes changent de
17
k les instruments d'un archet sans fin ; il s'agit de dispositifs destinés à faire Cet ingénieux dessin de tambour
produire, par une seule peau, une suite reproduit (ci-dessous) un détail d'une
perfectionner des instruments relative¬
page du Codex Arundel. Il est de
ment simples pour les rendre capa¬ rapide de tons différents.
première importance puisqu'il permet
bles de polyphonie ou d'une vaste Ce but est atteint de diverses
de changer de ton en cours d'exécution.
gamme de tons successifs, et même façons : soit par l'introduction de L'exécutant peut tendre ou détendre
placer les cordes à archet sous la trous latéraux ou par l'utilisation de la peau en agissant sur les leviers
commande d'un clavier. leviers articulés ou de dispositifs à en forme de ciseaux situés de chaque
Léonard s'intéressait beaucoup à la vis pour changer la tension de la peau côté du tambour carré. Un tambour
facture des tambours. Non seulement tandis qu'elle est frappée, soit par des dont le ton peut être modifié pendant
il essaya d'en faciliter, le maniement, glissières qui ouvrent et ferment un l'exécution n'apparait en Occident
qu'à la fin du 19e siècle.
mais il développa aussi leurs possibi¬ large trou dans la caisse de réso¬
lités sonores, telles que leur registre nance, soit enfin par des mécanismes Codex Arundel © British Museum, Londres
-
d'un instrument à clavier parfaitement
cohérent et réalisable, avec un archet
sans fin (archetto), une courroie de
crin mue par un moteur fixé sur le
Le plus compliqué des nouveaux ou une courroie de crin qui se déplace côté de la caisse de résonance et
instruments de musique inventés par sur les cordes comme une sorte passant perpendiculairement aux cor¬
Léonard était la viola organista, instrument d'archet sans fin. des au moyen de deux petits galets.
à corde et à clavier. Nous ne savons pas Un tel instrument comblerait une Léonard inventa aussi un mécanisme
si Léonard en entreprit la construction. permettant au joueur de sélectionner
grande lacune dans la vaste gamme
Les cordes devaient vibrer au moyen
d'instruments, non seulement de l'épo¬ les cordes voulues et de les projeter
d'un dispositif mécanique et Léonard
que de Léonard, mais de la nôtre. Il contre l'archetto en poussant des
dessina dans différents carnets divers
instruments destinés à frotter plusieurs combinerait les possibilités polyphoni¬ petits boutons saillants.
cordes en même temps. La solution ques du clavier à la tonalité des Instru¬ Cependant, nous ne savons pas si
la plus avancée et la plus réalisable est ments à archet et serait ainsi un peu Léonard en arriva ou non à la facture
celle du dessin ci-dessus ; elle provient comme un orgue dont le timbre serait de la viola organista, ou s'il en fit des
d'un manuscrit de l'Institut de France. celui des cordes au lieu d'être celui modèles pouvant fonctionner. Aujour¬
C'est un Instrument à clavier avec un d'hui, avec un moteur électrique à la
des instruments à vent ; de plus, un tel
« archet sans fin », courroie de crin
instrument donnerait la possibilité de place d'un moteur utilisant des poids
passant sur les cordes.
produire crescendos et decrescendos ou des ressorts, l'instrument serait
Photo © Institut de France, Paris suivant la pression des doigts. beaucoup plus facile à construire.
Bien qu'on ne sache pas dans quel Il nous faut enfin considérer deux
ordre Léonard a fait ses croquis, il est instruments qui présentent un intérêt
possible de disposer les dessins dans particulier, car leur invention semble
directement inspirée par les études
d'anatomie de Léonard ; ils sont en
fait des applications de mécanismes
qu'il avait découverts dans le corps
humain.
18
¿Nardini
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Couché dans Hierbe derrière la
nes, qui tiraient parti de la brise Dans cette maison près de Vinci,
sur les collines toscanes,
légère. Mais l'enfant, fatigué, avait
naissait le 15 avril 1452 Léonard.
fermé les yeux et s'était endormi.
C'était un après-midi de mai, l'air
sentait le foin séché, des tribus de
grillons cachés dans l'herbe chan¬
taient à l'unisson. Il lui semblait être
Bien des années plus tard, dans le cées par de somptueux palais. Dites donc, Maître, demanda
duché de Lombardie, Léonard a noté Léonard arriva à Florence en char¬ Messire Pietro, j'ai trouvé ces dessins
que c'était là son premier souvenir rette avec son père, Messire Pietro, de mon fils. Qu'en pensez-vous ?
d'enfance, un souvenir qui le poursui¬ qui avait décidé de s'installer défini¬ Verrocchio les regarda l'un après
vait. Et, pour lui qui étudiait en ce tivement dans la ville afin d'y exercer l'autre, avec une attention toujours
temps-là les lois du vol, le milan était son métier de notaire, celui de tous ses croissante, puis questionna :
comme un messager du destin. ancêtres. Avec eux voyageait Albiera, Quel âge a-t-il, ce gamin?
Combien mystérieux, combien splen¬ la jeune épouse de Messire Pietro, qui Dix-sept ans.
dide le destin de Léonard! Né dans une tenait lieu de mère à l'enfant. Amenez-le-moi donc. Il viendra
pauvre bourgade de la Toscane, près De ce premier séjour à Florence, vivre chez moi et j'en ferai un grand
du fleuve Arno, il n'avait pas eu de nous n'avons aucun souvenir, pas le peintre.
mère comme les autres enfants, mais moindre témoignage. Nous savons Le lendemain, le jeune Léonard,
une belle-mère ; pas un père affectueux, seulement que le père de Léonard lui accompagné de son père brusque et
mais un grand-père sévère; seul son fit étudier la musique et la gram¬ bourru, entrait dans la boutique de
oncle Francesco, de dix-sept ans son maire : la musique consistait à ap¬ Verrocchio comme apprenti. Il était
aîné, avait été son véritable compa¬ prendre à jouer de la flûte, la gram¬ sans inquiétude et ne se sentait pas
gnon et son maître. maire à apprendre à écrire. « Ma¬ perdu. Face à un maître sévère, il
Léonard est né le 15 avril 1452 : le man » Albiera mourut en 1465 et Mes¬ n'était pas seul : toute une bande de
Moyen Age, le temps des maisons- sire Pietro épousa une autre femme, jeunes élèves l'accueillit avec une sym¬
tours et des communes libres était Francesca : Léonard avait 13 ans et pathie bruyante. C'étaient des enfants
fini. Le temps des seigneuries com- savait ce qu'il ferait une fois adulte. de son âge, tous semblablement desti¬
Non pas notaire comme son père ou nés à devenir plus ou moins fameux :
BRUNO NARDINI. éditeur, fondateur du Centre le grand-père Antonio, mais peintre. les aînés se nommaient Sandro Filipe-
International du Livre à Florence, est l'auteur d'une
<r Vita di Leonardo » (Vie de Léonard) écrite pour les
C'est par hasard que Messire Pietro pi, dit Botticelli, et Pietro Vannucci,
Jeunes et illustrée des images d'un film télévisé que avait découvert chez son fils cette voca¬ dit le Pérugin; parmi les plus jeunes,
Renato Castellani a consacré à Léonard de Vinci
(Éditions Nardini et Giunti-Bemporad Marzocco, tion secrète. Un jour qu'il était entré on distinguait Lorenzo di Credi, Fran¬
Florence 1974). Il a aussi adapté les fables et légendes dans la chambre de l'enfant, il avait cesco Botticini et Francesco di Si¬
dont Léonard de Vinci avait esquissé les motifs dans
vu une série de feuilles enroulées : mone.
