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Le sens ésotérique du pèlerinage au Temple de la Ka'ba

Par CEAPT Symbole copyright, mardi 5 juin 2007 à 14:37 - Henry Corbin - #90 - rss
par Henry Corbin

Dans ce texte essentiel, extrait de Temple et contemplation — livre devenu introuvable,


qui fait l’objet d’un belle réédition*— Henry Corbin révèle le “sens ésotérique” du
pèlerinage à La Mekke. Le pèlerinage configure, pour le pèlerin, la «forme spirituelle du
Temple» en reproduisant symboliquement celui qui, selon la Tradition, a conduit Adam
en compagnie de l’ange Gabriel jusqu’en Arabie, après que celui-ci eut reveillé en lui,
après sa sortie du paradis, le “souvenir de Dieu”. L’Ange, que symbolise la Pierre Noire
enchâssée dans l’un des angles de la Ka’ba, n’est autre que le garant de l’engagement ou
du Pacte fondamental qui lie, dans le Ciel, Dieu et ses créatures ; à ce titre, il est aussi un
symbole du «centre spirituel de l’homme», de «la Perle» ou du «joyau caché en lui».
Dans la théosophie islamique, l’Ange Gabriel est aussi «l’Esprit-Saint et l’Ange de
l’humanité» ; c’est «de son “aile de lumière”, écrit Corbin, qu’émanent les âmes
humaines en ce monde ; et il est l’ange de la Connaissance, celui dont l’illumination
projette les formes intelligibles sur nos intellects. Il est donc tout à fait juste de typifier
dans le pèlerinage où sont associés l’ange Gabriel et Adam, tout le processus de la
descente de la Perle blanche en ce monde, sa métamorphose sous l’aspect de la Pierre
Noire, c’est-à-dire en la forme sous laquelle elle apparaît à la perception sensible et sous
laquelle l’homme doit apprendre à la reconnaître, à moins hélas ! que sa vie ne s’achève
sans qu’il l’ait jamais reconnue.» Le croyant doit donc redécouvrir le secret de la Pierre
Noire, qui est le secret de l’Ange, puisque «cette Pierre que les pèlerins baisent au
passage comme le fit Adam, lorsqu’il l’eut reconnue — cette Pierre est dans le Temple
matériel de la Ka’ba ce que l’Ange est au centre de l’homme. Alors la Pierre Noire
redevient la Perle blanche, le vestige du paradis, l’Ange ou l’Imâmat dans l’homme.»
Autrement dit, il appartient à l’homme, à travers cette péregrination intérieure, «de
redécouvrir son centre, ou au contraire de le perdre et d’être à jamais désaxé.»
Atteindre ce centre tel est précisément «le sens ésotérique des rites du pèlerinage,
accomplis comme les rites d’un mystère d’initiation, au terme duquel le myste entre
dans le Temple, parce qu'il a retrouvé la potestas clavium
"Il y a exotériquement un Temple de la Ka’ba qui oriente le regard des créatures, de même il
y a ésotériquement une Ka’ba qui est l’objet de contemplation du regard divin, et c’est le
cœur de l’homme."

C’est un enseignement traditionnel chez les spirituels de l’Islam, qu’il y a deux sortes de
pèlerinage : l’une est le pèlerinage du commun des fidèles ('awâmm), c’est se déplacer pour
aller visiter les Lieux saints ; l’autre est le pèlerinage des mystiques initiés (khawâu), et c’est
le désir du Visage de l’Ami divin. De même qu’il y a exotériquement un Temple de la Ka’ba
qui oriente le regard des créatures (une Ka’ba qui est leur Qibla), de même il y a
ésotériquement une Ka’ba qui est l’objet de contemplation du regard divin, et c’est le cœur de
l’homme. Le Temple matériel est la Ka’ba autour de laquelle processionnent les pèlerins ; la
Ka’ba du cœur est le lieu où processionnent les grâces divines. La première est le but des
pieux voyageurs ; la seconde est le lieu où descendent les pures Lumières. Là est la maison ;
ici le seigneur de la maison. Pour chacun de nous il est une direction (Qibla) vers laquelle il
s’oriente et qui est sa Ka’ba personnelle. De quelque côté qu’il se tourne, c’est le visage de
l’Ami qu’il rencontre, c’est-à-dire la Face sous laquelle le Deus absconditus se révèle à lui,
devient pour lui Deus revelatus. Et cette Figure qui mystérieusement révèle l’Ineffable sous
les traits de l’Ami, c’est cela que le shî’isme appelle l’Imâm, et l’on peut dire que c’est le
secret qui est au cœur de la spiritualité shî’ite (1) — celui que nous retrouverons ici au terme
de l’explication du pèlerinage.

