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Le mot de génocide est ambigu, je préfère la
notion de crime de masse
Jacques Sémelin, psychologue et historien, explique comment, en
comparant la Shoah, la crise rwandaise et la purification ethnique en
ex-Yougoslavie, il en est venu à remettre en question le mot de
génocide, sujet à toutes sortes d'instrumentalisations, de passions
et de frustrations.
ans votre dernier livre, Purifier et détruire, vous comparez la Shoah, le génocide
rwandais et la purification ethnique en ex-Yougoslavie. Qu'est-ce qui lie ces
situations très différentes ?C'est ma stupéfaction à l'égard de la question de la
barbarie : comment comprendre que des individus ordinaires puissent parvenir à
détruire des personnes sans défense. La question du passage à l'acte figure au
centre de mon travail. Mais, ce n'est peut-être pas dans l'air du temps, je ne l'ai
pas écrit dans le but de condamner ou de juger. Il y a des tribunaux pour cela.
Mon rôle, en tant que chercheur, et c'est pourquoi j'ai voulu rappeler le mot de
Marc Bloch quelque temps avant qu'il ne soit éliminé par les nazis, c'est de
«comprendre».
C'est le pari que je fais, même si l'exercice est difficile. J'ai été bouleversé par
ma visite d'Auschwitz-Birkenau en 1985, tout comme par Shoah, le film de
Lanzmann un peu plus tard. Ceci m'a conduit à travailler la question de la
Shoah. Mais j'ai voulu le faire en comparant avec d'autres meurtres de masse. A
mon avis, ceux qui affirment que la Shoah est un cas singulier peuvent se
retrouver dans mon livre. Car, par mon approche comparative, je travaille à
mettre en évidence à la fois les facteurs communs et les spécificités. Comparer,
c'est différencier.
Disons qu'un des poncifs sur le sujet est de croire que le génocide n'est pas
pensable. Moi, je dis bien sûr que le génocide est pensable, trop pensable. Et,
précisément, il me semble que le travail du chercheur est d'analyser en
profondeur comment cette dynamique mortifère peut monter en puissance ; la
démarche comparative devient très intéressante à cet égard, car ces
phénomènes sont d'une incroyable complexité et il n'est pas vrai que l'histoire
peut tout dire, que la psychologie peut tout dire, etc. C'est donc en diversifiant
les regards que l'on peut éluder une part de cette énigme de la barbarie mais, je
le dis d'emblée, il restera toujours un trou noir.
Oui. J'ai d'ailleurs été sur le point de l'abandonner. Ainsi, des collègues
allemands ont banni ce mot de leurs travaux. Mais résout-on vraiment une
question en s'interdisant l'emploi d'un terme ? C'est comme le mot terrorisme,
d'ailleurs, que de nombreux Etats emploient à travers le monde pour stigmatiser
leurs ennemis politiques. Tout en ayant à l'esprit ces manipulations, il est
important que le chercheur s'interroge sur les différentes manières de définir
une «pratique terroriste», ou un «processus génocidaire». Selon moi, le
génocide caractérise un processus spécifique de destruction qui vise à
l'éradication totale d'une collectivité. A cet égard, il existe une différence
importante entre génocide et nettoyage ethnique. Dans un nettoyage ethnique,
on tue les gens en partie, mais on leur dit : par ici la sortie. Dans un génocide,
on ferme toutes les portes. C'est l'approche que je préconise.
C'est-à-dire ?
On va tuer des individus pour leur identité, parce qu'ils sont, et non à cause de
ce qu'ils font : parce qu'ils sont américains, français, etc., comme on a tué des
gens parce qu'ils sont tutsis ou juifs. A cet égard, le texte de Ben Laden diffusé
par Al-Jezira, en octobre 2001, est révélateur. Il s'articule autour du thème de la
pureté et de la lutte contre les impurs, ce qui autorise qu'on fasse des liens
entre le terrorisme et le crime de masse. J'ai voulu montrer que tuer des civils
ne doit pas être vu comme un acte relevant de la folie, ou de l'irrationalité, cela
obéit bien à des calculs politiques, à des stratégies d'ensemble.
