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Vladimir Jankélévitch
Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey
Jankélévitch
Laure Barillas Federico Mompou
Stéphane Barsacq Notice biographique 1940-1944
Vasco Baptista Marques LETTRES DE : Séance de présentation à
Arnaud Bouaniche l’Organisation des religions unies
Jean-Marie Brohm Henri Bergson La musique et la détente
Pascal Bruckner Émile Bréhier Deux amitiés provinciales
Jean Cassou Léon Brunschvicg
Roger-Pol Droit Jacques Chirac AUTRES TEXTES DE
Maurice Dumons Michel Foucault VLADIMIR JANKÉLÉVITCH :
Henri Dutilleux Lucien Jerphagnon
Cynthia Fleury André Lalande Edmond Fleg
Matthias Gault Lucien Lévy-Bruhl L’Interlocuteur – Préface
Philippe Grosos Clément Rosset Le Nocturne
Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau Tolstoï et l’immédiat
Jöelle Hansel ENTRETIENS DE VLADIMIR Esquisse d’une philosophie concrète
Isabelle Jan JANKÉLÉVITCH AVEC : Tolstoï et la mort
Thomas Keller Rachmaninov, le dernier des poètes
Andrew Kelley François George inspirés
Enrica Lisciani-Petrini Christian Descamps Chroniques praguoises
Florence de Lussy Jean-Paul Enthoven Enquête sur l’érotisme
José Manuel Beato Bernard-Henri Lévy Le Senne moraliste
Claude Mauriac A. Rozenkier et A. Yaaf La tradition de la pensée libre
Isabelle de Montmollin Philippe Vergne Assassiner la philosophie, c’est un
Edgar Morin Michel Lejoyeux crime contre la jeunesse elle-même
Sophie Nordmann Hubert Tison Léon Brunschvicg
Pascal Ory Prochaine et lointaine… la femme
Jean-Philippe Pierron Pardonner ?
Anne Queffélec
Jean-François Rey
Françoise Schwab
L’Herne
Jean-Yves Tadié
Frédéric Worms
Magdalena Zolkos
L’Herne
Il faut bien donner
Vladimir Jankélévitch en 1980.
© Sophie Bassouls.
33 € – www.lherne.com
un nom à ce qui
www.lherne.com 33 € – www.lherne.com
n’a pas de nom.
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L’Herne
Une version numérique de ce Cahier est disponible sur toutes les plateformes d’achat. Elle est enrichie de textes non publiés
dans la version imprimée. Vous pouvez y retrouver les textes de Yoann Colin, Élisabeth Grimmer et Pierre Trotignon.
I – Portraits
15 Françoise Schwab
Un souffle, une voix, une écriture, une inspiration
18 Edgar Morin
« Une figure unique de la pensée française » – Entretien avec François L’Yvonnet
20 Florence de Lussy
Une visiteuse au 1, quai aux Fleurs
25 Pascal Bruckner
Une trop longue éclipse
27 Claude Mauriac
Jankélévitch vivant
29 Stéphane Barsacq
Petites grandeurs de la vie conjugale
Jankélévitch par lui-même
Vladimir Jankélévitch
31 Curriculum Vitæ
32 « Le philosophe face à l’Histoire » – Entretien avec Michel Lejoyeux et Hubert Tison
39 « La vérité par hasard » – Entretien avec Jean-Paul Enthoven et François George
Jankélévitch et ses maîtres
44 Henri Bergson
Lettres
51 Léon Brunschvicg
Lettres
57 Vladimir Jankélévitch
Léon Brunschvicg
61 Lucien Lévy-Bruhl
Lettre
62 André Lalande
Lettre
291 Contributeurs
Avant-propos
Fr. Schwab, J.-F. Rey, P.-A. Gutkin-Guinfolleau
La notion d’avant-propos eût réjoui D’origine russe, ses parents, tous deux
Vladimir Jankélévitch. Elle fait irruption dans médecins, s’installent à Bourges où Vladimir
le silence, se poursuit par l’évocation d’une Jankélévitch naît en 1903. Leur origine juive a
œuvre qui mérite une attention, une destinée sans doute motivé leur désir de ne jamais revenir
à laquelle ce Cahier souhaite contribuer. Elle au pays où les pogroms se déchaînent à la fin
s’inscrit d’ailleurs dans un regain d’intérêt pour du xixe siècle. Cette veine russe est présente tout
les recherches académiques tant en philoso- au long de la vie de Jankélévitch, elle imprègne
phie qu’en musique. Aucune mode ne saurait son œuvre. Elle l’est dès sa jeunesse, par l’étude
justifier la parution aujourd’hui d’un Cahier de compositeurs et d’auteurs (Rimski-Korsakov,
Vladimir Jankélévitch. C’est dire paradoxale- Andreïev, Tolstoï pour ne citer qu’eux) qui
ment son absolue, ou son « irrelative1 » aurait nourrissent son imaginaire. Son père, Samuel
dit Jankélévitch, pertinence. Nul besoin de Jankélévitch, humaniste et lettré, consacre ses
prétexte pour s’intéresser à l’œuvre essentielle loisirs à la traduction d’œuvres historiques et
de cette figure marquante qui traverse son philosophiques — il est par ailleurs le premier
siècle (1903-1985). Le destin de cette œuvre, traducteur de Freud en France.
