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LA NOTION D’IMAGINATION AU SEUIL DES PENSÉES


D’IBN ‘ARABÎ ET DE JAKOB BÖHME
Par DANIEL PROULX

Introduction ....................................................................................................................... 1
L’imagination au seuil des pensées d’Ibn ‘Arabî et Jakob Böhme .............................. 2
1 Ibn ‘Arabî ............................................................................................................... 3
2 Jakob Böhme .......................................................................................................... 3
L’imagination : intermédiaire médiateur entre sensible et intelligible ........................ 4
Ce que mettent en lumière ces deux penseurs ................................................................ 5
De la double issue de l’imagination ................................................................................. 6
Conclusion.......................................................................................................................... 6
Bibliographie ..................................................................................................................... 8

Révéler le mystère, c’est la « fin » du chemin


La « faim » du chemin, c’est révéler le mystère.
D. P.
INTRODUCTION
Afin de mieux comprendre la profonde réhabilitation de l‘imagination entamée au début du XXe siècle
et se poursuivant encore aujourd‘hui, cette communication propose une lecture de l‘imagination à partir
d‘Ibn ‗Arabî et Jakob Böhme. En parcourant quelques nœuds problématiques, j‘exposerai comment
l‘imagination permet de mieux saisir la spiritualité, mais surtout comment cette force personnelle
d‘invention de soi-même est peut-être le fondement véritable de la liberté humaine.
En guise de conclusion, je mettrai en perspective ce qui différencie la pensée musulmane et chrétienne,
tout en indiquant que la crise européenne de l‘imagination issue d‘un excès de positivisme a
certainement à établir un dialogue avec l‘islam à l‘instar duquel la pensée européenne pourra se
ressouvenir, dans ses propres racines, de ce qu‘elle a malheureusement oublié.
Notre hypothèse, inspirée par l‘œuvre d‘Henry Corbin, est que les deux tangentes de l‘imagination sont
peut-être à la source de la schizophrénie entre foi et raison. En Europe, sous l‘influence du
péripatétisme, l‘imagination sera reléguée à l‘arrière-plan de la pensée, tandis qu‘elle sera considérée
par les néoplatoniciens de Perse et le soufisme comme une faculté proprement spirituelle qui donne
accès à la région de l‘Être où les contradictions apparentes sont transformées en significations
fondamentales. En Europe, cette schizophrénie semble apparaître avec la scolastique latine qui active
les Lumières de la raison pour permettre l‘analyse détachée de l‘humain et du monde. Une lumière qui
fait de l‘ombre à l‘imagination.
L‘imagination comprise comme une connaissance trompeuse induisant les sens en erreur et
embrouillant la raison est une conception qui imprègne presque toute la philosophie dit « occidentale »,
de Platon et Aristote, aux philosophes du début du 20e siècle, en passant par Pascal, Descartes et
Malebranche, l‘imagination se résume à une fonction qui trompe l‘esprit. Blaise Pascal dit de
l‘imagination qu‘elle est « cette partie décevante dans l‘homme, cette maîtresse d‘erreur et de
2
fausseté1». Peu de temps après, Malebranche dira de l‘imagination qu‘elle est « la folle du logis »2
expression qui est ensuite consacrée par le Dictionnaire philosophique de Voltaire3, tandis que pour
Descartes, l‘imagination est reproductive et prend source dans les sens, elle n‘est donc pas une faculté
de connaissance pure, car elle ne permet pas une connaissance de soi-même4. Au 20e siècle
Brunschvicg affirme que « toute imagination est ―péché contre l‘esprit‖5 ». Heureusement, cette
perspective réductrice mise en œuvre durant les Lumières et se poursuivant encore aujourd‘hui ne fait
plus l‘unanimité. Et c‘est en opposition à ce genre d‘affirmation qu‘une exploration systématique et
novatrice de l‘imagination et de l‘imaginaire a été entreprise.
Le langage commun garde la trace de cet acharnement contre l‘imagination, car elle est presque
toujours soupçonnée ou étiquetée d‘irréalité et cela pour mieux l‘écarter du chemin de la raison. Mais si
l‘imagination participait à la quête de la vérité? Et si l‘imagination produisait des formes et des images
ontologiquement vraies? Et si l‘imaginaire était structuré par des lois et des règles? C‘est ce pari qu‘a
tenu Bachelard, Durand et Corbin, et si depuis ce travail la raison a légèrement reculé, l‘imagination et
l‘imaginaire restent fondamentalement mal compris et sous-utilisés.

