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Week-end

Rencontre
Le mot de génocide est ambigu, je préfère la
notion de crime de masse
Jacques Sémelin, psychologue et historien, explique comment, en
comparant la Shoah, la crise rwandaise et la purification ethnique en
ex-Yougoslavie, il en est venu à remettre en question le mot de
génocide, sujet à toutes sortes d'instrumentalisations, de passions
et de frustrations.

Par Arnaud VAULERIN


samedi 04 février 2006

ans votre dernier livre, Purifier et détruire, vous comparez la Shoah, le génocide
rwandais et la purification ethnique en ex-Yougoslavie. Qu'est-ce qui lie ces
situations très différentes ?C'est ma stupéfaction à l'égard de la question de la
barbarie : comment comprendre que des individus ordinaires puissent parvenir à
détruire des personnes sans défense. La question du passage à l'acte figure au
centre de mon travail. Mais, ce n'est peut-être pas dans l'air du temps, je ne l'ai
pas écrit dans le but de condamner ou de juger. Il y a des tribunaux pour cela.
Mon rôle, en tant que chercheur, et c'est pourquoi j'ai voulu rappeler le mot de
Marc Bloch quelque temps avant qu'il ne soit éliminé par les nazis, c'est de
«comprendre».

Pour de nombreux chercheurs, la Shoah reste un événement unique et


singulier. Soixante ans après la fin de la guerre, pensez-vous qu'il est
devenu possible de comparer le génocide des juifs en tenant compte de
l'ampleur et de la complexité de l'idéologie et de la machine de guerre
nazies , avec la crise rwandaise ou la guerre des Balkans ?

C'est le pari que je fais, même si l'exercice est difficile. J'ai été bouleversé par
ma visite d'Auschwitz-Birkenau en 1985, tout comme par Shoah, le film de
Lanzmann un peu plus tard. Ceci m'a conduit à travailler la question de la
Shoah. Mais j'ai voulu le faire en comparant avec d'autres meurtres de masse. A
mon avis, ceux qui affirment que la Shoah est un cas singulier peuvent se
retrouver dans mon livre. Car, par mon approche comparative, je travaille à
mettre en évidence à la fois les facteurs communs et les spécificités. Comparer,
c'est différencier.

Avez-vous le sentiment de vous être approché au plus près du «trou


noir» que vous évoquez pour qualifier le massacre de masse ?

Disons qu'un des poncifs sur le sujet est de croire que le génocide n'est pas
pensable. Moi, je dis bien sûr que le génocide est pensable, trop pensable. Et,
précisément, il me semble que le travail du chercheur est d'analyser en
profondeur comment cette dynamique mortifère peut monter en puissance ; la
démarche comparative devient très intéressante à cet égard, car ces
phénomènes sont d'une incroyable complexité et il n'est pas vrai que l'histoire
peut tout dire, que la psychologie peut tout dire, etc. C'est donc en diversifiant
les regards que l'on peut éluder une part de cette énigme de la barbarie mais, je
le dis d'emblée, il restera toujours un trou noir.

Cette démarche comparative permet-elle aussi de définir autrement le


mot génocide avec tout ce qu'il charrie de passions, de frustrations,
d'instrumentalisations ?

Dans le langage courant, génocide revient à signifier «un grand massacre». On a


tué beaucoup de gens, donc ce serait un génocide. Pour un chercheur, il est
extrêmement difficile de se servir de ce terme, puisqu'il est sujet à toute sorte
d'instrumentalisations militantes. Et on le voit encore aujourd'hui à travers les
discours contre les violences napoléoniennes. Parce que le mot génocide est
décidément ambigu, j'ai préféré la notion de massacre, voire de crime de masse,
de meurtre de masse défini comme une action collective de destruction de non-
combattants, et je me demande à quelles conditions un massacre ou une série
de tueries peut devenir un génocide. Il me paraît même très important de
travailler en tant que chercheur pour tous les débats actuels. Que le journaliste
Pierre Péan (dans le livre Noires fureurs, blancs menteurs, éditions Mille et une
nuits, ndlr) reprenne l'idée qu'il y a eu un double génocide au Rwanda à l'égard
des Tutsis puis des Hutus , me paraît une affirmation hautement discutable. Il ne
cherche absolument pas à définir ce terme.

Vous vous demandez même si on doit encore employer ce mot.

