You are on page 1of 620

MÉM O IRE S

DU

CHEVALIER D’ARVIEUX
ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE DU ROY
À la Porte, Consul d’Alep, d’Alger, de Tripoli, & autres
Échelles du Levant.

CONTENANT
Ses Voyages à Constantinople, dans l’Asie, la Syrie, la
Palestine, l’Égypte & la Barbarie, la description de ces
Pays, les Religions, les mœurs, les Coutumes, le Négoce de
ces Peuples, & leurs Gouvernements, l’Histoire naturelle
& les événements les plus considérables, recueillis de ces
Mémoires originaux, & mis en ordre avec des réflexions.

Par le R. P. JEAN-BAPTISTE LABAT


De l’ordre des Frères Prêcheurs.

TOME CINQUIÈME

À PARIS
CHEZ CHARLES-JEAN-BAPTISTE DELESPINE
Le Fils, Libraire, rue S. Jacques, vis-à-vis
La rue des Noyers, à la Victoire.

M. DCC. XXXV.
Avec Approbation & Privilège du Roy.
Livre numérisé en mode texte par :
Alain Spenatto.
1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC.

D’autres livres peuvent être consultés


ou téléchargés sur le site :

http://www.algerie-ancienne.com

Ce site est consacré à l’histoire de l’Algérie.


Il propose des livres anciens,
(du 14e au 20e siècle),
à télécharger gratuitement ou à lire sur place.
MÉMOIRES
DU

CHEVALIER D’ARVIEUX.
CINQUIÈME PARTIE

CHAPITRE I.
Le Chevalier d’Arvieux part de
Constantinople, & revient en France.
Journal de son Voyage.

L
E vaisseau du roi appelé le Diamant, dans
lequel j’étais embarqué, mit à la voile
des Îles du Prince le 29 juillet 1672 avec
un vent assez favorable, & le courant étant pour
nous, nous forcîmes du Canal bien plus vite que
nous n’y étions entrez.
Le 31 nous passâmes devant les Châteaux,
2 MÉMOIRES

nous nous saluâmes réciproquement sans la


moindre contestation ; & étant arrivez à la hau-
teur de Tenedos, nous trouvâmes un petit Bâ-
timent de Marseille commandé par le Capitai-
ne Maurice qui vint à nous, & nous apprit les
conquêtes que le Roy avait faites en Hollande,
& que M. Dalmeras Avec une escadre de six
vaisseaux était à Ipsara, dans le dessein d’aller
à Smyrne chercher quatre Vaisseaux de guérie
Hollandais qui étaient venus pour escorter huit
Vaisseaux Marchands de leur Nation, & qu’il
n’en partirait point qu’il n’eût des nouvelles de
M. de Preuilli.
Le bruit avait couru à Constantinople, que
ces Vaisseaux Hollandais attendraient notre
Vaisseau à la sortie du Canal. Ce bruit n’avait
pas retardé notre départ d’un moment, étant bien
résolus de le leur vendre bien chèrement s’ils se
présentaient pour nous enlever. Nous ne les ren-
contrâmes point. Comme ils n’avaient en vue
que de convoyer leurs Marchands, ils s’étaient
pressés de partir, & quand M. Dalmeras arriva,
il y avait huit jours qu’ils étaient en route.
Le premier Août, nous mouillâmes devant
l’île de Chio, pour y prendre quelques Vais-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 3

seaux Français & Anglais sortis de Smyrne


pour nous y attendre, & que nous devions es-
corter ; mais ils étaient partis. Nous laissâmes
des Lettres pour M. Dalmeras au Sieur Mile
Vice-consul des Français, & nous continuâmes
notre route.
Le 2 Ayant passé entre Tino & Micocco où
nous allions débarquer, nous aperçûmes l’Es-
cadre du Marquis de Martel. Elle était de cinq
Vaisseaux de guerre, & d’un Brûlot mouillés à
l’Argentière.
Nous allâmes les joindre, & demeurâmes
deux jours ensemble à nous réjouir.
Il y avait trois Vaisseaux de guerre Véni-
tiens commandés par le Capitan de Nave. Ils
étaient mouillés plus près de terre que nous. M.
de Martel les avait forcés à saluer le pavillon de
France & à souffrir la visite, & leur avait enlevé
soixante Matelots ou Soldats qu’ils retenaient
malgré eux. Ce Vénitien eut l’insolence de dire
qu’il ferait pendre le premier Capitaine Français
qui tomberait entre ses mains, & qu’il envoie-
rait le cadavre au Roy. Il fut heureux que M. de
Martel ne fut informé de son mauvais discours,
qu’après qu’ils furent partis : car il lui aurait
4 MÉMOIRES

appris à parler, & le moins qu’il aurait pu espé-


rer aurait été d’avoir la calle, ou d’être mené en
France avec ses trois Vaisseaux, & de servir le
Roy fur ses Galères.
Le 4. Nous partîmes de l’Argentière, & le 7
nous nous trouvâmes à l’entrée du Golfe de Veni-
se. Nous nous séparâmes de M. de Martel, & nous
fîmes route pour Malte, pendant qu’il alla croiser
avec ton Escadre Vers le Cap Spartivento.
Nous naviguâmes jusqu’au 22 pour arri-
ver au Sud de Malte, les vents nous ayant tou-
jours contrarié & nous ayant empêchés d’y en-
trer. Nous mouillâmes pour remédier à une voie
d’eau que nous avions & qui augmentait.
Le 24 veille de S. Louis, on solennisa la
Fête par des salves d’artillerie & de mousque-
terie. Le Vaisseau du Roy & les Marchands que
nous escortions étaient pavoisés, & les Équipa-
ges crièrent vive le Roy à plusieurs reprises.
Le 25 Nous partîmes de l’Aristan, & trois
jours après nous mouillâmes à la grande Rade
de Toulon.
Le 29. Nous entrâmes dans la petite Rade,
après avoir salué la Tour de trois coups de ca-
non qu’elle nous rendit.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 5

Nous saluâmes ensuite l’Amiral, qui était


le Royal Louis, de sept coups, il nous en rendit
cinq.
M. de S. Tropez Capitaine du Port vint nous
apprendre des nouvelles, nous ne mîmes pas à
terre. Mais M. de Preuilli ne salua point la Ville,
parce qu’il s’en crut trop éloigné.
M. Calenne troisième Consul vint à bord
avec les Intendants de la Santé. On ne le connut
point, parce qu’il n’avait aucune marque de sa
dignité. A la fin pourtant on sût qui il était, parce
qu’on aperçût son chaperon sur le bras d’un de
ses Valets de Ville qui l’accompagnaient. Com-
me il ne fit aucune civilité à M. de Preuilli ni de
son chef, ni de celui de ses confrères, on ne lui
en fit point aussi. Les Intendants de la Santé, &
le Médecin de la Marine parlèrent seuls, & s’en
retournèrent pour faire assembler le Bureau de la
Santé, & délibérer sur mon entrée en particulier.
Le Sieur de Lucil Major de la Ville vint dire à
M. de Preuilli, que les Consuls prétendaient être
salués, & que tel était le règlement de la Cour.
M. de Preuilli prétendait au contraire n’y être
obligé que par pure civilité. Ils y eut là-dessus
bien des allées & des venues. A la fin le Major
6 MÉMOIRES

signifia d M. de Preuilli le Règlement du Roy


pour le salut, & M. de Preuilli promit qu’il s’ap-
procherait du la Ville & qu’il la saluerait, & il le
fit quelques jours après.
Pour moi j’eus permission de descendre à
terre ; mais feulement avec un de mes gens, &
les hardes dont j’avais besoin pour prendre la
poste. Je me retirai à la Bastide du Sieur Bary.
Mes hardes furent parfumées & exposées au So-
leil & au serein. Je laissai le reste de mes gens
& de mes hardes dans le Vaisseau, avec ordre
de venir avec elles à Marseille.

Fin du Journal de Constantinople.


_______________
Second journal de Paris du
Chevalier d’Arvieux.

J
E partis de Toulon le 3 de Septembre, &
j’arrivai le même jour à Marseille. J’em-
ployai le 4 à voir mes amis & à donner or-
dre à mes affaires. Je partis le 5 fur les dix heu-
res du matin, & le jour suivant j’allai coucher à
Lyon.
Je pris la poste le 7 & j’arrivai le 9 à Paris,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 7

& j’allai coucher à S. Germain chez Madame la


Maréchale de la Mothe, qui fut surprise de me
voir sitôt revenu de Provence, d’où je lui avoir
écrit une Lettre qu’elle n’avait reçue que le jour
d’auparavant.
Le 10 Je me rendis à Versailles fut les dix
heures du matin. J’allai d’abord rendre à M. de
Pomponne les dépêches de M. de Nointel. Il
me dit de me rendre dans, la chambre du Roi à
l’heure du Conseil, pour lui rendre compte de
mon Voyage. J’allai ensuite porter à M. Colbert
les Lettres que j’avais pour lui, & puis j’allai les
attendre à l’anti-chambre du Roy, afin qu’ils me
présentassent à Sa Majesté.
Si je fus bien content de l’accueil de Mes-
sieurs les Ministres, je le fus bien davantage de
celui du Roi. Dès qu’il m’aperçût vers la porte
de sa chambre, il s’avança quelques pas, & me
fit l’honneur de me dire d’un ton de voix doux
& gracieux à son ordinaire, qu’il avait bien de
la joie de me voir de retour. Il me demanda aus-
sitôt des nouvelles de mon voyage, le lui dis
en substance ce qui s’était passé dans la négo-
ciation, &, j’ajoutai que j’étais au désespoir de
n’avoir pu faire quelque chose de mon chef, qui
8 MÉMOIRES

aurait prouvé à Sa Majesté mon zèle & ma fi-


délité. Que mon voyage avait été inutile ; mais
que je n’avais pas cru manquer en exécutant les
ordres de M. de Lionne, & que j’avais donné le
journal de mon Voyage à M. de Pomponne, qui
renfermait la négociation d’Andrinople ; mais
que j’appréhendais qu’elle ne parût à Sa Majes-
té peu propre à la satisfaire. Il me répondit qu’il
était content de moi, qu’il verrait mon journal,
& que cependant je lui dressasse un mémoire
de ce que je croirais nécessaire pour mettre le
Grand Vizir à la raison, & que je le lui portasse
au plutôt.
Le Conseil était déjà assemblé. Je me retirai
bien content & j’allai me reposer.
Je fus ensuite à Paris me faire habiller, &
mettre quelque ordre à mes affaires, & je revins
à S. Germain continuer mes services à Madame
la Maréchale de la Mothe, & porter tous les ma-
tins au Roy & à la Reine des Nouvelles de la
santé de M, le Duc d’Anjou, qui était alors un
peu malade.
J’entretins pendant deux longues audiences
Messieurs les Ministres du détail des affaires de
Constantinople. Les interrogations & les répon-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 9

ses durèrent si longtemps, qu’il fallut en remet-


tre la suite dans une autre audience qu’ils me
promirent. Cependant ils trouvèrent bon que je
présentasse moi-même au Roy le Mémoire que
j’avais dressé, & que je leur avais fait voir aupa-
ravant.
J’avais remis au Roy à ma première audience
deux rouleaux de papiers dans des étuis de ma-
roquin rouge, contenants des attestations & des
confessions de Foi de plusieurs Églises Orien-
tales, pour faire voir aux ennemis de la nôtre la
conformité de l’Église Grecque avec la Latine,
sur la présence réelle & autres points de Foi.
Sa Majesté les remit entre les mains de M.
de Pomponne, pour autoriser M. Arnaud Doc-
teur de Sorbonne son oncle, fur ce qu’il écrivait
contre le Ministre Claude, touchant la perpétuité
de la Foi sur le Mystère de l’Eucharistie. Voici
le Mémoire que j’eus l’honneur de présenter au
Roy.
10 MÉMOIRES

Mémoire présenté au Roy par le Chevalier


d’Arvieux à son retour de Constantinople
le 24 Septembre I672.

AU ROY,

S
IRE, Votre Majesté aura déjà vu dans le
Journal qu’elle m’a commandé de remet-
tre à M. de Pomponne, tout ce qui s’est
passé à Andrinople dans, les négociations de M.
de Nointel, le succès n’en a pas été heureux.
Quelque déplaisir que j’ai eu d’avoir fait
ce Voyage inutilement, & de rapporter la Let-
tre que j’avais, pour le Grand Vizir, il me reste
cependant la consolation d’avoir rempli mon
devoir, malgré les incommodités d’une longue
& fâcheuse maladie ; mais ce qui m’est encore
plus important, c’est que Votre Majesté m’a té-
moigné en arrivant qu’elle était satisfaite de ma
conduite. Je crois pouvoir dire à Votre Majes-
té, qu’à ne considérer que le simple renouvel-
lement des Capitulations, il vaudrait beaucoup
mieux se contenter des anciennes, qui feraient
plus honorables à Votre Majesté & plus utiles au
bien de ses Sujets, surtout si on ne peut obtenir
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 11

que la diminution des Douanes.


Il est vrai que si on l’observait, les Sujets de
Votre Majesté ne payeraient que trois pour cent,
au lieu qu’ils en payent cinq. Mais ils y sont ac-
coutumés depuis longtemps & le profit de cette
diminution n’est pas assez considérable, pour
le mettre en parallèle avec les autres avantages
qu’on tirerait du renouvellement des autres pri-
vilèges que le Grand Vizir ne veut pas accorder
ni insérer dans les nouveaux traités, & encore
moins y faire entrer les autres articles qu’on lui
a proposés.
Tout ce que l’on peur négocier à la Porte,
se réduit à trois choses auxquelles seules il faut
donner une attention toute entière.
La première est l’intérêt de Dieu, la qualité
de Roy Très Chrétien y oblige Votre Majesté
plus que pas un autre des Princes de la terre.
La seconde regarde son honneur & sa gloi-
re.
Et la troisième, la sûreté des personnes &
des biens de ses Sujets.
Quant à la première, les Rois de France ont
été de tour temps les protecteurs de notre Reli-
gion dans les États du Grand Seigneur, & ce n’est
12 MÉMOIRES

que par leur autorité & leur protection, que les


Saints Lieux de Jérusalem ont été conservés
aux Catholiques, Les ordres qu’elle a donnés à
M. de Nointel de protéger les Chrétiens Orien-
taux, & de faire rendre à nos Religieux de Jé-
rusalem, les Saints Lieux que les Grecs ont
usurpés fur eux, est une preuve du soin tout
particulier qu’a Votre Majesté de travailler
pour la gloire de Dieu, pour la consolation des
Catholiques, & pour conserver ce qu’il y a de
plus vénérables restes des lieux où les Mys-
tères de notre Religion ont été opérés, & elle
s’en est chargée seule, pendant que les autres
Princes Chrétiens sont dans une inaction qui
ne se peut comprendre.
Sur cet article Votre Majesté doit être aver-
tie, que le Grand Seigneur souffre sans peine
qu’elle protége les Chrétiens Latins ; mais il ne
peut souffrir qu’elle se mêle & qu’elle prenne
la protection des Chrétiens qui sont ses Sujets.
Le Grand Vizir favorise en toutes choses Pa-
naïaoty son premier Drogman, &celui-ci sou-
tient les Grecs ses Compatriotes de toutes ses
forces. Il est cependant très important pour la
gloire de Votre Majesté d’obliger les Grecs à
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 13

restituer les Saints Lieux qu’ils ont usurpés sur


les Latins, dont ils prétendent même leur refu-
ser l’entrée. Mais il faut que cette restitution
soit autorisée non seulement par un comman-
dement particulier du Grand Seigneur ; mais
qu’elle soit insérée dans les nouvelles Capitu-
lations, qui sont d’une toute autre considération
que les Catakerifs, que les Ministres du Divan
font révoquer quand ils veulent par d’autres
qui leur sont opposés, après quoi il faut recom-
mencer tout de nouveau, ce qui n’arrive jamais
sans des dépenses extraordinaires & des négo-
ciations laborieuses. Car le dessein des Grecs
& de leur protecteur Panaïaoty a été de tout
temps de se rendre maîtres des Saints Lieux &
d’en chasser les Latins. Les fourberies & les
plus grandes dépenses ne leur coûtent rien pour
y parvenir.
Quant au second point, il n’y a rien de plus
glorieux pour Votre Majesté, que d’être le pro-
tecteur de tant de Nations différentes qui abor-
dent les États du Grand Seigneur sous vos éten-
dards, & à qui elle accorde sa protection & les fait
jouir des mêmes avantages & des mêmes privi-
lèges dont jouissent les Sujets naturels de Votre
14 MÉMOIRES

Majesté depuis un temps immémorial.


Cependant le Grand Vizir prétend met-
tre dans les nouvelles Capitulations, que les
Étrangers qui voudront venir en Turquie sous
la Bannière de France feront considérés comme
les Français, & recevront le même traitement.
Mais ces termes ne les obligent point à y venir
sous votre Bannière, comme ils y font obligés
par les anciennes Capitulations ; ils les laissent
dans une liberté qui les fait aller de pair avec
vos sujets, & met une égalité qu’il ne convient
pas de souffrir, d’autant que quand les Nations
Étrangères sont en guerre avec les Turcs, elles
y viennent sous la Bannière de Votre Majesté,
& continuent ainsi leur commerce que vos Su-
jets seraient seuls dans ces temps & quand elles
ont fait leur accommodement, elles y viennent,
sous leur propre Bannière, sans entrer dans les
frais que la Nation Française a été obligée, &
est obligée de faire pour satisfaire à l’avarice &
aux avanies des Turcs.
Sur le troisième point, il ne s’agit pas tant de
donner aux Sujets de Votre Majesté un moyen
de s’enrichir par le commerce du Levant, qu’on
ne doive songer aussi à la conservation des biens
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 15

qu’ils y ont acquis, & à la sûreté de leurs per-


sonnes.
C’est peu de chose d’obtenir les deux pour
cent de diminution sur la douane, si en renouve-
lant les anciennes Capitulations, on n’y fait pas
insérer l’article le plus important de tous, sans
lequel les Sujets de Votre Majesté ne peuvent
négocier avec sûreté dans ce Pays.
Cet article dans les anciens Traités, por-
te que les Sujets du Grand Seigneur ne seront
point reçus en témoignage contre un Français
en matière civile ; & qu’ils ne pourront être
condamnés au paiement de ce qu’on leur de-
mandera, que sur leurs billets écrits & signés
de leurs mains, ou sur un acte public. Il est vrai
qu’il y avait quelques termes qui faisaient naî-
tre, quelquefois des difficultés. Il parait très né-
cessaire de faire éclaircir ces termes dans les
nouvelles Capitulations. Or ce n’est pas remé-
dier à ce désordre que se contenter de ce que
le Grand Vizir offre. Savoir qu’on n’écoutera
pas les faux témoins : car il sera toujours im-
possible de prouver qu’un Turc est un faux té-
moin. Il faudrait pour cela avoir des témoins
Turcs, & jamais un Turc ne portera témoignage
16 MÉMOIRES

contre un autre Turc en faveur d’un Chrétien,


c’est leur usage, c’est leur pratique constante.
D’ailleurs les Français ne sont point reçus à por-
ter témoignage contre un Turc. On nous regarde
comme des Infidèles, dont le témoignage ne doit
point être reçu en justice. Le Français dans une
semblable rencontre sera accablé par une nuée
de témoins Turcs, il sera déclaré faux témoin,
& comme tel puni sur le champ de la peine du
talion. Il faudra donc qu’il se résolve à perdre
son bien sans oser se plaindre, parce qu’il ne
trouvera personne qui veuille dire la vérité en
sa faveur.
La diminution des deux pour cent n’est
pas générale pour tous les États du Grand Sei-
gneur. On paye, vingt pour cent pour celle
d’Égypte, & le Grand Seigneur n’en veut rien
diminuer. Ainsi ce modique avantage ne serait
que pour le reste des États du Grand Seigneur,
& le commerce qu’on y fait n’est pas à com-
parer avec celui d’Égypte, & par conséquent
ne peut être que très peu considérable pour le
commerce.
Il est constant, SIRE, ainsi que j’ai eu l’hon-
neur de le représenter à Votre Majesté dans mon
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 17

premier Mémoire, que les Turcs sont les plus


fiers & les plus arrogants de tous les hommes.
Ils croient que tout leur est dû, & que les maniè-
res honnêtes qu’on a pour eux, sont bien moins
des marques de notre politesse naturelle, que
de notre faiblesse, & du besoin que nous avons
d’eux. Mais un très long usage m’a convaincu
qu’ils ne sont jamais amis que de ceux qui les
maltraitent, & qu’ils n’accordent jamais rien
que par la force. Ils font incapables de goûter
les meilleures raisons, que quand elles partent
de la bouche du canon, il faut même observer
que les coups suivent de bien prés les menaces,
ou imiter les Allemands qui frappent avant que
de menacer. Tout cela bien ménagé & bien sou-
tenu sera infiniment plus d’effet sur ces sortes
de gens que tous les ménagements & toutes les
politesses qu’on a pour eux, & dont ils ne sont
pas susceptibles.
Le renouvellement des Capitulations, com-
me le Grand Vizir l’offre, n’étant point du tout
convenable à la gloire de Votre Majesté ; ni au
bien de ses Sujets, il semble qu’il conviendrait
que Votre Majesté ordonnât à M. de Nointel de
laisser le Grand Vizir se rapprocher de lui-même,
18 MÉMOIRES

& faire de bonne grâce ce qu’il a refusé avec tant


de hauteur jusqu’à présent, car quelque mine
qu’il fasse, il craint extrêmement une rupture
avec la France. Ses ennemis en profiteraient, &
on verrait infailliblement un soulèvement géné-
ral contre lui.
Votre Majesté peut mettre ce Ministre & tous
les Turcs à la raison, sans qu’elle soit obligée à
d’autre dépense qu’à celle qu’elle fait ordinai-
rement dans la Méditerranée. Et si elle prend
ce parti ; elle verra les Turc venir au devant de
tout ce qui peut-être agréable à Votre Majesté,
& renouveler les Capitulations de telle manière
qu’elle voudra l’ordonner.

En voici le projet.

Votre Majesté a déjà quinze Vaisseaux de


guerre qui croisent dans la Méditerranée. Ils
sont suffisants, si elle ne veut pas en augmenter
le nombre jusqu’à vingt, y compris les brûlots.
Elle peut en donner le commandement à M.
de Martel qui connaît parfaitement les Turcs, ou
à tel autre de ses Lieutenants généraux de Sa
Majesté connaîtra avoir assez de résolution pour
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 19

faire réussir cette entreprise.


Il faudrait les faire partir fans que le des-
sein fût éventé, & qu’ils allassent mouiller a la
vue des premiers, Châteaux, d’où on détache-
rait trois Vaisseaux & deux Brûlots qui iraient
mouiller aux Îles du Prince, où l’on débarque-
rait la personne que Votre Majesté aurait choi-
sie pour porter ses ordres & les faire exécu-
ter, dont le premier serait de faire embarquer
M. l’Ambassadeur, qui demeurerait dans les
Vaisseaux sans plus mettre pied à terre, & que
l’Envoyé de Votre Majesté partirait aussitôt
pour se rendre à la Cour du Grand Seigneur,
& ferait savoir au Grand Vizir que Votre Ma-
jesté a ordonné à son Ambassadeur de s’em-
barquer & de repasser en France avec tous les
Marchands Français, lui déclarera en même
temps que l’Ambassadeur est déjà embarqué,
que tous les Marchands de Constantinople des
autres Échelles ont des ordres positifs de s’em-
barquer aussitôt qu’ils auraient payé, ou se se-
raient fait payer ce qui leur ferait dû récipro-
quement sur les lieux ; il l’assurerait aussi que
Votre Majesté ne veut plus, avoir de commerce
avec eux.
20 MÉMOIRES

Une pareille déclaration faite avec une fer-


meté convenable, ferait faire des réflexions
au Grand Vizir & à toute la Cour Ottomane.
Ils seraient sans doute informés du nombre de
Vaisseaux qui seraient aux Châteaux, & quoi-
que préoccupés de la force de ces Châteaux, ils
en connaissent fort bien la faiblesse ; & savent
qu’il n’est pas impossible de s’en rendre maître
en les attaquant avec un peu de vigueur. La des-
cription que j’en ai faite le prouve clairement.
D’ailleurs ils se verraient comme bloqués, & en
peut de jours on réduirait cette grande Ville à
une étrange famine ; car elle ne tire sa subsis-
tance journalière que par la mer. On ne fait ja-
mais de provisions, on vit au jour le jour. Dès
que cette porte est fermée pendant dix jours, on
crie à la famine, le peuple se soulève, & malheur
au Grand Vizir, & peut-être au Grand Seigneur.
Leurs têtes ne tiennent guère fur leurs épaules,
surtout si les Vaisseaux de Votre Majesté arrê-
taient toutes les Saïques & autres bâtiments de
quelque Nation qu’ils fussent, qui se trouve-
raient chargés de provisions pour cette ville si
aisée à affamer.
D’ailleurs le bruit des conquêtes & de la
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 21

puissance formidable de Votre Majesté s’est ré-


pandu dans tous les États du Grand Seigneur.
On les admire, on craint Votre Majesté & on
aimerait mieux rompre avec tous les autres Prin-
ces Chrétiens qu’avec elle. Ils sont éloignés, &
vous êtes à leur porte, vous les auriez bientôt
affaiblis, vaincus, terrassés, & votre puissan-
ce qui croît à vue d’œil, fera toujours respec-
ter votre Majesté des Turcs comme des autres
Nations que vous avez vaincues en tant d’oc-
casions. Le moment est favorable pour exiger
des Turcs tout ce qui conviendra à votre gloire,
& à l’avantage de vos Sujets ; & le Grand Vi-
zir qui a de l’esprit & de la politique, ne ris-
quera jamais sa vie, sa fortune, & celle de son
Maître, pour soutenir ce que l’inhabilité de ces
Ministres lui a fait entreprendre, il se prêtera
à tout. Votre Envoyé doit avoir à la main les
nouvelles Capitulations & leurs additions tou-
tes prêtes, & dire au Grand Vizir avec ferme-
té : Signez ou je me retire ; sachez que si vous
me faites la moindre violence, les Vaisseaux de
l’Empereur mon Maître inonderont vos Mers,
pilleront vos côtes, désoleront vos Sujets, rui-
neront votre commerce, vous affameront & me
22 MÉMOIRES

vengeront d’une manière que les siècles à venir


s’en souviendront.
Que si malgré ces vives représentations,
qui sont fondées sur la justice & sur le respect
qu’on doit à Votre Majesté, le Grand Seigneur
était assez mal conseillé, & son Ministre assez
fier pour ne pas se rendre, il semble que le par-
ti le plus convenable à l’honneur & à la gloi-
re de Votre Majesté, & même au bien de Ces
Sujets, serait de rompre tout commerce avec
eux, ou du moins de l’interrompre pour deux
ou trois ans, afin de les voir venir. J’ai dit que
cela serait plus avantageux aux Sujets de Votre
Majesté, que de souffrir plus longtemps qu’ils
soient exposés comme ils sont aux caprices des
Grands Vizirs, Gouverneurs des Provinces &
des Villes, & aux avanies continuelles qu’on
leur fait.
Il ne faut pas craindre que cette interdic-
tion porte aucun préjudice notable au com-
merce des Sujets de Votre Majesté. Ils pousse-
ront leur commerce en Espagne & fur toutes
les côtes Chrétiennes de la mer Méditerranée,
ils en rapporteront des soies & de l’argent, au
lieu que tout l’argent qu’on tire d’Espagne va
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 23

s’abîmer dans les États du Grand Seigneur, d’où


il n’en revient jamais la moindre parcelle. En
second lieu, il est constant qu’il y a à Marseille
des marchandises du Levant depuis plus de dix
ans qui ne sont pas vendues, & qui suffisent
pour la consommation qui s’en fait en France
plus qu’il n’en faut pour vingt ans, Et enfin je
puis affurer Votre Majesté que les Marchands
les plus expérimentés du Royaume, & ceux qui
sont le plus au fait du commerce, souhaitent
pour une infinité de bonnes raisons, que Votre
Majesté les délivre des avanies qu’on leur fait
dans toutes les Échelles du Levant, en y inter-
disant le commerce, ou pour toujours, ou pour
un temps, & que Votre Majesté, au lieu d’un
Ambassadeur, n’ait qu’un Consul, ou tout au
plus un Agent qui aura soin des affaites du com-
merce à beaucoup moins de frais qu’un ambas-
sadeur.
Je dois ajouter à ce que j’ai eu l’honneur de
dire ci-dessus de la facilité qu’il y a à se rendre
maître des Châteaux, que si Votre Majesté en-
trait en guerre avec le Grand Seigneur, elle se
mettrait en possession de toutes les îles de l’ar-
chipel en moins d’un mois ou de six semaines.
24 MÉMOIRES

Les Peuples qui les habitent soupirent après cet


heureux moment, parce qu’ils se trouveraient
affranchis du joug insupportable des Infidèles,
qui outre les pillages & les avanies continuelles
qu’ils leur font, leur enlèvent la cinquième par-
tie de leurs revenus, non pas comme ils sont en
effet, mais comme ils supposent qu’ils doivent
être.
Ces peuples seraient ravis d’avoir Votre
Majesté pour Souverain. Ils là payeraient avec
joie ce qu’ils payent aux Turcs, & cela, suffi-
rait pour entretenir l’armée qui agirait contre
les Turcs. Les Échevins de Milo m’ont assuré
de ce que j’avance ici, dans les conférences que
j’ai eues avec eux pendant que nous y avons
séjourné.
Douze coups de canon peuvent mettre par
terre le Château de Smyrne, qui est à l’embou-
chure de la rade, après quoi rien n’empêche
qu’on ne prenne la Ville & qu’on ne la pille. On
en tirerait de grandes richesses.
Chio n’attendrait pas qu’on tirât un seul
coup de canon pour porter les clefs à l’Officier
qui commanderait l’armée, & l’épouvante se
répandrait bientôt dans toute l’Asie.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 25

On peut encore assurer que les Saïques


&autres Bâtiments qu’on prendrait, dédomma-
geraient la dépense, & bien au-delà que l’arme-
ment aurait coûté. Il faudrait seulement obser-
ver de donner le Commandement des vaisseaux
autant qu’il se pourrait, à des Officiers qui ont
fait la course dans le Pays, parce qu’ils connais-
sent mieux que les autres les endroits où l’on
peu attendre & attaquer les Infidèles. Mais sur
toutes choses il faut du secret ; car on est assuré
de vaincre les Turcs dès qu’on les surprend &
qu’on les prend au dépourvu.
Si Votre Majesté daigne faire quelque atten-
tion à ce Mémoire, & le mettre à exécution, je
la supplie de trouver bon que je ne fois pas des
derniers à y être employé, parce que je ne désire
rien avec tant de passion que de contribuer tout
ce que mon zèle & une assez longue expérience
pourront me fournir pour finir ma vie au service
de Votre Majesté.

Fin des second Mémoire.