L’IMAGINATION AU SEUIL DES PENSÉES D’IBN ‘ARABÎ ET JAKOB BÖHME


La notion d‘imagination est d‘une importance capitale dans les doctrines de ces auteurs. Cela dit
l‘utilisation, la clarté et la précision technique des termes ne sont toutefois pas égales, ni même
semblables. Ces auteurs n‘ont pas été choisis avec l‘objectif d‘établir une comparaison, mais parce
qu‘ils sont des pôles d‘orientations mettant en lumière le chemin de l‘imagination. Étant donné qu‘il

1
PASCAL, B., Pensées, texte établi par Léon Brunschvicg avec chronologie, introduction, notes, archives de l'oeuvre et
index par Dominique Descotes, Paris, GF Flammarion, 1976, p.72 (pensée no.82-44)
2
Dans le dictionnaire étymologique de Quitard il y est écrit que : « L'imagination est de toutes les facultés intellectuelles la
plus sujette à s'égarer quand la raison ne lui sert pas de guide; elle est la cause de beaucoup d'écarts, de beaucoup de folies.
Théophraste compare l'imagination sans jugement à un cheval sans frein. — Cette dénomination proverbiale de folle du
logis a été employée pour la première fois par sainte Thérèse. Montaigne, Malbranche (sic), Voltaire, etc., ont pris plaisir à
la répéter. QUITARD, P. M., Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions
proverbiales de la langue française en rapport avec des proverbes et des locutions proverbiales des autres langues,
Genève, Slatkine Reprints, 1968, p.463; Fournier affirmera aussi que l‘expression tire son origine de sainte Thérèse :
« Malebranche, résumant un chapitre de sainte Thérèse (le Château de l'Âme, IVe demande, ch. I), avait dit : L'imagination
est la folle du logis; Voltaire trouva beaucoup d'originalité à cette expression, il la cita à la fin de l'article APPARITION de
son Dictionnaire philosophique, et dès lors la popularité lui fut acquise.» FOURNIER, É., L'esprit des autres, 7e, Paris, E.
Dentu, 1882, p.88 En lisant la quatrième demande du Château de l’Âme, nous pouvons affirmer que sainte Thérèse y
discute la distinction entre l‘imagination et l‘entendement, mais il n‘est pas possible d‘y trouver textuellement la mention
de « casa de loco », de « folle du logis ». Dès lors, les références qui donnent la source de l‘expression à sainte Thérèse
doivent donc être désavouées. Il est peut-être possible de parler d‘inspiration, mais l‘argumentation reste précaire.
RICARD, R., « Mots et expressions », dans Mélanges de la Casa de Velázquez, 1967, p.487-491
3
Il y aurait aussi à parler de Descartes qui, dans la sixième méditation métaphysique, lorsqu‘il propose d‘imaginer une
figure géométrique à mille côtés, conclura en disant : « Je remarque outre cela que cette vertu d'imaginer qui est en moi,
en tant qu'elle diffère de la puissance de concevoir, n'est en aucune sorte nécessaire à ma nature ou à mon essence, c'est-à-
dire à l‘essence de mon esprit ; car, encore que je ne l'eusse point, il est sans doute que je demeurerais toujours le même
que je suis maintenant : d'où il semble que l'on puisse conclure qu'elle dépend de quelque chose qui diffère de mon
esprit. » DESCARTES, R., Oeuvres de Descartes, publ. par Victor Cousin, 11 vols, vol. 1, Paris, F.G. Levrault, 1824-1826,
p.324 consulté en ligne de Gallica bibliothèque numérique, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k94258n
4
« Et, partant, je connais manifestement que rien de tout ce que je puis comprendre par le moyen de l‘imagination
n‘appartient à cette connaissance que j‘ai de moi-même » ibid. p.255
5
DURAND, G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire ‒ introduction à l'archétypologie générale, 11e, Paris,
Dunod, 1992 [1969], p.15
3
s‘agit là de deux penseurs généralement méconnus, je vais prendre un peu de temps pour les mettre en
contexte.