Tout à fait avec, en plus, une imbrication de l'imaginaire avec le réel. Les nazis
avaient une vision complètement folle des juifs, mais ils n'ont pas inventé les
juifs, qui ont une tradition millénaire. Qui construit cela ? On peut les appeler les
entrepreneurs identitaires : universitaires, journalistes, intellectuels,
propagandistes, ceux qui, dans une situation de crise, disent : «Voilà, nous
avons des problèmes sérieux, mais si on commençait par se débarrasser de ces
gens-là, cela irait beaucoup mieux.» Et donc, il se forme une sorte
d'antagonisme entre cet Autre à stigmatiser et ce Nous à construire. Cette
polarisation est la base des «professionnels de l'esprit», souvent très puissants
pour se faire entendre parce qu'ils jouent sur les émotions. C'est un processus
qui va envelopper le corps social, qui va dire de quoi on doit parler, comment on
doit le faire. Cela signifie que les instruments du pouvoir donnent le ton de ce
qui est à l'ordre du jour. Dans le même temps, le critère d'identité est mis en
avant. Concrètement, dans les conversations quotidiennes, on va dire : «Toi, tu
es juif ? Tu es serbe ou croate, tutsi ou hutu ?» Ce ne sont pas seulement les
discours qui traduisent ce quotidien-là. Il y a des petits signes lourds de sens. Je
repense à la Bosnie où des cafés pouvaient être fréquentés par des Serbes et
des Croates. Puis, du jour au lendemain, il y a le café des Serbes, et plus loin, le
café des Croates. Là, on sent que l'atmosphère d'un pays est en train de
basculer.
Si l'on poursuit cette descente aux enfers, quels sont les critères
ultimes avant de pouvoir dire effectivement que là on est dans un cas de
génocide ?
Quand ces idées sont incarnées dans une politique d'Etat, quand des vols, des
meurtres, des viols sont commis sans que les auteurs de ces crimes soient
inquiétés. On est entré déjà dans l'univers de l'impunité. C'est la «Nuit de
cristal», en Allemagne, le 9 novembre 1938. A la radio, Goebbels, ministre de
l'Information, appelle les Allemands à s'en prendre aux juifs. On brûle les
synagogues, on tue les gens, on casse les magasins, il y a une centaine de
morts. Il n'y a plus de frein à la violence. C'est un point absolument central par
rapport à la conception politique de l'Etat. Là, il cautionne et devient meurtrier
de sa propre population. Qui va dire l'interdit du meurtre ? Qui va arrêter la
machine ?
Oui. Une radicalisation des conduites qui incite les individus, y compris dans leur
intimité, à adopter de nouvelles directions. Combien de couples mixtes serbo-
croates ont divorcé au début de la guerre parce que le temps social était celui de
la fusion avec son groupe, sa communauté. Le temps de cette fusion sociale est
le temps de la tuerie. Le groupe devient l'opérateur collectif. A travers lui,
l'individu se métamorphose en tueur. C'est pour moi un point absolument
central. Et ces métamorphoses ne sont pas seulement idéologiques, elles se
matérialisent terriblement sur le terrain quand l'individu bascule dans la tuerie.
Tout mon travail est tendu vers cette compréhension au plus près de ce qui se
passe sur le terrain.
Et, contre toute attente, vous dites que l'idéologie n'est alors pas très
présente.
Ce sont les rationalisations multiples qui se constituent après coup pour justifier
cela. Par exemple, tout ce que les bourreaux et les exécutants disent sur la
déshumanisation des gens avant la tuerie et l'animalisation des victimes après
coup. Je n'y crois pas. Ces gens ont terriblement face humaine. Non, il s'agit
précisément au moment de passer à l'acte ou après, de se convaincre que ce
sont effectivement des animaux. Et donc, il y a un processus de défiguration. Il
s'agit au plus vite de nier cet autre, de l'attaquer par-derrière, sans le regarder
dans les yeux, en lui faisant adopter des positions et des conduites grotesques,
de sorte qu'il devienne effectivement ce que je crois qu'il est ou ce que je
voudrais qu'il soit ; pour renforcer l'idée que vraiment c'est un déchet, quelqu'un
à expulser, à exterminer. Et en même temps, bien sûr, c'est le moyen de se
protéger pour prouver que l'on n'est pas comme eux. C'est la phase ultime du
processus.
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