Les processions “dans le Ciel”

Le Temple terrestre de la Ka’ba, comme centre, est le lieu autour duquel s’accomplissent les
circumambulations rituelles. Il a un archétype céleste ; le rite, lui aussi, a un archétype céleste,
puisque chaque centre est l’homologue de l’autre, et que la circumambulation s’attache à
l’idée même de centre. De même, explique Qâzî Sa’îd Qommfi, qu’autour du centre archétype
qui est le Temple initial dans le monde intelligible, processionnent (…) une humanité
séraphique de pure Lumière et les Anges des hiérarchies les plus élevées qui, par nostalgie
inassouvie et extase d’amour, cernent de leur vol les alentours de la Sublimité — de même sur
la Terre de l’éloignement et de la séparation processionnent les pèlerins autour du Temple,
afin de commémorer et de se remémorer l’état de cette humanité séraphique supérieure (les
Quatorze Très-Purs). C’est que l’Intention divine initiale se manifeste, d’univers en univers,
en manifestant eo ipso la correspondance constante entre les choses d’en-haut et les choses
d’en-bas. Cependant, entre le suprême degré du Temple au monde de l’Intelligence et le plan
de la nature terrestre où s’élève le Temple de la Ka’ba, il y a bien des échelons intermédiaires,
et c’est là justement que se joue le drame, l’histoire symbolique qui trouve son dénouement
dans l’édification de la Ka’ba terrestre. Sur ce point nous avons un long récit traditionnel
remontant au Ve Imâm, l’Imâm Mohammad al-Bâqir. Le drame «dans le Ciel» s’ouvre au
moment où Dieu annonce aux Anges : «Je vais instituer un vicaire sur la Terre» (2/28),
annonçant ainsi l’apparition d’Adam, de la Forme humaine terrestre, comme khalife de Dieu
dans l’univers de la Nature. Cet épisode «dans le Ciel», tel qu’il est médité dans la gnose
ismaélienne, est à la clef de la hiérohistoire, mais pour la gnose ismaélienne comme pour la
gnose du shî’isme duodécimain, les Anges auxquels Dieu fait cette annonce ne sont pas les
Anges des hiérarchies supérieures (2). Pour Qâzî Sa’îd Qommî, les Anges en question sont les
Anges de l’univers physique (Malâ’ika abî’îya), ceux qui sont le malakût de notre monde
visible — ce malakût, disions-nous, «où nos symboles sont pris au mot». Et ce sont ces Anges
qui sont saisis d’étonnement et de crainte devant l’annonce divine du khalifat confié à
l’Homme terrestre. Car il leur semblait qu’en raison de la pureté de leur nature, il n’était rien
qui pût en dépasser la noblesse, et que ce khalifat spirituel eût dû leur revenir. «Vas-tu,
demandent-ils, établir sur la Terre un être qui y commettra des désordres et y répandra le
sang ?... Je sais, leur est-il répondu, ce que vous ne savez pas» (2/28). Ils comprennent alors
la limite de leur connaissance et l’insuffisance de leurs forces. La réponse divine est perçue
par eux comme l’effet d’un déplaisir divin, comme si la Lumière divine se voilait alors à eux,
et c’est pourquoi, explique le récit de l’Imâm, ils cherchèrent refuge auprès du Trône où
pénètrent chaque jour soixante-dix mille anges ; ils processionnèrent tout autour pendant sept
jours ou pendant sept mille ans, les variantes en jours ou années n’ayant plus guère de
signification quand il s’agit du «temps subtil» (zamân lalif); seul le chiffre sept importe, parce
qu’il symbolise toujours dans cet épisode l’intervalle d’un retard à combler, le «retard
d’éternité» que rédiment les sept périodes ou «millénaires» du cycle de la prophétie (3). Et
c’est pourquoi, explique notre auteur, on accomplit rituellement sept circumambulations
autour de la Ka’ba terrestre, une pour chaque millénaire.
"La fonction de l’ange Gabriel est primordiale. Il se tient, nous le savons déjà, au seuil du
Temple, près de l’angle où est enchâssée la Pierre Noire ; il est l’Esprit-Saint et l’Ange de
l’humanité."