1 IBN ‘ARABÎ
Né à Murcie en Espagne en 1165 dans une famille noble, il est mort à Damas en 1241. Très jeune, il
démontre des dons intellectuels et spirituels qui feront de lui le plus grand maître, d‘où son surnom
honorifique Shaykh al-akbar. On raconte qu‘adolescent, il avait déjà fait le tour de toutes les sciences
de son temps et que c‘est vers 20 ans qu‘il s‘élança dans une quête spirituelle d‘une intensité
fabuleuse.6 Avant sa mort, il laissa une liste de son œuvre qui comporte pas moins de 317 titres7.
L‘œuvre majeure d‘Ibn ‗Arabî est le Livres des illuminations de la Mekke, une œuvre de 37 volumes
divisée en 560 chapitres. Cette œuvre fait près de 20 000 pages! Et ce n‘est là qu‘un titre des 317
laissés par Ibn ‗Arabî.
La doctrine de l‘unicité de l‘être est probablement ce qui est le plus connu de son œuvre. Cette doctrine
souffre généralement d‘une mécompréhension. En effet, comme le souligne le spécialiste d‘Ibn ‗Arabî,
William Chittick, l‘expression « unicité de l‘être » ne se trouve pas dans son œuvre. Du reste, même si
l‘expression ne s‘y trouve pas, l‘unicité de l‘être désigne bien sa métaphysique ontologique. Notons au
passage que l‘unicité de l‘Être ne nie pas pour autant la multiplicité de la réalité. Ce qu‘il désigne
lorsqu‘il cherche à décrire l‘Être est toujours proprement paradoxal ou antinomique, pour lui l‘Être,
c‘est l‘Unité-Multiple (al-wāḥid al-kathīr).
Traçons à grand trait la métaphysique d‘Ibn ‗Arabî. Dieu est fondamentalement inconnaissable, mais
nous le connaissons par les prophètes, par l‘Écriture révélée, par la connaissance du monde et de nous-
mêmes. Dieu apparaît à celui qui perçoit les « signes » (âyât). Les noms, attributs et signes de Dieu
sont en propre des ponts faisant apparaître, ce qui apparaissait comme « non-manifesté », ce qui était
invisible. Dans l‘ensemble cela coordonne les degrés de la Manifestation qui dépendront du mode
d‘être de celui qui perçoit. Un ami de Dieu ou un prophète pourra voire la vie invisible de Dieu avec
une grande clarté – Dieu pourra même lui apparaître dans une roche. Ces degrés correspondent à 99
stations ou degrés de connaissance de Dieu. Chaque station incluant potentiellement toutes les autres,
car pour Ibn ‗Arabî tous les « chemins sont circulaires8 ». Je propose la formule résumé : Dieu est tout,
mais il n‘est pas le monde. Le monde est Son image.

2 JAKOB BÖHME
Böhme est le théosophe allemand par excellence. Hegel, qui lui a consacré une section dans ses
Leçons sur l’histoire de la philosophie9, disait qu‘il incarnait parfaitement l‘esprit philosophique
allemand. Né à Görlitz en Allemagne en 1575, il meurt après une vie mouvementée en 1624. Tenu en
très haute estime par Schelling ou Novalis, il a surtout influencé les courants ésotériques, spiritistes et
maçonniques ou des penseurs comme Louis-Claude de Saint-Marin ou Franz von Baader. Deux