J’eus l’honneur de présenter ce Mémoire au


Roi le vingt-quatre Septembre 1672. Sa Majesté
26 MÉMOIRES

le reçut à son ordinaire avec bonté, & me pro-


mit de le lire. M. de Pomponne à qui j’en avais
donné une copie, me dit quelque jours après,
que Sa Majesté l’avait lu avec plaisir ; mais
qu’ayant alors des affaires plus intéressantes
Avec ses voisins, il fallait attendre qu’il fût en
état d’entreprendre celle-là, qu’elle trouvait bon
de dissimuler pour le présent, & de remettre à
une occasion plus favorable les marques de son
ressentiment, & l’attention qu’elle voulait bien
donner à mes avis.
Je demeurai cependant à la Cour, conti-
nuant mes services à Madame la Maréchale
de la Mothe, & portant tous les matins au Roi
& à la Reine des nouvelles de la santé M. le
Duc d’Anjou. Elle était assez bonne, à quel-
ques galles près, dont il avait le visage pres-
que couvert. Son corps se purgeait par là,
& on avait lieu d’espérer qu’avec un peu de
temps elles se seraient desséchées d’elles-
mêmes, mais les Médecins en jugèrent autre-
ment, ils ne voulurent pas perdre leurs droits,
ni attendre le cours ordinaire de la nature. Ma-
dame le Maréchale de la Mothe, Madame de
Venel, & les autres sous gouvernantes eurent
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 27

beau s’y opposer, la Faculté l’emporta sur el-


les. Le Prince leur fut abandonné, on le sai-
gna, on lui fit un cautère à la nuque du col,
& la Reine voulut être présente à cette opé-
ration. Les Médecins s’applaudirent d’abord,
& fort mal à propos ; car la galle & l’humeur
qui la causait rentrèrent, & le prince mourut
le dixième jour après qu’il eût été mis entre
les mains des Médecins. Cette mort affligea
beaucoup leurs Majestés & toute la France,
mais particulièrement les femmes qui étaient
au service de ce jeune Prince, qui voyaient leur
fortune & toutes leurs espérances fondues par
cette mort, & celle de Madame marie Thérèse
de France.
Le vingt-huit Janvier 1673, Messieurs les
Ministres m’ordonnèrent de me tenir prêt pour
faire un Voyage. Cet ordre me fit connaître que
le ne pouvais pas davantage continuer mes ser-
vices à Madame la Maréchale de la Mothe. Je
la priai de me permettre de me retirer à Paris
pour mettre ordre à mes affaires, Elle eut quel-
que peine à m’accorder mon congé. Elle le fit à
la fin, & elle accompagna son consentement de
toutes les politesses imaginables.
28 MÉMOIRES

Je demeurai à Paris jusqu’au mois d’Avril,


attendant toujours mes ordres pour le voyage
qu’on avait résolu de me faire entreprendre.
Le Roi était près de se mettre en campagne,
& j’avais résolu de le suivre ; mais M. de Pom-
ponne me le défendit, & me dit que M. Col-
bert demeurerait à Paris, & que ce serait lui qui
me donnerait les ordres du Roi, J’employai ce
temps à me faire recevoir dans l’Ordre de No-
tre-Dame du Mont Carmel & de Saint Lazare
de Jérusalem.
_______________
Rétablissement de l’Ordre de Notre-
Dame de Mont Carmel, & de
S. Lazare de Jérusalem.

L
E Roi songeait depuis quelque temps à
instituer un Ordre de Chevalerie, à l’imi-
tation de Ces augustes prédécesseurs, &
il voulait qu’il fût destiné au service de l’Église,
contre les Infidèles, & à celui de l’État.
Le Père Ferrier alors Confesseur du Roi
m’en avoir communiqué quelque chose avant
mon Voyage à Constantinople.
Sa Majesté après bien des réflexions, jugea
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 29

qu’il était plus â propos de rétablir dans sa splen-


deur celui que Henry le Grand avait institué sous
le titre de Notre Dame du Mont Carmel, & de le
joindre à celui de Saint Lazare.
M. de Nerestang était Grand Maître de ce
dernier , & il y avait longtemps que cette dignité
était dans sa famille. Mais cet Ordre émit beau-
coup déchu de sa première splendeur faute de
fon&ions, & par la qualité des personnes qu’on
y avait admises.
S. Majesté voulut retenir cette dignité pour
Elle-même, afin de lui rendre son éclat. Elle
fit le Marquis de Louvois son Grand Vicaire,
auquel elle ordonna de ne rien négliger pour
mettre ces deux Ordres réunis, dans toute leur
splendeur.
Sa Majesté fit donner à M. de Nerestang
cent mille écus pour le dédommager ; & par son
Édit du mois de Décembre, Elle annula toutes
les Chevaleries de son Royaume, réunit tous
leurs biens à celui-ci, & fit de nouvelles Or-
donnances, tant pour la réception des nouveaux
Chevaliers, que pour la recherche des biens de
l’Ordre, qui avaient été usurpés par des parti-
culiers.
30 MÉMOIRES

Des gens riches formèrent une Compagnie,


& offrirent de payer à M. de Nerestang les cent
mille écus, & faire toutes les poursuites & tous
les frais nécessaires pour la recherche & la réu-
nion des biens usurpés ou aliénés, à condition
de jouir pendant six années des biens qu’ils fe-
raient revenir à l’Ordre.
L’honneur de porter la Croix d’un Ordre
dont le Roi était le Grand Maître, & pour le-
quel Sa Majesté agissait avec empressement
à Rome & dans ses États, jointe à l’espérance
de jouir des biens que les Chevaliers pour-
raient mériter par leurs services, obligèrent
quantité de gens des plus illustres Maisons du
Royaume à s’empresser pour y être reçus y en
eut même qui négligèrent de faire entrer leurs
enfants dans celui de Malte, & qui les firent
entrer dans celui-ci, parce qu’outre les biens
qu’ils pouvaient en retirer, ils pouvaient se
marier sans quitter la Croix, & soutenir ainsi
leurs Maisons,
Le Roi voyant la presse qu’il y avait à y en-
trer, eut la bonté de se souvenir de moi. Il dit à
M, de Louvois qu’il voulait que je fusse reçu ; &
qu’il fallait me faire grâce du droit de passage,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 31

qui était d’environ 1460 livres.


M. de Louvois lui répondit que cela ne
se pouvait, à cause de la conséquence, & que
Sa Majesté lui avait promis que nul ne serait
exempt de cette règle. Hé bien, lui répondit le
Roi, puisqu’il faut payer, je payerai moi-même,
recevez-le toujours.
Sa Majesté ayant demandé combien il fal-
lait, M. de Louvois répondit qu’il fallait environ
1460 livres, & le Roi, dit à M. de Pomponne de
me donner une Ordonnance de cette somme, en
considération de mes services,
M. de Pomponne m’ayant trouvé en sortant
du Conseil dans la cour du Château, me dit ce
que le Roi voulait faire pour moi ; qu’il allait
faire expédier mon Ordonnance, & que cepen-
dant je devais aller remercier Sa Majesté.
J’y fus sur le champ, je fis mon remercie-
ment en peu de paroles, & le Roi me répon-
dit avec sa bonté ordinaire : je suis bien aise
d’avoir trouvé cette légère occasion de vous
faire plaisir. Je le remerciai par une profonde
révérence.
Je reçus le dix Avril mon Ordonnance des
mains de M. de Pomponne. Je touchai mes 1460
32 MÉMOIRES

livres le treize & j’allai sur le champ les porter


à M. Bernin de la Perraudière Trésorier de l’Or-
dre, dont je pris les quittances que je portai à M.
Mallot Contrôleur général de l’Ordre pour les
faire enregistrer.
Ensuite je présentai ma Requête à M. de
Louvois, pour être admis à faire mes preuves &
être reçut à l’Ordre. Il la répondit, & me nomma
pour Commissaires Messieurs des Planes & de
la Perraudière, qui prirent jour pour examiner
mes papiers, & dresser leur Procès verbal selon
leur Commission.
Les preuves ordinaires de la naissance, &
les pièces que l’on produit pour cela, doivent
consister, en contrats de mariages, testaments,
baptistaires, & autres actes semblables.
Il faut encore produire trois Gentilshommes
qui témoignent la pureté de la race, & qu’on n’a
aucune tâche de Judaïsme ou de Mahométisme.
Je priai Messieurs de la Chaise, d’Épinoi & de
Lescamps d’assister à cet examen ; & de ré-
pondre aux interrogations qu’on leur ferait, ce
qu’ils m’accordèrent, & leurs dépositions ayant
été agréées de mes Commissaires, le Notaire de
1’Ordre porta le Procès Verbal en parchemin
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 33

à M. du Verdier Genouillac Procureur Général,


dont les conclurions furent que je devais être
reçu. M. Merault Chancelier de l’Ordre y mit
son Visa, & on n’attendit plus que le jour de la
promotion pour faire la cérémonie, qui se fit en
cette manière.
M’étant rendu à Paris à l’Hôtel de Louvois
avec dix-huit autres, tant Chevaliers que Frè-
res Servants, M. le Marquis de Sauleux Maître
des Cérémonies nous conduisit à la Chapelle
Le Père Toussaint de S. Luc Carme, Aumônier
de l’Ordre, revêtu des ornements Sacerdotaux,
nous fit lire & signer notre Profession de Foi, &
mous en donna une copie. Il bénit ensuite nos
épées, & puis les croix qu’on nous devait don-
ner, & les Livres qui contenaient les règles de
l’Ordre & l’Office de la Sainte Vierge.
Les croix, qui étaient destinées pour les Frè-
res Servants, étaient d’or toutes unies, à trois
branches, avec une Image de la Sainte Vierge
d’un côté, & de S. Lazare ressuscitant de l’autre
simplement gravées des deux cotés.
Celles des Chevaliers étaient d’or émaillées
de blanc fur la bordure à quatre branches, &
émaillées de rouge & de vert dans les milieux
34 MÉMOIRES

avec mêmes images en relief. Les unes & les


autres étaient attachées avec un ruban couleur
de feu, que le Roy voulut qu’on y mit au lieu de
la couleur amarante, que M. de Nerestang por-
tait avec tous ses Chevaliers.
Après cela on nous fit passer dans la Cham-
bre de M. de Louvois. Nous le trouvâmes assis
dans un grand fauteuil, nous lui fîmes une pro-
fonde révérence, & chacun à son tour, selon qu’il
était appelé par le Héraut, s’approcha de lui, tira
son épée, la lui présenta, & s’étant mis à genoux
à ses pieds, en reçut trois coups sur les épaules,
pendant qu’il prononça ces paroles : AU NOM
DE DIEU VIVANT : je vous fais Chevalier de
l’Ordre Royal de Notre-Dame, du Mont Carmel
& de S. Lazare de Jérusalem Amen. Il nous ren-
dit nos épées, & nous donna le croix que nous
attachâmes à nos pourpoints, & enfin un Livre
qui contenait l’Office de la Sainte Vierge & les
devoirs & les règles auxquelles nous étions obli-
gés. La cérémonie achevée, nous remerciâmes
M. notre Grand Vicaire ; & nous nous retirâ-
mes.
Le Secrétaire de l’Ordre ayant expédié nos
Patentes, les remit à M. Mérault Chancelier, qui
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 35

après les avoir scellées, nous les remit. En voici


la teneur.
_______________

F
RANÇOIS MICHEL LE TELLIER, Mar-
quis de Louvois, Secrétaire d’État, Chan-
celier des Ordre du Roy, & Grand Vicai-
re Général de l’Ordre Royal de Notre-Dame
du Mont-Carmel & de S. Lazare de Jérusalem,
tant au spirituel qu’au temporel, deçà & delà les
mers : A tous ceux qui ces prés »entes verront :
SALUT.
SAVOIR FAISONS : Qu’ayant ci-devant
agréé l’humble prière qui nous a été faite par Lau-
rent d’Arvieux, à ce qu’il nous plut le recevoir
dans ledit Ordre Royal de Notre-Dame du Mont
Carmel & de S. Lazare de Jérusalem. Et ayant
été particulièrement informé de ses bonnes vie,
mœurs, âge, Religion Catholique Romaine, &
de sa naissance légitime, tant par l’enquête qui
en a été ci-devant faite en vertu de nos lettres de
commission, que par les autres titres & preuves
qui ont été remises es mains des Commissai-
res par nous à ceci députés, dont nous a été fait
rapport, comme aussi de ses soins, suffisance,
36 MÉMOIRES

expérience, fidélité & affecttion au service de


Sa Majesté même de sa noblesse paternelle &
maternelle.
A CES CAUSES, & autres considérations
à ce nous mouvantes, nous avons icelui Sieur
Laurent d’Arvieux, fait, créé, reçu, faisons,
créons & recevons Chevalier dudit Ordre de
Notre-Dame du Mont-Carmel & de S. Lazare
de Jérusalem, pour jouir par lui des honneurs,
dignités, prééminences, franchises, libertés &
privilèges dont jouissent les Chevaliers dudit
Ordre, tenir rang parmi eux, avec pouvoir de
posséder Commanderies & pensions sur toutes
sortes de Bénéfices, porter la croix & le collier
dudit Ordre, à condition d’observer les Statuts
d’icelui, sans y contrevenir directement ou in-
directement, se rendre auprès de nous toutes &
quantes fois qu’il en fera requis pour le service
du Roy notre Souverain Seigneur, ou pour le
bien & utilité dudit Ordre.
Mandons à tous Commandeurs, Chevaliers,
frères Servants, & autres qu’il appartiendra de
reconnaître ledit Sieur Laurent d’Arvieux Che-
valier dudit Ordre, le recevoir en cette qualité
dans toute, les Assemblées capitulaires, qui se
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 37

feront à l’avenir pour l’intérêt dudit Ordre, & de


le laisser jouir des privilèges dont jouissent les
Chevaliers d’icelui. Car telle est notre intention.
En témoin de quoi nous avons signé les Présen-
tes de notre main, icelles fait, scellées du sceau
dudit Ordre, & contresignées par le Secrétaire
d’icelui. Donné à Paris le 26 jour du mois d’Avril
1673. Signé sur l’original DE LOUVOIS, & sur
le repli Visa Merault. Par Monseigneur, Signé
de la Borde Secrétaire.
Je fis mon arbre généalogique avec ses ar-
mes & leurs blasons, & je l’envoyai à M. Pierre
le Blanc Peintre Généalogiste & Héraut de l’Or-
dre, pour le mettre dans le Livre des Généalo-
gies, & pour faire le tableau de mes armes, qui
doit être rangé dans la grande salle avec ceux
des autres Chevaliers.
Je demeurai Paris le reste du mois d’Avril.
Le Roy était parti pour l’armée, il ne restait pres-
que plus personne de la Cour, & tous les Che-
valiers de notre Ordre avaient suivi Sa Majesté.
J’eus honte de paraître à Paris, & après avoir
établi un commerce chez M. Colbert avec un de
ses Commis, pour m’avertir quand on jugerait à
propos de me faire partir, je résolus d’aller passer
38 MÉMOIRES

quelques jours à la campagne.


J’allai à Pontoise le 3 Mai, & je logeai chez
M. François d’Aguillenqui, Doyen de S. Melon,
mon allié, à qui j’avais promis depuis longtemps
d’aller passer quelques jours avec lui. C’était un
Gentilhomme de Barjols en Provence. Il avait
été Prévôt de sa Cathédrale, qui est la première
dignité du Chapitre & d’un revenu considéra-
ble ; mais comme il a l’âme grande, qu’il est
généreux & plein d’une noble ambition, il était
venu à la Cour, & s’était attaché à M. du Har-
lay Archevêque de Rouen. Il demeura quelques
années auprès de lui avec l’approbation de tout
le monde ; tant sa vie était exemplaire. Il avait
refusé plusieurs Évêchés que le Cardinal Maza-
rin lui avait offerts ; & il leur avait préféré la vie
douce & retirée qu’il menait à Pontoise, où il
était Grand Vicaire de son Archevêque, & Doyen
de la Collégiale avec quelques autres Bénéfices.
Cette retraite ne pouvait que lui être infiniment
agréable. Il était très bien logé, il jouissait d’un
très bon air. Il vivait en grand Seigneur. Sa table
était ouverte à toutes les personnes de mérite,
les plus grands Seigneurs se faisaient un plai-
sir de le venir voir souvent. Sa conversation les
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 39

charmait, & tous les Habitants de Pontoise &


des environs le regardaient comme leur père &
leur protecteur.
Quelque temps avant sa mort, il avait fait
venir de Provence un de les neveux, auquel
moyennant une dispense d’âge, il resigna un
Prieuré en Normandie & un autre en Proven-
ce. Après cela il tomba malade d’une réten-
tion d’urine, qui l’emporta de ce monde le 10
Août 1674 âgé de 78 ans, regretté de tour le
monde.
Je demeurai à Pontoise jusqu’à la fin du
mois de Juillet. J’employai mon temps à com-
poser un Dictionnaire Turc & Latin, sur les Mé-
moires que j’avais apportés du Levant, & sur
la connaissance & l’usage que j’avais de cette
Langue. Il y avait longtemps que je rongeais à
cet Ouvrage; mais mes différentes occupations
ne m’en avaient pas donné le loisir.
Je revins à Paris sans être encore éclaircit
de la Commission qu’on voulait me donner, &
en attendant l’issue, je me retirai dans une autre
solitude, pour mettre en ordre les Mémoires de
mes Voyages, que plusieurs Curieux me deman-
daient avec, empressement M. le Petit Imprimeur
40 MÉMOIRES

ordinaire du Roy, me pressa d’accepter sa mai-


son rue de Charonne Faubourg S. Antoine. Je
l’acceptai & je m’y établis, & j’y demeurai jus-
qu’à la fin de Septembre, & je mis en ordre mon
premier Voyage du Levant jusqu’à mon retour
de Seïde à Marseille, comme on l’a vu au com-
mencement de ces Mémoires. Cependant la bel-
le saison se passa, & le froid m’obligea de reve-
nir à Paris presque en même temps que le Roy
revint de sa campagne de Flandres, où il avait
fait de si glorieuses conquêtes.
Je fus prié dans ce même temps par des Cu-
rieux de donner au Public la Relation de ce que
j’avais observé chez les Arabes du Mont-Car-
mel, y ayant peu de gens qui connussent comme
moi les mœurs & les coutumes de ces Peuples.
J’avais demeuré assez souvent avec eux pour les
connaître, & j’avais fait des Mémoires exacts
de tout ce que j’avais observé. J’y travaillai, &
en un mois je mis cette Histoire presque en état
d’être imprimée.
Cependant il arriva à Paris un Juif, que
j’avais connu fort particulièrement à Constanti-
nople, dont on ne sera pas fâché de savoir l’his-
toire.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 41

Histoire de Raphaël Lévy, Juif, &


aujourd’hui Chrétien sous le
nom de Louis de Byzance.

R
APHAËL Lévy Juif de Religion, était
né à Constantinople. Il était fils d’un Or-
fèvre. Il était ayez bien fait ; mais laid
& si brun, qu’il approchait plus d’un Éthiopien
que d’un Espagnol ou d’un Portugais. Il eut dès
sa plus tendre jeunesse de l’inclination pour
les Langues qui font Étrangères dans son Pays
comme la Latine, la Française, l’Espagnole,
l’Italienne & la Portugaise. Il aimait sur toutes
la Française, & l’apprit en assez peu, de temps
en perfection. L’Hébreux, le Grec, l’Arabe & le
Turc lui étaient si familiers qu’il passait pour un
des Savants de cette grande Ville. Il était hom-
me de bien & de bonnes mœurs, & avait des
manières toutes autres que son air barbare ne
l’annonçait. La lecture du Nouveau Testament
qu’il confrontait à l’Ancien, & les conversa-
tions fréquentes qu’il avait avec les Religieux
Latins établis à Pera & à Galata, lui firent naître
des doutes dont il cherchait à s’éclaircir ; mais
il le faisait avec tant de discrétion & de secret,
42 MÉMOIRES

qu’il était impossible de pénétrer quel était son


dessein. Il étudia sa Religion & la Chrétienne
avec tant de soin & d’application, qu’il se dé-
sabusa entièrement des erreurs des Rabbins, &
qu’il perça le voile des obscurités qu’ils ont ré-
pandus sur les Saintes Écritures. C’était dans le
temps qu’il s’appliquait à cette étude, que parut
le faux Messie Sabataï Sevy à Constantinople.
Le père de Raphaël fut un des plus ardents à tout
quitter pour suivre cet imposteur, malgré tout ce
que Raphaël lui pût dire, pour lui faire connaître
que cet homme n’avait aucune des qualités que
doit avoir le véritable Messie. Mais ce bonhom-
me était si entêté, que lui & un grand nombre
d’autres n’ouvrirent les yeux, & ne reconnurent
l’imposture de Sabataï, que quand il se fut fait
Mahométan.
Cet honteux changement renversa la cer-
velle de tous les Rabbins, qui ne pouvaient ré-
pondre aux cruelles railleries que Raphaël fai-
sait d’eux, & dont la plupart avouaient qu’ils
ne savaient plus où ils en étaient, & qu’il fallait
abandonner leur Loi & leur doctrine, & en cher-
cher une meilleure & plus assurée.
Il se trouva alors à Constantinople un Gen-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 43

tilhomme Français, nommé M. de Monceaux,


qui voyageait pour son plaisir, qui écrivait des
Relations de tout ce qu’il, voyait, & qui dési-
gnait toutes choses. Il voulut passer à la Morée,
& cherchait quelqu’un qui pût lui servir d’In-
terprète. Il jeta les yeux sur Raphaël, il le mena
avec lui, & pour qu’il lui fût plus utile, il le fit
passer pour Janissaire, lui en fit porter l’habit,
lui donna le turban blanc avec le nom d’Ahmed
Bâchi. Rien n’était aisé que ce déguisement.
Raphaël était circoncis, il parlait Turc & Ara-
be naturellement, & l’air de son visage, tout
le monde y pouvoir être trompé, & le prendre
pour, un janissaire d’Égypte.
Il parcourut ainsi toute la Morée avec M. de
Monceaux, sans que personne s’avisât jamais
de le soupçonner d’être un Juif.
Le Pacha de la Morée à qui il eut l’occasion
de parler plusieurs fois, lui trouvant de l’esprit
& de bonnes manières, croyait que c’étaient les
Officiers du corps des Janissaires, qui l’avaient
mis avec ce Français pour le conduire et l’es-
corter, en même temps qu’il lui servait de Tru-
cheman.
M. de Monceaux étant revenu à Constanti-
44 MÉMOIRES

nople, se loua si fort de Raphaël, que tous les


Français commencèrent à l’aimer.
M. Lainé & autres qui voyageaient par or-
dre du Roy, se faisaient un plaisir de l’avoir
chez eux. Il leur rendait service pour les manus-
crits qu’ils achetaient pour la Bibliothèque de
Sa Majesté, il les connaissait en perfection. M.
l’Ambassadeur le considérait, & lui avoir pro-
mis un Office de Trucheman. Il avait repris ses
habits ordinaires & son calpac, c’est-à-dire, son
bonnet à la Juive.
En arrivant à Constantinople, je le trouvai
dans le Palais de l’Ambassadeur. Nous fîmes
connaissance, & la facilité que j’ai à parler les
Langues Orientales me l’attacha tellement,
qu’il venait passer presque toutes les soirées
dans ma chambre. Nos conversations ne rou-
laient pour l’ordinaire que sur la Religion &
le Christianisme & j’eus le bonheur de le dé-
tromper d’une infinité d’erreurs ; mais j’affec-
tai toujours de ne le point presser, parce que je
remarquais de jour en jour que ses objections
étaient plus faibles, & que souvent il n’avait
rien à me répondre.
Lorsque M. l’Ambassadeur partit pour An-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 45

drinople, il lui ordonna de servir de Trucheman


dans le Palais où il laissait le Sr. de Blois son
premier Secrétaire, pour avoir soin des affai-
res courantes. Raphaël s’acquitta de cet emploi
avec tant de dextérité & de succès, que toute la
Nation en était fort contente, & qu’on n’atten-
dait plus que le retour de Son Excellence, pour
obtenir qu’il le déclarât Drogman.
Il arriva pendant l’absence de M. l’Ambas-
sadeur, que le Pacha de la Morée passa à Cons-
tantinople avec ses troupes, pour aller joindre
l’armée du Grand Seigneur.
Quelques-uns de ses gens trouvèrent Ra-
phaël chez le Caïmacan, où il sollicitait les dé-
pêches d’un Vaisseau Marchand qui était prêt à
partir. Ils eurent beau l’appeler Ahmed Bâchi, il
ne répondit rien.
Ces gens ne se rebutèrent pas. Ils coururent
après lui, l’abordèrent, & l’ayant bien reconnu,
ils lui dirent : Eh quoi donc, Ahmed Bâchi ja-
nissaire, tu es devenu Chiffour, (c’est le nom de
mépris qu’ils donnent aux juifs) ce n’est pas ainsi
qu’on abuse de notre sainte Loi ? Ils le menèrent
à leur Pacha, qui d’ayant bien reconnu, lui fit de
grands reproches, & le fit conduire au Caïcaman
46 MÉMOIRES

pour en faire justice.


Il fut mis en prison. On l’attendit tout ce
Jour-là & le lendemain au Palais de France. Ses
parents qui en étaient fort en peine le cherchè-
rent de tous côtés. On sût à la fin son aventure.
Son père & sa mère l’allèrent trouver, & em-
ployèrent toutes sortes de raisons & de cares-
ses, pour l’engager de sauver sa vie en se fai-
sant Turc.
Il demeura ferme pendant trois jours, & le
Caïmacan était prêt de le condamner à mort,
lorsqu’il fit réflexion que quoiqu’il fût résolu
de se faire Chrétien, il ne pouvait se sauver s’il
n’était pas baptisé ; que mourant dans cette oc-
casion il ne pouvait être tout au plus qu’un Mar-
tyr Juif ; qu’il était déjà circoncis, & que ne lui
coûtant que quelques paroles qu’il avait dites &
écrites bien des fois, il valait mieux faire sem-
blant d’embrasser cette Loi, en dirigeant son
intention, que de perdre les moyens de se faire
Chrétien Dès lors, il résolut la fuite, après qu’il
aurait fait le funeste sacrifice que ses parents
souhaitaient de lui. Il fit donc la profession or-
dinaire, & aussitôt on lui mit sur la tête un grand
turban blanc, tel que le portent les gens de lettres,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 47

avec le nom de Mehemed. On lui donna aus-


si des précepteurs pour lui expliquer l’Alco-
ran, & lui apprendre les cérémonies de la Loi,
& il fit sous ses Maîtres de si grands progrès,
& si prompts, que les Turcs ne doutèrent point
qu’il ne fût en très peu de temps un grand Saint,
puisqu’il avait tant de dispositions à devenir un
grand Docteur.
Depuis ce changement de Religion on ne
voulut plus le voir chez M. l’Ambassadeur. Il
vint pourtant me voir, & m’ouvrir son cœur, &
me demanda mon avis sur la conduite qu’il de-
vait tenir dans une affaire si délicate. Quoique
je le crusse homme de bien & sincère, je ne lais-
sai pas d’être sur mes gardes. Je ne louai ni ne
blâmai ce qu’il avait fait, de peur qu’il ne m’en
arrivât quelque chose de fâcheux. Je me conten-
tai de lui dire que dans ces sortes d’affaires il
fallait garder un très profond secret, & qu’il de-
vait continuer de s’appliquer à bien apprendre
tout ce que ses maîtres lui enseigneraient, pour
en faire tel usage qu’il jugerait lui être le plus
convenable, ne doutant pas que Dieu ne l’aidât
à mettre en exécution les bons desseins qu’il
avait formés.
48 MÉMOIRES

Quelque temps après mon départ pour Fran-


ce, Raphaël se souvenant qu’on l’avait acculé
d’avoir été cause que le petit des Martins dont
j’ai parlé ci-devant, s’était enfui, & s’était fait
Turc le soir des réjouissances que l’on fit pour
la naissance de M. le Duc d’Anjou, ne voulut
pas s’enfuir qu’il n’eut enlevé ce jeune homme
qui demeurait depuis ce temps-là chez le Caï-
macan. Il prit si bien ses mesures, qu’il l’enleva
de la maison de ce Ministre, & se retira secrète-
ment avec lui au Palais de France. Il se justifia
devant l’Ambassadeur si pleinement, que Son
Excellence leur donna une chambre, où ils de-
meurèrent cachés jusqu’à ce qu’il y eût un Vais-
seau qui pût les porter en France.
Ils furent environ six mois dans cette prison
volontaire, parce qu’il ne se trouva aucun Vais-
seau ni à Constantinople ni à Smyrne où on les
pût embarquer.
M. de Nointel étant encore allé à Andrino-
ple, pour travailler au renouvellement des Capi-
tulations, les y mena, avec lui habillés à la Fran-
çaise.
Les Janissaires de la garde de Son Excel-
lence les connaissaient bien, & cependant ils ne
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 49

les décelèrent point car il y a cette fidélité par-


mi eux, qu’ils ne trahissent jamais ceux dont ils
mangent le pain & le sel, & il n’est jamais ar-
rivé que les Janissaires qui ont servi les Ambas-
sadeurs aient révélé la mort des insolents qu’on
a fait tuer & jeter dans les lieux secrets. Les Ja-
nissaires les appelaient M. Lévy & M. Martin,
& continuèrent de les appeler ainsi, jusqu’à ce
qu’il fallût leur faire reprendre leurs habits à la
Turque, pour les faire passer plus sûrement aux
Dardanelles, où ils devaient s’embarquer sur un
Vaisseau Français qui y était mouillé. On les mit
sur un Bateau du Pays qui descendait par la ri-
vière jusqu’au Canal. Les Janissaires de l’Am-
bassadeur les recommandèrent aux Matelots
comme leurs camarades qui allaient porter des
ordres du Grand Seigneur a ce Vaisseau. Ils les
embrassèrent, & quand ils furent embarqués, ils
leur crièrent : Mehemed Cheleby, bon voyage.
Ils entrèrent ainsi dans le Vaisseau sans empê-
chement, & firent route pour Smyrne & delà à
Marseille.
M. de Nointel avait donné quelque argent
Raphaël pour son voyage jusqu’à Marseille. Y
étant arrivé, il fut empaumé par quelques Calvi-
50 MÉMOIRES

nistes qui étaient dans la Compagnie du Levant,


qui l’adressèrent au Sieur Tronchin à Lyon, qui
lui donna de l’argent pour son voyage jusqu’à
Paris. Comme ces Messieurs savaient le dessein
qu’il avait de se faire Chrétien, & qu’ils eurent
bientôt connu les talents & son mérite, ils lui
firent de grandes promesses pour l’attirer dans
leur parti ; mais il était trop bien instruit pour
gagner quelque chose fur fon esprit, Il leur dit
résolument qu’il voulait être Chrétien & Catho-
lique Romain.
Il vint directement chez moi ; je le logeai,
& je lui fournis ce qui était nécessaire pour sa
subsistance même pendant une maladie qu’il
eut presque en arrivant.
Il ne fut pas longtemps sans se faire connaî-
tre, & sans acquérir des amis. Les lettres de re-
commandation qu’il avait pour Messieurs Caze
& Tronchin Directeurs de la Compagnie du Le-
vant, me donnèrent occasion de les assurer que
Raphaël n’avait quitté son Pays que pour se fai-
re Chrértien : je leur demandai sur cela leurs
conseils & leur assistance.
Ils trouvèrent à propos que je parlasse à
Madame Belinzani. Cette Dame qui était pieuse
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 51