Le Trône autour duquel processionnent les Anges lors de cet épisode, est, puisqu’il s’agit des
Anges de l’univers physique, le Temple de l’Âme de l’univers, c’est-à-dire le Temple dans le
monde du malakût, celui qui sous la forme de sa manifestation physique est désigné comme le
Glorieux Trône (la IXe Sphère (…)). Sa description symbolique en marque à la fois la
différence et la ressemblance à l’égard du Temple ou Trône de la Souveraine Unité, symbolisé
dans la Tente descendue du ciel. Ce Trône du malakût ou Temple au monde de l’Âme, le récit
de l’Imâm explique qu’il est constitué d’un marbre d’une blancheur immaculée, exempte de
toutes les impuretés des modalités matérielles physiques (il s’agit donc d’un Temple fait de la
matière toute subtile du mundus imaginalis). Son toit est de hyacinthe rouge. Nous avons vu
déjà que la couleur rouge résulte du mélange de la Lumière et des Ténèbres, et qu’il
symbolise l’état de l’être où le Divin qui est lumière est mélangé avec le créaturel qui est
ténèbre. En outre, ce toit est la réalité même du monde du Malakût, son «âme» (al-nafs al-
malakûtîya), parce que l’âme est comme un diadème posé sur le corps, comme l’ombelle
d’une plante, comme le toit par rapport au temple. Quant aux colonnes du Temple, elles sont
ici de verte émeraude, parce qu’elles sont les vestiges émanant de l’influx de l’Âme de
l’univers sur le corps universel, et que la couleur verte tient à peu près le milieu entre le blanc
et le rouge (comme dans le Temple de la Souveraine Unité, la couleur violette des cordages
tenait le milieu entre la couleur jaune d’or du monde des Intelligences et la couleur rouge
résultant du mélange du Divin et du Créaturel).
Chaque détail, chaque coloration de la structure du Temple, est riche d’un symbolisme qu’il
conviendrait d’expliciter par des comparaisons multiples. Il ne peut en être question ici.
Relevons seulement quelques indications suggestives. Dieu considéra avec amour cette
initiative des Anges du malakût, et leur ordonna de «descendre sur Terre» pour y bâtir un
Temple qui en soit l’image (l’imitation, la Nkâyat, l’«histoire»). Ce fut le Temple autour
duquel Adam, ses enfants ensuite, accomplirent leurs circumambulations à l’imitation des
Anges du malakût. Mais voici qu’à l’époque du Déluge, les Anges enlèvent ce Temple à la
terre et le transfèrent dans le IVe Ciel.
La signification profonde du Déluge, non plus comme événement géologique mais comme
cataclysme spirituel, transparaît dans ce transfert. Apporté par les Anges à la terre comme le
saint Graal de nos traditions occidentales, le Temple est ravi par les Anges au regard des
hommes, lorsque ceux-ci sont devenus incapables ou indignes de le voir (4). Abraham,
l’expatrié spirituel, reconstruira sur terre un Temple sur les fondements du Temple disparu. Et
c’est pourquoi, tour en accomplissant les rites extérieurs, le pèlerin abrahamique sait que son
véritable pèlerinage s’accomplit aurour d’un Temple invisible, dans l’espace du malakût.

"Chacun des fils d’Adam doit, tour à tour, accomplir le pèlerinage, c’est-à-dire réédifier la
forme spirituelle du Temple, pour accéder à son propre centre."