trop longtemps méconnue, située en retrait, à Peut-être doit-il à ses origines l’exigence
la marge de toutes écoles ou chapelles, entre- de ses engagements ? La nature profonde de
tenait une singularité qui l’a privée, parfois, de Vladimir Jankélévitch l’amène à ne pas s’enfermer
notoriété. Cet « apatride philosophique2 » aura dans une tour d’ivoire, à militer si la cause est
sans doute contribué à cette méconnaissance à d’importance. On ne saurait, à cet égard, passer
laquelle il accorde des pages magnifiques dans sous silence la présence constante du philosophe
Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien3. dans les affaires de la Cité. Infatigable marcheur
Dans les ouvrages qui lui sont consacrés, de la gauche, ce riverain du quai aux Fleurs, ce
on aura souvent entendu répéter qu’il avait philosophe de la transmission de la mémoire, ne
prophétisé cette destinée, qu’il « travaillait manquait jamais la commémoration des martyrs
pour le xxie siècle4 » comme il l’écrivait dans de la Résistance à la crypte voisine située à la
une lettre adressée à son ami Louis Beauduc en pointe de l’île de la Cité. Jankélévitch condam-
1954. Jankélévitch ironisait bien sûr. Mais parce nait tous les abus de pouvoir, les totalitarismes, les
que le xxe siècle ne l’a peut-être pas suffisam- discriminations de tous ordres parce que le crime
ment pris au sérieux (autre notion qu’il affec- raciste vise l’idée propre d’humanité héritée des
tionnait particulièrement), prenons-le tout de Lumières. L’exigence morale rejoint ici la clair-
même aujourd’hui au mot. Même la renommée voyance politique. Sa porte fut toujours ouverte
et l’engouement suscités à la fin de sa vie par les à ceux qui, dans l’après-68, le sollicitaient pour
médias, n’entachaient guère sa sagesse rieuse : signer une pétition, rejoindre un collectif. Il ne
« Je profite de la dévaluation des systèmes ! se bornait pas à ce rôle : il réaffirmait, chaque fois
On me retrouve là où je suis depuis toujours, que cela lui paraissait nécessaire, son engagement
dans les marges ou les à-côtés. C’est ma récom- à gauche, son attachement à Israël, sa pensée de
pense5 ! » Le malicieux philosophe d’un soir, la justice et du pardon.
jamais dupe, remarque qu’il fait l’objet d’une Professeur de morale à la Sorbonne (1952-
gourmandise éphémère. 1979) et avant à Besançon et à Lille, il n’abordait
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pas moins la métaphysique ou la musique dans de l’intention morale et la saveur de l’existence,
ses cours et ses livres qui enchantèrent plusieurs l’intuition de l’élan créateur et l’émerveille-
générations d’étudiants. Sa parole séduisait aussi ment, la joie et le bonheur des commencements.
les auditeurs rivés à l’écoute de Radio-Sorbonne Comme son maître, il dénonce l’hypocrisie sans
lors de la diffusion de ses cours publics ; ils avaient renoncer à l’action : « N’écoutez pas ce qu’ils
pour objet de traquer une conscience, tout entière disent. Regardez ce qu’ils font8. » L’humour et
immergée dans la moralité, d’analyser des vertus, l’ironie ne manquent pas dans cette pensée qui
parfois démodées, telles le courage, la sincérité, désire prendre la vie au sérieux sans se prendre
la fidélité, d’évoquer l’absence, les extrêmes et le au sérieux.
milieu, le presque-rien entrevu dans sa philoso- La musique, comme la morale, se déploie
phie première, l’irréversible et l’irrémédiable de la dans une temporalité que Jankélévitch n’a cessé
mort, le ressenti de la mémoire. Ces leçons de vie d’interroger. L’élément temporel est en effet ce
laissent le souvenir d’une voix inimitable, d’une qui lie profondément les développements de cette
philosophie inclassable. Ce Cahier en fait son œuvre. Il se manifeste dans l’heureuse proximité
objet, dans le respect des paroles proférées par le de la musique au cœur de sa vie. Jankélévitch
philosophe, dans les écrits de ceux qui veulent ne est aussi le penseur de la fée Occasion. La saisir
pas le perdre de vue, désireux de suivre encore et est son dessein premier. L’homme doit saisir
toujours sa trace, de s’en inspirer, non de le sanc- l’occasion bienheureuse sous peine de perdre sa
tuariser. Il en coûte alors d’éviter les classifications liberté créatrice. Il est urgent de capter ce divin
hâtives afin de faire entendre la singularité d’une instant de la rencontre car « chaque instant est
voix qui se ressource aux grandes traditions, celles aussi lourd que toute l’histoire du monde9 ».
qui se tiennent en dehors des problèmes actuels Cette quête perpétuelle n’autorise ni quiétude ni
ou les affronte en solitaire. domicile, elle est une aventure infinie et nomade.