& charitable embrassa avec joie une occasion


de marquer son zèle. Je lu préfentai Raphaël
après lui avoir conté son histoire : elle le reçût
très bien, le fit habiller, lui assigna une pen-
sion, & le mit entre les mains du Père Richard
Simon de l’Oratoire, fort savant dans les Lan-
gues orientales, pour l’instruire. Il fit en peu
de temps de gros progrès, sous cet habile Maî-
tre, qui le mit bientôt en état de recevoir le
Baptême. Il fut ensuite présenté au Roi & à
la Reine qui voulurent bien être ses Parain &
Maraine. Il fut tenu au nom de Leurs Majestés
par M. le Duc Mazarin & Madame Colbert,
qui le nommèrent Louis, & qui lui donnèrent
le surnom de Byzance, parce qu’il était né à
Constantinople.
On le mit ensuite aux Nouveaux Convertis,
où il donna des marques de sa piété, & voulut
entrer, chez les Carmes Déchaussés. Madame de
Belinzani qui était sa protectrice, ne jugea pas
à propos qu’il embrassât sitôt une vie chargée
de tant d’autorités : elle lui conseilla d’atten-
dre quelque temps, & que cependant elle ver-
rait ce qu’elle pourrait faire pour lui. O l’em-
ploya donc à quelques traductions, & pendant ce
52 MÉMOIRES

temps-là il édifia tout le monde par sa piété &


par son exactitude a remplir tous ses devoirs de
Chrétiens. Il était sobre, buvait très peu de vin,
jeûnait fréquemment, & employait à là lecture
des livres de piété & à l’Oraison tour le temps
qu’il pouvait dérober à son sommeil & à ses oc-
cupations,
Madame de Belitnzani bien mieux persua-
dée par ce qu’elle apprenait tous les jours de
Louis de Byzance, que par tout ce que je lui
avais dit de ses bons sentiments, lui rendit de
si bons offices auprès du Duc de Mazarin & de
Madame Colbert, qu’ils lui firent donner une
pension sur le Clergé.
Mais ce nouveau Chrétien désirait faire de
plus grands progrès dans la science & dans la
piété, lui dit un jour qu’il savait assez comment
il fallait vivre chrétiennement, qu’il ne lui man-
quait plus que de bons exemples, & qu’il sou-
haitait ardemment d’entrer dans quelque Com-
munauté de gens d’Église. Cette Dame crut ne
pouvoir rien faire de mieux que de le donner aux
Pères de l’Oratoire. Elle en parla au Perec de
Sainte Marthe Général de cette Congrégation,
qui le reçut avec joie, & l’envoya à Provins pour
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 53

y achever ses études, dan le,dessein de le rece-


voir un jour au nombre de ses enfants. Louis y
trouva avec l’instruction tout le bon exemple,
qu’il cherchait. Il avait alors environ vingt-cinq
ans, & on pouvait attendre de lui de grands ser-
vices pour la Religion.
Le Sieur de la Croix Secrétaire, de M. de
Nointel Ambassadeur à Constantinople arriva
à Paris vers la fin du mois de Novembre. Il
était envoyé expressément pour y apporter les
Capitulations, renouvelées, il me pria d’aller
avec lui à Versailles pour présenter aux Minis-
tres.
M. de Pomponne les ayant reçues, m’ordon-
na de les venir prendre le lendemain pour les tra-
duire en Français, avec les Lettres que le Grand
Seigneur, & le Grand Vizir écrivaient au Roi.
M’étant rendu auprès de ce Ministre à l’heure
qu’il m’avait marquée, je trouvai que le Sieur de
la Croix Petit Secrétaire Interprète du Roi pour
la langue Turque, avait remontré à M. de Pom-
ponne, qu’ayant acheté cette Charge pour servir
Sa Majesté en ces sortes de Traductions, ce se-
rait lui faire injustice de ne l’y pas employer, &
un grand tort à sa réputation & à sa fortune. Il
54 MÉMOIRES

fallut le contenter & lui laisser faire là première


Traduction. Mais le Roy voulut, que j’en fisse
aussi une, & pour cet effet, il ordonna à M. de
Pomponne de me les remettre entre les mains. Je
travaillai à cette Traduction, & elle eut le bon-
heur de plaire. Celle du Sieur de la Croix fut
d’abord copiée, & envoyée partout, afin qu’on
connût qu’il avait été employé & fait les devoirs
de sa Charge. Je ne voulus pas d’abord imprimer
ma Traduction, afin de lui faire moins de peine.
Je le fis dans le suite, & après m’impression de
la sienne. Je les donnerai dans la suite de mes
Mémoires.
Ce renouvellement des Capitulations fit
grand bruit à la Cour & à la Ville, & beaucoup
d’honneur à M. de Nointel. On en parlait comme
d’une merveille. On mit ce grand événement dans
la Gazette. On fit crier par les Colporteurs des
Relations imprimées qui avaient pour titre : Le
renouvellement & la nouvelle Alliance du G. S.
avec le Roi, & le rétablissement de la Foi Catho-
lique dans l’Empire Ottoman par M. de Nointel.
Ce Ministre profita si habillement des victoires
continuelle du Roi, & des conquêtes glorieuses
que sa Majesté avait faites dans les Pays-bas,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 55

qu’il fit changer tout d’un coup de face à la né-


gociation. Le Grand Vizir qui s’aperçut que les
Ministres du Roy ne lui écrivaient plus sur cette
affaire, craignit avec raison que le Roy ne son-
geât tout de bon à se venger des lenteurs affec-
tées de la Porte. Il crut qu’il falloir conjurer la
tempête, dont les suites auraient pu être funestes
à son Maître & à lui : car quelque fierté qu’ils
affectent, ils connaissent fort bien leur faibles-
se, & savent qu’à un Monarque comme le nô-
tre, rien n’est si facile que de Mettre le désordre
chez eux, il fit dresser les Capitulations sur les
Mémoires qu’on lui avait donnés, & fit venir M.
de Nointel à Andrinople ; il les lui remit avec
des Lettres pour Sa Majesté & pour ses Minis-
tres. Cela s’exécuta après le retour de la campa-
gne de Pologne.
Il faut remarquer que le Grand Seigneur par
une fierté mal entendue fondée sur un prétendu
prétexte de Religion, ne veut point traiter avec
les Princes Chrétiens, prétendant qu’ils ne doi-
vent pas aller de pair avec lui. On voit assez le
faux de cette prétention, sans que je prenne la
peine de le découvrir. Les termes de Traité ne
lui conviennent pas par cette raison. Celui de
56 MÉMOIRES

Capitulations lui plaît davantage, parce qu’il re-


garde ces actes comme des grâces qu’il accorde,
& dont il est le maître fi absolu qu’il les révo-
que, les étend, les restreint, ou les annule sans
cérémonie quand il le juge a propos.
M. de Nointel députa le Sieur Barie Com-
mis de la Compagnie du Levant, pour porter les
nouvelles Capitulations dans toutes les Échel-
les, accompagné du Sieur Petruca Kuper un de
ses Drogmans. Il fut d’abord à Smyrne, & vou-
lant passer à Alep, il tomba malade en Chypres,
& y mourut.
Le Sieur de la Croix Secrétaire de l’Ambas-
sade eut soin de faire faire plusieurs copies de
la Traduction du Sieur de la Croix en petits ca-
hiers, & y peindre les armes du Roy & de M.
de Nointel sur les premières pages, à dessein de
les donner aux Échevins de Marseille, pour les
envoyer aux Échelles du Levant.
Le Roy lui fit donner mil écus pour son
voyage, & il partit, emmenant avec lui des vio-
lons, des hautbois & des trompettes pour M.
l’Ambassadeur.
Le 20 Décembre 1673, M. Colbert me fit
appeler, pour me dire qu’il f allait me préparer à
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 57

faire un voyage à la côte d’Afrique. Ç’était ap-


paremment le voyage qu’on me préparait de-
puis si longtemps, & pour lequel un attendait
des nouvelles du Pays. Je dis au Ministre que
j’étais prêt à partir dès que j’aurais ses ordres.
Mais avant d’entrer dans ce détail, il est
à propos de préparer le Lecteur, & de lui rap-
porter l’Histoire du Bastion de France à la côte
d’Alger, & les différends du Sieur Arnaud qui
en était Gouverneur, qui furent cause du voya-
ge qu’on m’y fit entreprendre, & c’est ce qu’on
verra dans le Journal suivant.

Journal du Voyage du Chevalier


d’Arvieux à Alger.

L
ES Français ont établi depuis longtemps
un commerce avec les Maures dans un
Port de la côte d’Afrique, voisin de l’Île
de Tabarque dépendante d’Alger, où les Génois
étaient établis pour le commerce des blés, des
cuirs de la cire & de la pêche du corail qui est
abondante sur cette côte. Les Français ayant
trouvé un profit considérable sur cette côte, bat-
tirent un enclos de murailles qu’ils appelèrent le
58 MÉMOIRES

Bastion de France. Ils firent des magasins, des


logements & une manière de Donjon ; où ils mi-
rent quelques canons, avec une Garnison pour
la sûreté de leurs marchandises & de leurs per-
sonnes, parce que les Maures des environs sont
très méchants & naturellement grands voleurs.
Ils fortifièrent ensuite un autre endroit voi-
sin du Bastion, qu’ils appelèrent la Calle, où ils
mirent une autre Garnison capable d’empêcher
qu’on ne les traversât dans la pêche du corail, &
dans leur autre commerce qui roule principale-
ment sur le blé.
On fait ce commerce par cueillette; c’est-à-
dire, qu’on achète à un prix réglé tout le blé que
les Maures y apportent. On le met en magasin, &
lorsque les Vaisseaux & les Barques Françaises
viennent pour le charger, ils commencent par re-
mettre les fonds entre les mains du Gouverneur,
qui leur donne la quantité de blé qui leur convient,
& en moins de quatre jours ils peuvent faire leur
charge & remettre à la voile. Ces prompts char-
gements sont fort utiles, parce que cette espèce
de Port, si tant est qu’on puisse l’honorer de ce
nom, n’est pas assez bon pour qu’on y puisse
demeurer longtemps en sûreté.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 59

La seule pêche de corail peut fournir à tou-


tes les dépenses de cet établissement, & la traite
du blé est si considérable qu’elle peut donner
un très gros profit à ceux qui ont assez de fonds
pour fournir aux achats.
Le Sieur Sainson fut le premier en faveur
de qui le Bastion fut érigé en Gouvernement, &
qui avec l’agrément qu’il obtint de la Régence
d’Alger, fit augmenter les fortifications du Bas-
tion, & en augmenta la Garnison & les Officiers.
Le profit qu’il tirait de ce commerce lui donna
le moyen de munir le Bastion & la Calle de tout
ce qui était nécessaire pour leur défense, & pour
le spirituel & pour l’entretien & la subsistance
de quantité de gens de toutes sortes d’Arts & de
Professions qu’il y établit pour pouvoir se pas-
ser des secours d’Europe.
François d’Arvieux, un de mes oncles, ca-
det des enfants de Balthazar d’Arvieux, qui a
commandé une des Galères du Roy, & qui s’est
rendu si célèbre sous le nom du chevalier Bal-
thazar, fut fait son Lieutenant au Gouvernement
du Bastion ; il commandait sous les ordres du
Sieur Sainson, & il le faisait avec tant de con-
duite, que si le Gouverneur eût suivi son conseil,
60 MÉMOIRES

il ne serait pas péri, comme il lai arriva dans une


entreprise qu’il fit sur le Port de Tabarque.
Les Génois étaient maîtres de ce Fort & de
l’Île sur laquelle il était situé. Leur commerce
incommodait celui du Bastion.
Le Gouverneur Sainson voulut le détruire
en s’emparant de Tabarque : il ménagea une in-
telligence avec un Génois qui était Boulanger
du Fort, qui l’y devait introduire ; mais qui le
trahit. En effet, y étant allé une nuit avec des
Bateaux armés, & tout autant d’hommes qu’il
pût prendre au Bastion & à la Calle, il trouva la
Garnison de Tabarque sous les armes qui l’at-
tendait, & qui fit feu sur lui & sur ses gens si
vigoureusement, qu’il y fut tué avec une partie
de ses gens. La plupart des autres furent bles-
sés & eurent bien de la peine à regagner leurs
Bateaux en désordre, & revenir au Bastion où
mon oncle était resté pour commander, après
s’être opposé autant qu’il avait pu à cette entre-
prise ; qui était aussi mal concertée qu’elle était
injuste.
M. Picquet de Lion qui a depuis pris le surnom
de la Calle, succéda au Sieur Sainson. Mon on-
cle qui croyait avoir plus de droit qu’aucun autre
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 61

d’y prétendre, ne pût souffrir le passe-droit qu’on


lui faisait en l’en privant, il quitta la Lieutenan-
ce & se retira en France, & rentra dans le corps
des Officiers de Galères.
Ce nouveau Gouverneur n’ayant pas avec
lui des gens assez fidèles pour seconder ses bon-
nes intentions & sa bonne conduite, ne demeura
pas longtemps sans se trouver engagé dans de
grandes dettes avec les Habitants d’Alger, dont
il avait emprunté des sommes considérables
pour son commerce de change lunaire de deux
&trois pour cent par mois. Le Dey le menaça
de le faire maltraiter, ce qui l’obligea à la fin de
s’embarquer avec sa Garnison & tous les effets
du Bastion, & de se retirer en France. Il enleva
même en partant une quantité de gens du Pays,
qu’il alla vendre à Livourne aux, Galères du
Grand Duc de Toscane. Mais le Roy les retira
& les renvoya à Alger.
Ce fut ainsi que le Bastion fut abandonné,
& l’enlèvement que le Sieur Picquet avait fait
irrita tellement la Milice d’Alger, qu’elle fut
longtemps sans vouloir entendre parler du réta-
blissement du commerce. A la fin le Roy ayant
accordé la paix aux Algeriens, voulut bien que
62 MÉMOIRES

ceux qui la traitèrent parlassent du commerce &


de la restitution du Bastion.
Le Sieur Jacques Arnaud de Gap en Dauphi-
né & établi à Marseille, s’étant trouvé dans ce
temps-là à Alger, travailla beaucoup à la conclu-
sion de cette grande affaire. Il fit plusieurs voya-
ges d’Alger en France, pour ajuster les différends
réciproques des deux Nations, & cela lui acquit
l’estime de M. Colbert qui lui trouva beaucoup
d’esprit de pénétration & de droiture. Enfin, il né-
gocia si heureusement, que cette paix fut conclue
à l’avantage du commerce & des Marchands.
Le Dey voulut donner en cette occasion des
preuves de sa reconnaissance, au Sieur Arnaud.
Il lui permit en son nom de rétablir le commer-
ce du Bastion & de ses dépendances, & les Mu-
railles que les Maures avaient abattues après la
fuite du Sieur Picquet.
Il fallait donc réparer tous les Bâtiments &
les murailles, il fallait pourvoir le Fort d’artil-
lerie & de munitions de guerre & de bouche,
y mettre une Garnison convenable, & faire un
fond pour rétablir le commerce dans son ancien
état. M. Arnaud n’était pas assez riche pour en-
treprendre seul ce grand établissement.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 63

M. Arnaud obtint permission du Dey de


passer en France pour faire une Compagnie. Il
l’eût bientôt faite ; mais les riches Partisans qui
y étaient entrés, eurent un revers de fortune qui
les mit hors d’état de suivre cette affaire, & la
Compagnie se dissipa.
Il en rassembla une seconde, qui fut compo-
sée du Sieur Jacques le Masson de la Fontaine
contrôleur général des Gabelles de France, du
Sieur Alexandre de Vasé Seigneur de Lalo, Con-
seiller au Parlement de Grenoble, & du Sieur Ja-
cob de la Font, Sieur de la Tour des Champs de
Lion. Tous ces gens étaient sages & fort riches ;
mais tous trois de la Religion prétendue Réfor-
mée. Ils passèrent l’acte de leur Société, en ré-
glèrent les fonds, & demeurèrent d’accord que
le Sieur Arnaud passerait au Bastion en qualité
de Gouverneur.
Le Dey l’agréa & lui donna toutes les expé-
ditions dont il avait besoin pour s’y établir de la
manière que la Compagnie le pouvait désirer.
Le Sieur de la Font s’établit à Marseille en qua-
lité de Directeur, pour la correspondance des af-
faires que le Sieur Arnaud ferait au Bastion. M.
de la Fontaine demeura à Paris aussi en qualité
64 MÉMOIRES

de Directeur, & M. de Lalo aussi Directeur al-


lait tantôt à Paris & tantôt à Marseille, & même
au Bastion selon le besoin des affaires,
M Arnaud avait mené avec lui le Sieur de S.
Jacques son gendre, autrefois Conseil au Siège
de Marseille. Il le fit Capitaine de la Calle, & y
était mort quelque temps après, M. Arnaud vou-
lut donner cet emploi au ils aîné du défunt.
M. de la Font voulut y mettre un homme de
sa part, & l’y envoya sans avertir M. Arnaud,
qui s’en trouvant choqué, ne voulut pas le rece-
voir & le renvoya en France. M. de la Font fut
piqué de ce renvoi ; ayant d’ailleurs il une forte
démangeaison d’être lui-même Gouverneur du
Bastion, & pour cela d’en déposséder M. Ar-
naud.
M. Arnaud en fut averti, & songea à se main-
tenir dans son poste, & ses Associés cherchè-
rent à trouver des raisons pour colorer le projet
qu’ils avaient formé, ils observèrent ce qui se
passait dans sa maison à Marseille, & crurent
voir qu’on y faisait grande chère, & que les dé-
penses que la famille faisait venaient des profits
particuliers que leur Gouverneur faisait à leurs
dépens.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 65

Mademoiselle Arnaud prix feu là-dessus, &


donna à son mari tous les avis qu’elle jugea né-
cessaires. Ces avis le firent résoudre à ne se pas
laisser déposséder sans coup férir, après les pei-
nes qu’il s’était données pour la paix, & le ré-
tablissement de ce commerce dont on lui avait
toute l’obligation. Il résolut donc de s’y main-
tenir par la faveur du Dey & de la Milice, qui
avaient beaucoup de considération pour lui ; de
forte que les ordres des trois Directeurs étant ar-
rivés au Bastion par la Barque du Patron Legier,
il répondit qu’il ne quitterait point son poste,
& leur écrivit toutes les raisons qu’il avait d’en
user ainsi. Elles parurent justes aux gens désin-
téressés ; mais la Compagnie n’en jugea pas fa-
vorablement.
L’animosité augmenta beaucoup au retour
de la Barque, Les Directeurs eurent recours à
M. Colbert, qui leur promit sa protection, & fur
l’exposé qu’ils lui firent de la conduite de M.
Arnaud & de sa prétendue malversation, il leur
donna une Lettre de cachet, & les ordres du Roy
qui furent portés au Bastion par un Vaisseau de
guerre aux dépens de la Compagnie. M. Arnaud
répondit qu’il ne pouvait quitter ses Places dans
66 MÉMOIRES

l’état où elles étaient, sans préjudicier aux in-


térêts du Roy & de l’État, qu’il obéirait aux or-
dres de Sa Majesté dès qu’il le pourrait, & le
Vaisseau revint ainsi sans avoir rien avancé.
Cependant le commerce fut interrompu,
parce que M. de la Font fit faire des défenses à
tous les Bâtiments d’aller au Bastion, voulant
le réduire pour ainsi dire, par famine. Le Sieur
Arnaud se maintint par le commerce de Gènes
& le Livourne.
La Compagnie le fit condamner comme re-
belle aux ordres du Roy, & résolut d’envoyer
d’autres Bâtiments à Alger. On y envoya le
Sieur Turpin & M. de Martel eut ordre de de-
mander le Sieur Arnaud au Dey. Il était alors à
Alger, & la Milice demandant à être payée, &
ne recevant point d’argent refusa absolument de
le rendre, disant que c’était un honnête homme,
& que c’était à lui seul qu’ils avaient donné le
Bastion, & qu’ils ne connaissaient point ses As-
sociés.
Le Sieur de Lalo alla ensuite à Alger, & of-
frit au Dey une somme pour obtenir la destitu-
tion du Sieur Arnaud. On sait que le Sieur de la
Font avait été arrêté au Bastion la première fois
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 67

qu’il y avait été, & on l’accusa d’avoir promis


vingt mille piastres au Bey de Constantine,
pour faire tuer le Dey d’Alger & son gendre,
qui étaient les protecteurs du Sieur Arnaud ;
de sorte que quand il retourna à Alger, il n’osa
mettre pied à terre, & demeura toujours dans
le Vaisseau craignant qu’on ne le fît mourir,
comme on l’en avait menacé si on pouvoir le
prendre.
Les offres de M. de Lalo ne furent point
écoutés ; de sorte qu’il fut obligé de se retirer
sans voir pu rien faire.
M. Arnaud retourna au Bastion sous la pro-
tection du Dey & de la Milice, & laissa à Al-
ger le Sieur Pierre Estelle son beau-frère & son
Agent, qui continua de soutenir puissamment le
Sieur Arnaud contre tous les ennemis, qui les
uns après les autres furent contraints de s’en re-
tourner à Marseille, après avoir fait inutilement
de fort grandes dépenses.
Les trois Associés ne sachant plus que faire
pour faire sortir le Sieur Arnaud du Bastion, ob-
tinrent des ordres du Roy pour se saisir de sa
famille. En conséquence sa femme & sa fille fu-
rent renfermées dans la Citadelle de Marseille,
68 MÉMOIRES

où elles demeurèrent fort longtemps, ces Mes-


sieurs espérant que leur état toucherait le Sieur
Arnaud, & l’obligerait d’obéir aux ordres du
Roy, On ferait des volumes entiers des procé-
dures qui ont été faites dans cette affaire ; mais
elles font assez inutiles dans ces Mémoires.
Cependant le Sieur Arnaud ne recevant
aucun secours de Marseille, & les Turcs ne
voulant rien perdre de leurs droits, il se trouva
obligé d’emprunter des sommes considérables à
change lunaire pour entretenir les Garnisons les
Places & les Officiers ; de sorte que le Bastion
se trouva en peu de temps aussi chargé de det-
tes, qu’il l’était quand le Sieur Picquet l’aban-
donna.
On peut dire cependant avec raison, qu’il
n’aurait pas été difficile aux trois Associés de
faire retirer le Sieur Arnaud, si au lieu des dé-
penses exorbitantes qu’ils firent inutilement, ils
avaient voulu dédommager le Sieur Arnaud, &
lui donner une récompense convenable ; il la
méritait assurément par les peines qu’il s’était
données pour remettre sur pied cet établisse-
ment. Leur intérêt personnel devait les y por-
ter, & ils auraient joui des grands avantages que
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 69

ce commerce leur présentait. Mais la passion


les aveuglait, & ne leur permettait pas de voir
ce qui leur convenait le plus.
Ils eurent à la fin recours à M. d’Ablan-
court leur ami & le Mien, qui leur fit entrevoir
quelque espérance d’accommoder cette affaire
par mon moyen, parce qu’il me croyait assez
bon Négociateur auprès des Turcs, pour réus-
sir dans les voies que je pourrais prendre, en
faisant au Dey d’Alger & au Sieur Arnaud des
propositions qui pourraient leur convenir. Ce
fut pour cette négociation qu’ils me demandè-
rent à M. Colbert, & celui-ci me fit commander
par le Roy de faire ce Voyage. On m’assura que
la Compagnie fournirait tout ce qui me serait
nécessaire ; & que Sa Majesté ordonnerait pour
ma récompense.
Je m’en retournai à Paris, où j’eus plusieurs
conférences avec M. de la Fontaine chez M.
d’Ablancourt. Nous dressâmes les instructions
dont je pouvais avoir besoin, en attendant que
j’eusse conféré avec M. de la Font qui était à
Lyon, & par les mains duquel toutes les affaires
avaient passé, m’eût fait part de ses lumières.
Je fis mes adieux à la Cour & à la Ville, &
70 MÉMOIRES

je partis de Paris par le carrosse de la diligen-


ce de Lyon le 23 Décembre 1673. Les chemins
étaient si mauvais, que nous n’arrivâmes à Lyon
que le dernier jour du mois. J’allai voir M. de
la Font, & après deux conférences, nous con-
vînmes d’aller à Grenoble conférer avec M. de
Lalo.
Le second jour de Janvier 1674 nous mon-
tâmes à cheval, & nous arrivâmes le lendemain
à Grenoble. M, de Lalo nous logea chez-lui.
Nous fûmes deux jours entiers à raisonner sur
mon Voyage, & nous convînmes enfin que je
demeurerais à Toulon & à Marseille, sans rien
divulguer de mon Voyage, parce qu’il était né-
cessaire d’en conférer encore avec M. Colbert, &
attendre le succès d’un accommodement qu’on
avait proposé à M. Arnaud, dont on attendait la
réponse par le retour d’une Tartane qu’on avait
envoyée exprès.
Le sixième Janvier ayant .pris congé de Mes-
sieurs de la Font & de Lalo, je me mis dans une
litière qui me porta à Marseille en six jours. On
fut bien surpris de m’y voir arriver. Je me retirai
dès le lendemain dans une maison de campagne
de mes parents, pour éviter les visites dont on
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 71

assassine les nouveaux venus, & quelques jours


après je m’en allai à Toulon.
Les gens qui avaient soin des intérêts de M..
Arnaud, ne manqueront pas de lui apprendre
mon arrivée à Marseille, & le soupçon qu’on
avait que je dûsse faire un Voyage en Barbarie,
Ces avis précéderont le retour de la Tartane, M.
Arnaud écrivit de manière qu’on le crut dans la
disposition de s’accommoder. Il m’écrivit par
la même occasion une grande lettre, dans la-
quelle il me fit le récit de toute son affaire, &
me priait en finissant, de faire les choses avec
justice, en cas que mes ordres fussent d’aller à
Alger.
La première intention qu’avait eu M. Col-
bert avait été que je fisse ce voyage en qualité
d’Envoyé, pour revenir aussitôt que l’affaire se-
rait achevée ou manquée.
Mais il arriva dans ce même temps que le
Consulat d’Alger se trouva vaquant, parce que le
Dey renvoya en France le Sieur du Bourdieu qui
y était Consul, & le fit embarquer sur les Vais-
seaux commandés par M. Dalmeras. Il écrivait
en Cour les raisons qu’il avait de le renvoyer,
& en demanda un autre. Il se plaignait entre
72 MÉMOIRES

autres choses, qu’il avait favorisé l’évasion de


plusieurs Esclaves qui s’étaient sauvés à bord
des Vaisseau du Roi qui y passaient quelque-
fois. Cela avait causé une sédition, & ces Barba-
res avaient été prêts de rompre la paix. On avait
même refusé le salut aux Vaisseaux de guerre
commandés par M. de Goris, & on n’avait pas
voulu leur donner les provisions de bouche dont
ils avaient besoin, & on avait mis des gardes aux
chaloupes pour empêcher la fuite des Esclaves
Chrétiens.
De sorte qu’il s’agissait alors non feulement
des affaires du Bastion ; mais encore de celles
du Roi, il fallait entretenir avec ces Barbares
une paix qui était nécessaire au commerce, que
la quantité de Corsaires qui sortent de cette Vil-
le aurait pu troubler, en nous enlevant tous les
jours les Bâtiments qui vont au Levant.
Cette disposition dans les affaires fit croi-
re à M. Colbert qu’il ne convenait pas que
Sa Majesté commît son nom avec des gens
qu’elle méprisait infiniment comme ils le mé-
ritaient.
Il changea donc ma qualité d’Envoyé en
celle de Consul, & m’en envoya les Provisions,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 73

dans la pensée que cette qualité me donnerait le


moyen de résider pour les affaires du Bastion,
& des autres, au lieu que la qualité d’Envoyé
m’obligeait à me retirer dès que j’aurais accom-
pli ma mission.
Je me défendis tant qu’il me fut possible
d’accepter ce poste.
Je remontrai au Ministre, que Sa Majesté
m’ayant honoré de la qualité d’Envoyé extra-
ordinaire en m’envoyant à Constantinople, Elle
n’a voit pas accoutumé d’abaisser ceux qu’elle
avait une fois élevés. Que ce Consulat ne me
convenait point par cette raison, & parce que ce
Consulat qui n’était d’aucun revenu engageait
ceux qui résidaient à Alger à de grandes dépen-
ses, par les fréquents présents qu’il falloir faire
aux Puissances du Pays, & par les secours qu’il
fallait donner continuellement aux Esclaves, à
qui les Patrons ne donnaient pas même la nour-
riture.
Je contestai Longtemps avec le Ministre ; à
la fin il m’écrivit qu’il fallait servir le Roi tan-
tôt en qualité d’Évêque, & tantôt en Meunier.
Que ceux qui avaient du zèle pour son service
ne pouvaient qu’acquérir de la gloire, de quel-
74 MÉMOIRES

que manière, & en quelque qualité qu’il les


emploie. Que sa Majesté n’examinerait point
la qualité qu’elle m’avait donnée, quand il fau-
drait récompenser les services que je lui aurais
rendus en cette occasion. Qu’à son égard j’étais
toujours le même, & qu’à celui des Barbares
je devais considérer ses intérêts plus que les
miens, & qu’une des principales rairons était
non seulement le service du Roi, mais enco-
re le sien en particulier, parce qu’il était char-
gé de tous ce détail. Que d’ailleurs les Algé-
riens n’étaient pas accoutumés à voir des gens
avec une autre qualité que celle de Consul ;
qu’autrement ils prendraient ce prétexte pour
me renvoyer après ma première audience, sans
peut-être me donner le temps d’exercer le Con-
sulat. A l’égard du bien qui me manquait, il me
fit dire par M. Rouillé Intendant de Provence,
que je ne devais m’embarrasser de rien ; que la
Compagnie du Bastion me défrayerait entière-
ment, & qu’il se chargeait envers le Roi de me
faire donner une récompense dont j’aurais lieu
d’être content.
Il fallut me rendre à ces raisons, & accepter
le Consulat sur le pied que le Ministre le voulait.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 75

Mon Voyage devint public, & causa bien de


l’étonnement à ceux qui me savaient pas le se-
cret de l’affaire. On laissa pourtant à mon choix
de prendre la qualité d’Agent de Sa Majesté en
Afrique.
Le parti de M. Arnaud en fut alarmé. Ma-
demoiselle sa femme qui était dans la Citadelle
se déchaîna. très fort & très mal à propos contre
moi. Pour la faire taire, S’il était possible, je lui
fis proposer un accommodement par l’entremi-
se de M. Pierre de S. Jacques, & de M. Gaspary
son gendre. Elle les écouta, & donna les mains
à tout ce qu’ils feraient, d’autant plus volontiers
que M. Arnaud avait témoigné à M. Bougrand
nouvellement arrivé du Bastion, qu’il était ré-
solu de s’accommoder à quelque prix que ce
fût.
On commença donc à travailler à cette affai-
re. Les conférences qui se faisaient chez M. de
S. Jacques duraient six heures entières tous les
deux jours. Mrs. Gaspary & de S. Jacques fai-
saient pour M. Arnaud, M. de la Font était pour
sa Compagnie, & M. Bougrand & moi étions
les médiateurs.
Nous fûmes sur ce pied-là plus d’un mois
76 MÉMOIRES

sans rien conclure. Ils étaient si échauffés, qu’ils


pensèrent plusieurs fois en venir aux mains.
A la fin on demeura d’accord de tous les arti-
cles, & la transaction fut dressée & signée chez
Monsieur. Dartigues fameux Avocat. Monsieur
Arnaud s’obligeait de remettre le Bastion à M.
de la Font, & le Sieur Estelle à quitter Alger &
à repasser en France. La Compagnie s’obligea
à donner douze mille écus à M. Arnaud pour
son dédommagement, à obtenir son amnistie en
bonne & due forme, & à payer toutes les dettes
de l’établissement, & enfin à payer au Sieur Es-
telle tout ce qui serait dû à Alger & autres lieux
de la côte.
L’amnistie de la Cour arriva, Mademoiselle
Arnaud & sa fille sortirent de la Citadelle, & le
Sieur de la Font n’attendait plus que l’agrément
du Dey d’Alger, & la paix que je devais faire en
arrivant, pour se rendre au Bastion, & se mettre
en possession des Places.
Mais M. de la Font alla secrètement chez
Boyer Notaire, faire une protestation contre
la transaction qu’il avait signée, sous prétexte
qu’il avait été violenté, & forcé à faire cet ac-
commodement. Il obtint ensuite de Lettres de
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 77

Rescision quelque temps après mon départ, qui


ne parurent que quand je fus arrivé à Alger, &
qu’il y fut arrivé lui-même pour se mettre en
possession des deux Places. Cela remit les af-
faires dans le même état qu’elles étaient aupa-
ravant.
Comme c’était par les ordres du Roi que
cette Compagnie devait me défrayer, il fallut
qu’elle me fournit une voiture.
Le Sieur de la Font fréta la Barque du Pa-
tron Legier pour me transporter à Alger, & pen-
dant qu’on accommoda ce Bâtiment, j’eus le
temps de mettre ordre à mes affaires. Ce que je
trouvai de plus difficile, fut de tirer de l’argent
de M. de la Font. Il m’en fallait pourtant pour
mon équipage, mes provisions & les salaires
de mes domestiques, J’en reçus à la fin, & je
n’attendais plus que le beau temps pour mettre
la voile.
D’ans cet intervalle une Barque d’Alger
ayant été battue de la tempête, vint mouiller au
port de Collioure en Roussillon. Mais comme
elle ne put produire aucun passeport du Con-
sul de France à Alger, le Gouverneur supposa
qu’elle n’était point d’Alger. Il la fit désarmer,
78 MÉMOIRES

mit l’équipage en prison, & ayant abandonné la


Barque au milieu de la rade, des Armateurs Es-
pagnols y mirent le feu pendant la nuit.
Dès que j’eus appris cet accident, j’écrivis
à M. Colbert, qui m’envoya les ordres du Roi
pour faire mettre l’équipage en liberté. Je fis
porter ces ordres par le Sieur Emmanuel Payen,
qui devait venir avec moi à Alger. Il arriva à
Collioure, d’où il envoya par mer une partie des
Algériens à Marseille, le reste vint par terre avec
lui.
Je leur fis donner par le corps du Commerce
un Bâtiment pour les reporter à Alger avec leurs
hardes, leurs armes, l’artillerie, & tous les agrès
qu’on avait sauvés de leur Barque brûlée. On
les fournit abondamment de provisions, on les
combla de caresses.
Le Patron de cette Barque était un Renégat
Génois, il s’en alla chez lui la veille du départ
de la Barque qu’on leur avait donné. Les Mau-
res qui étaient Esclaves se firent Chrétiens, &
prirent parti dans la Compagnie d’Infanterie de
M. Signoret. Les Renégats Français revinrent à
l’Église ; de sorte qu’il n’y eut que les Turcs &
les Maures naturels qui s’en retournèrent, sans
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 79

se soucier beaucoup de leurs camarades. Il n’en


coûta au corps du Commerce que la Barque
qu’on leur donna & les provisions de bouche
les dépenses qu’on fit pour leur nourriture &
pour les malades, qui furent traités à l’Hôpital
du S. Esprit, les présents qu’on fit aux princi-
paux d’entre eux.
J’écrivis par eux au Dey, au Pacha, & aux
propriétaires de cet armement, & leur mandai
que je les verrais au premier jour. Ils partirent
fort contents, & nous promirent qu’ils n’oublie-
raient jamais les bons traitements qu’on leur
avait faits, & qu’ils nous donneraient des mar-
ques de leur reconnaissance quand l’occasion
s’en présenterait.
Je reçus les instructions du Ministre, & cel-
les de la Compagnie du Bastion, & après avoir
pris congé de Messieurs les Intendants & de
mes amis, je m’embarquai le trente août 1674
& nous mîmes à la voile le lendemain.
Nous eûmes des vents variables, qui à la
fin nous obligèrent de relâcher à Bougie, parce
que nous vîmes un vaisseau sur notre route dont
nous étions bien aises de nous éloigner.
80 MÉMOIRES

Le six Septembre, jour de notre arrivée,


j’envoyai le Sieur Payen à terre pour en avertir
le Gouverneur, qui envoya aussitôt ses gens à
bord pour recevoir les présents accoutumés. Une
quantité de Turcs vinrent aussitôt nous rendre
visite ; ou pour parler plus juste, vinrent boire
& manger chez nous.
Le lendemain matin nous allâmes à terre
incognito pour voir la Ville. Nous nous prome-
nâmes partout avec une entière liberté, & j’eus
tout le temps nécessaire pour voir sa situation,
& ce qu’elle renferme de plus remarquable. J’en
rendrai compte dans la description que j’en fe-
rai à la fin de ce journal.
Le huit nous partîmes de Bougie, & nous
demeurâmes deux jours bord sur bord à cause
des vents contraires.
Le dix nous arrivâmes à Alger sur les trois
heures après midi. Nous mouillâmes, & saluâ-
mes la Ville, & un peu après le Dey passa auprès
de nous dans un petit bateau, accompagné seu-
lement de deux personnes. Nous le saluâmes
de cinq coups de canon. M. le Vacher Vicaire
Apostolique vint me saluer avec Sid Ali, René-
gat, Janissaire & Trucheman de notre Nation.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 81

Il me dit de la part du Dey, que j’étais le bien


venu, & que je pouvais débarquer avec mon
équipage.
Je fis mettre quelques hardes nécessaires
dans la chaloupe, où je m’embarquai avec mes
gens, M. le Vacher le Trucheman & quelques
Marchands. La Barque me salua de toute son
artillerie, & je fus salué de tous les Bâtiments
François, Anglais & Livournais, qui, tirèrent
chacun cinq coups de canon. J’avais mon épée
au côté, ma cane à la main, & un habit assez
propre pur être distingué de tous ceux qui m’ac-
compagnaient.
Nous mîmes pied à terre à la porte de la
Pescaderie, & ayant traversé la grande rue du
marché, nous entrâmes dans le lieu où se tient le
Divan de la Milice. Ils l’appellent la Maison du
Roy, non pas qu’il y ait un Roy, à Alger ; car il
n’y en point mais parce que la Milice du Grand
Seigneur y reçoit sa paye, qu’on y traite les af-
faires de l’État, & que le Pacha qui représente
sa personne, y fait sa résidence.
Nous traversâmes une grande cour où nous ne
trouvâmes personne, la Garde étant déjà retirée,
82 MÉMOIRES

& le Dey était encore à la Marine.