Le secret de la Pierre Noire et le motif de la Perle

C’est là même passer à l’ultime et décisive question, à savoir la fonction du Temple spirituel
pour le sens ésotérique des rites du pèlerinage, lorsque ces derniers sont compris comme
configurant la forme spirituelle du Temple. Le pèlerinage n’aurait pas de sens ésotérique sans
cette forme, car simultanément c’est sa propre forme spirituelle que l’homme configure par
celle du Temple, et c’est la forme spirituelle du Temple qu’il configure selon sa propre forme
intérieure. Or, cette conformité, cette symmorphose du Temple spirituel et de l’homme, telle
que le Temple invisible est la forme spirituelle de l’homme, c’est le secret même de la Pierre
Noire. Celle-ci est le secret du Temple, et elle est le secret de l’homme ; elle est l’ésotérique
de l’un et l’autre. La configuration de l’un et de l’autre, à l’état de forme spirituelle plus
réellement subsistante que la forme matérielle provisoirement visible, dépend du pèlerinage
accompli tout au long d’une vie, parce qu’il faut toute une vie humaine pour «donner forme»
au Temple spirituel. La Pierre Noire est en quelque sorte la clef du Temple céleste.
Au cours d’un entretien avec l’un de ses disciples, le VIe Imâm, Ja’far al-Sâdiq, lui demande :
«Sais-tu ce qu’était la Pierre (al’ajar) ?» Non, le disciple ne le sait pas, et l’Imâm va le lui
expliquer en un récit symbolique qui, sous sa simplicité apparente, est d’une densité allusive
remarquable. L’engagement, le pacte (mîthâq) qui est mentionné dans ce récit, c’est toujours
en termes shî’ites, la triple attestation de l’Unique des Uniques, de la mission exotérique des
prophètes, de la mission ésotérique des Imâms (5) ; c’est cette totalité, nous l’avons vu,
qu’exprime précisément la forme spirituelle du Temple. En outre, pour comprendre le récit de
l’Imâm Ja’far, il faut, avec notre Qâzî Sa’îd Qommî, y saisir une allusion à trois niveaux
d’univers auxquels est proféré cet engagement, parce que la réalité de l’Homme est
manifestée successivement à chaque niveau de la hiérarchie descendante des univers : au
monde de l’Intelligence, au monde de l’Âme ou monde de la corporéité subtile du mundus
imaginalis, au monde physique terrestre. Cet engagement — ce pacte et ses conséquences —
l’herméneutique shî’ite l’a médité en conjoignant deux versets qorâniques : celui où Dieu
demande à toute l’humanité mystiquement rassemblée : «Ne suis-je pas votre Seigneur ?»
(7/171), et le verset où il est dit : «Le dépôt que nous avons proposé au ciel, à la terre, aux
montagnes, tous ont refusé de s’en charger, ils ont tremblé de le recevoir. L’homme a accepté
de s’en charger : c’est un violent, un ignorant» (33/72). S’il fallait en effet à l’homme une
sublime folie, comme l’explique Âmolî, pour l’engager à se charger de ce dépôt, cette sublime
folie dégénéra en une folie tout court qui le lui fit violer. Quant au secret de ce dépôt confié,
c’est tout ce que la gnose shî’ite a tenté de dire dans son imâmologie ésotérique. Cela rappelé
très brièvement ici, parce que la trahison d’Adam et le secret de la Pierre Noire sont liés l’un à
l'autre.
«La Pierre, explique l’Imâm, fut jadis un Ange d’entre les princes des Anges devant Dieu.
Lorsque Dieu reçut l’engagement des Anges, cet Ange fut le premier à lui donner sa foi et à
acquiescer au pacte. Alors Dieu le choisit comme le fidèle de confiance à qui confier
l’ensemble de ses créatures. Il lui fit absorber, «déglutir» le pacte et le lui confia en dépôt, et il
imposa aux hommes de renouveler chaque année devant cet Ange leur acquiescement au
pacte et à la promesse qu’Il avait reçue d’eux. C’est ainsi que Dieu établit cet Ange avec
Adam dans le paradis, pour faire ressouvenir Adam de son engagement et pour qu’Adam
renouvelle devant lui son acquiescement chaque année. Lorsque Adam eut trahi et qu’il fut
sorti du paradis, il oublia la promesse et l’engagement que Dieu avait reçus de lui ... Et
lorsque Dieu fut revenu à Adam (Qorân 2/35), il donna à cet Ange l’apparence d’une perle
blanche, et cette perle, il la projeta du paradis vers Adam, alors qu’Adam était encore en la
Terre de l’Inde.» La tradition qui fait apparaître l’homme Adam à Ceylan est courante dans le
shî’isme ; dans la gnose ismaélienne elle s’applique à un Adam primordial, universel,
Pananthrôpos, qui n’est pas encore l’Adam initial de notre présent cycle (6) ; l’île de Ceylan
ne signifie qu’une première étape dans l’avènement de l’homme terrestre physique.
"Or, cette conformité, cette symmorphose du Temple spirituel et de l’homme, telle que le
Temple invisible est la forme spirituelle de l’homme, c’est le secret même de la Pierre Noire."