6
Pour une biographie de d‘Ibn ‗Arabî ADDAS, C., Ibn ʻArabī ou La quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, 1989, 407 p.
7
YAḤYÁ, O., Histoire et classification de l'œuvre d'Ibn ʻArabī, étude critique, 2 vols, Damas, Institut français de Damas,
1964, 698 p.
8
Cité par ADDAS, C., Ibn ʻArabī ou La quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, 1989, p.25 d‘après Fut., III, p.69
9
HEGEL, G. W. F.,« Jacob Boehme », dans Leçons sur l'histoire de la philosophie - La philosophie moderne, vol. 6, Paris,
Vrin, 1985, pp.1297-1378
4
événements majeurs ponctuent la vie de Böhme. Le premier survient en 1600 et le second en 1612, ils
correspondent aux deux expériences visionnaires du théosophe, dont la trace est repérable dans son
œuvre, où il explique qu‘il a reçu la connaissance de Dieu « dans ce qu‘il est ». Böhme connaît donc les
volontés de Dieu intérieurement, dans l‘être de Dieu. Les écrits de ce cordonnier, qui n‘avait pas de
formation philosophique ni d‘études classiques, quoiqu‘emprunts d‘idées symboliquement et
métaphysiquement fulgurantes, sont d‘une obscurité et d‘une confusion déconcertante. Les répétitions
et les contradictions sont courantes dans son œuvre, ce qui la rend difficile à comprendre, mais facile à
interpréter! Mais malgré le fait que Böhme n‘a jamais étudié à l‘université, « nul doute ne semble
possible [… il] connaît et Paracelse10, et Frank11, et Schwenckfeld12, et Weigel13, a lu les alchimistes,
les astrologues et les mystiques.14 » Et ses lectures et ses visions, c‘est en poète qu‘il les livre.
Comme l‘indique Alexandre Koyré dans son excellente monographie sur Böhme, pour lui « l‘imagination
est en un certain sens supérieure à la raison discursive (Vernunft) et plus proche de la raison intuitive (Verstand) que
l‘entendement. En effet, l‘imagination permet de saisir l‘un-multiple simultanément, tandis que l‘entendement doit procéder
par des démarches successives ; le discours isole et brise l‘intériorité (l‘ineinander), la compénétration intérieure des forces
et des qualités.15 »
Cela met en lumière le fait que Böhme écrit lui-même imaginativement et que
l‘imagination joue un rôle très important dans sa métaphysique. Ce rôle de l‘imagination n‘est toutefois
pas toujours positif, car l‘imagination peut aussi mener à l‘égarement de l‘âme si elle est dirigée par les
sens ou l‘orgueil.

L’IMAGINATION : INTERMÉDIAIRE MÉDIATEUR ENTRE SENSIBLE ET INTELLIGIBLE


Pour Böhme, même s‘il est plutôt favorable à l‘imagination, dans la mesure où celle-ci joue un rôle
prépondérant dans sa pensée, il croit que c‘est elle qui est à la source de la chute de Lucifer et du
monde matériel. Par imagination et par orgueil, Lucifer a imaginé qu‘il pouvait devenir Dieu16 qu‘il
pouvait être comme Dieu, ce qui a provoqué sa chute et la génération du monde matériel.
L‘imagination donne accès au-delà de soi, ce qui permet de reconnaître Dieu pour ce qu‘il est, mais
lorsque celle-ci se mélange à l‘orgueil et aux sens, elle devient une force ténébreuse. C‘est la crainte
que Böhme entretien par rapport à l‘imagination sans que cela l‘empêche d‘y voir un rôle positif.
Tandis que pour Ibn ‗Arabî l‘imagination est en propre, la fonction de l‘âme qui ouvre à un espace
intermédiaire qui est le monde imaginal entre sensible et intelligible, entre le corps et l‘esprit. Pour lui
l‘imagination seule permet de saisir quelques choses de Dieu.
En fait dans les conceptions métaphysiques pour pouvoir considérer la vie comme ce qui est
intermédiaire entre matière et pensée, il faut pouvoir considérer une matière vivante intermédiaire entre
le sensible et l‘intelligible, et cette intermédiaire c‘est la matière céleste ou spirituelle. Ce qui permet de
créer et d‘explorer cette matière spirituelle c‘est l‘imagination. Comme le rapporte Koyré : « Boehme
croit à la puissance magique de l‘imagination qui peut produire des effets parfaitement réels, mais il l‘envisage comme un

10
Médecin, alchimiste et astrologue d‘expression allemande, Philippus Theophrastus Aureolus Bombastus von Hohenheim,
dit Paracelse est né en 1493 ou 1494 à Einsiedeln (près de Zurich) en Suisse centrale et est mort le 24 septembre 1541 à
Salzbourg en Autriche.
11
Sebastian Franck est né le 20 janvier 1499 à Donauworth et est mort en 1543. Il était un humaniste et un mystique.
12
Spirituel protestant d‘origine allemande Caspar Schwenkfeld est né en 1489 ou 1490 et est mort le 10 décembre 1561.
13
Valentin Weigel (1533-1588) est un philosophe mystique d‘origine allemande né à Hayn.
14
KOYRÉ, A., La philosophie de Jacob Boehme, 2e, Paris, Vrin, 1971 [1929], p.39 et 233
15
ibid. p.86
16
ibid. p.217
5
acte sui generis qui assimile le sujet imaginant à l‘objet imaginé. L‘imagination est ainsi une force qui peut s‘exercer dans
différents domaines de l‘être; on peut imaginer dans quelque chose comme on peut regarder dans quelque chose, avec cette
différence toutefois que le simple regard ne produit aucun effet, tandis que l'imagination fait participer le sujet à la qualité
de son objet, et, en même temps, modifie cet objet conformément à l'imagination du sujet. 17 »