Son gendre appelle Baba Hassan y était as-
sis dans un coin. Je trouvai un homme de fort
mauvaise mine, & habillé d’une manière peu
convenable à une personne qui était la seconde
de l’État, & réellement la première en puissance
& en autorité, à cause du grand âge & de la fai-
blesse du Dey. Je ne l’aurais jamais connu pour
ce qu’il était, si le Trucheman ne me l’avait dit,
& si je n’eusse pas remarqué les révérences que
lui faisaient ceux qui l’approchaient.
Après que je l’eus salué, il ne me donna pas
le temps d’écouter mon compliment. Il m’en fit
un de fort mauvaise grâce & fort impoli, mais
qui convenait à un homme de son caractère,
brutal, emporté, & n’ayant que les manières
d’un vrai Paysan, tel qu’il était. Il se leva sans
regarder personne, & se mit dans une colère fu-
rieuse contre Sid-Aly le Trucheman, de ce qu’il
n’avait fait débarquer sans attendre qu’on eût
délibéré avec le Dey si en devait me recevoir,
parce qu’il savait que sous prétexte d’exercer
le Consulat, on ne m’envoyait que pour favori-
ser les pernicieux desseins de la Compagnie du
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 83

Bastion contre leur bon ami Arnaud, & pour éta-


blir le nommé la Tour qui avait conspiré contre
la vie du Dey & la bonne.
Le Trucheman demeura si interdit qu’il ne
pût répondre un mot. Je pris la parole, & je lui
dis qu’on ne recevait point ainsi les gens qui ve-
naient à Alger de la part du Roy, sous la bonne
foi de la paix, & je lui tournai brusquement le
dos, appelant mes gens pour m’en retourner à la
Barque.
Baba Hassan se repentit sur le champ de sa
brutalité. Il envoya le Trucheman après moi, &
pria M le Vacher de me radoucir & de me me-
ner à la maison Consulaire, & que le lendemain
j’aurais audience du Dey.
Nous arrivâmes à la maison Consulaire. J’y
fus complimenté de tous les Français, du Con-
sul d’Angleterre, des Pères Mathurins Portugais
qui étaient à Alger pour le rachat des Esclaves
de toutes sortes de Nations car les Esclaves ont
toujours recours au Consul de France, selon les
Capitulations, parce qu’il est censé Consul de
toutes les Nations qui n’en ont point auprès de
cette République de Larrons.
J’allai ensuite me reposer dans la chambre
84 MÉMOIRES

qu’on m’avait préparée, où je reçus beaucoup


de visites dans lesquelles on parla beaucoup de
l’accueil que Baba Hassan m’avait fait.
J’appris qu’avant mon arrivée le Sr. Estelle
instruit par les lettres de la Demoiselle Arnaud
de mon voyage, avait fait entendre au Dey & à
son gendre, que pendant mon séjour à Marseille
j’avais brouillé les affaires du Sr. Arnaud ; que
j’étais entretenu par là Compagnie du Bastion ;
que le Consulat qu’on m’avait donné n’était
qu’un prétexte que le Roy prenait, pour se ser-
vir de moi contre les intérêts de la République,
& qu’on ferait fort bien de me renvoyer au lieu
de me recevoir.
Ces raisonnements tout défectueux qu’ils
étaient avaient engagé le Dey d’écrire au Roy,
& de le prier de ne point me donner cette Com-
mission, si je devais ouvrir la bouche pour lui
parler du Bastion & de sa Compagnie, & que si
le Sr. de la Font y venait, il en ferait un exemple,
& qu’il l’enverrait pieds & poings liés comme
un criminel qui avait attenté à sa vie la dernière
fois qu’il était venu dans le Pays.
Le Sr. Estelle vint le même jour me faire
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 85

ses froids compliments sur mon arrivée. Je les lui


rendis de la même manière ; & sans entrer dans
aucun détail avec lui ; mais je ne pus m’empê-
cher de lui dire que si je m’apercevais qu’il me
traversât, j’en donnerais avis en Cour, & qu’il
pourrait s’en repentir.
Le jour suivant onze Septembre M. le
Vacher & le Trucheman s’en allèrent voir le
Dey de grand matin , & lui parlèrent assez vi-
goureusement sur la manière dont son gendre
m’avoir reçu en arrivant. Ils lui firent connaî-
tre que j’étais dans le dessein de me rembar-
quer, & qu’il en pourrait arriver du désordre, &
l’assurèrent que je ne me souciais plus d’avoir
audience, après ce qui m’était arrivé le jour
précédent.
Le bon homme appelé Agy Mehemed, âgé
de plus de quatre-vingts ans, lui répondit que
son gendre n’avait été en colère que parce que
le Trucheman m’avait fait débarquer sans at-
tendre qu’il fut de retour de la Marine ; dans
l’intention où il savait qu’il était d’envoyer au
devant de moi les Officiers du Divan pour me re-
cevoir en cérémonie, & honorer ma personne &
mon caractère tout autant qu’il dépendait de lui,
86 MÉMOIRES

& qu’il me priait de le venir voir le plutôt que


je pourrais.
Je me mis en marche aussitôt que j’eus reçu
cette réponse. J’étais ‘accompagné de M. le Va-
cher, du Trucheman dont je n’avais pas besoin,
de mes domestiques, & de toute la Nation. Je
trouvai le Dey dans le Divan avec tous ses Offi-
ciers, & Baba Hassan auprès de lui.
Après lui avoir fait mon Compliment, je lui
présentai la Lettre du Roi ; il la prit, & après
s’en être fait expliquer les premières lignes où
il était parlé de moi, il n’en voulut pas savoir
davantage, il la rendit au Trucheman pour la lui
garder, & me dit que j’étais le bienvenu, qu’il
me reconnaissait, comme le Consul de France,
& qu’il aurait pour moi toutes les considérations
qu’il devait avoir pour l’emploi que Sa Majesté
m’avait donné.
Ce n’est pas la coutume de parles d’affaires
à la première audience. Celle-ci se passa toute
en civilités réciproques.
Baba Hassan voulut encore gronder le Tru-
cheman, & rejeter sur lui son emportement du jour
précédent, je pris la parole & lui en fis quelques
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 87

petits reproches. Il m’en fit des excuses en riant,


& nous nous séparâmes bons amis.
J’allai rendre visite le Même jour à Ismaël
Pacha, que j’avais connu autrefois à Seïde dans
le temps qu’il en était Gouverneur.
De la cour du Divan, nous entrâmes chez
lui par un vestibule qui nous conduisit à l’en-
trée d’un petit jardin où était sa chambre. Le
Pacha faisait alors sa prière, & son Kiahia qui
m’était venu recevoir me fit asseoir dans un
grand fauteuil de velours cramoisi pour l’atten-
dre. Il vint quelque temps après, m’embrassa,
& me donna mille témoignages de son amitié.
le Trucheman qui était venu avec moi, & dont
je n’avais que faire, me demanda permission
de se retirer, je le lui permis aisément nous
demeurâmes donc tête à tête, & pendant une
conversation de deux heures, il me conta les
chagrins qu’il avait reçus de la Milice d’Alger
depuis qu’il était Pacha. Il me disposa par ce
récit à ce que je devais attendre de cette Milice
dans les affaires que je devais faire. A la fin il
fit servir le café, le sorbet & le parfum à la ma-
nière du Levant.
Le Dey ne fait cette honnêteté que quand il
88 MÉMOIRES

est dans sa maison particulière. On n’en sert ja-


mais au Divan.
Le douze, je fis débarquer mes hardes, & je
passai toute la journée & le lendemain à m’éta-
blir dans la maison Consulaire, d’où je ne vou-
lus pas faire retirer M. le Vacher, & ma politesse
fut cause que je n’eus qu’une seule chambre &
un cabinet pour moi, & la Moitié d’un magasin
pour mes domestiques.
Le quatorze, le Sieur Estelle vint me propo-
ser des moyens pour mettre le Sieur de la Font
en possession du Bastion, & l’y établir à la place
du Sieur Arnaud ; mais je connaissais trop cet
homme pour m’ouvrir avec lui ; je lui dis pour
toute réponse, que je ne me mêlais point de ses
affaires-là.
Le quinze, j’envoyai mes présents au Pacha,
au Dey, & à Baba Hassan. Ils consistaient en
draps de Hollande couleur de feu, en brocards
de soie, & en boites de confitures, qui valaient
chacun environ deux cents piastres. Outre cela
j’envoyai une veste couleur de Feu au Kiahia du
Pacha. Tous ces présents furent bien reçus ; mais
comme le Dey & Baba Hassan voulaient être dis-
tingués du Pacha, & avoir leur présent en argent,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 89

ce qui est contraire à la coutume, ils me ren-


voyèrent le même jour les draps & les brocards,
disant que cette couleur n’était pas à leur usage,
qu’ils ne me demandaient rien, & que les con-
fitures suffisaient pour régaler leurs petits en-
fants. Je leur fis offrir d’autres étoffes, ils me
remercièrent, en disant qu’ils me parleraient de
cela dans une autre occasion.
Un des domestiques du Dey, à qui j’avais
fait une gratification, vint m’avertir que le Sieur
Estelle voulant me rendre désagréable au Dey,
l’avait dégoûté de mes présents, en lui disant
que selon les apparences, je ne venais pas de la
part du Roy, puisque je lui faisais un présent si
médiocre ; que je n’étais qu’un homme que la
Compagnie du Bastion avait supposé pour en
chasser le Sieur Arnaud. Le Dey & son gendre
le crurent, & m’envoyèrent le Trucheman me
faire défendre de me mêler de ces affaires, par-
ce qu’ils ne voulaient rien avoir à démêler avec
leur ennemi irréconciliable le Sieur de la Font.
Je leur envoyai dire que je ne m’en mêlerais ja-
mais de mon chef mais que si le Roy me l’or-
donnait, je serais obligé de lui obéir.
Le 16 Septembre, Le Dey m’envoya cher-
90 MÉMOIRES

cher, pour se plaindre de ce qu’on avait retenu


quelques Turcs à Marseille. Je lui dis ce qui en
était, parce que ces Turcs étaient arrivés quel-
ques jours avant mon départ. Je lui dis que le
Capitaine Mathieu Fabre, venant de Constanti-
nople avec son Vaisseau, aperçût une Chaloupe
dans le Canal entre la Sicile & Malte, qu’il l’al-
la reconnaître, & qu’il y trouva dix Turcs qui
s’étaient échappés des Galères de Naples, & qui
allaient vers Tripoli, ils n’avaient ni pain ni eau.
Il les mit des son bord & les conduisit à Mar-
seille. Je lui dis que je les avais été voir dès que
je sus leur arrivée ; que j’en avait trouvé qua-
tre d’Alger, quatre de Tunis & deux de: Cons-
tantinople ; que j’avais représenté à l’Intendant
que nous avions la paix avec tous ces gens-là,
& que nous ne pouvions pas les retenir sans
qu’il arrivât du désordre, mais que je n’avais pu
empêcher qu’on ne les mît aux Galères ; mais
qu’après avoir vérifié leurs noms sur les regis-
tres de leurs chambres, j’écrirais à M. Colbert
pour avoir leur liberté.
Après cela, je représentai au Dey que j’avais
été surpris qu’il m’eût renvoyé unes présents
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 91

après les avoir reçus que je voyais bien par là


qu’on me rendais de mauvais offices auprès de
lui, & qu’on lui voulait persuader que j’étais
d’intelligence avec des gens qu’il croyait être
ses ennemis, ce qui n’était point.
Le Dey me répandit qu’il était maître du
Bastion ; qu’il le donnerait à qui bon lui semble-
rait ; qu’il était content du Sieur Arnaud, parce
qu’il avait de l’amitié pour lui, & qu’il lui tenait
parole sur tout ce qu’il lui avait promis ; qu’il
n’y souffrirait jamais le Sieur de la Font, à cause
de sa conspiration, & que je ne devais me mêler
que des choses qui regardaient ma Charge, si je
voulait bien vivre avec eux. Il me demanda en-
suite si j’avais autre chose à lui dire.
Je lui répondis qu’après le Traité qu’ils
avaient fait avec M. le Duc de Beaufort, & de-
puis confirmé avec M, le Marquis de Marcel,
j’étais surpris de trouver à Alger une quantité
de Français qu’on avait fait Esclaves contre la
bonne foi de la paix. Je le priai de se souvenir,
que dans la Lettre quel je lui avais donnée de la
part de Sa Majesté, elle entendait que non seu-
lement ses Sujets pris de cette manière, fussent
mis en liberté ; mais qu’elle voulait encore que
92 MÉMOIRES

tout ce qu’on leur aurait enlevé leur fût rendu


conformément aux Traités.
Je lui dis que le Roy avait fait rendre une
Barque que les Espagnols avaient brûlée devant
Collioure, et que leur ayant donné cet exemple
de notre justice & de notre bonne foi, ils devai-
ent noue imiter, & concourir aux bonnes inten-
tions de Sa Majesté pour l’entretien de la paix,
je le priai de me dire son sentiment là-dessus,
afin que je le fisse savoir à la Cour.
Il me répondit que les Corsaires d’Alger
n’avaient garde de toucher aux Bâtiments Fran-
çais, attendu les défenses qu’on leur avait faites ;
mais que les Français servaient leurs ennemis,
& leur faisaient la guerre sous leur Bannière ;
qu’ils avaient déjà déclaré au Roy, que leur in-
tention était de prendre indifféremment tous les
Français qu’ils trouveraient avec des Nations
leurs ennemies ; qu’il en écrirait, encore une
fois au Roy, à condition que la réponse ne serait
pas si longtemps à venir que les autres fois, &
qu’il ne tiendrait qu’à Sa Majesté que la paix ne
fût ou rompue ou entretenue.
Je trouvai cette réponse bien fière, & bien
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 93

peu respectueuse pour un aussi grand Monar-


que que le nôtre. Cela m’obligea de lui dire que
cette résolution était d’une grande conséquen-
ce, & que les suites en pourraient être fâcheu-
ses ; qu’il fallait nécessairement distinguer ceux
qui doivent être Esclaves d’avec ceux qui ne le
doivent pas être ; que le Roy s’expliquerait sur
cette généralité ; mais que je pouvais lui dire
de mon chef, qu il ne devait pas être défendu
aux François de naviguer dans les Bâtiments
de leurs amis partout où ils voudraient, pourvu
qu’ils ne fussent point à leur solde & simples
Passagers, & qu’ils se fussent laissé prendre
sans résistance, ce qui n’était pas leur faire la
guerre. J’ajoutai qu’étant le Maître du pays, il
était de son honneur de concourir à la tranquil-
lité de son Peuple, & d’éviter les malheurs que
ces fortes de captures pourraient attirer à sa Na-
tion, devant être persuadé de la justice du Roy,
& se conformer par conséquent à la déclaration
qu’il lui ferait de ses intentions.
Le Dey s’étant levé pour s’en retourner
chez-lui, me dit à l’oreille en passant auprès de
moi : Je devrais bien être le maître, mais je ne
le suis pas.
94 MÉMOIRES

Baba Hassan prit la parole, & me dit d’un


ton insolent : Après que nous aurons reçu la ré-
ponse de la Lettre que nous voulons écrire au
Roy votre Maître, nous feront assembler le Con-
seil de la Milice, & alors nous délibérerons de
la paix ou de la guerre. Ainsi finit cette audience
pendant laquelle nous avions contesté près de
deux heures.
Le 18 Septembre, j’allai demander au Dey
la liberté des quatre Passagers Français, que ses
Corsaires avaient pris sur un Vaisseau Portu-
gais, comme il me l’avait promis quelques jours
auparavant. Je lui offris même une gratification
pour lui & pour ses Soldats. Il me dit que les
choses étaient changées, qu’il n’osait le faire de
crainte que la Milice ne s’en formalisât ; mais
qu’ils ne feraient point vendus, qu’ils demeu-
reraient en dépôt dans le Bagne de la Douane
jusqu’à la réponse de Sa Majesté.
Il me signifia ensuite, que le Divan avait dé-
libéré de faire Esclaves, non seulement tous les
Français qu’ils trouveraient sur les Vaisseaux
ennemis ; mais qu’ils prendraient encore tous
les Étrangers qui passeraient sur les Vaisseaux
Français excédant le nombre de trois, qu’ils vou-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 95

draient bien considérer comme un Marchand, un


Commis, & un Valet, parce que leurs ennemis
prenaient un Français dans leurs bords, quand
ils en trouvaient, supposant qu’on le faisait pas-
ser pour le Capitaine, en mettant un pavillon de
France pour éviter d’être pris. Je savais déjà que
cette résolution, parce que j’avais gagné trois
Turcs qui avaient entrée au Divan, & qui m’aver-
tissaient en secret de tout ce qui s’y passait.
Le Dey me dit encore que les Espagnols
abusant du pavillon du Roy, avaient pris des
Maures qu’ils avaient été vendre à Oran. C’est
ajouta ce Barbare, une chose inconcevable, on
trouve des Français partout, je crois que si on
levait un caillou dans la campagne, on y trouve-
rait un Français dessous.
Je lui répondis que nous trouvions de ses
sujets de tous côtés, & qu’ils prenaient les Fran-
çais sous la Bannière de Salé. Il me dit qu’en ce
cas il nous était permis de les mettre aux Galè-
res ; que nous pouvions en prendre tant que nous
pourrions ; qu’il ne le trouverait pas mauvais, &
qu’il ne le trouverait pas mauvais, & qu’il le
ferait savoir à sa Majesté ; mais que pour faire
cesser tout ce qui pourrait troubler la paix, il
96 MÉMOIRES

souhaitait que je priasse bien fort le Roy de dé-


fendre tous ses Sujets de se mettre sur les Bâti-
ments de leurs ennemis, puisque nous ne man-
quions pas en France de Vaisseaux, pour aller
partout où nous voulions.
Le 21 on reçût nouvelle du Bastion, que le
Sieur Arnaud y était mort le dix du mois pré-
cèdent. Le Sieur Estelle vint me le dire, & me
demanda mon sentiment fur ce qu’il y avait
à faire pour la conservation de ce commerce,
je lui répondis que le Dey m’avait défendu de
m’en mêler ; mais que s’il m’en parlait le pre-
mier, je verrais ce que j’aurais à lui répondre.
Je fus bien aise de trouver cette occasion pour
mortifier le Sieur Estelle pour les embarras qu’il
m’avait causés depuis mon arrivée. Je considé-
rai encore que j’avancerais moins, si je témoi-
gnais de l’empressement, que si je marquais de
l’indifférence.
Le Sieur Estelle étant allé porter cette nou-
velle à Baba Hassan, parce que le Dey était ab-
sent : Celui-ci me dit, qu’il fallait faire venir à
Alger l’aîné des enfants du défunt, & qu’on l’in-
vestirait à la place de fon père, ou qu’on l’y met-
trait lui-même. Estelle répondit qu’ils n’avaient
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 97

pas assez de bien l’un & l’autre, ni assez d’ex-


périence pour se charger de ce fardeau.
Le Trucheman qui avait accompagné le
Sieur Estelle, vint me rendre compte de ce qui
s’était passé à cette Audience. Je le renvoyai
représenter ait Dey, que le Sieur de la Font était
connu pour un honnête homme dans toute la
France ; que j’étais bien fâché de voir cet éta-
blissement à la veille d’être perdu par les im-
pressions malignes que ses ennemis avaient
données de lui ; que s’il était une fois abandon-
né, il n’y aurait plus personne en France qui
osât entreprendre ce commerce, & qu’il y avait
de la justice à le donner au Sieur de la Font,
après les dépenses que lui & sa Compagnie y
avaient faites.
Je sortis ensuite, & j’allai trouver un des
principaux Officiers du Divan. Je le priai de
voir le Dey pendant la nuit, & de lui représen-
ter, comme de son chef, toutes mes raisons dont
je l’instruisis, avec promesse, si l’affaire réus-
sissait, d’une récompense proportionnée au ser-
vice que j’attendais de lui. Il m’assura qu’il y
allait travailler.
Le 22 le Dey m’envoya prier de venir au
98 MÉMOIRES

Divan, & me demanda ce que je croyais qu’il


fallait faire du Bastion, puisque Arnaud était
mort. Je lui répondis qu’il était le maître du
Bastion comme il me l’avait dit plusieurs fois,
& qu’il en pouvait faire tout ce qu’il voudrait. Il
me demanda si je ne connaissais pas quelqu’un
à Marseille qui pût entreprendre ce commerce.
Je lui dis qu’il n’y avait point de particulier as-
sez riche pour cela, & que personne n’y songe-
rait dès que la Compagnie l’aurait abandonné.
Le Dey répliqua qu’au défaut des Français,
il y avait assez de gens à Gènes qui s’empres-
seraient à faire ce commerce, & qu’il était ré-
solu de le leur donner. Je répondis à cela que
ce commerce était, depuis très longtemps entre
les mains des Français ; que c’étaient eux qui
l’avaient établi ; qu’ils avaient fait des dépenses
immenses pour mettre les Forts du Bastion & de
la Calle en l’état où ils étaient qu’il n’avait été
rétabli qu’en considération d’une paix, dont il
semble être le lien, & que j’aurais peine à croire
qu’il pensât rétablir dans ces postes des gens
qui n’ont jamais, été amis de la République.
Le bon homme après avoir rêvé quelque
temps me dit, qu’il était de la justice de le laisser
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 99

à la Compagnie Française ; mais qu’il ne pou-


vait se résoudre à y placer un homme qui avait
attenté à sa vie, en promettant vingt mille pias-
tres au Bey de Constantine, pour le faire mourir
avec son gendre, & qu’il me le prouverait en me
montrant les originaux des Lettres que la Font
avait écrites à ce Bey.
Je lui répartis que dans le poste où Dieu
l’avait élevé, il devait rendre la même justice
aux Étrangers qu’il voulait que l’on rendît à ses
Sujets. Qu’il falloir entendre les parties avant de
les condamner. Que le Roy n’aurait pas accordé
sa protection au Sieur de la Font s’il l’avait crû
capable d’une semblable lâcheté, & de la perfi-
die dont il était accusé, & qu’après que la Com-
pagnie du Sieur de la Font avait dépensé près de
cent mille écus pour l’établissement de ce com-
merce, il y aurait de l’injustice à l’empêcher de
revenir à son fond, & d’en retirer quelque pro-
fit.
J’ajoutai que selon la Transaction qui avait
été passée à Marseille, le Sieur de la Font & ses
Associés s’étaient chargés de toutes les dettes
& de toutes les dépenses, outre les douze mille
écus dont ils étaient convenus pour le dédom-
100 MÉMOIRES

magement du feu Sieur Arnaud, & qu’il expo-


serait sa famille à les perdre, s’il faisait passer
le Bastion & son commerce en d’autres mains
qu’en celles de la Compagnie, & qu’enfin les
redevances qu’Alger en tire étaient assez consi-
dérables pour le faire penser sérieusement à la
conservation de ce commerce.
Le Dey m’interrompit, & me dit que quand
le Bastion avait été abandonné, la milice n’avait
pas laissé d’être payée, & qu’il lui paraissait que
j’étais un bon ami du Sieur de la Font. Je lui
dis que les membres de cette Compagnie étant
Français, & moi le Consul de la Nation, le de-
voir de ma Charge m’obligeait de prendre soin
de leurs intérêts, que le Roi m’avait recomman-
dé très expressément.
Le Dey me pressa encore de lui dire Mon
sentiment sur ce qu’il devait faire pour la sa-
tisfaction des deux parties & pour la sienne. Je
le priai de considérer que le Bastion ne pouvait
subsister qu’entre les mains de la Compagnie
du Sieur de la Font. Que si on l’abandonnait, les
enfants du feu Sieur Arnaud perdraient les dou-
ze mille écus de la Transaction, & seraient punis
comme étant cause de la perte de ce commerce,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 101

& qu’on se pourvoirait contre eux pour les dom-


mages & intérêts. Je lui dis ensuite, que si le Sieur
de la Font avait pu lui parler la dernière fois qu’il
était venu à Alger, il n’aurait pas eu de peine à
se laver de cette fausse accusation ; mais qu’il
n’avait osé débarquer, pour ne pas s’exposer aux
premiers mouvements de Baba Hassan, qui ne le
menaçait de rien moins que de la mort.
Après, que le Dey m’eut écouté avec beau-
coup d’attention, il me dit ces paroles. Eh bien,
puisqu’il faut pardonner & rétablir les affaires,
écrivez, lui de ma part qu’il vienne. Que l’accu-
sation soit vraie ou fausse, le passé est le passé,
j’oublie tout cela, & je vous en donne ma parole
qu’il ne lui arrivera rien, ni en sa personne, ni
en ses biens. Dépêchez incessamment la bar-
que du Patron Ligier pour le faire venir, & pour
porter en France la Lettre que j’écrirai au Roy
sur les affaires présentes.
Cette affaire ayant été ainsi terminée, le Dey
me retint encore pour me parler d’autres affaires
qui n’étaient pas moins importantes. Après les
avoir expédiées, il me chargea d’écrire à la Cour
que quand les Vaisseaux du Roi voudraient tou-
cher à Alger, il seraient les bienvenus, & qu’on
102 MÉMOIRES

ne leur refuserait rien de tout ce qu’ils pourraient


avoir besoin ; mais que s’ils recevaient les Es-
claves qui se sauveraient chez eux à la nage ou
autrement, on les ferait payer au Consul dès le
lendemain de leur départ.
Il me parla ensuite de dix Turcs que le Ca-
pitaine Fabre avait conduits à Marseille, & me
dit que ses Sujets se sauvant des mains des Es-
pagnols, & allant se réfugier en France sous la
bonne foi de la paix, on ne devait pas les met-
tre aux Galères ; mais leur donner toute sorte
d’assistance tant par mer que par terre. Je lui
dis que cela était vrai ; mais qu’il ne prenait pas
garde qu’il devait la même justice aux Français,
& qu’il ne la leur rendait pas, puisqu’il avait
permis que l’on vendît comme Esclaves ceux
qui sortant des prisons de leurs ennemis, & ne
trouvant pas de Bâtiments Français, s’étaient
embarqués sur les premiers Vaisseaux qu’ils
avaient trouvés pour s’en retourner chez eux, &
qui avaient été pris par Ces corsaires & vendus
avec sa permission. Cette réponse dont il sentit
toute la force le piqua au vif. Il feignit une af-
faire, & en se levant il me remit au jour suivant
pour la décider.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 103

Le 23 Septembre, Baba Hasan m’envoya


chercher, & me remit trois Lettres pour le Roi.
Elles étaient écrites en Turc. Elles étaient de la
part du Pacha, du Dey & de la Milice routes
trois de même teneur. Il me dit avec sa grossiè-
reté ordinaire que j’écrivisse selon leurs inten-
tions, & que j’en fisse venir la réponse au plutôt,
puisque j’expédiais exprès une Barque pour les
porter. Il me déclara en même temps, que si la
réponse, ne venait pas dans un temps raisonna-
ble qui devait être court, vu le peu de distance
qu’il y a de Marseille à Alger, je n’aurais qu’à
me retirer en France.
J’eus une autre prise avec ce brutal, sur ce
qu’il ne voulait pas que son Secrétaire donnât la
qualité de Padischali, qui veut dire Empereur du
Roi. Il prétendait que leur conscience & leur Loi
ne leur permettaient pas de donner cette qualité,
aux Princes Chrétiens ; & je lui fis voir que le
Grand Seigneur la donnait au Roi de France. A
la fin je l’emportai après une longue contesta-
tion, & je ne voulais point recevoir les Lettres,
à moins qu’elles ne fussent dans des bourses, de
satin. Il fallut y venir, & les trois Lettres furent
mises dans des bourses de satin blanc avec les
104 MÉMOIRES

qualités convenables. En voici la teneur.


_______________

Traduction des Lettres du Pacha, du Dey, du


Divan & Milice d’Alger, écrites au Roi
le 23 Septembre 1674.