Et le récit continuer : Adam remarque cette perle ; il se familiarise avec elle, mais il ne la
reconnaît pas ; il ne voit en elle rien d’autre qu’une pierre quelconque. Mais voici que par la
permission divine, la perle se met à parler : — «Ô Adam ! me reconnais-tu ? — Non. — Sans
doute le Satan (Shaytân) a-t-il triomphé en toi, puisqu’il t’a fait oublier le souvenir de ton
Seigneur.» À ce moment, la perle reprend sa forme originelle, celle de l’Ange qui était le
compagnon d’Adam dans le paradis : «Ô Adam ! Où sont ta promesse et ton engagement ?»
Adam tressaille ; le souvenir du pacte divin lui revient en mémoire, et il pleure. Il embrasse la
perle blanche — l’Ange — et lui renouvelle son acquiescement à la promesse et au pacte.
Ensuite l’apparence de la Pierre est donnée par Dieu à la perle blanche, pure et splendide
(parce que telle est l’apparence qu’elle revêt en un monde livré aux Ténèbres, et c’est cette
Pierre qu’Adam porte sur son épaule jusqu’en Arabie. Ce voyage, il le fait en compagnie de
l’ange Gabriel, et nous en verrons tout à l’heute la signification ; lorsqu’il est fatigué par le
poids de la Pierre, l’ange Gabriel l’en décharge et la porte à son tour. Magnifique symbole,
comme pour dire que seul un autre Ange peut momentanément décharger l’homme du poids
de l’Ange, c’est-à-dire du pacte qui engage tout son destin envers le monde spirituel. Chaque
jour et chaque nuit, Adam renouvelle son engagement mystique à cette Pierre qui fut le
témoin de son paradis, et en compagnie de laquelle il progresse jusqu’à ce qu’il arrive à
l’emplacement du Temple, à La Mekke. C’est là, en effet, nous le savons déjà, que sur l’ordre
divin, les Anges du malakût de notre monde élèvent un Temple à l’image du Temple qui avait
été leur refuge «dans le Ciel», et la Pierre Noire est enchâssée à cet angle du Temple dont les
correspondances mystiques nous ont été indiquées précédemment. C'est à cet endroit, poursuit
le récit, que Dieu reçut l’engagement des fils d’Adam, et nous assistons à la répétition — ou à
la continuation — sur terre du drame advenu «dans le Ciel».
Il n’est donc pas douteux — nous en convenons avec Qâzî Sa’îd Qommî — que le récit de
l’Imâm explique le secret de la Perle blanche (“blanche”, c’est-à-dire toute pure, splendide) en
déployant ce secret sur une triple scène, celle du monde de l’Intelligence, celle du monde de
l’Âme, celle de notre monde physique. À chaque niveau les êtres humains existent sous une
forme dont la subtilité ira en décroissant ; à chacun de ces niveaux, ils profèrent le triple
engagement en une langue qui correspond à leur modalité d’être à ce même niveau. Au niveau
du monde des pures Intelligences angéliques, ils le font dans la langue de celles-ci. C’est le
premier épisode de notre récit, où il est dit que l’Ange qui devait être caché postérieurement
sous la forme de la Pierre Noire, fut le premier à répondre. Ensuite l’on passe au niveau où la
corporéité éclôt sous sa forme encore toute subtile, celle du corps de lumière (jismîyat nûrîya)
du mundus imaginalis. L’«argile» dont à ce niveau est constituée la créature humaine, est une
argile subtile de la «Terre de lumière» (rînat ariîya nûrîya, cf. la Terra lucida de la gnose
manichéenne). Mais, parce que la forme de corporéité est désormais éclose, il y a un centre