ses carnets, en deux livres pour les ¡eunes : « Ani-
mali Fantastici » (Éditions Nardini et Giunti-Bemporad
c'étaient des dessins. « Et pas du tout Au milieu de ses camarades, dans
Marzocco, Florence 1974) et « Favole e Leggende »
(paru en traduction française aux Éditions Hachette. mauvais, se dit-il. Ils sont même plu¬ les énormes pièces pleines de plâtres
Paris 1972, sous le titre « Fables et Légendes »). tôt beaux. » et de marbres, de tables encombrées
Il a également publié un livre sur la vie de Michel-
Ange pour les ¡eunes. Sans atermoyer, il mit le rouleau de de pinceaux et de couleurs, dans le cli-
20
mat actif et fébrile d'une création nard remontent à cette période : en
continuelle, Léonard était heureux. Il effet, Verrocchio était en train de mo¬
faisait les travaux les plus humbles, deler pour le compte de la République
balayait le plancher, lavait les as¬ de Venise le monument équestre du
siettes, pétrissait au mortier les terres condottiere Bartolomeo Colleoni. A
Léonard de peindre une tête d'ange Madone, et, d'autres clients, d'une
dans un grand tableau représentant le Annonciation, d'un Saint Jérôme, puis
« Baptême du Christ », il s'avisa qu'un d'une Adoration des Mages ; son père
autre ange, qu'il avait peint lui-même, alla jusqu'à le charger de peindre la
faisait piètre figure auprès de celui de roue d'une charrette pour un villa¬
son jeune élève. Si nous en croyons geois de Vinci.
quelques biographes, Verrocchio prit Léonard ne refusait aucun travail,
Florence, la cité des tours,
ses tableaux et les brisa, comme pour à tous se mettait sérieusement, fût-ce
telle qu'elle était du temps de Léonard.
marquer qu'à partir de ce jour il ne à la roue, dont il fit une espèce de
Il y séjourna jusqu'en 1482,
date de son départ pour Milan.
toucherait plus aux couleurs. monstre fantastique. Et, à chaque fois,
Il était alors âgé de 30 ans. Maintes études de chevaux de Léo il cherchait à atteindre une perfection
21
Ce fut dans l'atelier de Verrocchio,
toujours plus accomplie : jusqu'au mo¬ Il lisait des livres d'histoire et d'art
ment où il lui fallait bien s'arrêter et militaire, inventant de nouvelles ma¬
laisser son travail inachevé. Ce sera chines de guerre.
là le drame secret de toute sa vie. Il observait les édifices tel le
Sculpture en bronze du David adolescent
de Verrocchio, vers 1473. Selon Léonard n'était pas seulement pein¬ Dôme de Florence, où Verrocchio
certaines autorités, le visage du David tre : il était aussi sculpteur et avait avait installé une énorme boule de
serait celui du jeune Léonard,
modelé quelques têtes, un chemin de cuivre sur la lanterne de Brunelleschi
alors âgé de 20 ans.
Croix : il modèlera plus tard un cheval et inventait des mécaniques extraor¬
de proportions gigantesques. De plus, dinaires propres à soulever et à dépla¬
il était musicien : il jouait de la flûte cer des poids immenses. Il regardait
et de la lyre, et, ainsi que le rapportent les oiseaux voler et rêvait d'une
24
Portrait au fusain, au crayon et au pastel
d'Isabelle d'Esté, fait à Mantoue, en 1 500.
(Musée du Louvre.)
Léonard avait une passion secrète : dont nous voyons ici une scène, le char du
organiser des fêtes à grand spectacle. soleil traîné par un cheval fumant. Cette scène
est extraite d'un film télévisé italien de
Une occasion lui fut donnée pour le mariage
de Jean-Galéas Sforza avec Isabelle d'Aragon. Renato Castellani, « Léonard de Vinci ». D'une
Léonard créa la Fête du Paradis, durée de 7 heures, il doit passer dans 1 20 pays.
25
Léonard face à la Cène qu'il exécuta Il s'agit ci-dessous d'une scène du film qui servirent à. la préparation de son
à Milan sur un mur du réfectoire italien sur Léonard. On voit Léonard monumentale. A gauche, en bas,
des Dominicains de Sainte-Marie-des-Grâces. entouré des nombreuses esquisses une des études de Léonard pour la Cène.
tout à fait détaché des passions des découvrirent dans une cour un im¬
peinture achevée, alors que tout Milan détruire, en se défiant avec leurs
se pressait dans le réfectoire pour armes, comme à un concours de tir.
admirer le chef-d'auvre, il s'aperçut De Venise à Florence, le chemin
que les couches de stuc ne suppor¬ n'est pas long. Après presque vingt
taient pas également partout la tem¬ ans d'absence, Léonard retournait
pérature extérieure et comprit que son dans sa ville précédé de la renom¬
ne durerait point longtemps. mée qui s'attachait à ses Buvres. Il
De fait, cinquante ans plus tard, elle trouva à se loger au monastère de la
était déjà endommagée. Très Sainte Annonc^ade, auprès des
Aussitôt ce travail achevé, Léonard Serviteurs de Marie, auxquels il avait Étude à la pointe d'argent pour la tête
s'était enfui à Venise. Les armées promis pour leur maître-autel un de l'ange de la Vierge aux Rochers
du Musée du Louvre (voir page 2).
françaises de Louis XII, commandées tableau représentant sainte Anne et
D'une simplicité trompeuse, elle est faîte
par Trivulce, étaient entrées dans la Madone.
d'une pluie de hachures qui donnent naissance
Milan, après la fuite de Ludovic le Mais tout le monde lui demandait
à une impression de profondeur
More. Quelques arbalétriers gascons quelque ouvrage, chaque institution et de plasticité (vers 1483).