A
U plus glorieux & plus majestueux Prin-
ce de la croyance de Jésus, choisi entre
les Grands, magnifiques honorés dans
la Religion Chrétienne ; arbitre & pacificateur
des affaires qui naissent dans la communauté
des Peuples Nazaréens ; dépositaire de la gran-
deur, de l’éminence & de la douceur possesseur
de la voie qui conduit à l’honneur & à la gloire,
l’Empereur de France, Louis. Dieu veuille le
combler de prospérité & de bonheur, & affermir
ses pas dans les sentiers de la droiture. Après
avoir donné le salut à celui qui a suivi le Con-
ducteur.
Les Turcs entendent par cette phrase, ceux
qui suivent la Loi de Mahomet qu’ils prétendent
être les seuls qui méritent le salut.
Suite de la Lettre.
Votre Majesté saura que votre serviteur le
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 105

Consul d’Arvieux est heureusement arrivé en


cette Ville d Alger, dans les premiers jours du
mois de Septembre de notre année mil quatre
vingt-cinq il est le bienvenu. Nous le recevons
avec plaisir & à notre contentement. Nous le re-
connaissons pour Consul. Tout ce qu’il fait nous
est agréable, parce que tous ceux qui viennent
de la part des Grands doivent être considérés
comme la personne de ceux qui les, envoient.
Mais nous n’avons la paix, qu’avec vous, &
non pas avec les autres Nations. Nous n’avons
rien à voir sur vos Navires, & nous ne consen-
tons pas aussi qu’aucun de nous les trouble &
les inquiète. Cependant vos Vaisseaux reçoi-
vent des Chrétiens Étrangers dans leurs bords,
qu’ils transportent de côté & d’autre ; il n’y a
personne de nous qui soit content de cela. Si on
trouve deux ou trois Étrangers dans un Vaisseau
Français, on ne leur dira rien ; mais s’il y en
a davantage nous prendrons nos ennemis sans
toucher au chargement où nous ne prétendons
rien. Nous vous avertissons aussi que vos sujets
naviguent avec les Vaisseaux de Livourne, de
Gènes, de Portugal, d’Espagne, de Hollande &
de Malte ; si nous les trouvons dans les Navires
106 MÉMOIRES

de nos ennemis, nous les prendrons, parce qu’ils


se battent contre nos gens, & en blessent, & en
tuent. Lorsque nous en trouverons en cet état,
nous ne leur donnerons point de quartier & les
ferons Esclaves. Nous ne les considèrerons plus
comme vos Sujets, d’autant que depuis vingt ou
trente ans qu’ils ont passé dans ces Pays-la, ils
s’y font mariés & habitués, ils servent nos en-
nemis & font la course avec eux. Nous vous dé-
clarons donc que nous en prendrons tout autant
que nous en trouverons de cette marnière, Nous
vous avons écrits deux ou trois Lettres sans re-
cevoir de réponse.
Ainsi dès que cette Lettre sera arrivée en
votre présence, faites-nous savoir en diligence
par une autre Lettre de votre part quelle est vo-
tre intention là-dessus, afin que nous prenions
nos mesures, & que nous sachions si vous dé-
sirez que nous soyons en paix. Le moyen de
l’affermir, est que vous fassiez défense à vos
Sujets de recevoir dans leurs bords plus de trois
Chrétiens qui ne soient pas de nos amis, & que
vos Sujets ne naviguent point dans les Vais-
seaux de nos ennemis, parce que ce procédé
pourrait être cause de quelque rupture, qui serait
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 107

en ce cas contre notre volonté. De votre part


quand vous prendrez quelques Vaisseaux sur
vos ennemis, comme ceux de Salé & de Tripoli
s’il se trouve quelqu’un qui se réclame d’Alger,
nous le désavouerons, & nous ne le reconnaî-
trons point.
Au surplus, si vos Navires venant dans le
Port d’Alger, pour avoir de l’eau, du biscuit,
& autres provisions dont ils auront besoin, les
ayant reçues & étant sur le point de partir, reçoi-
vent dans leurs bords les Esclaves des particu-
liers qui s’y réfugient avec des Chaloupes au à
la nage, & les amènent avec eux, leurs Patrons
viennent ensuite nous faire enrager, c’est ce que
nous ne pouvons souffrir en aucune manière, &
pour ce sujet aussi défendez-leur qu’ils n’enlè-
vent aucun des Esclaves de cette Ville quand ils
y viendront.
Il y a aussi des Turcs qui se sauvent de Gè-
nes, de Livourne, d’Espagne, & des autres Pays
où ils étaient captifs, & s’en vont dans votre
Royaume, à cause de la paix qui est entre nous.
Nous ne consentons point aussi que vous les fas-
siez Esclaves, & qu’on les mette aux Galères.
Nous finissons en vous souhaitant une longue
108 MÉMOIRES

vie pleine de félicité. Écrit dans les derniers


jours de la Lune Gemad, le second de l’année
1085 c’est environ le 23 Septembre 1674.
Au bas de cette Lettre était le chiffre du Pa-
cha, qui contenait ces mots, le pauvre, 1’abject,
le Prince des Princes Ismaël Pacha. Vice-roi
d’Alger.
Les deux autres Lettres n’étaient que des co-
pies de celle-ci, l’une signée du Dey, & l’autre
au nom du Divan & de la Milice, qui composent
la République d’Alger.
J’eus soin de les traduire en Français avant de
les envoyer. Elles me parurent bien fières. Mais
que peut-on attendre de gens Barbares comme
les Algériens, qui n’ont pas encore éprouvé la
puissance du Roi. Il serait à souhaiter qu’il les
châtiât une bonne fois, ils deviendraient plus
respectueux.
Lorsque Baba Hassan me remit ces Lettres,
il me recommande d’écrire au Sieur de la Font,
que s’il allait au Bastion avant de passer à Alger,
qu’il prît bien garde de ne commettre aucune
violence contre qui que ce fut, s’il voulait s’éta-
blir dans un Pays où il n’était point aimé.
Il avait raison : car on n’entend point raille-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 109

rie à Alger sur le chapitre de l’argent & de l’in-


térêt particulier, on y sacrifie tout pour cela.
Le 24 Septembre, les Pères Trinitaires Por-
tugais partirent d’Alger, & ramenèrent à Lis-
bonne trois cents Esclaves de leur Nation qu’ils
avaient rachetés, & deux jours après les Corsai-
res amenèrent trois cents Esclaves qu’ils avaient
pris sans résistance.
Il me semble qu’il serait plus avantageux
aux Chrétiens d’employer l’argent qu’ils appor-
tent tous les ans à Alger pour acheter les Escla-
ves, à entretenir un nombre de Vaisseaux armés
pour prendre ces Écumeurs de mer & s’en dé-
faire une bonne fois. Cela n’est pas si difficile
qu’on se l’imagine.
J’obligeai le Sieur Estelle d’écrire au Sr. De
la Font en conformité de ce que le Dey m’avait
dit, & ayant fait un état de tout ce que le Bas-
tion devait à Alger qui se montait à douze mille
piastres, j’envoyai le tout par la Barque de Le-
gier.
Le 27 Septembre, Baba Hassan m’envoya
dire qu’il prétendait que la Barque de Legier al-
lât en droiture à Marseille, sans toucher au Bas-
tion ni en aucun lieu de la côte, afin que la ré-
110 MÉMOIRES

ponse des Lettres arrivât plutôt ; qu’il voulait


l’avoir dans un mois ; qu’autrement il nous dé-
clarerait la guerre, étant extrêmement fatigué de
nos longueurs ; & qu’il lui convenait de rom-
pre une bonne fois avec nous & me renvoyer
en France. Je répondis que la réponse du Roi
dépendait de sa volonté, & qu’étant à la tête de
ses armées dans un Pays éloigné de près de trois
cents lieues de Marseille, on ne pouvait pas fixer
un temps si court ni commander aux vents.
Baba Hassan qui avait alors tant de crédit
dans cette République de Corsaires, n’était il y a
quelques années qu’un Chiaoux, c’est-à-dire, un
Sergent ou Huissier du Divan, gueux misérable.
Sa brutalité l’ayant rendu odieux à la Milice, il
fut résolu de le faire expirer sous le bâton, il fut
averti & s’enfuit, & s’étant retiré secrètement
au Bastion, le Sieur Arnaud le cacha & était sur
le point de l’envoyer en France pour lui sauver
la vie, lorsque par un bonheur extraordinaire ses
mauvaises affaires s’accommodèrent. Des ser-
vices importants qu’il rendit à Mehemed Raïs,
surnommé Tricq, Capitaine Général des Vais-
seaux d’Alger, & à présent Dey de la Républi-
que, le tirèrent de la poussière. Ce Général lui
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 111

donna sa fille en mariage, & se trouvant accablé


de vieillesse, il le chargea, de la plus grande par-
tie du Gouvernement de la République en qua-
lité de son Lieutenant. Le service que le Sieur
Arnaud lui avait rendu lui avait attiré l’amitié,
la reconnaissance & la protection de ce Barbare
& de son beau-père.
Le Sieur Estelle demeurait à Alger en qua-
lité d’Agent du Bastion avec deux mille piastres
d’appointements. Mais il était caution de toutes
les redevances & de toutes les dettes de la Com-
pagnie.
On l’accusa d’avoir dit au Dey que la Bar-
que de Legier avait un fond considérable, qui
appartenait aux Associés du Sieur Arnaud, &
qu’il était à propos de le prendre à compte de ce
que le Bastion devait à la République. Quoique
cela fût faux, cela flattait trop l’avidité du Dey
& de son gendre pour le négliger.
Il m’envoya chercher le 29 Septembre avec
le Patron Legier, à qui il ordonna de mettre à
terre les fonds qu’il avait appartenant à la Com-
pagnie du Bastion, & sans lui donner le temps de
répondre ; il lui dit & à moi aussi qu’il ne vou-
lait point de remontrances, & qu’il fallait obé-
112 MÉMOIRES

ir sur le champ.
Je ne laissai pas de lui dire que la Compa-
gnie du Bastion n’avait rien sur la Barque de
Legier ; que ce Patron avait emprunté de plu-
sieurs Marchands environ mil piastres à payer à
retour du voyage ; que si le Bastion devait quel-
que chose à la République c’était à Estelle à qui
il fallait s’adresser, puisqu’il en était l’Agent
& la caution ; qu’on ne pouvait rien prétendre
du Sieur de la Font, qu’après qu’il aurait été
mis en possession du Bastion ; qu’il était inouï
qu’on eût enlevé par force le bien d’un Mar-
chand pour payer les dettes d’un autre ; que
cette violence, se répandrait de tous cotés &-
empêcherait qu’on osa venir trafiquer, à Alger ;
que le Patron Legier serait entièrement ruiné
s’il ne rapportait les fonds qu’il avait emprunté
pour employer en marchandises à Alger & à la
côte, & enfin que le Roi ne manquerait pas de
s’en formaliser.
Toutes, mes raisons qui auraient été bonnes
pour tout autre que pour un Barbare brutal, ne
firent aucune impression sur Baba Hassan. Il
envoya le Trucheman avec le Gardien du Port
visiter la Barque, & apporter au Divan tout l’ar-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 113

gent, qu’ils y trouveraient, & se contenta de ré-


pondre à mes oppositions ; que puisque la Bar-
que de Legier ne s’en allait que pour revenir, il
voulait que l’argent demeurât à terre entre les
mains de M. le Vacher. Le voyant dans une ré-
solution déterminée de passer outre, j’envoyait
mon Chancelier pour observer ce qui se passe-
rait, & faire les procédures nécessaires.
J’envoyai chercher le Sieur Estelle, & après
lui avoir reproché qu’il était l’auteur de cette
avanie, dont il ne put disconvenir, je lui fis mes
protestations en forme, qu’il serait responsable
en son propre & privé nom de tous les événe-
ments. Nous étions encore ensemble quand on
le vint appeler de la part du Pacha. Il y alla & ne
revint plus me retrouver.
Je sus quelques heures après que le Patron
Legier était de retour de sa Barque, & qu’on
avait apporté au Divan tout l’argent qui s’y était
trouvé, consistant en neuf cents piastres, y com-
pris les fonds particuliers des Matelots. J’allai
promptement au Divan y renouveler mes oppo-
sitions,
Baba Hassan voulut alors tourner la chose
en raillerie, parce que Estelle lui avait dit que je
114 MÉMOIRES

l’avais menacé. Il me dit qu’on n’avait pas


trouvé grand argent dans la Barque de Legier,
& qu’il fallait nécessairement qu’il m’eût re-
mis les trois mille piastres de la Compagnie du
Bastion. Il me dit ensuite qu’il avait fait atten-
tion à mes raisons, qu’il ne voulait pas retenir le
bien des Marchands, qui venaient sous la bonne
foi de la paix ; mais que s’il en avait trouvé de
celui qu’il cherchait, il 1’aurait retenu pour les
dettes du Bastion ; mais que sur ce que j’avais
avancé, il le renverrait à ma Chancellerie pour
le rendre au Patron Legier, & qu’il partit aussi-
tôt.
Je pris cette occasion pour dire à Baba Has-
san que les Corsaires d’Alger partaient sans
prendre de passeports du Consul de France, par-
ce que nous avions trente Vaisseaux de guerre
en mer, qui les pourraient enlever, & les prendre
pour des Tripolins ou des Saltins, & qu’il pour-
rait leur en arriver autant qu’à la Barque qui fut
brûlée devant Collioure. Il me remercia de mon
avis, & me promit d’y donner bon ordre.
Le second jour d’Octobre 1673 je menai le Pa-
tron Legier au Divan poux prendre congé du Dey,
selon la coutume d’Alger. Je trouvai qu’Estelle
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 115

nous avait suscité de nouvelles brouilleries. En


effet Baba Hassan dit au patron Legier qu’il
l’envoyait en France pour porter ses lettres, &
lui en rapporter la réponse dans un mois au plus
tard, & que pour assurance de sa parole, il fallait
qu’il laissât ses fonds entre les mains du Tréso-
rier du Divan.
J’eus là-dessus un démêlé terrible avec ce
brutal, nous nous poussâmes à bout réciproque-
ment, & comme il voulait l’emporter absolu-
ment, je le quittai brusquement, en lui protestant
que s’il s’obstinait à retenir les fonds de cette
Barque, le Patron & La Barque ne partiraient
point du Port d’Alger, que ce procédé mettrait
la confusion dans la place de Marseille, & qu’il
n’en viendrait plus personne , & que les fonds de
cette Barque étant arrêtés par les intrigues d’Es-
telle, on les lui ferait payer à Marseille avec les
dédommagements, ou sur ses biens, ou sur les
douze mille écus promis au feu Sieur Arnaud
par la transaction Cette dernière raison frappa
vivement Baba Hassan. Il donna congé au Pa-
tron Legier, lui souhaita un bon voyage & le
congédia. Il fut à fon bord & en moins d’une
heure il mit à la voile.
116 MÉMOIRES

Baba Hassan s’étant trouvé avec le Dey,


ils voulurent entrer dans une autre manière.
Ils me demandèrent si je n’avais jamais exercé
des Consulats ou d’autres Charges publiques.
Je leur répondis que je n’avais jamais fait autre
chose, & que j’avais vu toutes les Échelles du
Levant. Ils dirent alors que tous les Pays que
j’avais vus étaient bien différents d’Alger, &
qu’il y fallait vivre d’une manière toute dif-
férente. Ils ajoutèrent que c’était grand dom-
mage que je fusse Chrétien, & qu’on ferait de
moi un bon Gouverneur ; si j’étais assez heu-
reux pour embrasser leur Religion. Je reçus
cela comme une raillerie, & je leur répondis
que la justice devant être égale partout, je ne
m’apercevrais point de cette, différence, quand
ils voudraient nous la rendre, & qu’alors je
trouverais les mêmes agréments à Alger, que
j’avais trouvé par tout ailleurs. Qu’à l’égard
du changement de Religion, que ce n’était pas
la première fois que l’on me l’avait proposé ;
mais qu’outre le baptême qui est commun à
tous les Chrétiens, j’avais encore une Croix
& un caractère qui s’obligeaient à une plus
étroite observance, & que je souhaitais de tout
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 117

mon cœur d’avoir l’occasion de le leur faire


connaître.
Le cinq octobre, Estelle employa l’autorité
du Dey pour faire enlever trois cent cinquante
piastres appartenant à un Espagnol, qui étaient
en dépôt dans la Chancellerie à cause qu’un Ma-
jorquin devait pareille somme au défunt Sieur
Arnaud. Je dis à Estelle que la Chancellerie était
un lieu sacré, où tout ce qu’on y déposait devait
être en sûreté. Que s’il avait des prétentions, il
devait donner sa requête & ses preuves, & qu’on
lui rendrait justice ; mais que s’il continuait à
faire agir la violence des Turcs je serais obligé
de faire un procès verbal contre lui.
Le douze Octobre, le Dey m’envoya cher-
cher pour me dire que le terme des paiements
du Bastion étant expiré, il voulait que je lui
trouvasse de l’argent. Je lui répondis que j’étais
Consul, & que je n’étais ni Agent ni intéressé
dans la Compagnie du Bastion. Je vis bien que
c’était un tour du Sieur Estelle qui cherchait tou-
tes sortes de moyens pour me brouiller avec les
Puissances d’Alger. Je dis au Dey que je m’éton-
nais qu’il eut oublié qu Estelle était l’Agent &
118 MÉMOIRES

la caution de La compagnie du Bastion, & que


par conséquent c’était à lui qu’il se devait adres-
ser.
Le Dey me répliqua qu’il était informé avant
mon arrivée, que je soutiendrais les intérêts de la
Compagnie, qui me donnait trois mille piastres
par an, que l’exercice du Consulat n’était qu’un
prétexte, & qu’ayant la connaissance des Lan-
gues Orientales, je n’étais pas obligé de m’en
rapporter aux Truchemans. Qu’il savait que
j’avais apporté dix mille écus du Bastion, qu’il
voulait que je lui trouvasse de l’argent, sauf à
moi à m’en faire rembourser par le Sieur de la
Font ou par les héritiers du sieur Arnaud. Je lui
dis qu’Estelle l’avait instruit très mal, contre la
vérité, & seulement pour me brouiller avec lui.
Qu’il était vrai que je m’étais mêlé des différends
qui étaient entre le Sieur Arnaud & ses associés,
qui avaient été terminés par la transaction, sans
laquelle le Bastion aurait été abandonné. Que
ceux qui avaient visité mes hardes par son or-
dre, & contre les droits & les privilèges de tout
temps des Consuls, n’avaient trouvé qu’un sac
de cinq cents piastres que j’avais apporté pour
ma dépense. Que je ne devais pas emprunter de
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 119

l’argent pour les affaires d’un particulier, ni


même avancer pour les uns & les autres, & ne
sachant point comme les affaires du Bastion se
termineront, & si le Sieur de la Font acceptera
le parti qu’on lui proposait ; qu’on ne peut rien
prétendre de ce qui est porté par la transaction
que quand il sera en possession de son com-
merce ; que dans ce temps-là il aura un Agent à
Alger pour payer les redevances, & répondre de
tout au Divan. Que le Sieur Estelle était encore
dans la fonction d’Agent, & qu’ayant du crédit
dans le Pays, il lui était facile de donner ce qu’on
demandait. Que si après l’arrivée de la Barque
de Legier, le Sieur de la Font était dans la réso-
lution de passer à Alger il ne perdrait point de
temps, & la satisfaction de la Milice ne serait
pas beaucoup retardée, & qu’enfin il fallait se
donner patience.
Le Dey me congédia après ces paroles, en
disant qu’il aviserait à ce qu’il aurait à faire. Que
les Soldats ne connaissant que Dieu & leurs in-
térêts, n’entendaient pas de raillerie sur l’argent
qui est destiné pour leur paye, & qu’ils auraient
bien le moyen de m’en faite trouver, ou de me
renvoyer en France. Ce dernier compliment, qui
120 MÉMOIRES

était la conclusion ordinaire de toutes mes


audiences, ne m’effraya pas beaucoup.
Le quatorze octobre le Sieur Arnaud fils aîné
du défunt arriva à Alger. Il fut voir le Dey dès
qu’il fut débarqué, & le Dey lui promit de lui te-
nir lieu de père. Il me vint voir ensuite, accom-
pagné du Sieur Estelle, & après son compliment,
il m’assura que son père avait des sentiments
de moi bien opposés à ceux de son parti, tant à
Alger qu’à Marseille, & qu’il était mort avec le
regret de n’avoir pu me remercier des soins que
j’avais pris pour leur accommodement.
Le vingt-deux, deux Corsaires d’Alger arri-
vèrent avec deux prises Portugaises chargées de
planches, de goudron, & d’une centaine d’hom-
mes. Ils avaient brûlé le Vaisseau garde-côte de
Portugal monté de trente-six pièces de canon, &
de quatre cents hommes d’équipage. Le Capi-
taine Portugais selon ses ordres, devait prendre
chasse & ne se point battre contre un nombre
inégal de Vaisseaux ennemis. Il fut attaqué par
ces deux Algériens, qui lui tirèrent toutes leurs
bordées & leur mousqueterie, qui tuèrent plu-
sieurs officiers & beaucoup de soldats. Le reste
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 121

de l’Équipage se jeta à fond de calle, après avoir


tiré quatre coups de canon, & se laissèrent brû-
ler sans résistance. On ramassa sur l’eau envi-
ron cent hommes, qui avaient leurs Chapelets
au col ou à la main.
Le 27, Un Corsaire de Salé qui s’était trou-
vé dans un combat, & y avait été maltraité, vint
à Alger pour se radouber. Il avait sept Esclaves
Anglais & un Français de la Ciotat qu’ils vou-
laient vendre au marché, pour avoir des vivres
pour son Équipage. Il en demanda la permission
au Dey qui la lui refusa, parce qu’il était en paix
avec ces deux Nations, & qu’il ne pouvait lui
permettre cette vente, qu’en cas que leurs Con-
suls ne voulussent pas s’en accommoder avec
lui.
Le Corsaire alla trouver le Consul Anglais,
qui lui donna 700 piastres pour les sept Anglais.
Il vint ensuite chez moi, & comme la planche
était faite, je lui donnai aussi cent piastres pour
le François, & par là j’évitai qu’il fût vendu au
Batistan deux ou trois fois autant.
Les Anglais ont toujours des fonds entre les
mains de tous leurs Consuls d’Afrique, pour re-
122 MÉMOIRES

tirer les Esclaves de leur Nation qu’ils seraient


en droit de réclamer selon leurs Traités. Cette
manière est plus abrégée & les Anglais ne lais-
sèrent pas de publier qu’on leur a rendu leurs
compatriotes, & se font honneur de ce dont ils
ne sont redevables qu’à leur argent.
Le 28 le Consul Anglais, qui l’est aussi des
Génois, eut une audience secrète du Dey, dans
laquelle il lui proposa de la part du Sr. Lomel-
lini Génois Gouverneur de Tabarque, de ruiner
le Bastion de France, & de le lui abandonner,
aux offres de lui payer toutes les sommes qu’il
recevait des Français. On avait fait ci-devant
la même proposition au Sieur Arnaud, & on
lui avait fait pour cela des propositions avan-
tageuses avec un dédommagement raisonna-
ble.
Cela donna occasion au Dey de m’envoyer
dire par le Trucheman que les soldats voulaient
être payés, qu’ils ne se souciait plus que le Sieur
de la Font vint ou non, puisqu’il tardait tant à
venir, & qu’il était dans la résolution de donner
le Bastion à des gens qui lui offraient de plus
grands avantages.
Il y avait déjà longtemps que je voyais le
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 123

Dey & la Milice dans la résolution d’accepter


ce parti. Je chargeai le Trucheman de dire à son
maître de ma part, qu’il n’avait pas encore lieu
de s’impatienter depuis que nous avions écrit
au Sr. de la Font ; que les lettres de Tabarque
marquaient qu’on le croyait déjà arrivé au Bas-
tion avec un secours considérable, que je savais
les offres que les Génois lui faisaient, mais que
j’étais bien assuré qu’ils n’osaient les exécuter,
parce que le Roy qui protégeait la Compagnie
ne manquerait pas de leur faire sentir les effets
de son ressentiment. Le Dey ne répliqua rien, &
ne m’en parla plus.
Le 5 Novembre 1674, on apprit la mort de
Regab, Bey ou Gouverneur de Constantine. Il
avait fait mourir son frère Farhat Bey, & avait
épousé sa veuve, qu’il avait fait étrangler quel-
que temps après par deux de ses esclaves. Ce
barbare avait fait massacrer beaucoup, de sol-
dats : il ne vouloir plus reconnaître l’autorité du
Dey, & voulait s’ériger en petit Souverain dans
son Gouvernement. Il avait épousé une belle
Esclave Espagnole, dont la mère qui était aus-
si Esclave à Alger me venait voir quelquefois.
Le Dey & Baba Hassan trouvèrent le moyen
124 MÉMOIRES

de le surprendre le firent mourir, & donnèrent


le Gouvernement a un de ses neveux fils de Fa-
rhat.
Le même jour un Renégat de Marseille ap-
pelé Mahmy Samson, rentra dans le Port sans
autre prise que d’une Tartane qu’il avait reprise
sur les Espagnols. En voici l’histoire.
Le Patron jean Prudent de Frontignan en
Languedoc montait une petite Tartane de Marti-
gues qui n’avait que quatre pierriers & huit hom-
mes d’Équipage. Il avait pris du blé à Gibraltar
dans le Detroit, & en s’en retournant en Pro-
vence, le vent contraire l’obligea de mouiller à
couvert d’une petite île. Il y fut attaqué par trois
Frégates Espagnoles armées & montées cha-
cune de cent hommes, il se défendit vigoureu-
sement, soutint trois abordages, tua plus de cent
hommes de ses ennemis ; mais ayant perdu deux
de ses meilleurs hommes, il fut enlevé à un qua-
trième abordage. Les Espagnols enragés de leur
perte, usèrent cruellement de leur victoire. Ils
sabrèrent & poignardèrent les six Français qui
restaient. Ils coupèrent les câbles de la Tartane,
pour la conduire dans un de leurs Ports le plus
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 125

voisin. Tout ceci se passa pendant la nuit ; mais


à la pointe du jour le Raïs Mahmy Samson se
trouva auprès d’eux, porta dessus, les contrai-
gnit d’abandonner la Tartane, les canonna vive-
ment, & les aurait enlevés, s’ils ne se fussent mis
si près de terre, que tirant beaucoup plus d’eau,
il ne pût les joindre ; de sorte qu’après les avoir
bien maltraités il revint s’emparer de la Tartane,
&ayant su qu’elle était Française, il fit passer
dans son bord les blessés, les fit panser avec
foin, & les traita avec beaucoup de bonté. Dès
qu’il fût mouillé il les fit conduire chez moi. Le
Patron Prudent était blessé de plusieurs coups de
sabre & de poignards à la tête & dans le corps,
& ses Matelots étaient aussi maltraités que lui.
J’allai fur le champ au Divan réclamer la Tarta-
ne, son chargement & son équipage. Le Dey ba-
lança longtemps s’il me l’accorderait ; à la fin il
m’accorda le corps de la Tartane & l’équipage,
me faisant valoir cette justice comme un présent
qu’il me faisait en considération de ma bienve-
nue & des soins que j’avais pris pour l’équipa-
ge de la Barque brûlée devant Collioure ; mais
comme le blé avait été repris sur les Espagnols
126 MÉMOIRES

qui s’en étaient rendus maîtres, il ne voulut pas


le rendre, d’autant plus qu’on en manquait à Al-
ger, où il vint tout a propos, & fut vendu sur le
champ.
Le 9 Novembre, le Sieur Arnaud vint me
rendre une lettre du Sieur Villecroche qui com-
mandait au Bastion par ordre du Dey, qui me
marquait la disposition où il était de bien vivre
avec le Sr. de la Font.
Le 21 Novembre, un Vaisseau Corsaire d’Al-
ger commandé par Hussein Raïs, surnommé
Mezamorto, amena deux prises qu’il avait fai-
tes, l’une d’un Vaisseau Génois, & l’autre d’une
marque de Livourne, commandée par le Patron
Nicolo Picotti. Elle était partie de Marseille, &
vingt Français qui voulaient voir les cérémonies
de l’Année Sainte à Rome, s’y étaient embar-
qués, & l’avaient préférée à d’autres Bâtiments
Français, craignant d’être pris par les Espagnols,
& ils furent pris par les Turcs. On eut raison de
dire d’eux ce qu’avait dit un ancien : Incidit in
Scyllam cupiens vitare Caribdim.
Le Corsaire rencontra la Barque près de
Livourne, qu’elle aurait pu aller à terrer mais
comme il avait arboré la Bannière de Hollande,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 127

elle poursuivit sa route, dans la pensée, comme


on l’a su depuis, de livrer ces Français à leurs
ennemis les Hollandais, & de partager leurs dé-
pouilles. Ils furent trompés, & devinrent la proie
des Algériens : leurs noms sont ici inutiles. On
verra dans la suite ce qui leur arriva, puisqu’ils
eurent le même fort que les cinq autres Français
qui étaient en dépôt dans le Bagne du Divan
d’Alger.
Mezamorto était né à Constantinople, &
plus poli, plus modéré, plus honnête homme
qu’on n’en trouve dans les gens de ce métier.
Dès qu’il eût examiné les passeports de nos
Français, il leur dit qu’il tâcherait de les mettre à
terre, ou avec quelques-uns de leurs amis ; mais
ces gens peu instruits des manières des Barba-
resques, & croyant qu’on aurait plus de respect
& d’attention pour eux, s’ils se disaient tous
gens de qualité, s’avisèrent de se traiter entre
eux de Marquis & de Chevaliers, comme en ef-
fet quelques-uns étaient, & étant d’ailleurs très
bien vêtus, & quelques-uns ayant des boucles
de pierreries ; l’Équipage les prit pour des Che-
valiers de Malte, ne connaissant point d’autre
128 MÉMOIRES

chevalerie, & protestèrent au Capitaine que s’il


les relâchait, sa tête en répondrait au Divan &
à la Milice d’Alger. Mezamorto fut forcé de les
conduire à Alger ; mais il leur fit toutes les ca-
resses imaginables, les traita bien, les logea le
mieux qu’il lui fut possible, les assura qu’ils ne
seraient point Esclaves, & que dès qu’il serait
arrivé il ferait avertir le Consul de France, afin
qu’il les allât réclamer, & qu’assurément le Dey
les mettrait en liberté. Il fit porter dans sa cham-
bre toutes leurs hardes, de crainte que les sol-
dats ne les pillassent, & il fit au Dey la relation
la plus avantageuse qu’il pût pour leur procurer
la liberté.
J’envoyai mon Chancelier à bord du Corsai-
re, dès qu’il fut mouillé, afin d’être informé de
leurs qualités & de quelle manière ils avaient été
pris, afin de les réclamer ; entre autres le Sieur
Vaillant s’était qualifié homme du Roi, parce
qu’il allait chercher des médailles par ordre de
M. Colbert. Il prétendait par cette qualité se fai-
re distinguer des autres, & il ne prenait pas gar-
de que c’était le moyen de rendre sa délivrance
plus difficile, & sa rançon plus considérable. Le
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 129

Chancelier revint si tard que je ne pus rien faire


ce soir-là.
Le 12 Novembre 1674, je priai M. le Va-
cher de m’accompagner au Divan où j’allais ré-
clamer ces Français.
Le Dey n’attendit pas que je lui parlasse.
Il se déchaîna d’abord contre moi, disant qu’il
m’avait recommandé d’écrire en France que leur
intention était de prendre tout ce qu’ils trouve-
raient sous la bannière de leurs ennemis que la
Barque qui avait porté leurs lettres était arri-
vée à Marseille vingt jours avant que ces Fran-
çais en fussent partis : que puisque le mépris
que nous avions pour ses sentiments le rendait
odieux a la Milice, il voulait les faire Esclaves
pour la satisfaire, afin que par cet exemple ils
cessassent de s’embarquer avec leurs ennemis
une bonne fois : ainsi que je n’avais qu’à me
retirer.
Je lui représentai que la crainte de Espagnols,
& la confiance que ces Français avaient eue à
la paix d’Alger & de Tunis, les avaient obligés
à préférer cette Barque de Livourne aux autres
Bâtiments Français dont ils auraient pu se servir.
Qu’il ne doit pas être défendu aux Français de
130 MÉMOIRES

passer sur les Navires de leurs amis, puisque les


Turcs se servent bien des nôtres, par la même
raison. Qu’une marque de cela, était que de-
puis deux jours la Barque du Patron Lombard
venait de lui amener une quantité de Pèlerins
de la Mecque embarqués à Tripoli de Barbarie,
qui n’avaient pas voulu se servir des Bâtiments
de leur Nation, à cause des Corsaires de Malte
& de Livourne. Qu’il devait se souvenir que le
Roi les lui aurait fait rendre, s’ils avaient été
pris par les Maltais, comme il avait fait ceux
qui avaient été pris sur le Vaisseau St. Barthé-
lemy, & ceux que le Sieur Picquet avait vendus
à Livourne. Que dans la Lettre qu’il avait écrite
au Roi, en parlant des Français qui passent sur
les Vaisseaux des ennemis d’Alger, il alléguait
que c’était à cause qu’ils les servaient, qu’ils
se battaient contre eux & qu’ils leur tuaient du
monde. Que les Français dont il était question
n’étaient ni matelots, ni soldats payés par les
Livournais. Que non seulement ils ne s’étaient
point battus ; mais qu’ils étaient empêché que
les autres se défendissent, & qu’ils avaient dé-
claré au Patron qu’ils ne pouvaient point se battre
contre des gens avec lesquels ils étaient en paix,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 131