« Son monde n‘est point celui de la pensée abstraite, mais bien celui de la perception sensible et de
l'imagination.18 »
Conséquemment, l‘imagination n‘entretient pas de très bonne relation par rapport aux pensées
littéralistes, et si Koyré a écrit à propos de Böhme que « la véritable foi est indépendante des formules
dogmatiques avec lesquelles elle n‘a rien de commun19 », Henry Corbin a dit d‘Ibn ‗Arabî « devant un
génie de sa complexité, radicalement étranger à la religion de la lettre et du dogme comme aux schématisations que celle-ci
facilite, on a parfois prononcé le mot de ―syncrétisme‖. C‘est l‘explication sommaire, sournoise et paresseuse, de l‘esprit
dogmatique s‘alarmant devant les démarches d‘une pensée qui n‘obéit qu‘aux impératifs de sa norme intérieure. 20 » Ce
qui
se joue avec l‘imagination sur ce point, c‘est le sort de ce qu‘on nomme l‘intériorité, espace qui
supporte dans l‘âme ce que l‘on nomme la spiritualité. Affirmer un espace spirituel inaliénable qui
s‘explore par l‘imagination, c‘est ce que proposent Böhme et Ibn ‗Arabî. Mais le plus grave, c‘est la
possibilité de perdre les fondements mêmes de la Personne, en subordonnant l‘imagination à la raison.

CE QUE METTENT EN LUMIÈRE CES DEUX PENSEURS


Dans les deux cas, ces auteurs postulent une impossibilité fondamentale de connaître Dieu, ils marchent
tous deux sur la via negativa. Böhme dit dans le Mysterium Magnum : « Quand je considère ce que Dieu est,
je dis : Vis-à-vis de la créature il est l‘Un qui est en même temps le Rien éternel; il n‘a ni détermination ni début ni lieu; il
ne possède rien en dehors de lui-même; Il est la volonté de ce qui n‘a pas de motif, Il n‘est qu‘Un en lui-même; Il n‘a besoin
ni d‘espace ni de place; il s‘engendre en lui-même d‘éternité en éternité; Il n‘est identique ou semblable à rien et n‘a aucun
endroit spécial où il réside : L‘éternelle sagesse ou intelligence est sa demeure : Il est la volonté de la sagesse et la sagesse
est sa révélation.21 » Ce
qui nous intéressé ici c‘est que Dieu a une demeure, même si, en propre, il n‘y a
pas de lieu, et la demeure de Dieu c‘est l‘éternelle sagesse. L‘éternelle sagesse est un mouvement une
« volonté » qui engendre perpétuellement la nature éternelle qu‘il ne faut pas confondre avec la nature
intemporelle. Cette nature éternelle est un espace spirituel dans lequel les anges et les créatures subtiles
rencontrent l‘âme humaine. Cet espace de rencontre avec l‘Autre, c‘est le Mundus imaginalis, le
Monde imaginal.
L‘humain rencontre Dieu à travers ses noms, car Dieu nomma la création pour la faire advenir.
Comme le dit William Chittick à propos d‘Ibn ‗Arabî : « Les noms et les attributs divins sont des ponts
entre la non-phénoménalité et la phénoménalité autant épistémologiquement qu‘ontologiquement. 22 »
Et c‘est l‘imagination qui permet de saisir véritablement les noms de Dieu, car la raison ne peut dire
que ce que n‘est pas Dieu, elle ne peut pas affirmer quelque chose de Dieu, puisque cela réfère à un