Oui. J'ai d'ailleurs été sur le point de l'abandonner. Ainsi, des collègues
allemands ont banni ce mot de leurs travaux. Mais résout-on vraiment une
question en s'interdisant l'emploi d'un terme ? C'est comme le mot terrorisme,
d'ailleurs, que de nombreux Etats emploient à travers le monde pour stigmatiser
leurs ennemis politiques. Tout en ayant à l'esprit ces manipulations, il est
important que le chercheur s'interroge sur les différentes manières de définir
une «pratique terroriste», ou un «processus génocidaire». Selon moi, le
génocide caractérise un processus spécifique de destruction qui vise à
l'éradication totale d'une collectivité. A cet égard, il existe une différence
importante entre génocide et nettoyage ethnique. Dans un nettoyage ethnique,
on tue les gens en partie, mais on leur dit : par ici la sortie. Dans un génocide,
on ferme toutes les portes. C'est l'approche que je préconise.

En listant les usages politiques, les buts recherchés, des massacres et


des génocides, vous affirmez que l'on peut vouloir détruire pour
soumettre l'autre, pour l'éradiquer ou bien pour s'insurger. Et, dans
cette dernière catégorie, vous rangez les attentats du 11 septembre
2001 aux Etats-Unis. Le voisinage des génocides avec le terrorisme est
inattendu.

Certes, mais on peut faire le rapprochement avec les pratiques génocidaires au


moins de deux manières. La première, la plupart des historiens sont d'accord là-
dessus, ce sont les Etats qui ont été les plus grands massacreurs, les meurtriers
de masse au XXe siècle, s'en prenant parfois à leur propre population. Donc, il
est possible de réfléchir en terme d'imitation. C'est-à-dire que des acteurs non
étatiques (ou des acteurs non étatiques manipulés par des acteurs étatiques
parce que l'on peut très bien être un groupe terroriste manipulé par l'Iran, la
Syrie, ou un autre Etat) ont utilisé les mêmes méthodes. Donc, il y a une
filiation intéressante entre les pratiques génocidaires et les pratiques dites
terroristes. Mais, en second lieu, dans la définition même de la cible, il y a une
sorte d'«essentialisation» des victimes qui fait penser à la rhétorique
génocidaire.

C'est-à-dire ?
On va tuer des individus pour leur identité, parce qu'ils sont, et non à cause de
ce qu'ils font : parce qu'ils sont américains, français, etc., comme on a tué des
gens parce qu'ils sont tutsis ou juifs. A cet égard, le texte de Ben Laden diffusé
par Al-Jezira, en octobre 2001, est révélateur. Il s'articule autour du thème de la
pureté et de la lutte contre les impurs, ce qui autorise qu'on fasse des liens
entre le terrorisme et le crime de masse. J'ai voulu montrer que tuer des civils
ne doit pas être vu comme un acte relevant de la folie, ou de l'irrationalité, cela
obéit bien à des calculs politiques, à des stratégies d'ensemble.

Précisément, pour décortiquer ce processus de crime de masse, quels


sont les signaux d'alerte annonciateurs du pire, signe que l'on
s'approche du «trou noir» que vous évoquiez tout à l'heure ?

D'abord, on observe un climat général qui se détériore, avec des indicateurs


relatifs à une crise économique, une société qui n'arrive pas à se projeter dans
le futur, une crise de valeurs, une crise de l'Etat, etc. Ensuite, il peut y avoir
aussi des problèmes de brassage de populations qui sont causes de frictions
entre les communautés. Mais, pris isolément, ces éléments-là ne sont jamais
suffisants pour construire un processus qui pourrait conduire au massacre. Le
premier indicateur important réside dans le discours : le massacre n'est pas
d'abord cet acte atroce il l'est, il va le devenir , mais il procède avant tout d'un
imaginaire, il est ce processus mental qui définit un autre à exclure, à violenter,
voire à tuer. Ceci va se cristalliser dans une idéologie.

C'est la construction progressive d'un monde binaire et conflictuel


divisé entre «eux» et «nous»...