26
if-
^h
- « «* à * .
le recherchait comme correspondant. Pendant trois jours, les citoyens de
Le secrétaire de la République de Florence défilèrent comme en proces¬
Florence, Nicolas Machiavel, alla jus¬ sion devant ce carton : il y avait par¬
qu'à lui confier la mission de dévier mi eux le gonfalonier à vie de la
le cours de l'Arno, qui se jette dans République, Pier Soderini, ainsi qu'un
la mer à Pise, afin d'affamer les jeune sculpteur rentré récemment de
Pisans en guerre contre Florence. Rome, où il avait modelé une magni¬
Léonard ne refusait rien à personne : fique « Pietà » : il se nommait Michel-
il avait choisi comme devise : « Jamais Ange Buonarroti.
las de servir. » Mais les religieux de D'après les biographes, la rivalité
la Très Sainte Annonciade étaient aurait été grande entre Léonard et
impatients : Léonard s'enferma dans Michel-Ange. Elle avait débuté lorsque
une pièce du monastère et, en moins Soderini avait attribué au jeune
d'un mois, l'esquisse du tableau était Michel-Ange un bloc de marbre gisant
prête. depuis plus de soixante ans derrière
28
Photo © Bibliothèque royale de Windsor,
Royaume-Uni
quelque envie.
Alors que Michel-Ange sculptait ce
bloc, dont il allait tirer son fameux
« David », Léonard était parti pour la
Romagne, à la suite de César^Borgia,
duc de Valentinois, avec l'emploi de
« architecte et ingénieur général ».
Par la suite, retourné à Florence et
nommé membre de la commission qui
devait juger le « David », Michel-Ange
n'apprécia guère cette nomination et
il y eut quelques méchants propos.
Lorsque Soderini offrit à Léonard
une paroi de la Salle du Conseil au
\
LÉONARD ET L'AVIATION
mença à peindre à fresque la paroi du cygne, un assistant de Léonard, ne Français retournaient de l'autre côté
Palazzo. Mais cette fois encore le parvint pas à prendre son vol. Après des Alpes. Léonard se réfugia à Vaprio
démon de la technique le tenta, en avoir parcouru quelques 'mètres sus¬ d'Adda, chez son jeune élève Francesco
lui faisant découvrir, dans un livre de pendu dans le vide, il dégringola dans Melzi.
Pline, la formule d'un stuc spécial le bois situé au-dessous. Un grand Entre-temps, le pape Jules II étant
employé par les Romains et appelé et long rêve était brisé. mort à Rome, on avait élu son succes¬
« encaustique ». Il s'agissait d'un Léonard quitta avec joie Florence seur, le cardinal Jean de Médicis, fils
mélange à base d'essences huileuses pour retourner à Milan. de Laurent le Magnifique, qui prit le
et de poix grecque, qu'il fallait faire Louis XII, roi de France, le voulait nom de Léon X.
dessécher au feu afin de donner aux à son service : le gouverneur de Milan,
couleurs le brillant de l'émail. Charles d'Amboise, honora Léonard
L'un après l'autre, tous les artistes
d'Italie accouraient à Rome. Léonard
Léonard fit beaucoup d'essais, tous de ses faveurs. Et Léonard reprit cou¬
fit de même. Julien de Médicis, le fils
avec d'heureux résultats, et décida rage, retrouva ses amis, reprit ses
cadet de Laurent, l'hébergea dans son
d'employer cet encaustique pour sa recherches scientifiques, peignit pour
palais et lui confia plusieurs travaux :
bataille d'Anghiari. Or, au moment le roi quelques Madones, aujourd'hui
un portrait de femme, des recherches
où sa grande peinture était déjà bien disparues.
sur les miroirs, l'assainissement des
avancée et où l'artiste était en train Mais les événements politiques
Marais Pontins.
de peindre la partie haute de la fres¬ l'obligèrent à repartir : le fils de
que, le bas étant déjà achevé, la Ludovic le More rentrait à Milan avec Mais, après la mort de Louis XII, les .
flamme, trop distante, ne parvint plus l'aide des chevau-légers suisses et les Français s'apprêtèrent à reconquérir r
à fixer les couleurs.
32
*A I
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Le 2 mai 1519, Léonard agonisant croit, Cette légende est immortalisée par un célèbre
dans son délire, voir entrer dans sa chambre dessin du peintre français, Ingres.
le roi de France, François I".
^ puis, quand le nom du roi est pro¬ revit, dans la solitude, son existence 1519, et, dans la pénombre de sa
noncé, s'ouvre la poitrine avec ses laborieuse et note dans ses cahiers :
chambre, Léonard agonisait. Il croyait
griffes et en fait jaillir toute une cas¬ « Longue est toute vie bien dépensée. » voir le roi accourir auprès de lui, le roi
cade de lys de France. Un milan volait au-dessus du ch⬠arrivait déjà dans la cour mais per¬
Dans la paix d'Amboise, Léonard teau : c'était le printemps, le 2 mai sonne n'allait à sa rencontre : Léonard
34
Suite de la pege 18.
tude, les flûtes à bec ont, sur les Une autre solution ingénieuse trouvée k
par Léonard pour résoudre le problème *
côtés, six trous que l'exécutant ouvre
des différents tons obtenus grâce
et ferme avec le bout des doigts pour
à un seul tambour, telle qu'elle apparaît
2
1
produire les différents sons de la dans un dessin (à droite) du Codex
gamme. Cependant, les flûtes à bec de Arundel. Tout comme une flûte, ce o ,
Léonard sont curieuses. tambour possède des trous sur ses côtés.
Sur l'une ¡I y a deux larges fentes L'auteur de cet article a reconstruit
35
CODEX DE MADRID
Un exemple frappant de la manière groupe les ouvrages d'après leurs sans cesse plus poussé de la science
dont Léonard passe de l'observation formes et leurs dimensions. Il s'agit et de la technique. SI bien que les
d'un phénomène particulier à une loi très probablement là d'une référence études léonardiennes portent aujour¬
universelle nous y est donné. Ainsi, il aux manuscrits autographes de Léo¬ d'hui au premier chef sur les manus¬
veut établir la « potenzia » (c'est-à-dire nard lui-même. crits et les divers travaux scientifiques
la force motrice) d'une série de jets Puis on trouve de magnifiques cartes qu'ils recèlent.
d'eau giclant par des orifices de mêmes en couleurs du Val d'Arno et de la La publication par les Editions
dimensions, mais à des hauteurs diffé¬ McGraw-Hill des manuscrits de Ma¬
plaine de Pise, qui font partie des re¬
rentes, d'un récipient plein d'eau res¬ cherches de Léonard pour détourner drid, en fac-similé, restitue l'élégance
tant au même niveau. Léonard cons¬ de Pise le cours de l'Arno, lors de la et la beauté des originaux. Elle aura
tate que la force de chaque jet reste guerre avec Florence. une place sans seconde dans le ma¬
identique. On peut les dater de l'été 1503. On tériel dont disposeront et les spécia¬
Voici comment il explique le phé¬ y voit aussi, à la sanguine, des cro¬ listes, et le grand public.
