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Dingo et M.

Octave Mirbeau

La France littéraire tout entière, et l'Europe même, du moins au dire de quelques gazetiers,
attendaient anxieusement ce qu'on appelle, à chacune de ses publications et avant d'en connaître une
ligne, « le nouveau chef-d'œuvre » de M. Octave Mirbeau. Ce chef-d'œuvre s'est fait espérer durant
des années, mais le voici, et c'est Dingo. On savait que, sans aller jusqu'aux pratiques d'Alcibiade,
M. Mirbeau parlerait de son chien pour qu'on parlât de lui, et on frémissait d'admiration impatiente.
Dingo est en effet l'histoire du chien de M. Mirbeau, une bête hargneuse qui mord tout le monde, et
à qui cet aimable caractère assure l'affection infinie de son maître.
Il serait irrévérencieux de voir en Dingo une autobiographie allégorique. Et cependant, si ce
livre ne nous apprend rien de nouveau sur la manière de M. Mirbeau, il a du moins l'intérêt de nous
résumer éloquemment sa nature; l'auteur est si personnel qu'en dépeignant son féroce animal il nous
a restitué sa propre psychologie. Comme tous les neurasthéniques misanthropes, M. Mirbeau aime
les bêtes pour pouvoir les proclamer supérieures aux hommes. Son chien ravage les basses-cours,
égorge, fracasse : son maître paie les dégâts, déménage, supporte tous les ennuis avec une
mansuétude à laquelle ses confrères ne furent jamais habitués, et plus Dingo fait de mal, plus M.
Mirbeau s'attendrit sur son excellent chien et lui découvre des vertus. Il ne se lasse pas, durant plus
de trois cents pages, de constater leurs affinités électives.
L'odyssée de Dingo est agrémentée d'une série de portraits-charges d'après des campagnards:
certains sont d'un humoriste savoureux. Bien que les caractères généraux de son oeuvre fassent de
lui, au vrai sens du mot, un décadent, M. Mirbeau reste fidèle à la conception naturaliste, bien
vieillie, telle que la pratiquèrent les médiocres satellites de Zola, n'en retenant que les défauts et ne
possédant point son rude et puissant génie, qui a pourtant créé, on l'oublie trop, les radieuses figures
féminines de La Joie de vivre, du Docteur Pascal, de l'Oeuvre, avec une magnifique affirmation de
pur altruisme. Il est entendu que tout notaire est escroc, tout curé fourbe et niais, tout rentier abject,
tout paysan capable de viol, tout marchand voleur, toute bourgeoise dévergondée, tout médecin
idiot, tout militaire brutal, tout juge prévaricateur, et que seuls les braconniers sont sympathiques. Il
est entendu que l'humanité, et spécialement l'humanité française, est une synthèse d'ignominies.
Cela est simple, et même simplet. Les petits tableaux épisodiques à travers lesquels Dingo part en
chasse sont donc tour à tour très noirs ou sarcastiquement bouffons. M. Mirbeau, s'il quitte la fureur
convulsive, ne sait que rire convulsivement: le calme lui est inconnu, et il n'y voit que le gage de la
platitude. Les humeurs peccantes lui interdisent la tranquillité: comme, d'autre part, c'est un fort
adroit littérateur, il sait bien que ses meilleures chances de talent sont dans l'outrance caricaturale,
dans les situations violentes ou burlesques, et il s'entend à les susciter. Dingo est donc un livre
amusant: quand on l'a terminé, on sent qu'on n'en retiendra rien, mais on ne s'est point ennuyé, et on
a mieux compris son auteur, et la qualité de son pessimisme maladif. Dans son poème Le Guignon,
Mallarmé parle de ceux « qui convoitent la haine, et n'ont que la rancune ». M. Mirbeau, comme M.
Forain, est de ceux-là: l'un et l'autre de ces deux talents n'ont point su s'élever à la grandeur, et il est
bien rare que la haine donne du génie. Mais ils ont si fortement voulu haïr, et atteindre par là au
grand, qu'ils ont parfois presque donné l'impression qu'ils allaient y réussir. Le pessimisme de M.
Mirbeau n'est point l'effet d'un vaste détachement de l'âme: c'est un pessimisme organique, le
pessimisme d'un matérialiste congestif, toujours échauffé. Il a cependant aimé des gens, mais c'était
avant tout pour les brandir contre d'autres, et ses louanges hyperboliques étaient encore, comme ses
pires virulences, les décharges de la rate d'un métaphoricien forcené.