Tout à fait avec, en plus, une imbrication de l'imaginaire avec le réel. Les nazis
avaient une vision complètement folle des juifs, mais ils n'ont pas inventé les
juifs, qui ont une tradition millénaire. Qui construit cela ? On peut les appeler les
entrepreneurs identitaires : universitaires, journalistes, intellectuels,
propagandistes, ceux qui, dans une situation de crise, disent : «Voilà, nous
avons des problèmes sérieux, mais si on commençait par se débarrasser de ces
gens-là, cela irait beaucoup mieux.» Et donc, il se forme une sorte
d'antagonisme entre cet Autre à stigmatiser et ce Nous à construire. Cette
polarisation est la base des «professionnels de l'esprit», souvent très puissants
pour se faire entendre parce qu'ils jouent sur les émotions. C'est un processus
qui va envelopper le corps social, qui va dire de quoi on doit parler, comment on
doit le faire. Cela signifie que les instruments du pouvoir donnent le ton de ce
qui est à l'ordre du jour. Dans le même temps, le critère d'identité est mis en
avant. Concrètement, dans les conversations quotidiennes, on va dire : «Toi, tu
es juif ? Tu es serbe ou croate, tutsi ou hutu ?» Ce ne sont pas seulement les
discours qui traduisent ce quotidien-là. Il y a des petits signes lourds de sens. Je
repense à la Bosnie où des cafés pouvaient être fréquentés par des Serbes et
des Croates. Puis, du jour au lendemain, il y a le café des Serbes, et plus loin, le
café des Croates. Là, on sent que l'atmosphère d'un pays est en train de
basculer.

Si l'on poursuit cette descente aux enfers, quels sont les critères
ultimes avant de pouvoir dire effectivement que là on est dans un cas de
génocide ?

Quand ces idées sont incarnées dans une politique d'Etat, quand des vols, des
meurtres, des viols sont commis sans que les auteurs de ces crimes soient
inquiétés. On est entré déjà dans l'univers de l'impunité. C'est la «Nuit de
cristal», en Allemagne, le 9 novembre 1938. A la radio, Goebbels, ministre de
l'Information, appelle les Allemands à s'en prendre aux juifs. On brûle les
synagogues, on tue les gens, on casse les magasins, il y a une centaine de
morts. Il n'y a plus de frein à la violence. C'est un point absolument central par
rapport à la conception politique de l'Etat. Là, il cautionne et devient meurtrier
de sa propre population. Qui va dire l'interdit du meurtre ? Qui va arrêter la
machine ?

C'est le temps de la fusion sociale...

Oui. Une radicalisation des conduites qui incite les individus, y compris dans leur
intimité, à adopter de nouvelles directions. Combien de couples mixtes serbo-
croates ont divorcé au début de la guerre parce que le temps social était celui de
la fusion avec son groupe, sa communauté. Le temps de cette fusion sociale est
le temps de la tuerie. Le groupe devient l'opérateur collectif. A travers lui,
l'individu se métamorphose en tueur. C'est pour moi un point absolument
central. Et ces métamorphoses ne sont pas seulement idéologiques, elles se
matérialisent terriblement sur le terrain quand l'individu bascule dans la tuerie.
Tout mon travail est tendu vers cette compréhension au plus près de ce qui se
passe sur le terrain.

Et, contre toute attente, vous dites que l'idéologie n'est alors pas très
présente.

Dans l'acte de tuer en masse, les individus sont transformés et ils se


construisent de nouveaux repères pour justifier ce qu'ils font. Si les hommes ont
besoin de donner du sens à leur vie, il faut qu'ils en trouvent aussi à tuer.

Quelle forme cela prend-il ?

Ce sont les rationalisations multiples qui se constituent après coup pour justifier
cela. Par exemple, tout ce que les bourreaux et les exécutants disent sur la
déshumanisation des gens avant la tuerie et l'animalisation des victimes après
coup. Je n'y crois pas. Ces gens ont terriblement face humaine. Non, il s'agit
précisément au moment de passer à l'acte ou après, de se convaincre que ce
sont effectivement des animaux. Et donc, il y a un processus de défiguration. Il
s'agit au plus vite de nier cet autre, de l'attaquer par-derrière, sans le regarder
dans les yeux, en lui faisant adopter des positions et des conduites grotesques,
de sorte qu'il devienne effectivement ce que je crois qu'il est ou ce que je
voudrais qu'il soit ; pour renforcer l'idée que vraiment c'est un déchet, quelqu'un
à expulser, à exterminer. Et en même temps, bien sûr, c'est le moyen de se
protéger pour prouver que l'on n'est pas comme eux. C'est la phase ultime du
processus.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=356689

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