nomène : chaque particule d'eau, quis de montagnes dont nous avons Anna Maria Brlzio
quand elle tombe, n'obéit qu'à son parlé plus haut.
propre poids, et acquiert une impul¬ Un aspect de l'activité de Léonard,
sion qui devient force de percussion complètement ignoré jusqu'à la décou¬
si elle rencontre un obstacle sur sa verte de ce Codex, est révélé par les
trajectoire. références répétées, autour de novem¬
Mais, au fond du récipient, une parti¬ bre et décembre 1504, à son travail
cule d'eau ne subit pas seulement son pour le port et la citadelle de Piombino.
propre poids, mais encore le poids de Il y a là tous les dessins qui se rap¬
toutes les particules situées entre elle portent directement aux problèmes
et la surface. Si bien que, quand les d'architecture et de fortification.
jets d'eau giclent par leur orifices Une fois de plus, l'infatigable obser¬
respectifs à des hauteurs différentes vateur de la nature a noté des remar¬
et tombent sur une même surface ho¬ ques sur les courants, les vents et les
rizontale, leur force de percussion de¬ routes de navigation ; il a dessiné des
meure constante, parce que leur « po¬ voiliers, et leurs manduvres selon la
tenzia » est une somme du poids de direction du vent. Souvent ce ne sont
la colonne d'eau qui était au-dessus là que rapides croquis, mais toujours
d'eux et que la vitesse acquise pen¬ parfaitement évocateurs.
dant la chute en dépend. Suivent des dessins et des notes
Aussi, plus l'une grandit, plus l'autre sur le vol des oiseaux ; des descrip¬
diminue, et vice versa. Zammattio sou¬ tions qui relèvent de problèmes de la
ligne que la méthode et les conclu¬ peinture, des commentaires sur la géo¬
sions de Léonard correspondent au métrie, les proportions naturelles, mille Documents © 1974, McGraw-Hill Book Co. (U.K )
théorème énoncé en 1738 par Daniel choses encore : une masse prodi¬ Limited, Maidenhead, Angleterre, et
Taurus Ediciones, S A , Madrid, Espagne
Bernouilli, en d'autres termes, à l'équa¬ gieuse de notes. Cependant, le Codex
tion fondamentale de l'hydrodyna¬ Madrid II est plus qu'un manuscrit ;
mique. Telles sont les conclusions que en fait, il en contient deux.
Léonard était capable de tirer de la Les folios numérotés de 141 à 157
seule observation. verso, constituent un fascicule totale¬
A propos de Madrid II on pourrait ment indépendant, tout entier dévolu au
faire bien d'autres commentaires. On « Grand Cheval de Milan » pour le
y trouve une note d'ores et déjà célè¬ monument de Francesco Sforza (voir
bre puisqu'elle a trait à la « Bataille page 37). Ce monument ne fut jamais
d'Anghiari », fresque que Léonard de¬ réalisé. Léonard poussa si longtemps
vait exécuter pour la grande salle du ses recherches qu'il se peut que le
Palais Vieux de Florence, qui Duc ait fait couler des canons dans
ne survécut pas, et dont le carton le bronze qu'il lui réservait. Néan¬
même est aujourd'hui perdu. Léonard moins les études de Léonard, consi¬
écrit : « Le vendredi 6 juin 1505, sur le gnées dans ces pages, regorgent de
coup de la treizième heure, j'ai com¬ solutions hardies et neuves.
mencé la peinture au Palais Vieux. Au Ensemble donc, les deux recueils de
moment où je donnais le premier coup Madrid couvrent une longue période,
de pinceau, le temps se gâta ; le toc¬ de 1491, date que l'on trouve dans le
sin sonna pour appeler les gens è se fascicule consacré à la fonte du monu¬
rassembler. Le carton se déchira, l'eau ment équestre, à 1505, date du projet
se renversa et le vase d'eau qu'on ap¬ primitif de la Bataille d'Anghiari. Pé¬
Ces trois dessins montrent le soin avec
portait se brisa. Brusquement, le riode même de la haute activité créa¬
lequel Léonard étudia les problèmes
temps étant ainsi gâté ce fut la pluie trice de Léonard, qui recouvre son
posés par la fonte de sa gigantesque
en grande abondance jusqu'au soir expérience milanaise et florentine son statue de bronze. Jamais un tel monument
avec un jour sombre comme la nuit. » rôle « d'ingénieur général », auprès n'avait été coulé en une seule opération.
Certains considèrent cette proclama¬ de César Borgia, et ses travaux d'in¬ Dans le manuscrit Codex Madrid II
tion comme la marque du début de la génieur attaché à des souverains lo¬ (page suivante en haut) Léonard
Bataille d'Anghiari. Cette Interprétation caux, comme le Duc de Piombino. a esquissé le cheval ; il note la date,
ne me semble pas avoir de bases soli¬ 20 décembre 1493, et écrit : « J'ai décidé
Et surtout, la découverte des manus¬
des. C'est une notation caractéristique crits de Madrid intervient en un mo¬ de mouler le cheval sans la queue en le
couchant sur le côté. » (En fait il
d'un événement météorologique excep¬ ment où les études sur Léonard con¬
changera d'avis et décidera de le mouler
tionnel. cernent plus les manuscrits que l'eu¬ la tête en bas. Voir page 38.)
Suit une longue liste d'ouvrages vre picturale. Ci-dessus, esquisse du Codex Madrid II :
qu'il possède : 116 titres. C'est la plus Et de surcroit, des multiples aspects elle indique comment
longue de celle qu'il ait relevée dans des manuscrits, ce sont surtout les Léonard envisageait le transport
ses manuscrits. Elle est pour nous aspects scientifiques, techniques et de l'énorme moule jusqu'à la fosse
une précieuse source de renseigne¬ mécaniques qui requièrent l'attention, de coulée. Ci-contre, dessin
ments sur les auteurs qu'il choisissait. en liaison avec l'intérêt toujours crois¬ de Madrid II indiquant
comment le moule devait être ouvert.
Il existe une autre liste, plus brève, de sant voué à ces domaines à l'époque
50 livres (les titres manquent). Elle moderne, et avec le développement
36
1*4 f* s+!i**
37
Documents tirés de « Léonard de Vinci »
Les photos ci-dessus
©' McGraw-Hill Book Co. Maidenhead,
Royaume-Uni, et Robert Laffont, Paris et à droite soulignent les similitudes
qui existent entre les procédés
de fonte inventés par Léonard
et ceux utilisés deux siècles plus tard
pour une statue de Louis XIV (en haut)
avec son réseau de tuyaux
dans lesquels le bronze était coulé.