De telles dispositions préparaient M. Mirbeau à l'invective truculente, à la polémique ou aux
manifestes laudatifs et paradoxaux, où il a d'ailleurs excellé, mais assurément point à la critique
d'art. Il y intervint pourtant, précédé d'une réputation redoutable, et tandis que sans fracas, mais avec
de la logique et de la culture, les Huysmans, les Lecomte, les Marx, les Geffroy, les Burty, les
Castagnary servaient la cause de l'impressionnisme ou de Rodin, M. Mirbeau les découvrait à son
tour si tapageusement qu'il parut les avoir inventés, et dès lors, devant cet ogre, les peintres effarés
furent de tout' petits enfants. Le temps est passé où ce terrorisme assurait à M. Mirbeau une
puissance, accrue par le prestige d'un article heureux sur M. Maeterlinck, qu'une élite appréciait déjà
d'ailleurs. D'autres sommations au public d'avoir à admirer sans discussion des génies nouveaux
eurent moins d'effet, et il semble notamment que l'astre de Mme Audoux, le dernier en date dans
cette constellation, commence à pâlir, encore que son héraut l'ait proclamée incomparable à tous les
écrivains vivants. Les peintres n'écoutent plus du tout M. Mirbeau. Lorsqu'on relit ses articles d'art,
on est étonné de n'y trouver ni argumentation technique, ni connaissance de l'histoire des arts, ni
précisions documentaires, ni idées générales, mais uniquement des impressions et des métaphores
autour d'une continuelle adjuration de « faire de la vie » sans qu'on sache au juste s'il s'agit de la vie
de Raphaël, de celle de Goya, de celle de Rubens ou de celle de Courbet. Ce sont là jeux de
littérateur, avec bien des erreurs de fait, et ces études réunies en recueil révéleraient une singulière
incompétence.
Mais elles confirmeraient, ni plus ni moins que Dingo, le caractère de leur auteur. Nul n'a
mieux pratiqué le culte du moi, tout en raillant M. Barrès : nul n'a mieux pris le soin de faire savoir
ses goûts et ses dégoûts, et toute l'oeuvre de M. Mirbeau est un « autoritratto » vingt fois
recommencé. Il est le seul personnage de ses livres, et son chien c'est encore lui, en travesti. C'est
par là qu'il y a une grande unité en cet homme qui a changé tant de fois d'avis. Eh! quoi, de l'unité ?
Je sens qu'il me faut soutenir mon paradoxe. M. Mirbeau a commencé par être sous-préfet sous
Mac-Mahon, et, royaliste ardent, il souhaitait dans Les Grimaces que le choléra détruisît l'infâme
République, en déclarant la France indigne d'être gouvernée par un saint comme le comte de
Chambord. Ses articles d'alors pourraient être signés aujourd'hui par M. Léon Daudet. Puis il
s'afficha parmi les anarchistes, puis fut dreyfusard aux côtés des radicaux et de son ami M.
Clemenceau: et en ceci M. Léon Daudet ne s'entend plus du tout avec lui. Il n'y a guère de peintre ou
d'écrivain que M. Mirbeau n'ait d'abord louangé, puis vilipendé, ou inversement : ses récon-
ciliations, ses déjugements, sont proverbiaux dans les milieux artistiques, et plus d'un a pâti, ou
souri selon son humeur, d'être ainsi un objet de thèse et d'antithèse. La force des affirmations n'avait
d'égale que l'énergie des déclarations contraires. Beaucoup ont fini par croire qu'une telle instabilité
d'opinions excluait la sincérité, dénotait la mauvaise foi et les passions de l'arrivisme: tous, en tous
cas, ont conclu qu'elle infirmait les jugements du critique, et qu'il n'y avait pas plus lieu de se réjouir
des éloges que de s'offenser des injures, le tout ressortissant à de la pure et simple rhétorique. Et
c'est peut-être là, en fin de compte, le meilleur parti.
M. Mirbeau ne fut pas plus logique avec lui-même en commençant par écrire un célèbre
pamphlet contre les comédiens pour arriver à dédier plus tard à un acteur, avec effusion, la mieux
équilibrée de ses pièces, Les affaires sont les Affaires, ni en attestant au début son antisémitisme
pour signer plus tard avec un israélite la plus mauvaise de ses productions dramatiques, Le Foyer.
Tous ces cahots ne ralentirent pas le train de la 628-E 8 lancée à travers la société avec la joie
d'écraser le plus de passants possible, et cette joie, nous la trouvons chez l'égorgeur Dingo, qui se
contente du moins de poulets et de canards. En. un mot, la vie intellectuelle de M. Mirbeau est un
chassé-croisé d'opinions, et si l'on sait toujours ce qu'il affirme, on ne sait pas toujours ce qu'il
pense, et lui-même n'en sait rien. Il ne pense pas. Il sent. Il n'écoute que sa sensation immédiate, qui
est frénétique, et il est heureux de la dire parce qu'elle choque, qu'elle scandalise, qu'elle déplaît,
qu'elle déçoit: et quand il a tout cassé, il est goguenard, comme Dingo.