17
Ibid. p.218 n.4
18
Ibid. p.92
19
Ibid. p.46 n.5
20
CORBIN, H., L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Paris, Entrelacs, 2006, p.27
21
BÖHME, J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier-Montaigne, 1945,
chap.1 §2, p.55-56
22
CHITTICK, W. C., Imaginal worlds – Ibn al-ʻArabī and the problem of religious diversity, Albany, State University of
New York Press, 1994, p.31 ma traduction
6
domaine hors de sa portée23. Ibn ‗Arabî affirme en ce sens « La preuve rationnelle refuse le ―comme
si‖, puisqu‘il est impossible de lui attribuer la similitude.24 »
Voilà pourquoi les Noms divins se perçoivent comme s‘il était Dieu lui-même. Comme Böhme dit de
l‘humain, par le Verbe spirituel qu‘il a reçu, l‘humain « donne un nom à toutes choses, d‘après la
propriété de chaque chose ; grâce à quoi la sagesse cachée est connue et comprise en sa force divine,
afin que l‘Invisible joue avec le Visible et s‘y transforme en sensibilité et aperception de soi-même.25 »

DE LA DOUBLE ISSUE DE L’IMAGINATION


Autant l‘imagination peut faire advenir par l‘orgueil de sa volonté propre, ce qui enferme le monde,
autant l‘imagination, par l‘inconnaissablilité fondamentale de Dieu, est la force permettant de faire
advenir le monde en sauvegardant son Ouverture; voilà la double issue de l‘imagination. La question
est cruciale puisque cela revient à demander : y a-t-il dans l‘humain une Intelligence transcendante et
autonome? Et l‘issu de la réponse scellera la scission métaphysique de l‘Orient et de l‘Occident.
Böhme et Ibn ‗Arabî ont choisi d‘affirmer que celle-ci passe par la norme intérieure et inaliénable.
Mais pour les « Autorités » accepter la multiplicité au sein même de l‘unité cela était intenable. Les
« Autorités » ont alors déclaré l‘hérésie de la voie intérieure, parce qu‘elle est un choix
fondamentalement personnel. Mais se faisant les « Autorités» ont ouvert la porte de l‘agnosticisme,
puisque plus personne n‘avait le droit d‘être en contact personnel avec l‘Intelligence transcendante et
autonome, ce droit avait été relégué à l‘Autorité d‘un tiers. Cela fait qu‘il n‘y a plus rien à connaître par
soi-même, il n‘est plus possible d‘imaginer, c‘est l‘agnosticisme radical. Un agnosticisme
proportionnel à l‘impossibilité de nourrir le désir de soi-même. Perdre l‘imagination ou la subordonner
à la raison, c‘est perdre le désir d‘habiter dans la liberté fondamentale de l‘Être.
Ces deux théosophes, en quête de la sagesse de Dieu et non de Dieu lui-même, savent que cette sagesse
divine est « l'Un qui est le Tout » et qu‘elle dépend d‘un au-delà toujours au-delà que ne comprend pas
la raison, mais qui enflamme l‘imagination.

CONCLUSION
Très souvent, lorsqu‘on entend parler de la religion en terre d‘islam, il est possible d‘entendre dire que
l‘islam a cinq ou six siècles de retard. La pensée en est donc encore à un stade préscientifique, la
civilisation musulmane serait une civilisation « péjorativement » traditionnelle. Penser comme cela,
c‘est penser sans imagination, c‘est penser rationnellement. Comme nous l‘avons dit précédemment, la
raison ne peut dire que ce que Dieu n‘est pas, il faut que l‘imagination soit encore agissante pour
pouvoir imaginer ce que Dieu est ou pourrait être. D‘emblée, nous savons que Dieu est inconnaissable,
que la recherche proposée par l‘imagination est corrélative de chacun de nos destins personnels, et c‘est
là une richesse de sens qui n‘est pas soumis au relativisme des réponses, car chaque réponse est
corrélative de l‘être humain qui l‘a posée.