A droite, page du Codex Madrid II ;
Léonard y représente la fosse
de coulée destinée à son cheval ;
Dessin du moule extérieur ci-dessus, i ¿* vt nr\ *C ?"4» [ H.
par Eugenio Garin exceptionnels de son temps et qui a Dans la première édition de ses
vécu une période de renaissance artis¬ Vies (1550), Giorgio Vasari lui donne
tique et culturelle unique en Europe. déjà toute sa portée et tout son lustre.
Et pourtant, on peut s'aventurer à Trente ans après la mort de cet homme
dire que la figure de Léonard est une exceptionnel, une auréole nimbait déjà
figure tragique. C'était un homme seul. son image : ce sont des astres favora¬
Enfant naturel, il n'avait pas de famille, bles qui ont présidé à sa naissance et
pas de statut social. Il voyait s'achever il meurt dans les bras de François Ier,
un monde dont les valeurs spirituelles roi de France : « Et comme si son mer¬
s'écroulaient sous la poussée d'événe¬ veilleux esprit avait compris qu'il ne
ments aveugles. Au milieu des guerres pouvait recevoir plus grand honneur, il
et des tourmentes, il poursuit inlassa¬ expira entre les bras du roi. » C'est
blement sa quête. Sur tout cela, délibérément que l'historien invente
l'ombre de la mort. « Je croyais appren¬ une scène propre à frapper les imagi¬
dre à vivre, écrit-il amèrement, j'appre¬ nations : le pouvoir absolu rendant
nais à mourir. » hommage à la pensée souveraine.
LA vie de Léonard de Vinci a été Le lien qui unissait naguère l'homme Vasari campe un Léonard fas¬
longtemps celle d'un infatigable à la cité était rompu. Le sens civique ciné par les sciences, scrutant pas¬
voyageur. Très tôt, dans le cli¬ était en pleine décadence. Le pouvoir sionnément les mystères de la nature,
mat artistique stimulant de Flo¬ politique était passé en Italie aux une espèce de mage ou de sorcier :
rence, son extraordinaire curiosité mains d'oligarchies puissantes et de « Ses recherches capricieuses le
pour les gens et les choses le pousse tyrans, parfois géniaux et parfois bor¬ conduisirent à la philosophie naturelle,
toujours « ailleurs ». nés. L'intellectuel n'est plus le clerc à l'étude des propriétés des plantes,
En 1482, à l'âge de trente ans, il d'autrefois. A l'époque de Léonard, à l'observation assidue des mouve¬
quitte Florence pour entrer comme c'est un laïc qui se considère d'abord ments célestes, des orbites de la lune,
ingénieur au service de Ludovic le et surtout comme un technicien prêt à de l'évolution du soleil. » Vasari
More, car à l'époque les artistes offrir ses services à qui voudra bien ajoute : « Et il se forma dans son
étaient considérés comme des artisans les employer. Léonard, par exemple, esprit une doctrine si hérétique, qu'il
et des techniciens et il était courant était prêt à bâtir pour le Sultan otto¬ ne dépendait plus d'aucune religion,
qu'on leur demandât de participer et de man un pont au-dessus de la Corne tenant peut-être davantage à être phi¬
travailler à des questions d'ordre scien¬ d'Or, d'Istanbul à Galata. Se désignant losophe que chrétien. »
tifique ou technique. comme « l'infidèle nommé Léonard », Ce portrait est, d'ailleurs, parfaite¬
Autour de 1490, une période de bou¬ il lui écrit : « Moi, ton serviteur, j'ai ment fidèle à ce que Léonard écrivait
leversements et d'instabilité commence ouï dire que tu entendais construire de lui-même. Plus tard, en 1568, quand
en Italie. Laurent le Magnifique meurt ce pont, mais que tu ne pouvais le Vasari réédita ses Vies, dans le climat
à Florence, Savonarole y lance son faire faute d'homme capable de l'entre¬ troublé qui suivit le Concile de Trente,
expérience républicaine. La France prendre. Or moi, ton serviteur, je sais il atténua nettement l'accent mis sur la
(imitée par l'Espagne et l'Autriche) faire ce pont et le construirai. » divinité » de l'homme, significative
envahit l'Italie. Il y a crise au duché Léonard travailla également pour de la rhétorique du 15e siècle.
de Milan. d'autres souverains. Il entreprit de Pour lui, Léonard avait incarné un
Au milieu de ces troubles, Léonard bâtir une forteresse pour César Borgia modèle idéal, le type d'homme conçu
commence par travailler pour les Fran¬ et une cité modèle pour le duc par les philosophes de l'entourage de
çais ; il erre ensuite d'une ville ita¬ plus ou moins légitime de Milan, Laurent le Magnifique. « On voit les
lienne à l'autre : à Mantoue, où Isa¬ Ludovic le More. Il sait encore influences célestes faire pleuvoir les
belle d'Esté réunit une cour splendide ; construire des machines de toute plus grands dons sur les êtres humains
à Urbino, où il est reçu par César espèce, pour descendre en vol du haut par une opération qui semble parfois
Borgia ; à Rome aussi. du mont Ceceri, ou circuler sous moins naturelle que surnaturelle ; alors
Finalement, en 1516, il arrive en l'eau ; des machines créant de mer¬ s'accumulent, sans mesure, sur un
France, sur l'invitation du roi Fran¬ veilleux spectacles pour des fêtes, des seul homme, la beauté, la grâce, le
çois Ier. Quand il meurt, trois ans plus machines pour détruire l'ennemi, et talent, de telle sorte que, où qu'il se
tard, c'est un homme qui a approché peu importe qui sera cet ennemi. En tourne, chacun de ses gestes est si
et servi les personnages les plus cette époque d'ailleurs, le politicien divin qu'il fait oublier tous les autres
n'est guère différent de l'ingénieur : hommes et révèle clairement son
il est, lui aussi savant un expert. origine véritable, qui est divine et ne
Ainsi Machiavel. doit rien à l'effort humain. C'est ce
EUGENIO GARIN est titulaire de la chaire
d'histoire de la philosophie à l'Université de Dans ce douloureux contexte, Léo¬ que l'on a vu en Léonard de Vinci. »
Florence. Internationalement connu pour ses nard va, toute sa vie, chercher sans Ainsi, Vasari ne faisait-il que tra¬
études sur la civilisation de la Renaissance
relâche une harmonie suprême qui se duire à sa manière, dans la perspec¬
et la pensée médiévale, il a consacré d'im¬
portants travaux à la culture Italienne du dérobe toujours. Aussi, sa légende tive de son temps, l'homme que Léo¬
10a siècle. naquit-elle très tôt. nard lui-même avait voulu être : non
40
Photo Courrier de l'Unesco
en haut de la page
précédente :
représentation
graphique du Codex
Atlanticus chiffrant
l'effort de traction
exercé par un b
41
k formes ; qu'il connaisse les causes de humain, il faut avoir minutieusement attachement ; son savoir dépasse les
- tout ; que son intelligence maîtrise les pratiqué la dissection des cadavres, frontières civiles et sa science trans¬
forces et les éléments ; qu'il sache être passé maître en anatomie, et de cende les allégeances idéologiques ou
fabriquer techniquement toutes ma¬ plus avoir étudié les mouvements des nationales.