qui se distingue de la périphérie qui l’entoure (cf. ci-dessus, la différence entre les orbes
spirituels et les orbes matériels), et ce plan de la corporéité subtile est celui que les traditions
symbolisent comme hyacinthe rouge ou comme perle blanche, et qui est un certain aspect du
Trône ou Temple céleste.
Or, ce qui à ce niveau de manifestation de la créature humaine est la partie centrale de son
argile de lumière, c’est précisément l’Ange que Dieu donna comme compagnon et comme
témoin à Adam, celui qui était chargé de le faire se ressouvenir du pacte divin, et devant qui il
avait à le renouveler chaque année «dans le paradis», parce que c’est à cet Ange que Dieu
avait fait déglutir, absorber le pacte, autrement dit l’avait confié en dépôt. Ce joyau qui est au
centre de l’homme, c’est lui, déclare Qâzî Sa’îd Qommî, que l’on signifie comme l’«Ange»
(malak), parce que son rang, son degré d’être, est l’ésotérique, l’invisible, le malakût du
monde qui est manifesté aux sens. Ce joyau qui proféra et qui se remémore le pacte divin,
c’est le malakût dans l’homme, simultanément la pierre angulaire du Temple (la Pierre Noire
enchâssée dans l’angle irâqien), et l’Ange caché sous la forme matérielle apparente de
l’homme (le centre, la Terre de lumière, le paradis dans l’homme, ou ce qui en détient les
clefs). «Or, déclare Qâzî Sa’îd Qommî, à tout ce qui est intérieur, ésotérique, appartient
l’autorité sur l’extérieur et l’exotérique ; il lui appartient de l’éduquer et de le diriger (d’où la
question posée par l’Ange à Adam : le Satan a-t-il donc triomphé en toi ?). Et nous
n’entendons par l’Ange que ce qui a cette antériorité et cette autorité, du fait qu’il soit le
centre de l’être humain, avant que n’en soient constituées les autres parties selon leurs normes
propres.» En termes shî’ites, ce centre est l’Imâmat dans l’homme. C’est pourquoi, tel qu’il
est en lui-même, le joyau persiste en sa pureté, perle blanche ou hyacinthe rouge, en son état
de «corps de lumière», sans être troublé par le mélange de compositions étrangères.
Cependant, nous avons lu qu’après la sortie d’Adam du paradis la miséricorde divine projeta
vers lui cette perle blanche. Cela veut dire que cette perle sans prix descend «du monde
hiératique du Trône et du corps de lumière» dans le monde physique élémentaire ; elle revêt
donc forcément la «robe», les apparences du monde ténébreux dans lequel elle est projetée.
La terre de l’Inde où elle atterrit, signifie précisément, dans l’ensemble des degrés de
manifestation de l’être, le niveau qui est l’occident des entités spirituelles (maghreb al-arwâ),
celui où s’occulte leur nature de lumière. Et c’est pourquoi Adam ne la reconnaît pas, puisque,
à ce niveau, elle est voilée, occultée, par la ténèbre des péchés des hommes, par leur obsession
de se garantir les jouissances de leur vie matérielle éphémère. Adam ne la reconnaît que
lorsqu’elle a repris sa forme originelle, c’est-à-dire lorsqu’il l’a lui-même dépouillée,
désquamée de ce revêtement de ténèbres, de même qu’il dépouille l’objet perçu par les sens
pour avoir la vision de l’intelligible. Mais ce dépouillement, il n’en est capable que lorsque la
Pierre a provoqué son ressouvenir. Ses sens ne perçoivent que la Pierre Noire ; c’est par la
perception spirituelle imaginative qu’il a la vision de l’Ange, de la blanche perle — et qu’il se
ressouvient.