Dans ces conditions, comment oserai-je parler de l'unité de M. Mirbeau ? Mais oui : c'est
précisément là que je la trouve, dans son uniforme excessivité. C'est un neurasthénique sensuel,
comme Maupassant au moment du Horla, mais il en était à ce degré-là dès son début. Il peut
ressentir ou se figurer tous les sentiments, et même la bonté. Et parce qu'il ne sait jamais s'il les
éprouve ou s'imagine les éprouver, il est un acteur incomparable: son auto-dédoublement lui eût
réservé des triomphes sur les planches, et a fait de lui un romancier paroxyste et déformateur très
intéressant, dont la névrose a fait craquer de toutes parts l'étroite armature naturaliste qu'il s'imposait
obstinément. Il a été hanté par le sadisme, qui s'étale dans Les Vingt et un jours d'un neurasthénique
et dans Le Jardin des supplices avec une inquiétante profusion de sanie et de sang, et jusqu'à donner
la nausée dans Le Journal d'une Femme de Chambre qui est son Pot-Bouille. Il y a peint avec amour
une bourgeoisie putride, il y a mené une enquête de bassesse méthodique vraiment enivrée de ce que
Nietzsche appelait crûment « le plaisir de puer », et cela lui a attiré de gros succès de librairie, justes
récompenses de sa complaisance descriptive et de sa vertueuse indignation contre la société
française. Mais cette tendance de chercheur de tares admirant ce qu'il flétrit, remarquée surtout dans
ses ouvrages, était déjà très évidente dans le Calvaire, qui est le meilleur roman de M. Mirbeau et
un très beau roman, et dans L'Abbé Jules, et dans Sébastien Roch, et même dans ses nouvelles
paysannes, qui ne valent pas celles de Maupassant mais en procèdent avec mérite. Tout ce qu'on a
reproché à M. Bernstein, en tant que complaisance à décrire des caractères brutaux, était déjà dans
l'œuvre de M. Mirbeau: et il parvient à la vieillesse sans avoir dépeint, ni voulu voir, une seule
figure haute et belle. En admettre l'existence, ce serait détruire sa conception à la manière noire, et
ne pouvant, devant une âme noble, ni vitupérer ni ricaner, il serait privé de ses moyens
d'expression : au reste, le seul mot « âme » le fait éclater de rire, du rire épais de Courbet disant: « Je
ne peins pas les anges, parce que je n'en ai jamais vu». Et l'on peut conclure de ses incessantes et
féroces railleries, contre toutes les manifestations de l'idéalisme artistique, philosophique ou
religieux que, pour M. Mirbeau comme pour Courbet, Signorelli, Fra Angelico, Ghirlandajo ou
Lippi ne furent que de pauvres sots.
Et pourtant, au fond de ce matérialiste furieux, il y a le pressentiment de l'inexpliqué, et une
sorte de regret. Il a l'intuition de la puissance des idées. il se doute qu'il n'y a tout de même pas que
les anarchistes qui soient méritants sur la terre, il pense que ce serait tout de même bon de créer des
figures belles. Mais il ne le peut pas, et se console par des effusions vers les fleurs et les animaux. Il
a le sentiment vague d'avoir à se plaindre infiniment de l'humanité, encore que son attitude de
paysan du Danube ne lui ait fait refuser aucune forme de célébrité, et que, grand accusateur de
toutes les vénalités, il ait pourtant gardé de son passage à la coulisse de la Bourse le sens de bien
défendre ses intérêts auprès des éditeurs et directeurs. Il se joue passionnément le rôle d'un grand
malheureux incompris, et il laisse volontiers répandre par ses familiers qu'il est un bourru
bienfaisant et a un cœur d'or, mais qu'on ne veut pas s'en douter. Il se croit un mandat de redresseur
de torts, sacre des génies et foudroie les puissants: et puis cela ne l'amuse plus, et, comme Dingo
après ses randonnées sanglantes, ayant bien pourfendu il retombe dans l'accablement et se déclare
un solitaire à la Henry Becque, un terrien à la Cincinnatus. Tout cela, c'est le processus de la
neurasthénie, et non pas le pessimisme altier et fécond d'un Schopenhauer ou d'un Nietzsche.
Intellectuellement, M. Mirbeau est donc peu substantiel: on n'a guère de profit à le lire, il n'a
apporté aucune donnée originale sur l'art, il n'a rien renouvelé dans l'esthétique du roman, il n'a
point d'idées. Mais au point de vue de la fébrilité moderne, c'est un type bien intéressant, et sa con-
fession est effarante. Son prestige a beaucoup diminué; les hommes de sa génération sont las de ses
caprices, après s'être longtemps laissés prendre à leur apparence de libre franchise: mais une partie
des tout jeunes gens sont encore séduits par ses virulences. Ils sont à l'âge où la contradiction est de
rigueur, et où le principal semble être d'affirmer le plus possible, fût-ce à tort et à travers: il ne les
rebute donc pas, et peu importe que le tambour soit creux, s'il est. sonore aux oreilles de la jeunesse.