chines et tous Instruments qui per¬ muscles et tout l'ensemble des mouve¬ Léonard n'a plus aucun trait
mettent de reproduire et de dominer ments de l'être vivant. commun avec les « dignitaires »
le réel. « Le peintre rivalise avec la De même, pour peindre le macro- humanistes, les doctes enracinés
Nature, proclame Léonard, il en est le cosme l'univers il faut apprendre dans leurs cités, les artistes proches
Maître et le Dieu. » l'anatomie de l'univers en son tout, d'une cour ou, du moins, d'un mi¬
On a' remarqué que la masse d'élé¬ scruter ses textures les plus subtiles lieu particulier. Comme son savoir
ments rassemblés et consignés par et, de plus, tous ses mouvements, et les mathématiques lui sont une
Léonard dans ses singuliers manus¬ toutes ses apparences. patrie, c'est l'univers qu'il a pour patrie.
crits donne à croire qu'il visait à Les manuscrits de Léonard sont de Les constructions' qu'il envisage inté¬
constituer une véritable encyclopédie merveilleux fragments de cette grande ressent le duc de Milan comme César
du savoir. Tel était probablement son encyclopédie toute nouvelle fondée, Borgia, le roi de France aussi bien que
propos. non pas sur des textes ou des discus¬ le sultan : elles sont inscrites en carac¬
L'idée n'était pas neuve. Léonard sions d'écoles, pas davantage sur une tères géométriques dans le grand
possédait les encyclopédies du Moyen expérience superficielle, mais à travers livre de l'univers. Science et technique
Age, et \'Histoire Naturelle de Pline, une exploration en profondeur des n'ont pas de patrie ni d'église.
fort célèbre pendant la Renaissance. causes secrètes, des nombres, des Pour comprendre le détachement de
Il connaissait parfaitement ces ouvra¬ mesures, des lois, des forces élémen¬ Léonard, sa façon de passer de ville
ges et il était plus qu'il ne l'avoue, taires, exploration qui permet de en ville, d'offrir ses * secrets » aux
au fait de l'état des « sciences » de remonter ensuite à la surface des cho¬ souverains les plus divers, il faut le
son époque. ses, à une expérience dont on connaît voir sous cet angle. Et ses « secrets »
Mais son point de vue est parfaite¬ désormais les causes et qu'il est donc n'étaient pas, ou pas seulement, des
ment original : il n'entend point colla- possible de maîtriser, transformer, peintures sublimes : c'étaient des ins¬
tionner des thèses ou des idées, des modeler. truments de guerre, des armes, donc.
nouvelles, des faits, voire des cas Une telle encyclopédie est sembla¬ Mais les armes ne sont que machines
étranges ou curieux, à seule fin de ble à une grande étude anatomlque et où se manifeste la science de l'homme,
connaître et de méditer. Son but, c'est physiologique de l'univers. Si l'homme sa vocation de se vouloir l'interprète
de « faire », il veut créer, être « Maître est un univers en réduction (micro¬ et le seigneur de la nature : « des
et Dieu » de la nature. Aussi vise-t-il cosme), qui rassemble en lui-même instruments » ni bons ni mauvais, mais
au-delà des apparences : il cherche à tout ce qui se trouve dilaté dans le efficaces, c'est-à-dire répondant à ce
appréhender les forces profondes qui réel, l'univers lui-même est pareil à qu'on attend d'eux.
agissent sur les sens. un grand être vivant (macrocosme). Et c'est bien là, dans cette « abstrac¬
Il veut reproduire, pour le specta¬ Comme le sang, l'eau qui circule par¬ tion » de savant et de technicien, que
teur, les effets que provoque le réel. tout lui donne la vie, et les « causes » Léonard rejoint Machiavel, conver¬
Il veut restituer ce réel transfiguré, c'est-à-dire les lois mathématiques gence bien plus importante que le
renouvelé. C'est pourquoi il doit s'en¬ en sont l'âme. séjour, d'ailleurs significatif, qu'ils
foncer jusqu'aux racines du visible et Dans cette encyclopédie, tous les' firent l'un et l'autre à la cour de César
saisir les effets sensibles que produi¬ chapitres trouvent tout naturellement Borgia, à Urbino.
sent les ¡mages. leur place : optique, mécanique, La synthèse qu'opère Léonard trouve
Pour obtenir tous les effets pos¬ hydraulique, anatomie, biologie, phy¬ son couronnement, on l'a dit, dans
sibles de la lumière, il faut étudier ce siologie, cosmologie. Viennent ensuite cette « peinture » qui, chez lui, se
qu'est la lumière elle-même, les les machines grâce auxquelles l'homme charge de significations tout à fait par¬
rayons lumineux et leur qualité, les rivalise avec la nature. ticulières. L' du peintre domine
lois de la propagation de la lumière, Enfin, sommet et couronnement de le processus du savoir : point d'arrivée
le fonctionnement de l'Bil et les carac¬ tout l'édifice, la science du peintre, qui de la connaissance scientifique en
téristiques de la vue. De même que est pour ainsi dire une métaphysique même temps que point de départ de
pour peindre ou sculpter le corps et une morale. Par l'art, en effet, un l'activité créatrice. En fait, il ne s'agit
nouvel univers naît dans l'univers : le nullement de deux points dissociables,
monde de l'homme « créateur », celui mais d'un moment unique dont l'artiste
du poète ; un monde qui triomphe du est le lieu, et où savoir et faire se
monde réel. rencontrent. Mieux encore, où le savoir
Il est clair qu'une telle conception, se transforme en faire.