23
C‘est exactement ce que Poper affirmait dans la doctrine de la « falsifiabilité », la raison ne peut que falsifier.
24
IBN AL-ʻARABĪ, M., De la mort à la résurrection : chapitres 61 à 65 des Ouvertures spirituelles mekkoises, trad. par
GLOTON, M., Beyrouth, Albouraq, 2009, p.148, Fut. chap. 63, §6
25
BÖHME, J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier-Montaigne, 1945,
préface §6, p.50
7
C‘est là, je crois, une particularité qui doit nous faire prendre conscience des choix philosophiques qui
ont été les nôtres. Pour ne pas créer le choc des civilisations, mais faire apparaître leurs réciprocités, il
faut arrêter de penser que le point de vue rationnel est « supérieur », il faut revoir notre épistémologie
pour y réintégrer les ésotéristes. Certes la rationalité est importante, certes elle a permis la science et le
développement de fabuleuses techniques, mais n‘oublions pas que la science sans la force de
l‘imagination n‘invente rien. Le progrès scientifique est tributaire de la capacité d‘invention de
l‘imagination.
Le péril de l‘imagination orgueilleuse, issue de l‘assimilation de l‘imagination par sa volonté propre,
reste indéniable. C‘est la crainte formulée par Böhme lorsqu‘il dit : « ils veulent devenir des enfants de
Dieu pour un chemin que leur imagination s‘est à elle-même inventé […] Ils veulent donc être des
hypocrites devant Dieu et prononcer de belles paroles grandiloquentes, comme quoi ils serviraient Dieu
dans leur propre imaginaire, tout en voulant rester dans l‘éclat extérieur de la personnalité.26 » Et c‘est
là une mise en garde que fait aussi Ibn ‗Arabî qui dit bien qu‘il ne faut pas confondre les réalités de
l‘imagination avec les réalités en soi, l‘imagination n‘est qu‘une pure estimation27.
En conclusion, je pourrais citer l‘un des Jets de lumière adressés à Dieu par Djâmî : « Ces figures
imaginaires, fais-en le fond de notre savoir et de notre clairvoyance, non l‘instrument de notre
ignorance et de notre aveuglement.28 »

26
Ibid., chap.28 §42, p.327
27
IBN AL-ʻARABĪ, M., De la mort à la résurrection : chapitres 61 à 65 des Ouvertures spirituelles mekkoises, trad. par
GLOTON, M., Beyrouth, Albouraq, 2009, p.149, Fut. chap. 63, §7
28
LEMAÎTRE, S., Textes mystiques d'Orient et d'Occident, préface de Jacques Bacot, 3 vols, vol. 1, Paris, Plon 1955, p.289
8
BIBLIOGRAPHIE

1. ADDAS, C., Ibn ʻArabī ou La quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, 1989, 407 p. (coll.
« Bibliothèque des sciences humaines »)

2. BÖHME, J., Mysterium magnum, traduction non signée de Samuel Jankélévitch, 2 vols, Paris, Aubier-
Montaigne, 1945, 592 + 516 p.

3. CHITTICK, W. C., Imaginal worlds – Ibn al-ʻArabī and the problem of religious diversity, Albany, State
University of New York Press, 1994, VII + 208 p.

4. CORBIN, H., L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Paris, Entrelacs, 2006,
398 p.

5. DESCARTES, R., Oeuvres de Descartes, publ. par Victor Cousin, 11 vols, vol. 1, Paris, F.G. Levrault, 1824-
1826, 511 p.

6. DURAND, G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire ‒ introduction à l'archétypologie générale, 11e,
Paris, Dunod, 1992 [1969], XXIII + 536 p.

7. FOURNIER, É., L'esprit des autres, 7e, Paris, E. Dentu, 1882, 438 p.

8. HEGEL, G. W. F., « Jacob Boehme », dans Leçons sur l'histoire de la philosophie - La philosophie moderne, 7
vols, vol. 6, Paris, Vrin, 1985, pp.1297-1378

9. IBN AL-ʻARABĪ, M., De la mort à la résurrection : chapitres 61 à 65 des Ouvertures spirituelles mekkoises,
trad. par GLOTON, M., Beyrouth, Albouraq, 2009, 253 p.

10. KOYRÉ, A., La philosophie de Jacob Boehme, 2e, Paris, Vrin, 1971 [1929], XVII + 523 p.

11. LEMAÎTRE, S., Textes mystiques d'Orient et d'Occident, préface de Jacques Bacot, 3 vols,
vol. 1, Paris, Plon 1955, 320 p.

12. PASCAL, B., Pensées, texte établi par Léon Brunschvicg avec chronologie, introduction, notes, archives de
l'oeuvre et index par Dominique Descotes, Paris, GF Flammarion, 1976, 376 p.

13. QUITARD, P. M., Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions
proverbiales de la langue française en rapport avec des proverbes et des locutions proverbiales des autres
langues, Genève, Slatkine Reprints, 1968, XV + 701 p.

14. RICARD, R., « Mots et expressions », dans Mélanges de la Casa de Velázquez, 1967,
pp.487-500.

15. YAḤYÁ, O., Histoire et classification de l'œuvre d'Ibn ʻArabī, étude critique, 2 vols, Damas, Institut français
de Damas, 1964, 698 p.

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