Elle veut voir en M. Mirbeau un chevalier des justes causes, elle admire cette critique éperonnée et
cravachante sans y reconnaître une part de rodomontade romantique (car il est demeuré un peu
d'enflure romantique dans le naturalisme à la Zola). Elle aime les Dingos à la dent cruelle, et cet
homme lui plaît qui part constamment en guerre contre les abus et ne va pas sans un attirail après
tout plus « vieux jeu » qu'il ne semble, brandon de discorde, fouet de la satire, étrivières, ceste de
lutteur, porte-voix rugissant : « Admire, ou je t'assomme». Il faut avoir atteint la quarantaine, et bien
connaître l'histoire des variations politiques et littéraires de M. Mirbeau depuis le seize Mai jusqu'à
nos jours, pour savoir ce qu'il y a d'incertitude, de vain engouement, de débilité spirituelle, sous
cette perpétuelle agitation nerveuse d'un hypocondriaque intensif, dont le caractère est plus faible
que le talent: il faut avoir dénombré ces volte-faces, ces amours de tête, ces détestations, ces
adorations que charrie une torrentielle phraséologie, pour mesurer combien a de prix la sérénité
d'une volonté continue ,d'apparence calme, d'énergie latente, seul secret des choses vraiment
grandes.
Que n'eût point fait M. Mirbeau, avec de la méthode, avec plus de souci de sa vie intérieure,
et en se délivrant de sa manie d'attaques personnelles? Il était remarquablement doué: romancier
vibrant et humain, journaliste de style et de verve, satiriste incisif, approchant Vallès, mais sans
grandeur, et Courteline, mais sans finesse classique, dramaturge aux moyens un peu gros, mais
possédant le sens des contrastes faciles qui émeuvent au théâtre, d'écriture incorrecte mais colorée,
il pouvait donner de lui-même, après avoir jeté sa gourme, une tout autre mesure. Mais cette gourme
est sexagénaire, et ne tarit pas. La passion inapaisable de la colère ou du sarcasme, la joie de blesser,
l'orgueil de se poser en détracteur patenté de ses semblables ou de leur imposer ses goûts avec plus
de bourrades que d'arguments, ont déréglé cet auteur: et il n'a jamais pu sortir de son moi. C'est
pourquoi il reste à l'écart des grands romanciers de son temps, des altruistes Rosny, de l'idéologue
Paul Adam, du sagace Hervieu, et sans l'ombre d'influence spirituelle sur les plus récents. Ils se
détournent de cet écrivain qui aime la vie mais déteste l'humanité, poursuit les poètes de ses
sarcasmes, considère tous les hommes de foi, excepté les anarchistes, comme des imbéciles ou des
coquins, tient les savants pour des menteurs, les chefs pour des brutes et la patrie pour un préjugé,
sans jamais d'ailleurs proposer pour remplacer tout cela, un idéal supérieur à celui de
l'Internationale. Ils sentent que M. Mirbeau est un acteur, successivement comediante et tragediante,
un acteur pessimiste s'hallucinant à volonté, jouant tour à tour les apôtres, les solitaires, les condot-
tieri, les sceptiques et les forcenés, avec un saisissant talent de simulation littéraire, beaucoup plus
vulgaire mais plus sincère que cet autre grand acteur qui s'appelle M. d'Annunzio et s'occupe
également d'orner son ennui. M. Mirbeau sait même être « peuple », être trivial, s'attendrir devant
l'ouvrier avec la bonhomie fraternisante des gens de 1848, et s'attester « partageux » tout en
demeurant un propriétaire bien renté. Et il croit à tout ce qu'il dit, sur le moment. Mais le fond de sa
nature, c'est l'état d'âme de l’artifex Néron prêt à incendier Rome pour voir le bel effet et s'arracher
un soir au tœdium vitæ, quitte à pleurer le lendemain sur les ruines avec ces accès de bonté
sentimentale qui suivent, chez les neurasthéniques, la détente de la voluptueuse fureur.
Dingo aussi est très gentil au retour de ses carnages. Et à ce bon chien son maître devait
l'hommage symbolique de ce livre qui n'est pas un chef-d’œuvre et où le public étranger aurait tort
de chercher l'actuelle pensée française, mais dont l'amusante affinité de l'auteur et de son animal fait
le principal intérêt et donne le véritable sens.
Camille MAUCLAIR.
Le Pamphlet, n° 1, septembre 1913, pp. 4-15

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