si elle trouve en Léonard une expres¬ Si Léonard exalte le peintre, ce
sion singulière, ne commence pas avec n'est pas par hasard, car il est tou¬
lui. Dans les milieux où s'écoulent les jours porté à privilégier, sur le plan de
trente premières années de sa vie, pré¬ la connaissance, l' et la vue, ainsi
cisément, d'éminents artistes avaient que tout ce qui a rapport à l'image. :
reçu une formation très complexe, et c'est en termes visuels qu'il exprime
riche d'éléments scientifiques aussi ses conceptions. « Le talent du peintre
bien que littéraires. se doit d'être pareil à un miroir », et
L'Italie avait connu des esprits ency¬ il lui faut accueillir « toutes choses
clopédiques, comme Pic de la Mirán¬ qui vont » des formes extérieures aux
dole et Léon Battista Alberti ; mais qualités et essences profondes et aux
ces hommes demeurèrent leur vie structures géométriques élémentaires,
durant fidèlement attachés à leur cité. lesquelles se situent aux racines de
Léonard, lui, ignore complètement cet l'expérimentation et permettent de la
Document © 1974 Giunti-Barbera, Florence et
Johnson Reprint Corporation, New York comprendre. D'où la valeur des ma¬
thématiques face aux sens (« aucune
investigation humaine ne saurait être
dite science véritable, sauf si elle
passe par l'investigation mathémati¬
que »). D'où la valeur « philoso¬
La célèbre machine à aiguiser les aiguilles,
phique de la peinture. « 0ui méprise
dessinée par Léonard sur une page du
Codex Atlanticus. Il espérait que cette la peinture n'aime point la philoso¬
machine lui rapporterait « 60000 ducats par phie... La peinture est elle-même philo¬
an », mais il semble qu'elle ne fut sophie. La meilleure preuve c'est
jamais construite. qu'elle saisit le mouvement des corps
42
dans la spontanéité de leurs actions ;
et la philosophie de même... »
Ces deux aspects de l'activité
humaine, savoir et faire, « voir » et
« créer » ne peuvent donc être sépa¬
rés : le cercle science-technique-art,
voir-faire, est essentiellement unitaire.
Créer et fabriquer des machines,
pour Léonard, c'est poser plusieurs
problèmes : 1) l'impossibilité de dis¬
socier le moment technique et le
moment scientifique, lié à la struc¬
ture mathématique de toutes choses;
2) l'idée générale que le squelette des
choses peut être réduit à un modèle
mécanique ; 3) la liaison profonde
entre vie et mécanique ; 4) la recher¬
che de modèles sur le plan de l'opti¬
que (« l' dans ses activités, se
trompe moins que tout autre sens »).
On le voit, si l'intérêt de Léonard
pour la « machine » est très fort, on se
tromperait lourdement si on n'intégrait
cet intérêt dans la conception que Léo¬
nard a du mondé : la machine n'est
qu'un moyen entre la vie vivante telle
qu'on l'expérimente telle qu'on la
voit et les « causes » mathémati¬
ques qui régissent tout, les lois qui
s'expriment par dès nombres, des figu¬
res et des corps géométriques.
Il s'ensuit que, sur la base des lois
ainsi découvertes, on pourra non seu¬
lement construire (« d'abord mentale-
esquisses architecturales.
Leonard a applique ce
principe des dégagements
et de l'escalier privés à
la construction d'un
44
par Carlo Pedretti
LA GLOIRE
Réflexions
Les conceptions de Léonard sur l'art LES membres qui ne sont pas en mouvement
se trouvent exposées dans les idées qu'il nota doivent. être dessinés sans faire saillir les muscles.
entre 1491 et 1505 dans le Codex Madrid II. Si l'on agit autrement, on aura imité un sac de noix
Il y accorde une place particulière à ses théories plutôt qu'une forme humaine. »
sur la lumière et surtout sur la forme
Voilà l'une des notes de Léonard sur la peinture que l'on
du corps humain.
peut lire dans le second des manuscrits de Madrid récem¬
Il critique les « figures sèches et ligneuses »,
ment découverts et qui date des premières années du
et applique la formule - sac de noix » et
16e siècle.
botte de radis » à des nus - ligneux et sans
Cette note est d'un intérêt considérable. Elle éclaire le
grâce ». Léonard s'en prend à plusieurs
artistes qui se seraient rendus coupables de cet abus différend qui opposa Léonard au Michel-Ange de la Sixtine
et, dans le « Manuscrit E », à l'Institut de France,
Paris (1513-1514), ces attaques apparaissent comme CARLO PEDRETTI a consacré à Léonard nombre d'ouvrages, dont le
des critiques de nus peints par Michel-Ange dernier « Leonardo : A study m Chronology and Style « (Léonard
pour la chapelle Sixtine à Rome. Ci-dessus, étude chronologique et stylistique) a paru en 1973 aux Editions Thames
and Hudson, à Londres. Il est professeur d'histoire de l'art à l'Univer¬
nu à la sanguine exécuté par Léonard
sité de Californie, Los Angeles (Etats-Unis). L'article ci-dessus est
vers 1503-1504. Ci-dessus à droite,
inspiré d'un chapitre de son livre « Notes on Painting in the Madrid
Adam et Eve chassés du Paradis, détail d'une Manuscripts » (Notes sur la peinture des Manuscrits de Madrid), qui
fresque de Michel-Ange pour le plafond a paru en italien dans son ouvrage sur Léonard de Vinci publié en
de la chapelle Sixtine (1508-1510). 1968 par les Editions Giunti-Barbera, à Florence.
45
Regard de l'ange de la Vierge aux rochers, Regard de la Joconde, ou Mona Lisa,
oeuvre que Léonard peignit à Milan peinture commencée vers 1501, à laquelle
(Musée du Louvre). Léonard travailla plus de quatre ans
(Musée du Louvre).
k (dont Michel-Ange exécuta la décoration de 1508 à 1510) : cette touche libre, abrégée, qui laisse le champ libre à
pour Léonard, le corps humain n'est pas prétexte à exer¬ l'imagination.
cice de virtuosité anatomique, à exposition de muscles. Il Les notes sur la peinture du second manuscrit de
doit être ce qu'il est.
Madrid ne traitent pas seulement de la forme humaine
C'est en un moment décisif de sa carrière que Léonard
mais aussi des problèmes de la lumière, de l'ombre et de
écrivit cette réflexion parmi d'autres. Toutes nous renvoient
la couleur. Sur l'une des pages, Léonard réunit deux pro¬
l'écho des trouvailles inhérentes aux théories artistiques
blèmes majeurs de la vision picturale : la représentation
du « Cinquecento » (notre 16e siècle). de la couleur « en perspective », c'est-à-dire de la couleur
Ce n'est plus désormais à l'apparence des choses que des objets modifiée par l'atmosphère environnante et qui
s'attache Léonard mais à leur structure ; il en est donc
varie donc en intensité selon la distance des objets et
venu à un dessin qui fait fi des modèles aériens pour
le mouvement des personnages.