"Or, déclare Qâzî Sa’îd Qommî, à tout ce qui est intérieur, ésotérique, appartient l’autorité
sur l’extérieur et l’exotérique ; il lui appartient de l’éduquer et de le diriger."

Un symbole du centre spirituel de l’homme : le joyau caché en lui

Et pour nous, il serait impossible de ne pas nous ressouvenir ici d’un chapitre célèbre du livre
gnostique des Actes de Thomas, le chapitre connu comme l’Hymne de l’âme ou le Chant de la
Perle (dont plusieurs épisodes ont également leur correspondant exact dans le Récit de l’exil
occidental de Sohravardî). Le récit de l’Imâm Ja’far Sâdiq est une exemplification frappante
du motif de la Perle dans la gnose du shî’isme duodécimain. Sans doute ce motif y a-t-il ses
caractéristiques propres, que relèverait une comparaison détaillée. On peut voir dans la
“perle” des Actes de Thomas à la fois un symbole de l’âme elle-même et un symbole de la
gnose (7), cette gnose que l’âme doit atteindre parce qu’elle est son salut. Dans notre texte
shî’te, la ”perle” symbolise le centre spirituel de l’homme, son Ange, c’est-à-dire à la fois ce
que le ressouvenir doit lui faire redécouvrir et aussi cela même qui provoquera ce ressouvenir.
La reconquête de la “perle” est l’acte même de ce ressouvenir. Quant à l’objet de celui-ci, il
est exprimé en termes shî’ites comme le pacte, la triple Attestation signalée plus haut ; mais
celle-ci exprime bien une totalité spirituelle qui, figurée sous la forme du Temple, a justement
pour pierre angulaire la Pierre Noire, c’est-à-dire cette même Pierre sous laquelle l’homme
redécouvre le joyau caché en lui, l’Ange. L’homologie, la correspondance, entre la
configuration du Temple et la forme de la vie spirituelle est donc parfaite.
Le pèlerinage qui conduit Adam en compagnie de l’ange Gabriel jusqu’en Arabie, à La
Mekke, prépare la troisième scène, la scène finale où se révèle au niveau de notre monde
terrestre actuel le secret de la Pierre Noire. Un théosophe en Islam perçoit d’emblée la
signification symbolique de ce trajet, comme celui au cours duquel s’achève le déclin des
entités spirituelles à leur occident. Dans cette théosophie, la fonction de l’ange Gabriel est
primordiale. Il se tient, nous le savons déjà, au seuil du Temple, près de l’angle où est
enchâssée la Pierre Noire ; il est l’Esprit-Saint et l’Ange de l’humanité ; c’est de son «aile de
lumière» qu’émanent les âmes humaines en ce monde (8) ; et il est l’ange de la Connaissance,
celui dont l’illumination projette les formes intelligibles sur nos intellects. Il est donc tout à
fait juste de typifier dans le pèlerinage où sont associés l’ange Gabriel et Adam, tout le
processus de la descente de la Perle blanche en ce monde, sa métamorphose sous l’aspect de
la Pierre Noire, c’est-à-dire en la forme sous laquelle elle apparaît à la perception sensible et
sous laquelle l’homme doit apprendre à la reconnaître, à moins hélas ! que sa vie ne s’achève
sans qu’il l’ait jamais reconnue. La Pierre Noire fut placée, nous dit le récit, à l’angle de la
Ka’ba (à l’angle où nos figurations précédentes ici l’ont retrouvée). Et c’est là que Dieu reçut
l’engagement des fils d'Adam, «pour nous avertir, écrit Qâzî Sa'îd Qommî, que tout
recommence à partir du commencement». Le «drame dans le Ciel» recommence en effet sur
terre avec chaque homme (9) : son pacte divin, sa sortie du paradis, son ressouvenir et sa
quête du paradis perdu. Son engagement, c’est l’Ange en lui qui le profère — l’Ange à qui
Dieu fit «déglutir» le pacte en sa préexistence céleste, et c’est lui, l’homme extérieur, qui le
trahit. Et chacun des fils d’Adam doit, tour à tour, accomplir le pèlerinage, c’est-à-dire
réédifier la forme spirituelle du Temple, pour accéder à son propre centre. Il lui faut
redécouvrir le secret de la Pierre Noire, qui est le secret de l’Ange, puisque cette Pierre, que
les pèlerins baisent au passage comme le fit Adam, lorsqu’il l’eut reconnue — cette Pierre est
dans le Temple matériel de la Ka’ba ce que l’Ange est au centre de l’homme. La «relation
fonctionnelle», identique de part et d’autre, permet à la méditation de passer spontanément de
l’un à l’autre. Alors la Pierre Noire redevient la Perle blanche, le vestige du paradis, l’Ange
ou l’Imâmat dans l’homme. Il dépend de l’homme de redécouvrir son centre, ou au contraire
de le perdre et d’être à jamais désaxé. L’atteinte à ce centre, tel est précisément le sens
ésotérique des rites du pèlerinage, accomplis comme les rites d'un mystère d'initiation, au
terme duquel le myste entre dans le Temple, parce qu’il a retrouvé la potestas clavium qui lui
ouvre l’accès du monde spirituel perdu.