& qu’ainsi s’étant donnés à eux de bonne foi, il


ne pouvoir pas les retenir ni les faire Esclaves
sans rompre la paix, & s’attirer tout le ressenti-
ment du Roi.
Le Dey répondit qu’il se souciait peu qu’ils
fussent Matelots, Soldats ou Passagers, qu’il
lui suffisait feulement pour être Esclaves qu’ils
fussent Français pris sous la Bannière de leurs
ennemis. Qu’ils l’avaient marqué au Roi dans
leurs Lettres, que c’était à lui à prendre ses me-
sures, & qu’ils ne le voulaient pas autrement.
Je lui dis que le Roi ne pouvait pas encore
avoir reçu leur Lettre, ni fait aucune défense à
ses Sujets selon leurs désirs, supposé que Sa Ma-
jesté le trouva a propos ; mais que je ne croyais
pas qu’elle voulut fermer les Ports, ni empêcher
ses Sujets d’aller partout ou ils voudraient avec
leurs amis. Que les Vaisseaux d’Alger allaient
à Toulon & à Marseille, où on leur donne gra-
tis toutes les munitions de guerre & de bouche
dont ils ont besoin. Qu’au sortir de nos Ports,
ils pourraient rencontrer des Passagers Français
& les prendre, & que je ne souffrirais jamais
qu’on les exposa en vente.
M. le Vacher s’apercevant que nous com-
132 MÉMOIRES

mencions à nous échauffer bien fort, & que je


protestais que je ne sortirais point du Divan
qu’on ne m’eût rendu ces Français, proposa un
expédiant qui fut agréé sur le champ, qui fut
que ces Passagers demeureraient en dépôt dans
le Bagne de la Douane, jusqu’à ce qu’on vît par
la réponse du Roi, si nous aurions la paix ou la
guerre, & juger par là de leur sort
Le Dey s’y rendit d’abord, à condition que
je leur fournirais leur subsistance, sinon qu’il
en ferait vendre quelqu’un pour donner du pain
aux autres, le demandai que leurs hardes leur
fussent rendues, & l’argent que leur Capitaine
leur gardait, & que cela servirait à les entrete-
nir. Il ordonna que les hardes fussent rendues, &
que l’argent fût mis en dépôt chez le Receveur
du Battistan.
On avait rangé ces Passagers sur l’aile gau-
che de la cour, & les Équipages des deux prises
de l’autre coté. Ils vinrent pendant plus d’une
heure de quelle manière j’en usai avec les Turcs
pour leur obtenir la liberté. Ils ne se déclarèrent
que dix-neuf, & ne me dirent point que la ving-
tième qui se nommait Jean de Banneux, avait
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 133

été mis parmi les Esclaves ; il était jeune, blond,


& avait l’accent Flamand, aussi était-il de Maas-
tricht, & à cause de cela on ne voulut pas le
mettre avec les François. Il ne m’aurait pas été
plus difficile d’en avoir vingt que dix-neuf, si
j’avais été averti ; mais le Sieur Vaillant avait
dit à ceux qui le voulaient faire qu’on les ven-
drait tous s’ils en parlaient.
Les Passagers Français furent donc envoyés
au Bagne du Divan. Leur dépense fut réglée par
eux-mêmes, je leur envoyai de l’argent, des cou-
vertures, des planches, & tout ce qui leur pou-
vait être nécessaire.
Le Dey me renvoya leurs hardes, après
qu’elles eurent été visitées au milieu du Divan,
afin que les Soldats vissent qu’il n’y avait point
de trésors dedans.
La discorde se mit d’abord entre eux, &
j’eus bien de la peine à empêcher qu’ils ne se
perdissent par les reproches qu’ils se faisaient
les uns aux autres en présence des Turcs, dont il
y en avait toujours quelqu’un qui entendait leur
Langue.
Je fus encore au Divan le treize pour récla-
mer Jean de Banneux ; mais il avait été vendu à
134 MÉMOIRES

un Chiaoux, qui en avait donné trois cens pias-


tres. Le Dey me dit que je perdais mon temps &
que c’était un Hollandais, qu’on le connaissait
bien, & que les Français n’étaient ni de ce poil,
ni de cette couleur.
Le 18 Le nommé Issouf Raïs Majorquin Re-
négat, & un autre Corsaire amenèrent treize Ma-
telots Français. C’était l’Équipage d’une Bar-
que de Martigues, qui avait chargé des amandes
& du cuivre à Sainte Croix dans le Royaume de
Fez, & qui allait a Lisbonne.
Ces corsaires l’ayant découverte à la hau-
teur du Cap St. Vincent lui donnèrent la chasse.
Elle mit la Bannière de la France au haut de son
mât pour se faire connaître.
Le Majorquin Renégat eut tant de rage de
l’avoir poursuivie inutilement, que s’en étant
approché de bien près, il lui fit une décharge
de toute son artillerie & de sa mousqueterie, &
le Patron ayant fait serrer ses voiles pour atten-
dre les Corsaires, celui du Majorquin qui ve-
nait vent arrière sur elle, & qui pouvoir passer à
bas bord ou à tribord, puisqu’elle ne gouvernait
plus, arriva sur elle malicieusement, la brisa &
la coula à fond, & vouloir faire périr l’Équipage,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 135

pour éviter qu’on ne se plaignît au Dey de sa


méchante action. La Barque ayant demeurée
sur l’eau, environ un quart d’heure, il la pilla
autant qu’il pût, & fit jeter les Matelots à la
mer. La Chaloupe de l’autre Vaisseau les retira,
& les traita fort humainement. Le Majorquin
fit ensuite passer dans son bord une partie des
Français, & leur fit donner des coups de bâton,
pour les obliger de déclarer devant les Soldats
qu’ils n’étaient pas Français, eu du moins qu’ils
étaient mariés en Portugal, afin d’être en droit
de les faire Esclaves.
Le 19 je reçus la plainte du Patron Antoine
qui commandait la Barque, & de ses Matelots
& j’allai porter mes plaintes au Dey à qui je
contai route l’Histoire. Il envoya d’abord cher-
cher Issouf, & le maltraita de paroles en ma pré-
sence. Celui-ci voulut faire passer sa mauvaise
action pour un accident, assurance que la Bar-
que s’était venue briser contre son Vaisseau ;
mais je lui répliquai vivement que les coups de
bâtons qu’il avait fait donner aux Matelots, &
la morsure qu’il avait faite au visage du Patron
marquaient trop sa mauvaise volonté, de sorte
qu’il demeura convaincu.
136 MÉMOIRES

Baba Hassan prit la parole, le chargea d’in-


jures à son ordinaire, & lui reprocha qu’on ne
l’envoyait pas en mer pour y être le maître ab-
solu & piller les Français, & donner lieu par ses
violences à la rupture de la paix, & sur le champ
il appela deux Chiaoux, pour lui faire donner des
coups de bâton en ma présence. Mais comme je
me doutai que ce ferait avec cette monnaie qu’il
paierait la Barque, je demandai sa grâce, & elle
lui fut accordée, & Baba Hassan lui ordonna de
rendre à ce Patron une Barque toute équipée,
pour s’en retourner avec les gens.
Le 21, Issouf acheta une méchante Barque
toute délabrée, & le Patron Antoine fut obligé
de la prendre avec les procès verbaux de toute
son aventure, pour se disculper auprès de ses
Bourgeois. J’allai trouver le Dey, & lui faire
mes remerciements de la justice qu’il avait vou-
lut nous rendre, & me plaindre de ma mauvaise
foi d’Issouf, & obliger de consigner huit mille
piastres au Divan pour la valeur de la Barque &
des fonds. Je le quittai en lui disant, qu’il avait
bientôt oublié ce que le Roi avait fait pour la
Barque que les Espagnols avaient brûlée devant
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 137

Collioure ma réquisition le Dey ordonna que le


Corsaire rendrait les hardes des Matelots ; mais
comme les Soldats d’Issouf en avaient fait leur
profit, il envoya quelques capotes à la Marine,
& il fallut que le Patron Antoine s’en contentât
& s’en allât en Provence demander justice.
Le même jour on fit venir le Sieur Estelle
au Divan. Le Dey lui dit qu’il y aurait trois
termes échus à la fin de la Lune courante, &
qu’il lui fallait trouver de l’argent pour la paye
des Soldats. Il lui répondit qu’il n’avait plus de
crédit depuis la mort du Sieur Arnaud, & que
tout ce qu’on pouvait faire était d’envoyer le
jeune Arnaud au Bastion, pour apporter tout le
corail & tout l’argent qu’il y trouverait. Cet ex-
pédient ne plût point au Dey, qui lui donna jus-
qu’à la fin de la Lune pour le payer. D’ailleurs
le jeune Arnaud ne voulut point aller au Bas-
tion, craignant d’y être malade, & que pendant
son absence le Sieur de la Font arriva, & que
son oncle Estelle ne gâta toutes choses par ses
vivacités.
Le 22, le Sieur de la Tour la Font arriva à
Bougie dans le Vaisseau du Capitaine Colin. Il
m’écrivit par un exprès, & me pria de voir le Dey,
138 MÉMOIRES

& d’obtenir la confirmation de ce qu’il m’avait


promis pour lui. Le Messager alla d’abord chez
le sieur Estelle, qui prit la Lettre qui m’était
adressée, l’ouvrit, la lut, & lui ordonna de me
l’apporter sans enveloppe, & de me dire pour
excuse que les Maures de la campagne la lui
avaient prise, & l’avaient ouverte, croyant qu’il
y avait de l’argent dedans. Je le dis à M. le Va-
cher, & nous découvrîmes bientôt la vérité.
J’allai d’abord au Divan porter cette nou-
velle au Dey & à son gendre qui la savaient déjà,
parce que le Sieur Estelle les en avait instruits,
& leur avait montré la Lettre avant de me l’en-
voyer. Ils me dirent que la nouvelle que je leur
donnais, leur faisait bien du plaisir, qu’il pou-
voir débarquer sur l’assurance qu’ils m’avaient
donnée, & qu’ils me confirmaient encore, & que
quand il ne voudrait pas demeurer à Alger, il lui
ferait permis de se retirer, sous la bonne foi avec
laquelle il était venu.
Le Vaisseau du Capitaine Colin arriva le 23
à Alger, & mouilla à trois heures après midi. Le
Dey me permit d’aller a bord avec mon Truche-
man & mes gens. Après que j’eus témoigné ma
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 139

joie à M. de la Font sur son arrivée, il me fit en-


trer dans sa chambre, nous raisonnâmes sur ses
affaires, je l’informai de l’état où elles étaient
à Alger, & je lui dis que le Dey m’avait assuré
qu’il ne devait rien craindre. Il me dit les raisons
pourquoi la transaction n’avait pas été exécutée,
& me le donna dans un mémoire. Il me pria de
les faire savoir au Dey avant qu’il débarquât,
afin qu’il y fût préparé. Il me rendit une partie
de mes Lettres, & intercepta les autres par une
défiance qui lui est naturelle, & je m’en retour-
nai à la Ville.
Le 24 Novembre, j’allai à six heures du ma-
tin prier le Dey de permettre que le Sieur de la
Font débarquât. Je pris ce temps pour lui dire
les raisons qu’il avait eues de ne pas exécuter la
Transaction avant de partir de Marseille, la pre-
mière desquelles était que les facultés du Bastion
avaient été enlevées ; la seconde que les Créan-
ciers du Sieur Arnaud avaient fait saisir les douze
mille écus ; & la troisième, l’incertitude où était
la Compagnie si elle soutiendrait le commerce
du Bastion ou si elle l’abandonnerait.
Le Dey & son gendre n’ajoutèrent pas beau-
coup de foi à ce que je leur dis. Ils me dirent
140 MÉMOIRES

seulement d’aller au Vaisseau le faire débarquer,


& que le temps découvrirait la vérité, & qu’on
en aurait assez pour en raisonner à fond quand
il serait entré.
J’allai aussitôt au Vaisseau avec le Truche-
man & mes gens, nous débarquâmes à la Pesca-
derie, & nous conduisîmes le Sieur de la Font
au Divan.
Le Dey & son gendre le reçurent Comme ils
me l’avaient promis. On voulut entrer en matiè-
re jamais comme je jugeai qu’il avait besoin de
temps pour se préparer, je dis au Dey que la pre-
mière visite n’étant ordinairement que, de civi-
lité, il fallait lui donner le temps de se reposer,
& qu’il leur demanderait Audience pour parler
d’affaires, il prit congé aussitôt, & je le logeai
chez moi.
Je connus bientôt par Ces discours que ses
affaires n’étaient pas en bon état, & qu’il avait
besoin de plus de prudence que je ne lui en
connaissais. Il n’avait rien fait de ce que je lui
avais marqué, & au lieu de douze mille piastres
qu’il devait apporter, il n’en avait que six mille,
s’étant flatté qu’il en trouverait assez à Alger
sur son crédit, dans songer que le sieur Estelle
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 141

en avait encore plus pour lui nuire.


Le Dey m’envoya dire le 25 de ne me plus
mêler des affaires du Bastion, puisque le Sieur
de la Font était à Alger, & de ne point assis-
ter aux Audiences qu’il lui donnerait. Cette
précaution lui était aussi avantageuse qu’elle
l’était peu au Sieur de la Font. Je l’en avertis. Il
me demanda conseil sur ce qu’il devait propo-
ser à sa première Audience, & me dit qu’il était
résolu d’abandonner le commerce du Bastion,
plutôt que de mettre en dépôt les douze mille
écus portés, par la Transaction. Qu’il aimerait
mieux en faire un présent au Dey & à son gen-
dre ; mais qu’il se chargerait volontiers de payer
généralement tout ce que le Bastion devait à Al-
ger & sur les lieux, sans distinction d’affaires ni
de personnes. Je lui conseillai de dire au Dey en
peu de mots qu’il était venu sur la parole qu’il
m’avait donnée ; qu’il offrait de payer, ce que
le Bastion devait justement, s’il lui en voulait
donner l’investiture & qu’à l’égard de la Tran-
saction, c’était une affaire entre deux Français
qui n’était pas de son ressort, & qui devait être
terminée en France par la justice du Roi.
Le lendemain 26, Le Sieur de la Font fut
142 MÉMOIRES

mandé au Divan. Il y alla seul avec mon Chan-


celier.
Mon Officier me dit au retour, que le Dey
l’avait reçu avec politesse & beaucoup de mar-
ques d’amitié ; qu’après qu’il eût écouté son
compliment, il lui avait répondu en termes hon-
nêtes ; mais qu’il avait jugé à propos de ne parler
que des deux premiers points, remettant le troi-
sième à une autre occasion. C’était pourtant le
principal & le plus important pour lui. Je n’eus
pas de peine à comprendre que les Turcs ne vou-
laient pas l’effaroucher, mais lui tirer doucement
tout ce qu’il avait d’argent, après quoi ils parle-
raient de la Transaction, & lui feraient faire tout
ce qu’ils voudraient de gré ou de force.
Il reçût pourtant les caresses du Dey & de
son gendre, comme les prémices d’une sincère
amitié qui lui fit chantée victoire, & lui fit croire
qu’il n’avoir plus besoin de moi ni de mes con-
seils.
Ils convinrent dans cette première Audien-
ce, que le Sieur de la Font payerait routes les re-
devances échues, trois mille piastres de présent
pour la paye des Soldats, deux mille piastres
de gratification au Dey & à son gendre, mille
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 143

piastres au Dey pour autant que le Sieur Arnaud


lui devait, deux mille cinq cens piastres qu’il lui
avait promis pour le rachat du Capitaine jean
Baron, que le Dey avait envoyé au Bastion pour
y être gardé par le sieur Arnaud : toutes ces som-
mes montaient à huit mille cinq cents piastres.
Après que le Sieur de la Font eût donné sa
parole pour ces paiements, il fut proclamé Ca-
pitaine du Bastion. Il revint au logis tout joyeux
pour recevoir les compliments de ceux qui lui
en voulurent faire.
Les Sieurs Estelle & Arnaud ne parurent
point. Ils étaient sûrs de leurs affaires, & ils
avaient la parole du Dey qu’il ne les abandon-
nerait pas, & que de gré ou de force, il leur fe-
rait donner des Emplois convenables.
Il était dû, trois mille piastres au Sieur Es-
telle polir ses appointements, environ huit mille
pour les redevances échues & dettes sur la place
d’Alger, vingt mille aux Maures du Bastion &
de Bône, & aux Garnisons, sans les munitions
& autres choses nécessaires à son établissement,
ce qui montait environ à quarante mille pias-
tres. Le Sieur de la Font n’en avait apporté que
six mille qui firent bientôt employés ; car dès le
144 MÉMOIRES

même jour le Dey lui fit payer trois mille pias-


tres pour les redevances échues qu’ils appellent
limes, & deux mille piastres pour le présent qu’il
lui avait promis.
Il ne restait plus, au Sieur de la Font que
mille piastres, & on le pressait d’en payer enco-
re cinq mille cinq cent ; d’ailleurs les Créanciers
d’Alger voulaient être payés, & ce fut le com-
mencement de l’embarras où il se trouva. Pour
y remédier, il envoya chercher un Juif nommé
David Scyari Censal de la Nation pour lui en
faire trouver. Toute la tournée se passa inutile-
ment à cela, & le Sieur de la Font commença à
se désabuser de son prétendu crédit.
Le Sieur Estelle qu’on allait consulter sur
les emprunts qu’on voulait faire, dépeignait la
situation des affaires du Sieur de la Font, sa con-
duite & son honneur d’une manière qui fit fermer
toutes les bourses, & cela obligea ses Créanciers
de le pousser encore plus vivement. Il n’y eut
qu’Ibrahim Coulogti Général des Galères d’Al-
ger, qui envoya offrir six mille piastres, à con-
dition que je signerais le billet & que j’en ferais
caution. Le Sieur de la Font me le fit propo-
ser, & je répondis qu’étant Personne publique,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 145

il m’était défendu de m’engager pour un par-


ticulier, parce que faute de payement on pour-
rait prendre la somme sur la Nation, & enle-
ver les fonds des Navires Français, & que par
conséquent cela était contre le devoir de ma
Charge.
Ce fut alors que le Sieur de la Font com-
mença d’éclater contre moi. Il vint me trouver,
en disant que faute d’être sa caution dans cet
emprunt, je serais cause que le Commerce du
Bastion périrait. Que comme Consul, j’étais
obligé de lui faire trouver de l’argent, selon la
promesse que j’avais faite à M. Colbert de pro-
téger & soutenir les intérêts de cette compagnie.
Je lui répondis que M. Colbert savait très bien
ce que sa Compagnie voulait ignorer, c’est-à-
dire, qu’un Consul ne peut & ne doit jamais se
rendre caution que pour les affaires du public.
Que je serais réellement obligé à le défendre, si
on voulait lui faire payer avec injustice quelque
somme qui dût être supportée par le corps du
commerce ; mais que je n’avais garde d’enga-
ger le public pour les affaires d’un particulier ;
que je savais mon devoir, & que je savais mon
devoir, & que je serais toujours prêt d’en rendre
146 MÉMOIRES

compte à la Cour. Qu’ayant les affaires du Roi


& celles de ses Sujets à ménager, je devais me
tenir dans un état libre, & être toujours prêt à
me retirer, & à exécuter les ordres qui me se-
raient donnés, sans me faire retenir pour les det-
tes d’un particulier. Que je ne devais pas risquer
de me faire griller selon la coutume du Pays,
c’est-à-dire, d’être mis en prison.
Il me répliqua que M. du Bourlieu, mon pré-
décesseur avait fait trouver de l’argent au Sieur
Arnaud & qu’il avait été sa caution. Ces raisons
ne m’ébranlèrent point, & je tins ferme, d’autant
plus que le Dey & son gendre m’avaient défendu
de me mêler de ses affaires, & ils avaient leurs
raisons, comme il parut dans la suite.
Il eut enfin recours au Capitaine Colin, &
voulut l’obliger à remettre le fond de son Vais-
seau ; mais il s’en excusa.
Le vingt-huit, le Sieur de la Font alla dire
au Dey que la difficulté qu’il avait à trouver de
l’argent pour terminer ses affaires l’obligeait de
le prier de trouver bon qu’il envoyât quelqu’un
en sa place au Bastion pour y commander &
continuer le Négoce. Le Dey lui répondit qu’il
était plus à propos qu’il y allât lui-même.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 147

Le Dey & Baba Hassan qui voulaient que


le Sieur Estelle continuât de faire la fonction
d’Agent du Bastion, lui dirent que le bien des
affaires demandait qu’il lui donnât cet emploi,
& qu’ils le souhaitaient. Le Sieur de la Font leur
répondit qu’il voulait en conférer avec moi. En
effet il vint me communiquer la proposition du
Dey. Je l’exhortai à s’y rendre pour plusieurs
raisons. 1° Parce que sans cela il se brouillerait
avec le Dey, qui se porterait peut-être à des ex-
trémités. En second lieu, parce qu’il ne trouve-
rait de l’argent à Alger que par l’entremise du
Sieur Estelle, 3° parce que le Sieur Arnaud étant
mort, Estelle s’attacherait à la Compagnie où
il trouvait son avantage, & où il risquait même
plus que lui. Et enfin qu’il fallait donner quel-
que chose à l’affection du Dey & de son gendre,
quand ce ne serait que pour l’empêcher de lui
faire du mal. Le Sieur de la Font s’étant rendu
à mes raisons, j’envoyais chercher le Sieur Es-
telle, je lui parlai en particulier, & ensuite en
présence du Sieur de la Font. Je les réconciliai,
je les fis embrasser, & quand ils se séparèrent ils
paraissaient les meilleurs amis du monde.
Le Dey que j’eus le soin de faire avertir de
148 MÉMOIRES

cette réconciliation, m’en sut bon gré, & envoya


m’en remercier, & fit venir les Sieurs de la Font
& Estelle. Il les exhorta à bien vivre ensemble
& de s’aimer réciproquement. Chose difficile à
deux hommes dont les humeurs ne Sympathi-
saient point du tout.
Le Sr. de la Font quitta ma maison, & s’en
alla loger dans celle de son Agent, & ne vint
plus me voir : je m’en consolai aisément.
Le trente Novembre, Abullach Ben Haïche
Corsaire de Salé, qui avait armé un mois aupa-
ravant à Alger, y vint avec un petit Vaisseau An-
glais qu’il avait pris. Ce bâtiment venait de Mar-
seille, où il avait chargé du savon & de la soie.
Le Dey permit à ce Corsaire d’entrer dans le
Port au préjudice de la paix qu’il avait avec les
Anglais. De dix hommes dont l’équipage de ce
petit Bâtiment était composé, il n’en était resté
que deux, tous les autres ayant été tués dans le
combat. Une Belandre Anglaise armée en cour-
se qui était à la rade, mit à la voile, & envoya
défier le Saltin. Le Dey & le Corsaire se moquè-
rent de cette fanfaronnade, & dirent qu’il avait
dû attaquer le Corsaire avant qu’il entrât dans le
Port, comme il aurait pu le faire.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 149

Le Consul Anglais racheta le Vaisseau &


les deux Esclaves. Ce fut le seul expédient qu’il
trouva pour empêcher la rupture de leurs Trai-
tés.
Le second jour de Décembre, le Sieur de la
Font trouva par le moyen du Sr. Estelle quel-
ques sommes d’argent, pour lesquelles, & pour
ce qu’il devait aux Juifs, il fournit des: lettres de
change payables à Marseille & à Livourne, &
par ce moyen il continua de payer ce qu’il avait
promis.
Le quatre, le Dey & son gendre voulant re-
connaître les présents que le Sieur de la Font
leur avait faits, lui envoyèrent une écharpe de
soie blanchie, & une couverture de laine rouge.
Ces deux pièces pouvaient valoir dix à douze
écus. Ils donnèrent aussi au Sr. Estelle une toi-
lette en broderie, à peu près de la même valeur,
dont il fit présent à son nouveau Gouverneur.
Le Dey envoya chercher le Sieur de la Font,
& lui ordonna d’employer les enfants du Sieur
Arnaud dans le Bastion. Il lui promit un emploi
pour l’aîné, mais il lui déclara qu’il ne pouvait
rien faire pour le cadet avec qui il était extrême-
ment brouillé, On lui donna toutes ses dépêches
150 MÉMOIRES

le lendemain, moyennant deux cents écus qu’il


fallut trouver sur le champ sans aucune modé-
ration.
Le sept, les Sieurs de la Font & Estelle furent
appelés au Divan où était l’aîné des enfants du
Sieur Arnaud. Le Dey lui dit qui il voulait non
seulement qu’il employât les deux Arnaud, mais
encore que la transaction de Marseille fût exécu-
tée de point en point. Le Sieur de la Font au lieu
de se défendre comme il le pouvait & le devait
Ce contenta de dire qu’il n’avait pas exécuté la
transaction, parce qu’il ne croyait pas être aussi
bien reçu à Alger comme il l’avait été, & que
quand il aurait vu l’état des affaires du Bastion,
il leur donnerait toute sorte de satisfaction.
Le Dey m’envoya avertir dès le lendemain
par le Trucheman, de la parole que le Sieur de
la Font lui avait donnée, afin due je ne fusse
pas surpris de leur ressentiments en cas qu’il y
manquât.
Je fus si fort surpris de cette nouvelle que je
voulus la savoir d’original. J’allai sur le champ
chez le Sieur Estelle, j’y trouvai le Sieur de
la Font extrêmement chagrin, se promenant à
grands pas dans sa chambre. Il me dit brusque-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 151

ment que les Madragues des Provençaux lui


avaient toujours été funestes. Je reçus ce mau-
vais compliment d’une manière qui le fit rentrer
en lui-même ; il vint me trouver dans la cham-
bre du Sieur Estelle & m’en fit des excuses.
Le douze, il alla prendre congé de Baba
Hassan, il était accompagné des Sieurs Estelle
& Arnaud. Baba Hassan lui recommanda les in-
térêts des Sieurs Arnaud & de revenir sur ses
pas, si le Sieur de la Font ne lui tenait pas exac-
tement la parole qu’il lui avait donnée, tant pour
l’emploi que pour la transaction.
Il s’embarqua le lendemain après m’être
venu dire adieu, & je le conduisis jusqu’à son
Vaisseau.
Le dix-huit décembre, une Esclave du
Roi d’Angleterre composée de cinq Navires
de guerre & d’une Balandre, mouilla sans sa-
luer à la rade d’Alger. Elle était commandée
par le Chevalier Jean Narbotouy. Elle apportait
une somme d’argent pour retirer les Esclaves
Anglais qui étaient restés depuis le Traité de
paix.
Le Consul Anglais alla dire au Dey que le
Roi son Maître avait ordonné à ceux qui com-
152 MÉMOIRES

mandaient ses Vaisseaux de guerre, d’exiger le


salut des Forteresses de la Ville.
Le Dey, lui répondit qu’il verrait lui-même
de quelle manière ou allait tirer, & le congédia
avec cette réponse équivoque. Il en fut si con-
tent qu’il envoya en donner avis à l’Escadre,
afin qu’elle se prépara à répondre.
Il se trouvait justement ce jour-là que le fils
du Dey appelé Mehmed Raïs, devait rentrer dans
la Ville venant de Malte, où il avait payé vingt
mille piastres pour sa rançon. La ville en voulait
témoigner sa joie au Dey. Toutes les Forteresses
& les Vaisseaux arborèrent leurs pavillons, &
quand ce Capitaine fut à la vue, on le salua de
tous les canons & de toute la mousqueterie.
Les Anglais voulurent croire que ce salut si
solennel était pour eux, & en conséquence le
Commandant y répondit par trente & un coups
de canon, & le reste de l’escadre à proportion ;
de sorte que croyant être salués, ils saluèrent
sans y penser le Dey, & s’exposèrent ainsi aux
railleries des Algériens. Mais en gens sages ils
s’en tinrent à ma méprise, & publièrent partout,
même en Angleterre, que la Ville d’Alger les
avait salués d’une manière particulière.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 153

Le vingt-quatre le Sieur Bisban Secrétai-


re de Marine du Roi d’Angleterre, & commis
pour l’échange, ou pour parler plus juste pour
le rachat des Esclaves de sa Nation, alla propo-
ser au Divan de payer les Esclaves, moitié en
piastres, & moitié en aspres parce qu’il croyait
gagner un tiers sur cette monnaie. Baba Has-
san lui répondit qu’on ne fabriquait point des
aspres en Angleterre, & qu’il voulait être payé
avec la même monnaie que le Roi d’Angleterre
avait envoyée. Le Sieur Brisban s’échauffa, &
Baba Hassan encore davantage, de sorte qu’il
lui tourna le dos & s’en retourna â bord, avec
résolution de ne plus avoir affaire à ce brutal,
laissant au Consul & au Trucheman le soin de
démêler cette affaire.
Baba Hassan ayant su qu’on cherchait par-
tout des aspres, fit publier une défense d’en
changer avec les Anglais.
Le vingt-six le Commandant des Vaisseaux
Anglais, & les Capitaines, de son Escadre m’en-
voyèrent souhaiter de bonnes fêtes, selon l’an-
cien Calendrier. Messieurs Herbert & Hamilton
Capitaines de l’Escadre Anglaise, qui avaient
été élevés en France, vinrent le lendemain me
154 MÉMOIRES

rendre visite. Je leur donnai la cotation, après


quoi ils me menèrent coucher à bord de leurs
Vaisseaux.
Je fus reçu du Chevalier, Narborovv avec
beaucoup de cérémonies. Les politesses conti-
nuèrent pendant le souper, qui dura presque tou-
te la nuit. On se coucha ensuite pour se délasser
de la fatigue du souper, ce qui n’empêcha pas
qu’on ne se levât d’assez grand matin, & on ser-
vit aussitôt un déjeuner, qui fut assez long pour
tenir lieu d’un dîner très magnifique & très bien
servi. Les canonnades avaient accompagné les
santés des deux repas, quand je m’embarquai
pour venir à terre avec les deux mêmes Capitai-
nes qui m’avaient conduit à bord. Je fus salué
du canon & des cris des Matelots.
Le 28, les Turcs célébrèrent leurs Pâques ou
Baïram. Le Dey après la prière alla à l’Alcassa-
de pour recevoir les compliments de ses sujets.
Il ne voulut pas qu’aucun Chrétien s’y trouva,
quoique ce fut la coutume ancienne, pas même
les Consuls ; mais il ordonna aux Truchemans de
les conduire au Divan, qu’ils appellent la Mai-
son du Roi.
Je m’y rendis le premier accompagné de mes
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 155

gens & de toute la Nation. Le Pacha & Baba


Hassan avaient déjà reçu les compliments de la
Milice ; mais avant d’avoir audience il fallut at-
tendre qu’une troupe de Lutteurs eurent achevé
leurs exercices. Une, partie de la grande cour
était couverte d’une toile de navire, & on l’avait
sablée pour empêcher les lutteurs de se blesser
en se jetant à terre. Ils n’avaient que des cale-
çons assez courts. Le reste du corps était nu &
oint d’huile d’olives depuis la tête jusqu’aux
pieds, de manière que quand ils voulaient s’em-
poigner, les mains glissaient sur la peau huilée ;
mais ils y laissaient des égratignures, qui mar-
quaient qu’il y avait longtemps qu’ils n’avaient
coupé leurs ongles.
Il ne suffisait pas pour remporter la victoire,
d’avoir mis son ennemi par terre, il fallait, s’il
était tombé sur le ventre, le mettre sur le dos,
ou par force ou par adresse, ce qui ne se fait
pas sans peine & sans un long combat. A la fin
le vainqueur reçoit le prix de la main de Baba
Hassan, & il le comble de souhaits & de béné-
dictions.
Comme le Consul de France a le pas sur tou-
tes les autres Nations, je m’avançai le premier
156 MÉMOIRES

avec ma suite. Le Consul des Anglais vint après


moi avec ses gens. Baba Hassan qui était resté
seul dans la salle du Divan reçut nos compli-
ments & y répondit un peu moins brutalement
qu’à l’ordinaire à cause de la Fête.
Nous montâmes dans le même ordre à l’ap-
partement du Pacha. Il répondit à nos compli-
ments avec beaucoup de politesse, nous em-
brassa & nous fit asseoir à ses côtés. Après un
peu de conversation, il nous fit servir le café, le
sorbet, & ensuite le parfum qui est par toute la
Turquie le congé honnête que l’on donne à la
Compagnie.
Le même jour après dîner, nous allâmes
dans les Chaloupes des Vaisseaux Anglais à la
Porte de Bab el Oued, c’est-à-dire, à la porte
de la rivière, voir les divertissements dont les
Turcs accompagnent leur Fête.
On y voyait plusieurs sortes d’escarpolettes,
où ceux qui étaient assis étaient poussés en l’air
par douze hommes des plus forts, six de chaque
côté, qui avec de longues sangles les élevaient
de part & d’autre avec une vitesse extraordinai-
re. Il y avait des escarpolettes de différentes fa-
çons, & ce qui nous parut de plus bizarre, ce fut
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 157

d’y voir des vieillards, qui avec de longues


barbes & blanches Ce divertissaient à ces jeux
comme des enfants.
Il y avait aussi un grand nombre de tentes
sous lesquelles les Esclaves Chrétiens, qui ont
droit de tenir cabaret vendaient du vin, & don-
naient à manger aux Soldats qui réparaient alors
abondamment ce que le jeûne du Ramadan avait
retranché de leurs excès ordinaires.
On voyait tout le Peuple d’Alger paré de
leurs plus beaux habits, se promener & se diver-
tir sur le bord de la mer, & dans les cimetières.
Ceux qui avaient des chevaux les exerçaient &
faisaient des courses de cannes & de gerid. En,
un mot, toute la Ville était en joie.
Le lendemain second jour de la Fête, le Pa-
cha ayant le Dey à sa droite, alla à son jardin,
à un quart de lieue de la Ville où il a fait bâ-
tir une petite Mosquée, avec un Hermitage où
est enterré un de ses enfants. Il était précédé de
tous les Officiers de la République en habits &
turbans de cérémonie, & accompagné de Baba
Hassan & du Kiahia ou Lieutenant du Pacha ; &
suivis de tous leurs domestiques à pied & à che-
val ; Cette troupe était fermée par les tambours,
158 MÉMOIRES

les trompettes & les hautbois du Pacha. Ils pas-


sèrent toute la journée dans cet Hermitage où
le Pacha les régala magnifiquement. Les princi-
paux du Pays lui vinrent rendre visite, & y fu-
rent régalés, & après la prière du soir, toute cette
grande compagnie revint à la Ville.
Le premier jour de janvier 1676 fut em-
ployé aux compliments ordinaires, & à donner
les étrennes aux domestiques & aux Officiers
du Divan, qui viennent en foule les demander
avec autant d’importunité que ceux de le Cour
de Rome.
Le second, j’allai à bord du Vaisseau le
Cambridge commandé par M. Herbert. Après y
avoir dîné, nous allâmes rendre visite au Cheva-
lier Narborovv Chef d’Escadre, & nous revîmes
souper chez M. Hamilton où je couchai. On fit
pourtant beaucoup de politesses, & quand je re-
vins à terre, je fus salué de l’artillerie
Le troisième, le sieur Brisban revint à terre,
& paya tous les Esclaves de sa Nation & les
fit embarquer, à l’exception de ceux qui avaient
été pris sous d’autres bannières que 1’Anglaise.
Il y en eut plusieurs qui se firent Turcs le même
jour.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 159

