Sept

Je suis de nulle part

Deux femmes roulent sur les routes d’Iran. Elles viennent de quitter Mashhad et ont admiré le dôme en or du tombeau de l’imam Reza, suspendu dans le ciel de l’été 1939. Elles semblent elles aussi suspendues, dans un décor ouaté et torride. Elles ont vu la foi ardente dans les mosquées, elles ont vu les marchands pieux penchés sur des tapis de poussière dans des poses de miniatures persanes et la ferveur négociante des artisans dans leurs échoppes, semblables à des cages, elles ont souri à des portefaix en haillons et des commerçants fortunés, au chemin éclairé par des domestiques juvéniles. La piste s’ouvre désormais devant elles, blanche et profonde comme une invitation au voyage perpétuel. Au poste de Karez, elles ont dû subir pendant une heure le roulement de questions du reis, du chef de la douane, qui tentait de savoir où avaient disparu les trente livres sterling figurant sur les passeports. Une erreur, ont clamé les deux femmes, qui se sont livrées à des exercices d’addition de leurs dépenses pour démontrer leur bonne foi. «Trente livres sterling, la faute à vos agents!» Le reis, rayonnant de pouvoir, tourne encore autour de la Ford, proie inhabituelle, puis laisse filer les deux intrépides. Elles sont pressées d’en découdre, d’atteindre les horizons de leur rêve fou. La frontière afghane, «l’un des moments les plus importants de notre voyage».

Excitées de découvrir des paysages nouveaux, des plateaux inconnus, mais aussi pour Annemarie de pénétrer dans d’autres paradis artificiels. Elle guette à chaque halte les demeures où elle pourra se piquer, hume les officines où se vend la morphine, prépare ses seringues. Elle regarde vers l’avant de la Ford, sur cette piste jaune qui bientôt ressemblera à un désert, celui de l’âme aussi. Ella Maillart, elle, jette des regards désespérés vers sa voisine et vers l’arrière, comme si elle désirait freiner des quatre fers cette course vers l’abîme, arrêter ce cheminement vers l’enfer, la mortelle passion de la piqûre dans la veine. Tout les oppose. Annemarie est une femme frêle, fragile, au visage androgyne. Ella est terrienne, solide, les muscles dessinés par des années de voile et de ski de compétition. Annemarie est pénétrée d’un profond malaise de vivre, portée par les incertitudes de la route qui lui offrent de courtes échappatoires. Ella, qui n’a pas encore découvert l’exploration spirituelle, veut plonger dans les terrae incognitae , celles qui chavirent les esprits au-delà de toute fumée opiacée, celles qui noient les certitudes dans la douceur des haltes poussiéreuses, entre Karez, côté iranien, et Islam Kaleh, côté afghan, un poste perdu, que contemplent les deux femmes. «Celle-ci est notre frontière, s’emporte Annemarie, celle que nous avons attendue avec une folle impatience.»

J’imagine Ella Maillart à cette lisière de pays, à la fois forte de détermination et effarée par les tourments de son amie. Elle est là, debout dans ce no man’s land qui n’a guère changé aujourd’hui, celui des trafics et des compromissions, celui où s’affirment déjà les principautés guerrières et tribales. Dans tout périple, le voyageur approche des moments magiques, souvent cristallisés dans un lieu qui incarne toute cette espérance, tel un horizon longtemps désiré. Des moments tragiques, aussi, comme à cet instant l’émotion d’Ella Maillart. Sa vie est là, au-delà du petit poste tenu par des gabelous en guenilles, dans ce regard qu’elle porte plus loin que la frontière. Le saut est devant pour elle, derrière pour Annemarie, qui dépérit de ses drogues. «Les plaines seront-elles moins immenses, les horizons plus réconfortants?» s’interroge Annemarie devant cette terre sèche, qui, à défaut du ciel, arrache des larmes à celle qui s’apprête à la fouler. Ella hésite, comme si sa vie pouvait basculer à ce moment précis, instant de grâce, instant de disgrâce. «La liberté est noire», écrivait Antonin Artaud.

Grâce du voyage et du décor. Disgrâce des hommes. A rebours, loin derrière, dans la lointaine Europe de 1939, le canon s’apprête à tonner. Les deux femmes le savent, qui déplorent l’embrasement pressenti depuis des années. Avant de partir, dans la maison de paysans qu’elle possède dans les montagnes suisses, cernée par les neiges, Annemarie a lancé à Kini (surnom d’Ella Maillart, ndlr ): «Ce voyage ne sera pas une folle escapade, comme si nous avions vingt ans; et d’ailleurs ce serait impossible avec l’actuelle tragédie européenne.» Fuite en avant? Plutôt une piste de rédemption, comme s’il fallait aux deux amies explorer de nouvelles voies afin de désigner au vieux monde devenu fou le chemin, celui qui serpente dans les déserts, les vallées perdues, et permet d’atteindre la plénitude de l’âme, «la jouissance d’une couronne terrestre» ainsi que l’espérait Marlowe avant de succomber dans la dernière taverne au poignard de sbires inconnus.

Des proches d’Annemarie l’ont surnommée «l’ange déchu». Kini, dans sa recherche de l’amor mundi , croit lui redonner des ailes. Elle n’y réussira qu’à moitié: l’ange a pu voler à nouveau, mais s’est abîmé dans son cheminement comme un Icare aveuglé par sa propre lumière. Tel l’ami Geoffroy, plongé dans des affres insondables dont la seule issue consistait à se tirer une balle de fusil dans la tête. Tout voyage est comme une écriture, une étrange alchimie. Un mélange entre la demande de dehors, celui qui guérit comme le proclame Stevenson, et L’espace du dedans d’Henri Michaux; dehors- dedans mais aussi avant-arrière. Ella Maillart connaît les limites du rêve voyageur, dans sa double dimension. Comme Annemarie, elle noue avec «le réconfort des montagnes» puis replonge dans le doute. La route afghane s’apparente ainsi à une fugue incertaine. Un étrange mouvement de balancier qui la fait osciller d’avant en arrière, entre désir de proue et nostalgie des traces que l’on laisse derrière soi, ces scories en héritage, ces empreintes que le vent déjà a effacées. Le rêve et le doute ne cessent dès lors de se mêler dans l’esprit de la voyageuse, un rêve qui se nourrit du doute et un doute qui s’abreuve du rêve, mariage fragile et toujours renouvelé. Et toujours dans sa tête une chimère qui demeure et m’obsédera tout au long de cette traque, la quête de l’inconnu démesuré.

Le déclic de ce voyage-là fut une discussion dans la maison de l’Engadine, aux bords d’un lac gelé, un jour de ciel

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