H.C.

* Henry Cordin, Temple et contemplation, préface de Gilbert Durand, éd. Entrelacs, Juin
2007.

1) Nous résumons ainsi fidèlement une longue annotation persane de Sabzavârî, op. cit.,
p. 184 ; elle rémoigne du sens spirituel chez un théologien iranien de nos jours. Les
versets qorâniques par lesquels elle conclut sont de ceux qui sont particulièrement
goûtés par la spiritualité shî’ite. «Chacun a une plage du ciel vers laquelle il s’oriente»
(2/143) et «De quelque côté que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu» (2/109), cette
Face qui est l’Imâm (celui qui guide), parce qu’elle est celle sous laquelle se révèle l’Ami.
C’est en effet là toute la mystique shî’îte. – 2) Cf. notre Herméneutique spirituelle
comparée (supra n. 2, la note 149, sur l’interprétation de cet épisode «dans le Ciel» par
la gnose ismaélienne, avec le texte du hadîth de l’Imâm Ja’far, rapportant comment son
père, l’Imâm Bâqir, enseigna, auprès de la Ka’ba même, à un mystérieux étranger
l’origine céleste du Temple. – 3) Comparer, sur ce point, notre Trilogie ismaélienne,
index s. v. sept. – 4) Sur le sens spirituel du Déluge et l’histoire de la Ka’ba enlevée au
Ciel par les Anges, cf. ci-dessus n. 65, ainsi que les §§ 6 et 9 de la même étude (le thème
de Noé et du Déluge, tel qu’il est traité chez Swedenborg et tel qu'il est traité dans la
gnose ismaélienne). – 5) Cf. En islam iranien…, t.IV, index general s.v. mîthâq 6) Sur la
différenciation entre l’Adam spirituel (Adam rûhânî), l’Adam universel (Pananthrôpos)
et l’Adam qui inaugura notre présent cycle d’occultation, cf. Trilogie ismaélienne, index
s.v. Adam. – 7) Cf. Reinhold Merkelbach, Roman und Mysteriulll in der Antike, München
und Berlin, 1962, pp. 310 ss, 315 SS, et notre ouvrage L' Homme de lumière ... (ci-dessus
n. 48), pp. 41 ss. – 8) Cf. déjà ci-dessous n. 47 et 58 – 9) C’est bien ainsi qu’il faut
comptendre le hadîth de l’Imâm Ja’far, comme l’a fort bien discerné Qâzî Sa’îd (fol.
183b). La partie finale présente une «répétition» dans les termes, précisément parce que
le même drame se répète. Le hadîth finit sur ces mots : «À cause de son amour pour
Mohammad et les siens (les Imâms), Dieu a choisi cet Ange entre tous et lui a fait déglurir
(a/qama-ho) le pacte (mîthâq). Et cet Ange viendra au jour de la Résurrection ; il aura une
langue qui parle, des yeux qui regardent ; il témoignera pour tous ceux qui seront venus à
lui en ce lieu et auront gardé le pacte.» Sharh, fol. 183. Comparer le texre cité ci-dessus n.
40.

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