Le onze, le Vaisseau du Corsaire Samson,


& celui de Mezamorto revinrent de Marseille.
Ils y avaient escorté le Vaisseau du Capitaine
David, & un autre Vaisseau Marchand qui ve-
naient de Syrie très richement chargés, & qui de
crainte de tomber entre les mains des Corsaires
Espagnols, s’étaient accommodés avec ces deux
Algériens pour les convoyer. Les Échevins de
Marseille avaient très bien reçus ces Corsaires,
les avaient bien régalés & leur avaient donné
outre les provisions dont ils avaient besoin pour
leur retour, du vin, des fruits, des confitures, du
rossoli, de l’eau de vie & autres choses de sor-
te qu’ils ne furent pas plutôt mouillés, que les
Capitaines & les Équipages publièrent, partout
les bons traitements qu’ils avaient reçus à Mar-
seille, ce qui fit un honneur infini à la Nation, &
qui me donna bien de la joie.
Le douze Janvier, la Chaloupe du Com-
mandant de l’Escadre Anglaise, ayant ramené
le Consul à la porte de la Pescaderie, les Ma-
telots en ayant donné la garde à deux de leurs
camarades, s’en allèrent au cabaret selon leur
coutume. Dix-sept Esclaves Majorquins qui les
observaient depuis longtemps, complotèrent de
160 MÉMOIRES

l’enlever & de s’en servir pour se sauver. Ils


crurent que le moment était favorable pour exé-
cuter leur projet. Ils sautèrent dans la Chaloupe,
jetèrent les deux Anglais à la mer, se saisirent
des avirons, & poussèrent la Chaloupe avec tant
de force & de vigueur, qu’ils passèrent à travers
des Vaisseaux & sous les Forteresses du Port,
au milieu des coups de canon qu’on leur tirait
de tous côtés, & même des Vaisseaux Anglais
qui envoyèrent leurs Chaloupes après eux. Le
Dey dépêcha une Belandre excellente voilière ;
mais le vent étant tombé, tout fut inutile, en
moins de rien ils furent hors de vue. Ils enlevè-
rent avec la Chaloupe le tendelet, le pavillon &
les provisions qu’on avait embarquées pour les
Vaisseaux, lesquelles avec le biscuit que chacun
d’eux avait eu soin d’emporter dans leurs ca-
pots, servirent à leur faire gagner Majorque, où
ils arrivèrent en deux fois vingt-quatre heures,
ayant été favorisés d’un calme & du plus beau
temps qu’ils pouvaient souhaiter.
Cette action vigoureuse & si bien conduite
mit tout le monde dans l’étonnement. Les An-
glais en furent consternés, ne sachant ce qui leur
en pourrait arriver.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 161

Leur Consul fut appelé le lendemain au


Divan. Les Propriétaires voulaient l’obliger à
payer les Esclaves qui s’étaient échappés. Sa
prudence étouffa cette affaire. Il envoya se-
crètement un présent de mille piastres à Baba
Hassan. Il parla, fut écouté, ses raisons furent si
bien goûtées, que le Dey dit aux Propriétaires
des Esclaves qu’ils étaient des maroufles, de
n’avoir pas su mieux garder leurs Esclaves, &
qu’il allait les condamner à payer la Chaloupe
aux Anglais, puisqu’elle avait été enlevée par
leurs Esclaves. Ils eurent tant de peur de cette
menace, qu’ils s’enfuirent, & on ne parla plus
de cette affaire.
C’est ainsi qu’on accommode toutes cho-
ses avec les Turcs. L’argent et le premier & le
meilleur mobile pour les faire agir, & quand on
sait le répandre à propos, il n’y a rien dont on ne
puisse venir à bout.
Le quinze, les Anglais ayant retiré & embar-
qué leurs Esclaves le Commandant en renvoya
dix-neuf, que le Sieur Brisban avait rachetés
d’un Corsaire de Salé à cent cinquante pias-
tres la pièce. Baba Hassan traira cette action de
cruauté, & les reçût pour ne les plus vendre. Il y
162 MÉMOIRES

avait parmi ces Esclaves un garçon tout jeune,


le Dey en eut pitié & le renvoya à Messieurs
Herbert & Hamilton, qui étant des gens de qua-
lité & très généreux désapprouvèrent l’action de
leur Chef d’Escadre, & ayant fait faire une quê-
te dans leurs Vaisseaux, ils fournirent du leur de
quoi achever la somme de deux mille huit cent
cinquante piastres, & retirèrent tous ces pauvres
malheureux. Baba Hassan loua beaucoup la cha-
rité de ces deux Capitaines, blâma hautement la
brutalité du Commandant.
Le 17 Janvier, Bekir Hoya Corsaire d’Alger
ayant trouvé un jeune garçon de Marseille tout
seul dans une Barque, que l’Équipage Génois
avait abandonnée, me l’envoya d’abord. Je le
conduisis à Baba Hassan, & je lui représen-
tai que ce jeune garçon nommé Jean-Baptiste
Bault, fils d’un Calfat de Marseille, avait été
pris par les Majorquins sur une Barque Fran-
çaise. Il me le rendit sans aucune difficulté,
& même fort honnêtement, & je le renvoyai à
Marseille.
Le 22, Le Sieur Brisban accompagné du Con-
sul de sa Nation, alla prendre congé du Dey, qui
lui donna deux Lettres pour le Roi d’Angleterre
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 163

sans bourses, & des plus simples, Elles étaient


signées du Pacha, du Dey & de Baba Hassan.
L’une parlait avantageusement du Commandant
de l’Escadre, & l’autre rendait au Sieur Samuel
Martin Consul, la justice que méritaient son zèle
& sa prudence.
Je fus prié de traduire ces Lettres je le fis, &
j’aurais eu lieu d’être surpris de leur sécheresse,
si je n’avais été accoutumé aux manières im-
polies de ces gens, qui écrivent à un grand Roi,
comme ils auraient fait un Marchand.
On s’était attendu que le Chevalier Narbo-
rovv demanderait raison au Dey du Vaisseau
Anglais, que le Corsaire de Salé armé à Alger
avait pris, conduit & vendu dans la même Vil-
le, au préjudice de leurs Traités ; mais il n’en
parla point, & laissa ainsi sa Nation exposée
aux pirateries des Algériens sous la Bannière
de Salé.
Le 24 Janvier, j’allai souhaiter un bon voyage
aux Capitaines de l’escadre qui mit à la voile le
même jour & salua la Ville. Les Forteresses ren-
dirent le salut, parce que le Consul avait eu soin de
leur envoyer quelques barils de poudre plus qu’el-
les n’en avaient besoin pour ce salut, sans quoi
164 MÉMOIRES

elles n’auraient pas tiré un coup. C’est ainsi que


cette République se moque insolemment de tou-
tes les Nations Chrétiennes.
Le 26, Abdalach Raïs Corsaire de Salé, ayant
armé un Vaisseau dans le Port d’Alger pour cou-
rir sur les Français & sur les Anglais, se mit en
Rade j’allai représenter au Dey que selon nos
Traités, il ne devait pas souffrir que nos ennemis
armassent dans les Ports, ni qu’ils prissent nos
Vaisseaux, & les vinssent vendre chez-lui ; que
cela serait un grand obstacle à la continuation
de la paix, & je le priai d’y faire une sérieuse
attention. Il me répondit qu’il avait défendu à
ce Corsaire de toucher aux Bâtiments Français,
qui viendraient à Alger ou qui en seraient sortis,
& qu’il avait reçu caution pour cela.
Le premier Février 1675 je reçus par la Bar-
que du Patron Legier les dépêches de la Cour. On
me renvoya la Lettre du Dey apostillée à chaque
article, avec une Lettre du Roi pour le Dey, qui
n’était qu’une nouvelle Lettre de créance. On
remit mon Audience au lendemain, parce que
c’était un jour de Divan où toute la Milice serait
assemblée, & que le Dey était bien aise qu’elle
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 165

fut présente à l’ouverture des Lettres.


Je traduisis en Turc la Lettre du Roi, les ar-
ticles des Traités dont j’avais ordre de deman-
der l’exécution plus expressément, & les autres
choses que je devais communiquer, afin que je
puisse faire lire toutes ces pièces tout de fuite
par un des Secrétaires du Divan.
Je fus appelé le jour suivant. J’entrai au Di-
van ayant la Lettre du Roi à la main. A peine
Baba Hassan me donna-t-il le temps de saluer
le Dey & de m’asseoir, qu’il me demanda de
quel Seigneur de France étaient les Lettres que
je portais.
Ne vous trompez pas, répondis-je. Il y a en
France quantité de très grands & de très puis-
sants Seigneurs, mais la Lettre que je porte est
de l’Empereur mon Maître, auquel Sultan Meh-
med votre Maître donne le titre d’Empereur de
France. Ce grand Prince, par la grâce de Dieu
& ses armes victorieuses, est connu & respecté
de tous les Potentats de la terre, & vous devez
craindre que vos mauvaises manières ne vous le
fassent connaître fort à vos dépens. Ces paroles
excitèrent un grand murmure dans cette assem-
blée tumultueuse, dont le bruit fut si grand que
166 MÉMOIRES

je ne pus entendre ce qu’on y dit.


_______________

Copie de la Lettre du Roi au Dey d’Alger.

I
LLUSTRE & Magnifique Seigneur, nous
avons reçu les Lettres que vous nous avez
écrites au mois de Septembre dernier, &
comme nous avons chargé le Sieur Chevalier
d’Arvieux notre Consul en votre Ville d’Alger,
de vous faire savoir nos intentions sur tous les
points qui y sont contenus Nous sommes bien
aise de vous dire que vous pouvez donner une
entière confiance à tout ce qu’il vous dira de
notre part, & que nous ne doutons pas que vous
ne mainteniez exactement les articles des Trai-
tés qui ont été faits avec vous en notre nom par
notre cousin le Duc de Beaufort en 1666 & en
1670 par le Marquis de Martel Lieutenant Ge-
neral de nos armées Navales. Sur ce nous prions
Dieu qu’il vous ait, Illustre & Magnifique Sei-
gneur en sa sainte garde. Écrit en notre Château
Royal de S. Germain en Laye le 4 Décembre
1674. Signé Louis, & plus bas, Colbert.
Je quittai la conversation dans laquelle Baba
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 167

Hassan m’avait voulu engager, je m’adressai au


Dey son beau-père, je baisai la Lettre du Roi, &
je la lui présentai : il la reçût avec respect, me la
rendit, & me pria de la lire tout haut. Je la lus,
& après la lui avoir rendue, je lui fis connaître
que j’avais beaucoup de choses à lui dire sur ce
qu’il avait écrit au Roi, & que je les avais mises
en écrit, afin que tout le Divan en pût avoir con-
naissance. Je lui remis mon cahier, il le fit lire à
haute voix à l’assemblée par le premier Secré-
taire du Divan.
Je m’attendais que cette Lettre causerait
beaucoup de bruit, cependant cette troupe tu-
multueuse ne dit rien jusqu’à l’article des Fran-
çais, qui seraient trouvés sur les Vaisseaux
étrangers. Alors le Dey prit la parole, & dé-
clara qu’il serait Esclaves tout autant de Fran-
çais qu’on lui en amènerait. Je lui montrai les
articles des Traités, & je lui demandai si la Mi-
lice était dans la résolution de les observer ou
non.
Le Dey me répondit que ces articles n’avaient
point été faits de son temps, & que tous les Trai-
tés qu’il voulait observer consistaient dans un
seul article, sans s’embarrasser l’esprit de tant
168 MÉMOIRES

d’écritures inutiles, qui était que la Milice d’Al-


ger avait la paix avec la France, & qu’elle ne
toucherait point aux Français ni à leurs effets,
ni aux Bâtiments qui portent la Bannière de
France ; mais que voulant avoir la guerre avec
toutes les autres ils prendraient indifféremment
tous les Français qu’ils trouveraient avec elles
sans distinction, parce que les Soldats & les Ma-
telots Français se voyant pris, ne manquèrent
pas de se dire passagers pour éviter l’esclavage,
& les contestations qui surviennent à ce sujet
troublent la bonne correspondance qu’ils pré-
tendaient conserver avec nous.
Il ajouta, que si Sa Majesté n’était pas con-
tente, elle pouvait prendre tel parti qui lui plai-
rait. Qu’ils allaient lui écrire encore une fois leur
dernière résolution, après quoi il n’y aurait plus
à répliquer.
La Milice opina après que le Dey eut achevé
de parler. C’est-à-dire, qu’on entendit de tous
cotés de grands cris d’applaudissements qui du-
rèrent longtemps.
Le tumulte apaisé, je voulus parler ; mais
m’étant aperçu que ces brutaux se mettaient en
fureur, je fus obligé de me taire & de ne point
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 169

parler des vingt-cinq François qui étaient en dé-


pôt, de crainte que quelque misérable n’eût de-
mandé qu’ils fussent vendus, & je n’aurais pas
été en état de l’empêcher. Ainsi je fis ma révé-
rence, & je me retirai,
Mais ayant appris le lendemain matin que
le Dey était seul avec son gendre dans la Salle
du Conseil, je l’allai trouver, & je lui dis que
la réponse du Roi étant venue comme il l’avait
désiré, je venais le faire souvenir de me rendre
les vingt-cinq Français Passagers qu’il tenait en
dépôt. Je le priai de marquer par leur élargis-
sement la considération qu’il avait pour les in-
tentions du Roi. Il me répondit crûment qu’il
voulait les vendre. Je lui dis qu’il avait trop de
prudence pour le faire pendant que nous aurions
la paix, que ce serait la rompre que d’en user
ainsi au préjudice des Traités, & de la parole
qu’il m’avait donnée de les mettre en liberté,
dès que le Roi lui aurait écrit de quelque manière
que ce fut. Je lui représentai que sa résolution,
si elle était sincère, ne pouvait avoir que des
suites funestes à la République, par le ressenti-
ment que le Roi serait obligé d’en avoir, à moins
170 MÉMOIRES

qu’il ne voulût nous déclarer la guerre par cette


action.
Nous nous échauffâmes terriblement dans
ce long entretien, & quoique je mesurasse tou-
tes mes paroles, le Dey & son gendre me dirent
que jamais Consul ne leur avait parlé de cette
manière, & qu’il semblait qu’on m’avait en-
voyé exprès pour les faire enrager. Baba Has-
san me menaça de me faire mettre en pièces,
& me montrant du doigt une pierre de marbre
qui est au milieu de la cour : Voilà, me dit-il,
un lieu où l’on a mis en pièces des Consuls
comme vous, & vous méritez qu’on vous en
fasse autant. Les Officiers du Divan & quantité
de Turcs qui s’étaient assemblés, crièrent qu’il
se fallait défaire de moi & me tailler en piè-
ces ; & je ne sais comment ils ne le firent pas.
Tous les Français qui m’avaient accompagné
se retirèrent plus vite que le pas, & furent dire à
M. le Vacher qu’il n’avait qu’à prier Dieu pour
moi, & qu’assurément je n’étais plus en vie. Je
crus moi-même être arrivé à mon dernier mo-
ment ; mais sans faire paraître la moindre fai-
blesse, je dis à Baba Hassan : Ce donc vous
me menacez est une Loi que tous les hommes
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 171

doivent subir, tôt ou tard il y faut venir : ma


consolation est que je mourrai en servant mon
Maître. Il a plusieurs millions d’hommes dans
son Empire qui envieront mon sort. Voyez-
vous, lui dis-je, en ouvrant mon juste-au-corps
avec violence : voyez vous cette croix & ce ru-
ban où elle est attachée, l’Empereur mon Maî-
tre me l’a donnée, afin de me faire souvenir que
je dois répandre mon sang pour ma Religion
& pour son service, c’est ce que je fais en dé-
fendant les intérêts de mes Compatriotes & la
gloire de mon Maître. Après une telle déclara-
tion, qu’attendez-vous ? je suis prêt & je mour-
rai content.
Le Dey & son gendre me laissèrent parler
tant que je voulus, ils m’écoutèrent attentive-
ment en me regardant fixement pour connaître si
la crainte n’opérerait point quelque changement
sur mon visage, & n’y remarquant pas la moin-
dre altération, ils dirent à ceux qui étaient pro-
che d’eux : C’est un Dely, c’est-à-dire, c’est un
fol. Ce terme n’est pas injurieux chez les Turcs,
comme je lai remarqué dans d’autres endroits,
il signifie dans un sens figuré un déterminé qui
ne craint point la mort.
172 MÉMOIRES

Après quelques moments de silence le Dey


me dit que je pouvais me retirer chez moi, &
qu’ils verraient ce qu’ils auraient à faire.
Je me retirai donc, & je surpris bien du mon-
de ; Où m’avait crû mort, mes amis vinrent me
faire compliment, & me conseillèrent de mieux
ménager ma vie, qui assurément n’était pas en
sûreté parmi ces gens. Les Turcs & les Juifs qui
s’étaient trouvés au Divan, publièrent par toute
le Ville ce qui s’était passé, de sorte qu’on ne
m’appelait plus que le Consul Dely.
Deux heures après, le Dey envoya cher-
cher le Trucheman, & le gronda fort de ce qu’il
m’avait laissé parler.
Ce pauvre homme s’excusa sur ce que je
savais la Langue du Pays, que j’avais toujours
parlé seul au Divan, & qu’il ne venait avec moi
que par cérémonie. Il lui commanda de me venir
dire que si ces vingt-cinq passagers voulaient lui
donner quinze mille piastres pour la paye des
Soldats, il les mettrait en liberté.
Je lui envoyai dire qu’il n’y avait point de
justice à les faire Esclaves, ni à exiger une rançon,
& qu’ils étaient trop pauvres pour lui pouvoir
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 173

faire un présent que j’en donnerais avis au Roi,


& que j’attendrais ses ordres.
Cette démarche du Dey me fit connaître que
ma fermeté avait produit un bon effet sur son
esprit, cela me fit plaisir ; mais elle me fit con-
jecturer que mes envieux en profiteraient pour
obliger ces Barbares à me chasser, & la suite
m’a fait voir que ma conjecture était bien fon-
dée.
Le cinq Février 1675, nous apprîmes par
les lettres du Bastion, que le Sieur de la Font
avait oublié tout ce qu’il avait promis au Dey
& à Baba Hassan protecteurs des enfants du feu
Sieur Arnaud. Dès qu’il se vit établi au Bas-
tion, il songea à en châtier les Sieurs Arnaud &
Ville-Crose, & pour cet effet il ménagea quel-
ques Commis & Soldats de la Place ; & accusa
ces trois personnes de l’avoir voulut faire em-
poisonner. L’accusation était grave, mais il en
était l’auteur, & s’en fit lui-même le juge. Il
décréta contre eux, les fit arrêter, & sans gar-
der aucune des formes ordinaires de la justice,
il supposa qu’il n’était pas en sûreté dans sa
Forteresse, il fit dresser de longs procès ver-
baux, & il les fit embarquer bien enchaînés dans
174 MÉMOIRES

la Tartane du Patron Prudent, & les envoya


à Marseille pour être mis dans les prisons, &
leur procès leur être fait sur les pièces qu’il en-
voyait.
La Tartane ayant été prise par le Corsaire
Fleck Majorquin, il mit en liberté les trois pri-
sonniers & l’équipage, & les débarqua en Sicile.
Ville-Crose y mourut, l’aîné des Arnaud y fut
malade à la mort, & le cadet passa à Livourne
avec les lettres & toute la procédure du Sieur de
la Font, que le Corsaire lui avait rendue.
Le Sieur de la Font m’écrivit une longue
lettre dans laquelle il m’exposa la conspiration
des trois accusés, en me priant d’en instruire le
Dey, & de lui représenter, ses raisons. Cela était
inutile, le Sieur Estelle qui avait été instruit de
toutes choses avant moi, en avait instruit le Dey
à sa manière ordinaire, c’est-à-dire, en irritant le
Dey & Baba Hassan contre le Sieur de la Font
& contre moi.
Baba Hassan m’envoya appeler, & me re-
procha en termes très durs ce que j’avais fait
pour le réconcilier avec un fourbe, & après bien
des discours fâcheux auxquels je répondis, il
me dit qu’il m’enverrait chercher le lendemain
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 175

au Divan, où on me parlerait en présence de M


le Vacher & du Sieur Estelle.
En effet je fus appelé le jour suivant. Le
Dey me demanda quel accord il avait fait avec
le Sieur de la Font, & pourquoi il ne l’exécutait
pas après le lui avoir promis.
Je lui répondis que cette affaire ne me regar-
dait point, qu’il était vrai que j’avais travaillé à
leur réconciliation pour le bien commun, & que
lui-même m’ayant défendu de me mêler de cet-
te affaire, je n’y avais aucune part ; qu’il devait
s’adresser au Sieur Estelle qui était son Agent.
Le Dey me dit que ce n’était que sur mes
instances qu’on l’avait reçu, & que puisqu’il lui
avait manqué de parole, il voulait le chasser du
Bastion, & me renvoyer en France. Je lui dis que
je n’avais rien fait que par les ordres de l’Em-
pereur mon Maître Baba Hassan se mit à crier,
qu’il voulait donner le Bastion aux Génois, &
qu’il allait envoyer chercher leur Consul pour
cela je lui dis que je croyais qu’il n’irait pas si
vite, & que quand même le Sieur de la Font aurait
fait quelque faute, il devait en écrire en France,
& attendre la volonté du Roi, puisque ce com-
merce n’avait été rétabli qu’en considération
176 MÉMOIRES

de la paix. Le Dey s’emporte beaucoup contre


moi. Il fit une récapitulation de tous les griefs
qu’il avait contre le Sieur de la Font, & dit qu’as-
surément j’avais intérêt dans cette Compagnie.
M. le Vacher lui dit que je n’avais agi que par
ordre du Roi, & que le Sieur de la Font était parti
fort indigné contre moi, parce que je n’avais pas
voulu être caution des sommes qu’il voulait em-
prunter à Alger, & que cela marquait assez que
je n’étais point intéressé dans la Compagnie.
Cette déclaration étonna beaucoup le Dey
& son gendre. Ils demeurèrent assez longtemps
sans rien dire. A la fin ils convinrent d’écrire au
Roi & au Sieur de la Font, comme je leur avais
proposé.
Voici la copie de leur lettre au Sieur de la
Font.
_______________

Au Capitaine la Font Consul du Bastion : Dieu


veuille le mettre dans le chemin du salut.

N
OUS vous faisons savoir qu’étant venu
dernièrement de votre Pays en cette
Ville d’Alger, & vous étant trouvé en
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 177

notre présence, après avoir fait assembler le Di-


van & toute la Milice, ou était aussi le Seigneur
Dey & Baba Hassan, vous fûtes par délibéra-
tion du Conseil établi Gouverneur du Bastion,
après avoir ouï vos raisons & vos propositions
sur ce que vous nous promîtes, conformément
à l’accord que vous avez fait en France, de
payer aux enfants d’Arnaud les douze mille
piastres que vous leur devez. Vous nous avez
témoigné que vous étiez, dans cette résolu-
tion, comme votre propre Consul le fait bien,
& vous nous avez réitéré les mêmes assuran-
ces dans le temps de votre départ pour aller au
Bastion. Après tour cela nous voyons que vous
avez oublié ce que vous nous avez promis, &
tout ce dont nous étions convenus avec vous.
Vous avez non seulement abandonné les enfants
d’Arnaud ; mais vous leur avez fait ressentir
les effets de votre indignation & de votre ini-
mitié. Au lieu de les caresser & de leur donner
de l’emploi, vous les avez mis en arrêt & en-
voyé en France de votre chef, sans nous aver-
tir & sans nous consulter. C’est de quoi nous
sommes fâchés & mécontents au dernier point,
vous déclarant que nous ne pouvons consentir
178 MÉMOIRES

à ce que vous avez fait, Donc, ayant reçu cette


lettre, il faut que sans y contrevenir en aucune fa-
çon, vous payiez entièrement aux enfants d’Ar-
naud douze mille piastres que vous leur devez,
selon votre accord & la parole que vous nous
avez donnée, sans leur retenir un sol de cette
somme. Si par votre réponse nous voyons que
vous exécutiez votre promesse selon nos inten-
tions, nous vous considérerons comme le Con-
sul du Bastion, conformément à nos accords &
à nos délibérations, nous vous tiendrons la pa-
role que nous vous avons donnée, & vous serez
le Gouverneur du Bastion. Que si au contraire
vous n’exécutez pas ce que nous vous deman-
dons, qui est de payer aux enfants d’Arnaud la
somme de douze mille piastres, vous savez nos
affaires ; nous vous expulserons du Bastion, &
n’en donnerons jamais le Gouvernement, ni à
vous, ni à aucun de votre Nation, & nous le don-
nerons aux Génois ou autres, & il sera trop tard
de vous en repentir dans la suite. Si par ce que
vous avez écrit ou écrirez en France, il arrive
quelque mal aux enfants d’Arnaud, soyez assuré
que nous le ferons tomber sur vous-même, dès
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 179

que nous en aurons reçu la nouvelle, car ce


sont des gens qui ont servi cette République
avec beaucoup de fidélité : nous les aimons, &
nous ne voulons pas qu’il leur arrive aucun mal.
Enfin écrivez en France, & bien diligemment,
qu’on n’inquiète en aucune façon les enfants
d’Arnaud, & recommandez-le bien fortement,
de peur que vous ne ressentiez vous-même tout
le mal qu’on leur fera. Si vous ne faites ce que
nous vous ordonnons, nous écrirons en France
pour avertir Sa Majesté de toutes nos raisons &
de vos actions, d’une manière que vous aurez su-
jet de vous en repentir. Et au dessous est écrit :
De la part du Divan & de la Milice d’Alger.

Il faut à présent revenir à nos vingt-cinq


Passagers qui étaient en dépôt.
Après les prises que j’avais eues avec le Dey
à leur sujet, je ne crus pas qu’il fût à propos de
lui en parler sitôt, & je cessai de me trouver à
l’audience.
Ces Passagers s’ennuyaient très fort de leur
détention. Ils me présentèrent une requête pour
m’engager à faire des offres au Dey pour ob-
tenir leur liberté. Comme cela était contraire à
180 MÉMOIRES

nos Traités, & que je prétendais les avoir sans


rien débourser, je répondis simplement que cela
ne se pouvait pas.
Ils m’en présentèrent une seconde, & me re-
présentèrent qu’ils étaient dans un Pays où rien
ne se fait que par argent, & qu’ils étaient réso-
lus d’en donner pour se tirer de cette mauvaise
affaire. Sur cela j’indiquai une assemblée de
toute la Nation, où le trouveraient quatre Pas-
sagers au nom de tous les autres. Après d’assez
longues discussions je fus prié d’un commun
accord d’accommoder cette affaire comme je
le jugerais à propos, & on m’en donna tous les
pouvoirs nécessaires.
Le Dey voyant que je ne demandais plus
d’audience, m’envoya un juif appelé Aaron Co-
hen son Ministre secret. J’eus une conférence
secrète avec lui, qui dura plus de deux heures. Il
me dit que le Dey serait ravi de bien vivre avec
moi, qu’il ne trouvait pas mauvais que je lui fis-
se des instances, puisque le devoir de ma charge
m’y obligeait ; mais que je devais considérer
aussi que sa tête n’était guère en assurance dans
le rang qu’il tenait parmi une Milice brutale &
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 181

dangereuse, qui n’avait ni honneur ni religion.