étreindre la forme : une forme que définissent les contours
Dans le même manuscrit, ces problèmes sont étudiés
précis et les hachures qui la cernent avec une souplesse
plus longuement mais, alors que la perspective de la
calculée. Ce n'est plus la grâce florentine de la fin du
couleur est traitée de façon si abstraite qu'on ne peut
Quattrocento, mais un sens des proportions, d'accent plus
l'expliquer que dans le langage du diagramme, pour le
héroïque, plus herculéen, que reflètent les études anato-
mouvement des personnages des exemples sont donnés
miques de Léonard, celles des guerriers de sa Bataille
par de rapides notations du corps humain.
d'Anghiari, qui semblent s'accorder hommage silencieux
à Masaccio à l'exemple qu'avait donné le jeune Michel- Certaines d'entre elles rappellent les croquis pour la
Ange avec son David de 1501. Bataille d'Anghiari dessins d'une énergie proche de
La forme s'exprime par le style, et par style, j'entends la frénésie, jetés d'un seul trait violent ainsi du croquis
non seulement l'art de Vinci, mais sa pensée, telle qu'elle de la collection Windsor, où Léonard juxtapose le hurle¬
s'exprime par des mots, car il y a une étroite affinité entre ment expressif des hommes et des bêtes : lions et chevaux.
ses écrits et ses dessins. Un texte déjà connu en fait Il s'agit là d'une pensée jetée sur le papier plus que du
foi. Dans ce texte, Léonard dit au peintre comment fixer cheminement d'une idée de composition : ce qu'il cherche,
l'image des formes humaines en mouvement en ne mettant c'est rendre la bestialité humaine dans la guerre.
en 0uvre que des lignes essentielles : en somme, une Dans le second manuscrit de Madrid, on peut voir à
manière de sténographie. quel point l'optique est étroitement liée à la peinture. Un
« Pour faire une tête », dit Vinci, « tracez un O, pour exemple : « La surface de tout corps obscur participe de
un bras, une ligne droite ou courbe, et faites de même la couleur de l'objet qui lui est opposé. Mais les motifs
pour les jambes et le buste, et de retour à la maison, verts prairies par exemple, et autres choses du même
mettez ces notes pour mémoire en forme parfaite. » genre doivent être disposés, pour l'accommodement
Pour nous, nul besoin de la transcription de ces « notes artistique, en face des ombres de corps verts, de sorte
pour mémoire en forme parfaite », bien au contraire, notre que les ombres qui participent de la couleur de ce motif
uil est capable de saisir l'élan qui a guidé la main de ne perdent pas leur qualité et paraissent être l'ombre
l'artiste et sans conteste il est séduit par le « signe », d'un corps autre que vert ; car si tu poses un rouge
-' w^4
k %-, . , ..
WÊ^B I M
t^ M
H %
[
Sourire de l'ange de la Vierge aux rochers. Sourire de la Joconde.
46
Regard de Saint Jean-Baptiste, peinture Regard de la Belle Ferronnière, portrait de femme
de Léonard exécutée vers 1509 (Musée du Louvre). dont la célébrité est aujourd'hui éclipsée
par celle de la Joconde.
LA GRACE
Le visage et le corps humain sont définis lumineux face à l'ombre verte, cette ombre deviendra
par la lumière dans laquelle ils baignent : de l'ombre véritable du vert. »
c'est là ce que précisent les notes du Plus frappant encore, le conseil donné au peintre de
Codex Madrid II, dans lesquelles Léonard
juxtaposer les couleurs « pour l'accommodement artis¬
s'attache à tous les jeux de réflexion et de réfraction
tique » afin d'atteindre à une harmonie, suscitée seu¬
de la lumière ambiante, et à ceux des ombres
colorées, comme essentielle « vérité des couleurs ». lement si la couleur de l'objet est conservée dans son
D'où l'étonnante parenté des divers visages ombre, « la vraie ombre » dit Léonard ; et si le peintre
qu'il peignit, et dont la macrophotographie évite ce que Léonard nomme « des ombres très mau¬
révèle, notamment dans le regard et le sourire, vaises », c'est-à-dire celles qui subissent le reflet d'un
l'unité de conception. A la vigueur du modelé autre objet de couleur différente : ainsi d'un objet vert
s'allient la profondeur du regard qui vient à produire une ombre rougeâtre.
( la macrophotographie montre que les yeux
Tous les éléments de la peinture de Vinci se trouvent
sont exécutés par passages de plans
dans les théories exposées dans le manuscrit de Madrid.
de plus en plus sombres) et le singulier,
Outre les notes sur la forme et la couleur, il faut étudier
le mystérieux sourire (celui de la Joconde a
inspiré des pages de commentaires). celles qui traitent de la lumière et de l'ombre et de la douce
Dans le Codex Madrid II, Léonard conseille transition de la lumière à l'ombre. C'est l'essence même
au peintre un subtil fondu des ombres, du fameux sfumato de Vinci. Les notes sur ce sujet sont
« la grâce des ombres graduellement privées nombreuses dans le manuscrit récemment découvert, mais
de contours trops nets », livrant par là le secret il est intéressant de constater que chacune tient compte
de l'expression si délicatement nuancée de l'élément couleur.
qu'il sut donner à ses modèles.
Lorsque, dans les premiers temps de son activité pictu¬
rale, Vinci traitait du problème de la lumière et de l'ombre,
il considérait les objets en tant qu'entités géométriques et
se préoccupait surtout de la gradation des ombres et de
leur degré d'intensité.
Après l'an 1500, il se soucie avant tout du jeu de la
lumière et de l'ombre sur les objets en plein air, aussi
tient-il compte de la couleur et des reflets. La lumière
devient le véhicule qui fond les éléments du paysage en
un passage harmonieux d'une couleur à l'autre. C'est ce
que Vinci appelle la « grâce ».
Le corps humain devient, lui aussi, partie du paysage.
(On ne peut s'empêcher de penser à la Joconde, à la
Vierge et Sainte-Anne, à Léda.) Il est donc soumis aux ,
phénomènes de réflexion, de réfraction, et au jeu réci- ¿
proque des ombres colorées, comme c'est le cas de r
ftyH*i&< «
(Suite de la page 7)
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mation Canada, Ottawa (Ont.). CHILI. Editorial Antoine. A. Naufal et Frères, B P. 656, Beyrouth. Pour la Slovaquie seulement : Alfa Verlag °ubhshers,
Universitaria S.A., casilla 10220, Santiago. RÉP. POP. LUXEMBOURG. Librairie Paul Brück, 22, Grand- Hurbanovo nam. 6, 893 31 Bratislava. TOGO. Librairie
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5*
En marge. Léonard a
griffonné cette note pour
lui-même : « Regarde
demain matin si les petits
sapins de la Porta délia
Giustizia [à Florence]
peuvent servir à faire
ce moulin. >
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