La morale, celle des moralistes du Grand C’est une aubaine pour ceux qui viennent
Siècle ou celle des auteurs chrétiens qu’il étudiait, après, de mettre leurs pas dans les sillons que,
déploie, chez lui, toute la palette de ses paradoxes selon ses propres termes10, il n’a cessé de creuser.
qu’il ne cherche pas à dissimuler, mais à appro- Il aura, en effet, débusqué, sous les choses
fondir. La morale, chez Jankélévitch, est toujours sues, l’extraordinaire complexité du réel. Mais
paradoxale, voire scandaleuse. Il nous plonge s’il dénonça la prétention de la philosophie à
dans le « paradoxe injuste de la vie morale ». Quel posséder un pouvoir sur le monde, s’il récusa
est ce paradoxe ? « Tout le monde a des droits, l’idée même de vision du monde, s’il ne s’auto-
sauf moi6. » L’amour est volonté de justice. Mais risa jamais à énoncer une vérité d’une manière
« [j]ustice et amour ne font pas double emploi univoque, il se fit néanmoins l’apôtre d’une
[…] [l]a justice ne rendra pas la grâce inutile, philosophie vivante et vécue. Il fut un moraliste
parce que, si rien ne remplace la justice, rien ne sans savoir moral, sûr de rien, si ce n’est de la
remplace non plus l’irremplaçable amour ; même nécessité de la quête et sûr de cette évidence :
dans le royaume de la justice tout le monde aurait on ne peut pas plus échapper à la morale qu’être
encore besoin de gentillesse et de générosité7 ». tout à fait moral. Ce Cahier témoigne de l’ins-
Ces propos peuvent se résumer en une phrase cription des idées du philosophe dans son siècle.
souvent répétée : si le cœur n’y est pas, rien n’y Il comporte des pièces inédites ou désormais
est. Et ce rien est un tout. Ces livres, d’ailleurs, difficilement accessibles, des entretiens dont
ont toujours l’intention de mettre en valeur le l’oralité du propos ravive le souvenir de sa parole,
mystère de l’amour qui est le mystère même de des lectures attentives de son œuvre. Nombreux
l’esprit. Jankélévitch n’est-il pas le philosophe du sont, parmi la nouvelle génération de chercheurs
pur amour en référence, certes, à Fénelon dont il et de penseurs qui ne s’étaient jamais exprimés
fut un lecteur assidu, mais aussi à saint Jean de sur la pensée de Jankélévitch et parmi ceux qui
la Croix et à saint François de Sales qu’il relisait l’ont bien connu, à emprunter la voie ouverte
sans cesse ? par le foisonnement de cette œuvre où la clarté et
Et l’impulsion initiale de sa morale, il la le sérieux du parcours philosophique rejoignent
doit aussi à Bergson qui lui enseigne la valeur la constance de l’attitude éthique.
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Parler de ce philosophe de la morale, en qu’il n’y paraît. En effet, toutes les pages de ce
une période où celle-ci est récriminée pour les Cahier démontreront sans peine l’inactualité et
contraintes et l’austérité qu’elle semble charrier l’actualité d’une pensée qui lie tous les champs
(alors que – savourons le paradoxe – les ques- du savoir classique à l’exigence quasiment exis-
tions éthiques saturent nos consciences contem- tentielle de la morale.
poraines), relève d’un défi pourtant plus aisé
NOTES
1. Philosophie première, Paris, Puf, 1953, p. 125. 6. Le Paradoxe de la morale, Paris, Seuil, « Points essais »,
2. Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz,Quelque part 1981, p. 161.
dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978, p. 115. 7. Traité des vertus II, Les Vertus et l’Amour, t. II, Paris, Flam-
3. Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, t. 2, La Méconnais- marion, « Champs essais », 1986, p. 163.
sance. Le Malentendu, Paris, Seuil, « Points essais »,1980, 8. Henri Bergson, Paris, Puf, 1959 ; rééd. « Quadrige », 2015,
p. 13 sq. p. 291.
4. Une vie en toute lettres, Paris, Liana Levi, 1995, p. 332. 9. L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, in Philosophie morale, Paris,
5. « La vérité par hasard », Le Nouvel Observateur, 14 janvier Flammarion, « Mille et une pages », 1998, p. 955.
1980, entretien avec Jean-Paul Enthoven et François 10.
Une vie en toutes lettres, op. cit., p. 365.
George.
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