Que je devais savoir que toutes les affaires ne se
terminaient à Alger qu’avec de l’argent, & que
par conséquence je devais suivre cette route, &
songer à terminer l’affaire des Passagers avant
que la Milice se mît en tête de les exposer en
vente.
Cette démarche m’obligea d’entrer en né-
gociation avec le Juif. Après plusieurs allées &
venues, il me vint dire à la fin que le Dey modé-
rait sa demande de quinze mille piastres à onze
mille à cause de moi. A la fin nous demeurâmes
d’accord à mil cinq cents piastres, à condition
que le Dey fasse rendre l’argent & les médailles
qui étaient en dépôt au Batistan.
Le 14 Février Aaron Cohen vint me dire que
le Dey ne voulait plus tenir le traité que nous avi-
ons fait le jour précédent ; & qu’outre les quinze
cens piastres, il voulait qu’on fit venir tous les
Turcs qui étaient aux Galères de France, si je
voulais qu’il mît en liberté les passagers Fran-
çais. Je répondis que le Dey ne m’avait jamais
demandé que ceux qui s’étaient sauvés d’Espa-
gne & d’ailleurs, & qu’il avait offert de l’argent
182 MÉMOIRES

ou une échange pour les autres, & que je n’avais


pu marquer ses nouvelles prétentions à la Cour.
Que j’étais garant de ce que Sa Majesté lui avait
promis touchant les premiers ; mais elle je ne
pouvais l’être des autres sans un ordre exprès
du Roi, à moins qu’il ne voulût aussi me pro-
mettre de rendre généralement tous les Fran-
çais qu’ils ont pris depuis, & au préjudice ce
des Traités.
J’ajoutai qu’il paraissait que le Dey cher-
chait des impossibilités, afin d’avoir occasion
de nous déclarer la guerre, & qu’en ce cas je
n’avais qu’à lui demander l’exécution d’un seul
article, puisque tous les autres devenaient inu-
tiles, & cet article était de me donner le temps
d’écrire en France, & d’avertir les Sujets de Sa
Majesté, afin que chacun songeât à ses affai-
res.
Le 15 le Dey m’envoya chercher en parti-
culier : il me dit qu’il n’était pas le maître des
Soldats qui gouvernent la République comme il
leur plaît : que la Milice lui avait signifié plu-
sieurs fois qu’elle ne souffrirait jamais que ces
Passagers s’embarquassent qu’après que tous
les Algériens qu’on retenait en France seraient
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 183

revenus à Alger ; que sans cela il me les aurait


rendus pour les quinze cents piastres dont nous
étions convenus, mais qu’il ne pouvait pas jouer
sa tête, & qu’il en était au désespoir, Ce discours
me fit faire des réflexions je vis sans peine que
tous mes raisonnements étaient inutiles avec
des gens qui ne cherchaient qu’à nous décla-
rer la, guerre ; qu’il fallait leur passer quelque
chose, & gagner du temps, pour pouvoir avertir
le Roi de l’état des affaires, afin que s’il jugeait
à propos de déclarer la guerre à ces canailles,
ils n’eussent pas la gloire de l’avoir prévenu.
Je considérai encore le mal qui en arriverait
au Commerce, s’ils prenaient ce parti les pre-
miers, parce qu’ils saisiraient nos Bâtiments qui
ne devant pas s’attendre à une rupture seraient
pris au dépourvu. Tout cela m’obligea de par-
ler doucement au Dey, & de lui représenter en
termes polis que ces innovations ne pouvaient
pas être du goût de Sa Majesté, & qu’il fallait
attendre qu’elle s’expliquât là-dessus. Il en con-
vint avec moi, & me dit qu’il allait en écrire au
Roi, & que je devais écrire de mon côté, & faire
préparer une Barque pour porter nos paquets
184 MÉMOIRES

dans huit jours.


Le 17 Février, le Dey me remit sa lettre pour
le Roi ; mais malgré toutes mes instances il ne
voulut point la mettre dans une bourse de sa-
tin, ni avec la suscription que le Grand Seigneur
a coutume d’y mettre, me disant pour derniè-
re excuse que ces sortes de cérémonies étaient
inutiles, & qu’ils ne devaient pas changer leur
ancien style. En voici la traduction.

A
U Très Puissant entre les Grands des
Chrétiens le Roi de France, qui est
l’appui & le soutien de la Magnificence
dans la Religion de Jésus. Dieu veuille le diri-
ger dans les sentiers de la Justice.
« Après avoir supplié Votre Majesté d’agréer
nos très humbles saluts, si Elle est bien aise de
savoir l’état où nous sommes, nous lui dirons
que nous jouissons d’une santé parfaite, grâces
à Dieu très-haut. Ensuite nous représentons à
Votre Majesté que, louange à Dieu, nous avons
la paix avec Elle. Il n’a pas permis que depuis
que cette paix a été contractée jusqu’à présent, il
se soit rien passé entre nous qui ait pu la rendre
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 185

défectueuse. Nous espérons s’il plaît à Dieu,


qu’il en fera de même à l’avenir. Cependant il
s’est trouvé vingt-cinq de vos Français dans les
Navires de nos ennemis, que nos Vaisseaux ont
amenés à Alger : nous les avons arrêtés, non pas
dans l’intention de ce les vendre, parce que nous
avons un Traité de paix avec vous.
Votre Majesté sait que le Pays est gouverné
par une Milice, dont l’emploi est de le servir par
mer & par terre. Présentement l’intention ce de
ces soldats nos enfants est fondée sur ce raison-
nement. Ils disent : il y a quantité de nos frères
Musulmans esclaves en France, nous désirons
qu’on les mette en liberté ; qu’on nous les amè-
ne ici, & aussitôt nous relâcherons ces Français,
afin que l’amitié étant augmentée de part &
d’autre, notre paix sois d’autant plus affermie ;
c’est dont nous devons avertir votre Majesté par
cette lettre d’amitié. Ainsi lorsque, s’il plaît à
Dieu, Elle aura reçu cette lettre, nous la prions
de nous déclarer ce qu’Elle trouvera bon &con-
venable de faire là-dessus, de sorte qu’il ne soit
pas besoin d’attendre pour cela une seconde
186 MÉMOIRES

réponse pour terminer cette affaire.


Au surplus le Sr. de la Tour la Font, un de
vos Sujets, qui est venu ici de la part de V. M.
pour être Gouverneur du Bastion, étant arrivé
en notre présence, nous a promis de payer aux
enfants d’Arnaud douze mille piastres qui sont
dus à leur père pour l’accord qu’ils ont fait en-
semble en France. Étant ensuite arrivé au Bas-
tion, il n’a satisfait à aucune de nos conventions,
ni exécuté ce que nous lui avions recommandé.
Au contraire il’ a arrêté les enfants d’Arnaud
d’une autorité violente, & les a renvoyés en
France, pour ne leur pas donner satisfaction.
Nous avons recommandé au Consul d’informer
Votre Majesté de ce qui se passe là-dessus, & de
lui déclarer que si la Font ne paye pas ces dou-
ze mille piastres aux enfants d’Arnaud, nous le
chasserons du Bastion, & le donnerons à qui il
nous plaira.
Enfin pour conclusion, il y a de nos Frères
Musulmans dans les Galères de France qui écri-
vent continuellement ici à leurs parents, & ceux-
ci demandent que nous n’élargissions point les
François détenus ici, que généralement tous ces
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 187

Turcs ce ne soient revenus ici. C’est de quoi Vo-


tre Majesté sera avertie de la part de votre par-
fait ami, Mehemed, Dey d’Alger. »
On voit par le titre de cette Lettre la gros-
sièreté & l’impolitesse de ces gens qui sem-
blent traiter de pair avec un des plus grands
Monarques du monde ; que l’on juge par là de
ce qu’un Consul a à souffrir dans un Pays où
les Traités, les paroles, les raisonnements, les
promesses, les menaces, tout se trouve en dé-
faut. il n’y a que la puissance du Roi qui puisse
fixer ces Peuples, & les contraindre à devenir
un peu moins déraisonnables ; mais pour cela
il ne faut pas se contenter de leur montrer les
verges, en faisant promener sur leurs côtes des
Escadres en état de les châtier ; il faut les châ-
tier réellement, leur enlever leurs Bâtiments, à
mesure qu’ils sortent ou qu’ils rentrent, & se
passer plutôt du commerce peu considérable
que l’on fait chez eux, que de souffrir davan-
tage leurs pirateries.
La déclaration que le Dey avait faite de ne
vouloir plus rendre les Vingt-cinq Passagers
188 MÉMOIRES

pour les quinze cents piastres dont nous étions


convenus, fut une nouvelle occasion au Sieur
*** de recommencer les intrigues qu’il faisait
contre moi, pour obliger ces Barbares à me ren-
voyer en France, dans le dessein d’être revêtu
de ma Charge, ou de la partager avec M. le Va-
cher. Toutes les dispositions du côté des Bar-
bares étaient faites : il s’agissait de me décrier
à la Cour, afin qu’étant décrié des deux côtés,
ces deux Messieurs eussent moins de peine à
profiter de mes dépouilles. Il fit si bien par ses
faux rapports, que le Sieur Vaillant cessa de me
venir voir ; j’en fus surpris sans en être affligé :
ma surprise augmenta quand on me rendit de sa
part le billet suivant, avec ce titre :

Pour M. le Chevalier d’Arvieux, à Alger.

Monsieur, je croyais que vous me procure-


riez ma sortie par ce Vaisseau Anglais, pour aller
achever le voyage de Venise que Monseigneur
Colbert m’ordonne derechef par la lettre que M.
de Carcavis m’écrit par ses ordres, & que vous
avez lue. Je n’ai pas encore écrit, & le Vaisseau
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 189

n’est pas encore parti ; ainsi que voulez-vous


que je mande à Monseigneur ? Vous avez pu
procurer ma liberté, vous le pouvez encore, &
vous le pourrez encore quand vous voudrez.
On m’a donné de fortes impressions que vous
m’immolez ici à vos Propres intérêts ; il n’y a
que ce moyen qui puisse effacer mes pensées.
J’attends par vos réponses le sujet de mes let-
tres. Votre très humble serviteur, Vaillant.
Je n’eus pas plutôt reçu ce billet, que j’en-
trai chez M. le Vacher où je trouvai le Truche-
man de la Nation, le Sieur Estelle, & six ou sept
de ces Passagers dont il était question. Je lus
le billet devant eux, aussi bien qu’au Sieur de
Challons, Capitaines, Officiers des Vaisseaux
& Barques qui arrivèrent un moment après.
Tous en ayant témoigné leur étonnement, je
leur demandai s’ils croyaient que le contenu
de ce billet fût véritable. Ils me répondirent
unanimement qu’ils me donneraient un acte du
contraire, & que je n’avais qu’à le faire dresser
par le Chancelier.
Celui-là même que tout le monde connais-
sait pour le promoteur de cette intrigue, ne laissa
pas de dire que cela était très méchant, & qu’il
190 MÉMOIRES

serait le premier à signer le certificat du contrai-


re. Je fus bien aise de me précautionner contre
les malignités de cet homme ; ainsi le certificat
fut dressé, & on en fit quatre copies originales
qui furent signées sur le champ, dont j’en en-
voyai une à M. Colbert.

Attestation contre le Billet du Sieur


Jean Vaillant.

Nous soussignés Capitaines, Officiers des


Vaisseaux & Barques, Marchands Français, ré-
sidant, trafiquant en cette Ville d’Alger, & les
Passagers Français dans le Bagne de la Doua-
ne. Ayant été appelés dans la Chancellerie de la
part de M. le Consul, pour déclarer la venté de
ce que nous avons vu, & appris d’ailleurs sur un
Billet qui lui a été envoyé par le Sieur Vaillant
Antiquaire de Sa Majesté, écrit & signé de sa
propre main, dont la teneur est ci-dessus écrite.
Nous certifions & attestons a tous ceux qu’il
appartiendra la vérité être telle, que depuis l’ar-
rivée du Vaisseau qui a porte les dits Passagers
en cette Ville, ledit Sieur Consul a fait toutes les
instances nécessaires, & s’est servi de tous les
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 191

moyens dont il a pu s’aviser pour obtenir leur li-


berté, s’étant exposé même à tout ce qu’il y a de
plus fâcheux, non seulement pour ce sujet ; mais
encore pour toutes les autres choses qui regardent
l’honneur, la gloire & le service du Roi, le bien
de ses Sujets & l’avantage du commerce, où il a
fait paraitre son zèle, sa fidélité & son affection
dans toutes les occasions qui se font présentées.
Et par ainsi que tout ce qui est contenu au susdit
Billet n’est point véritable. En témoignage de
quoi nous avons signé la Présente à Alger le 21
Février 1675. Signé Pierre Estelle, de Chalon,
B. Lanteri, J. Hubert, E. Paul, P. Cardaillée, N.
Fabre, André Morin, Giraud, Fournier, Fumée,
Étienne, Girard, Jousselin, Palasse, du Manou,
Dupré, Castinat, & Bruë Chancelier.
Deux jours après, M. le Vacher m’amena les
Sieurs Vaillant & Tulle , qui se jetèrent à mes
pieds, & les larmes aux yeux me demandèrent
pardon, je les relevai, je les embraffai, & je leur
pardonnai.
Le 25 Février. Les Sieurs Vaillant & Tulle
ayant souhaité qu’on tentât encore une fois la li-
berté de tous les Passagers, ou la leur en particu-
lier, nous nous assemblâmes chez M. le Vacher.
192 MÉMOIRES

Estelle ne manqua pas de s’y trouver, il fut con-


clu que M. le Vacher irait en parler au Dey en
particulier, & saisirait l’occasion qui se présen-
terait pour terminer cette affaire, mais il ne fit
rien. Le Dey lui dit qu’il craignait que la Milice
ne se soulevât contre lui, parce qu’elle ne vou-
lait pas qu’on rendît aucun des passagers, que
les Turcs qui étaient à Marseille ne fussent re-
venus à Alger.
Le 2 de Mars, j’envoyai le Trucheman au Dey
qui était malade, & je lui fis dire qu’il, que pa-
raissait très à propos d’envoyer le Sieur Vaillant
porter la Lettre au Roi, parce qu’ayant une en-
tière connaissance des affaires, il presserait plus
qu’une Lettre pour la délivrance des Turcs qui
étaient à Marseille, & par conséquent pour la
sienne & celle de ses compagnons de fortune.
Le Dey y rêva quelque temps, & ensuite il
approuva mon expédient, & dit qu’il l’exécu-
terait, & je le fis savoir au Sieur Vaillant. Cet
homme transporté de joie en fut porter la nou-
velle à Estelle & celui-ci lui fit croire que c’était
lui qui lui avait procuré cette faveur, par une vi-
site qu’il avait rendue au Dey & à Baba Hassan
pendant la nuit.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 193

Le lendemain le Dey ayant envoyé chercher


le Sieur Vaillant, lui dit honnêtement qu’il y avait
longtemps qu’il l’aurait renvoyé en France, s’il
avait été maître de la Milice ; qu’il allât à la
bonne heure porter la Lettre du Roi, & travailler
à l’élargissement des Turcs qui étaient aux Ga-
lères de France, & qu’aussitôt il relâcherait tous
ceux qui étaient en dépôt dans le Bagne.
Estelle lui en fit compliment, s’attribua
l’honneur de l’avoir mis en liberté, lui offrit de
l’argent & de lui faire rendre ses médailles, ce
qui était son endroit le plus sensible.
Le 14 Mars, la Barque du Patron Fabre que
j’avais fait préparer pour porter la Lettre du Roi
étant prête à partir, le Sieur Vaillant Vint pren-
dre congé de moi. Je le conduisis au Divan pour
prendre congé du Dey avec M. de Châlon, le
petit Jean-Baptiste Baudt & quelques Esclaves
rachetés.
Baba Hassan me demanda, si je n’avais pas
chez-moi un homme qui parlait Turc. Je lui dis
que j’en avais un qui était mon Valet de Cham-
bre. Il me dit qu’il ne voulait plus qu’il demeurât
à Alger, & que je le fisse embarquer sur le champ
sur la Barque qui partait pour Marseille. Je lui dis
194 MÉMOIRES

que cet homme ayant fait toute la dépense de


ma maison, il était à propos qu’il me rendit Ces
comptes, & que je le priais d’attendre le départ
d’une autre Barque qui partirait dans quinze jours,
il me dit d’un ton élevé, que s’il ne s’embarquait
pas sur le champ, il le ferait mettre à la chaîne.
Je n’eus point d’autre parti à prendre, & j’allai le
faire embarquer, Ceux qui me témoignèrent leur
surprise de cet embarquement précipité, m’aver-
tirent en secret qu’il avait été résolu de me faire
embarquer moi-même ; mais qu’après une plus
mûre délibération, ils avaient résolu de faire
prendre le devant au Sieur Vaillant, qui s’était
chargé de solliciter mon rappel. On ajouta qu’on
s’étonnait que M. le Vacher ne me donne point
d’avis sur cela, puisqu’il était en tiers dans cette
intrigue avec Estelle & le Trucheman.
Cet avis réitéré me fit penser tout de bon à
mes affaires.
Le 16 Mars, la Rédemption d’Espagne arri-
va sur un Vaisseau Génois. Elle était composée
de trois Religieux de la Mercy, qui apportèrent
cent trente-six mille piastres, & rachetèrent en-
viron six cents Espagnols qu’ils embarquèrent
quelques jours après.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 195

Le 17, les Corsaires Samson & Mezamorto


arrivèrent avec un gros Vaisseau Vénitien char-
gé de laines & de barils qui venait d’Espagne,
& une Barque Génoise. Ils les avaient pris dans
les îles d’Hyères presqu’à terre. Cette circons-
tance m’obligea d’aller au Divan, & je réclamai
ces deux Bâtiments, avec menaces d’en écrire
au Roi. Quoiqu’on vît bien la conséquence de
cette affaire, on ne voulut pas m’écouter ; &
Baba Hassan me dit qu’on saurait bien m’ôter
le moyen de tant écrire, & qu’on répondrait à ce
que le Roi dirait là-dessus.
Le 18 on amena dans une Barque d’Alger
l’Équipage d’un Vaisseau Anglais qui avait
échoué devant Bougie. Les Espagnols & les Ita-
liens qui se trouvèrent avec l’équipage furent
vendus sur le champ ; on rendit les Anglais à leur
Consul. J’allai réclamer trois Français qui en
étaient. On me donna sans difficulté un Proven-
çal, & le Chirurgien qui était vassal de Madame
la Maréchale de la Mothe ; mais pour le troisiè-
me qui était un Vénitien marié à la Ciotat depuis
plus de trente ans, on me le refusa, sous prétexte
qu’il n’était pas Français naturel. Je représentai
au Dey que puisqu’il vendait les Français mariés
196 MÉMOIRES

en Espagne, parce qu’il supposait qu’ils avaient


perdu leur droit de naturalité, il devait aussi me
rendre les Étrangers mariés en France, parce
qu’ils l’avaient acquis, Il me le rendit à la fin, en
me disant qu’ils seraient bientôt, délivres de mes
persécutions ; d’où je tirai une nouvelle conjec-
ture qu’il me ferait embarquer dans la Barque
du Patron Ligier.
Le 22 mars, M. le Vacher me fit connaî-
tre qu’un Consul qui n’était pas de sa Congré-
gation, comme il y en avait eu quelques-uns,
ne l’accommodait pas dans sa maison où était
l’église. Cela m’obligea d’en faire chercher une.
J’en trouvai sans peine, mais je ne pus conclure
de marché. Tantôt le Dey s’y opposait, tantôt
c’était Baba Hassan, & tantôt M. le Vacher lui-
même avait des raisons pour y mettre, des obs-
tacles ; je fus obligé d’avoir recours à mon ami
le Consul d’Angleterre, qui m’offrit la moitié
de la sienne. M. le Vacher trouva le moyen d’y
faire mettre obstacle par le Dey. Je sus enfin que
la raison principale était que je devais partir au
premier jour, & que ce n’était pas la peine de
prendre une autre maison pour si peu de temps.
Je passai dans ces inquiétudes jusqu’au 20
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 197

Avril, que la Barque du Patron Legier se trouva


en état de mettre à la voile. Je considérai que si
on me faisait embarquer avec violence, mes ef-
fets, & surtout mes papiers pourraient être dis-
sipés. Je les envoyai secrètement chez le Con-
sul d’Angleterre, & j’allai trouver le Sieur le
Vacher. Je lui dis sans façon que j’étais averti
de bonne part, que le Sieur Vaillant portait des
lettres contre moi à la Cour, & qu’il avait été ré-
solu qu’on me ferait partir au premier jour pour
me renvoyer en France ; que je savais qu’il était
de cette intrigue avec le Dey, Estelle & le Tru-
cheman.
M. le Vacher fit l’étonné, & me demanda
d’où je tenais cet avis. Il n’est pas nécessaire, lui
répondis-je, de vous le dire ; mais vous le sen-
tez, & votre conscience n’est pas d’accord avec
votre bouche. Quoiqu’il en soit, je suis obligé
de vous consulter comme expérimenté dans le
Pays. Dites-moi, je vous prie, ce que vous jugez
à propos que je fasse dans cette occasion. Je le
laissai, & je vis un moment après, qu’Estelle &
le Trucheman le vinrent joindre. Leur conféren-
ce fut longue, & quand ils se quittèrent ils me
parurent interdits.
198 MÉMOIRES

Il vint me trouver sur le soir, & me dit que


l’affaire était d’une conséquence qui méritait que
l’on fît expliquer le Dey, & qu’il fallait préparer
le Trucheman, afin qu’il pût aller à l’Audience,
& le faire expliquer catégoriquement. Cela fut
fait.
Le 21 Avril, j’allai au Divan. J’y trouvai le
Dey son gendre. Je lui dis qu’il s’était répandu
un bruit dans la Ville, qu’il avait résolu de me
renvoyer en France, & que comme il n’était pas
juste que je demeurasse à Alger contre son in-
clination, je le priais de s’expliquer sur cet ar-
ticle, & de vouloir bien me dire quels sujets de
plaintes il avait sur ma conduite, afin que je me
préparasse à m’en retourner avec les mêmes
agréments, & sur la même bonne foi, que j’étais
venu.
Le Dey après avoir beaucoup rêvé, peigné
sa barbe avec ses doigts, & rongé ses ongles, me
pria de me retirer chez moi, & d’attendre qu’il
me fît savoir ses intentions, & qu’il me les ferait
savoir. Je lui avais parlé avec un visage ouvert
& riant, il me répondit de même.
Deux heures après, il m’envoya dire par le
Trucheman, que puisque j’étais venu sur la bonne
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 199

foi de la paix, il souhaitait que je m’en retour-


nasse de même, que je fisse embarquer mes har-
des promptement, & qu’en me donnant congé il
me dirait ses raisons.
Le 22 Avril ; je commençai à faire emballer
mes meubles, & à donner ordre à mes affaires.
M. le Vacher ne douta plus que je ne fusse
informé du sujet de son alliance avec Estelle &
le Trucheman. Cependant je ne lui fis rien paraî-
tre, remettant sa conduite au jugement de Dieu.
On sait ce qui lui arriva quelques années après,
lorsque le Roi fit bombarder Alger.
J’avais peine à me résoudre de passer dans
la Barque du Patron Legier, à cause des Cor-
saires Majorquins qui désolaient la Méditerra-
née. Le Consul Anglais me tira d’inquiétude, en
m’offrant mon passage dans une grosse Flûte
de prise qu’il avait achetée pour son compte.
Il l’envoyait à Livourne, & m’offrit de la faire
passer à Marseille à cause de moi. J’acceptai
son offre, d’autant que je n’avais aucun ennemi
à craindre dans ce Bâtiment.
On y mit l’Équipage du Vaisseau Anglais
échoué à Bougie, & on fit toute là diligence né-
cessaire pour se mettre à la voile au plutôt.
200 MÉMOIRES

J’arrêtai mes comptes & je payai mes dettes.


Je n’eus de la difficulté qu’avec M. le Vacher,
qui me traita de Turc à Maure. Il m’obligea de
payer la moitié de toute la dépense de sa maison,
quoique la plus grande partie roula sur les aumô-
nes pour lesquelles il avait des fonds. Quoiqu’il
en soit, je fus obligé de lui abandonner tous mes
meubles, vaisselles d’argent & d’étain, ma bat-
terie de cuisine ; mon linge de table, & quan-
tité de meubles qu’il ne voulut prendre que sur
le pied d’une estimation, dont je n’eus pas lieu
d’être tout-à-fait content. J’en sortis à la fin.
Le 25 Avril, Baba Hassan m’envoya dire
secrètement, qu’il ne prétendait pas que je quit-
tasse le Pays sans lui donner les présents que je
lui avais destiné, & que j’eusse à lui envoyer
deux cens piastres, ou qu’il m’en ferait donner
deux fois autant avant de m’embarquer. Cette
demande incivile dans un temps où je m’étais
défait de tout mon argent m’aurait embarrassé
si je n’avais été maître de la bourse du Consul
Anglais. Je l’accommodai de quelques meubles
que je ne voulais pas emporter, & j’envoyai les
deux cens piastres à ce brutal. Il m’était dû beau-
coup de droits de Consulat.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 201

Le 28 Juin, j’allai prendre congé du Dey &


de son gendre. Je menai avec moi le Trucheman
le Patron Legier, les Sieurs Estelle, Turin, Paul
& Cauvin, afin qu’ils vissent de quelle manière
se passerait cette dernière Audience, & j’affec-
tai de parler toujours Français. Je leur dis que
n’ayant plus rien à faire dans la Ville, j’étais
bien aise de m’embarquer, & d’attendre le beau
temps dans le Vaisseau qui était à la rade ; mais
que je les priais de me dire pour quel sujet ils
me renvoyaient en France, sans attendre que le
Roi en fut informé. Ils me répondirent qu’ils
n’avaient rien à dire ni sur ma personne, ni sur
ma conduite. Qu’il était vrai que depuis mon
arrivée je les avais fait enrager, qu’ils ne le trou-
vaient pas mauvais, parce que le devoir de ma
Charge m’obligeait à soutenir l’intérêt de ma
Nation, comme ils soutenaient celui de leur Ré-
publique ; qu’ils étaient satisfaits de moi pour-
tout le reste, que cela ne me devait point cha-
griner ; que cet Emploi était trop peu de choses
pour un homme comme moi ; qu’ils espéraient
encore me revoir Alger avec une Commis-
sion bien plus considérable & plus convenable
à ma qualité ; que M. le Vacher, leur suffisait
202 MÉMOIRES

pour le Consulat, & pour tout ce qu’il y aurait à


faire ; qu’ils espéraient que mon absence ne gâ-
terait rien, & que ce qu’ils avaient à me recom-
mander, était d’assurer tout le commerce de leur
bonne volonté pour la conservation de la paix.
Ils me prièrent ensuite de travailler fortement
pour faire renvoyer les Turcs que la Milice de-
mandait au Roi, afin qu’ils renvoyassent promp-
tement les Passagers qui étaient en dépôt.
Baba Hassan ajouta avec un visage plus
riant qu’à l’ordinaire, qu’il allait partir pour
faire la guerre aux Maures de la campagne, &
que si le Roi voulait attaquer Oran par mer, il le
secouerait si bien par terre qu’il en serait bien-
tôt le maître, & que comme nous serions alors
plus voisins, nous serions peut-être meilleurs
amis.
Le Dey me dit que je leur avais écrit quel-
quefois avant mon arrivé. Qu’il me priait de ne
le pas oublier & de lui donner souvent de mes
nouvelles ; qu’ils en feraient de même dans les
occasions, & qu’ils me considéreraient comme
leur Agent à la Cour de France. Je me levai, &
je m’avançai vers le Dey pour le saluer. Le bon
homme m’embrassa, en me disant Adieu mon
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 203

enfant, Dieu vous conduise. Souvenez-vous de


moi. Son gendre en fit autant, & comme je fus
au milieu de la cour, ils appelèrent le Truche-
man, & lui dirent de faire porter à bord des pou-
les & des moutons pour le présent de mon bon
voyage.
Je revins ainsi chez-moi avec ceux qui
m’avaient accompagné qui ne s’attendaient pas
que je dusse être traité si honnêtement. Le dépit
& la confusion paraissaient sur leurs visages. Je
ne laissai pas de leur donner à dîner, après quoi
j’allai voir mes amis.
J’allai prendre congé d’Ismaël Pacha sur le
soir. Il se, mêlait si peu des affaires, qu’il fut ex-
trêmement surpris quand je lui dis que je m’en
retournai en France. Il me mena dans son jar-
din, & me dit certaines choses qui lui étaient
revenus, qui me confirmèrent toute l’intrigue
d’Estelle & de ses Associés. Il me conta ensuite
ses chagrins particuliers, qui l’avaient obligé
d’écrire à la Porte & de demander son rappel. Il
l’attendait avec impatience, pour être délivré de
l’esclavage où il était, qui ne convenait ni à lui
ni au Sultan, dont il devait représenter la person-
ne. Nous retournâmes ensuite dans sa chambre,
204 MÉMOIRES

nous fumâmes ensemble, nous prîmes du café,


& quand je me levai, il m’embrassa les larmes
aux yeux, me baisa plusieurs fois, & me con-
duisit jusqu’au haut de son escalier, où après
avoir réitéré toutes les marques de son amitié, il
se mit à la fenêtre pour me voir plus longtemps,
en me criant toujours : Dieu vous conduise mon
bon ami.
Le 29 je fis dresser le Procès Verbal, de ce
qui s’était passé à ma dernière Audience du
Dey, dont je fis faire deux copies originales.
J’en déposai une dans la Chancellerie, & je por-
tai l’autre avec moi pour la présenter au Roi &
aux Ministres. Elles furent signées de M. le Va-
cher & de tous ceux qui m’avaient accompagné.
Après cela, je remis le sceau du Consulat & les
Registres de la Chancellerie à M. le Vacher, afin
qu’il fit faire ma Patente de Santé &les autres
dépêches.
Je fis embarquer le reste de mon bagage &
une partie de mes gens. Le Consul Anglais chez
qui j’avais envoyé mes papiers, les fit porter à
bord dans des caisses qui lui appartenaient, & je
n’attendis plus que l’heure de mon départ.
Le 30 le Consul d’Angleterre m’envoya
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 205

prier à dîner. Le repas dura jusqu’au soir : tous


les Capitaines, les principaux Officiers & les
Marchands de la Nation furent de la partie. Il
recommanda à ses gens de me traiter avec plus
de respect & de soin qu’ils ne le traiteraient lui-
même & le soin il eut une conversation à la Ma-
rine avec le fils du Dey à mon sujet Le Consul
lui dit que le Roi trouverait fort mauvais que
l’on me renvoyât sans attendre ses ordres à quoi
il répondit, qu’Estelle était assez puissant à la
Cour, pour empêcher tout le mal que mon ren-
voi pouvait causer, & qu’ils ne voulaient recon-
naître que lui dans Alger.
Le premier Mai, après avoir ouï la Messe,
nous dînâmes de bonne heure. J’envoyai à bord
le reste de mon bagage & de mes gens. Je reçu
les compliments des Français libres & Esclaves,
des Anglais, des Juifs, & des autres qui vinrent
me souhaiter un bon voyage. Je pris congé en
leur présence de M. le Vacher, qui voulut me
conduire à la Marine. Je l’en empêchai. Je passai
à la maison du Consul Anglais, il fallut encore
boire, & sur le soir tous ces Messieurs vinrent
me conduire. Le Consul me dit qu’il viendrait
dîner avec moi le lendemain.
206 MÉMOIRES

Il y vint en effet, me fit grande chère, & nous


saluâmes les santés de nos Princes avec des boî-
tes qu’il avait fait apporter, le Vaisseau n’ayant
point de canons. Il écrivit au Sieur Robert Lang
Consul des Anglais à Marseille, de me donner
tout l’argent dont j’aurais besoin. Nous nous dî-
mes le dernier adieu avec des larmes, & nous
nous séparâmes à la fin.
Le 3 May, le temps n’ayant pas été propre
pour mettre à la voile, les sieurs Tulle & Grifard
Passagers, qui étaient en dépôt au Bagne de la
Douane, me vinrent voir secrètement avec quel-
ques autres.
Baba Hassan qui avait fait filer ses troupes
depuis quelques jours, partit avec le reste le 3
de Mai. Son dessein était de surprendre ou d’as-
siéger Oran, dont il avait appris que la Garnison
Espagnole s’était révoltée faute de vivres & de
paiement. Il avait fait partir huit jours auparavant
quelques Vaisseaux de guerre avec des canons,
& des munitions qu’il voulait mettre dans un
Fort, qu’il voulait faire élever sur un Cap qui est
à la vue de cette Place. Son entreprise manqua
entièrement, aussi bien que le dessein qu’il avait
de remettre la Ville de Tlemcen sous l’obéis-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 207

sance de la République, parce qu’il ne put obli-


ger les Maures de la campagne à rentrer dans
leur devoir, ce qui sauva la Ville d’Oran.
M. le Vacher m’envoya des Lettres de M.
Colbert qu’il avait reçus le jour précédent : je
lui en envoyai copie, afin qu’il suive les ordres
du Roi. Je reçus aussi un paquet des Associés au
Bastion, par lequel je connus que les faux avis
du Sieur la Font m’avaient brouillé avec eux,
comme Estelle m’avait brouillé avec la Régen-
ce d’Alger.
Le 4 May, le temps ne fut point propre pour
partir. Le Dey s’apercevant que la Milice com-
mençait à murmurer de ce qu’on m’avait fait
embarquer, & jugeant que mon séjour à la Rade
pourrait causer quelque soulèvement, envoya le
Trucheman du Consul Anglais commander de
sa part au Capitaine du Vaisseau de mettre à la
voile. Le Capitaine s’en étant excusé sur ce que
le vent était tout à fait contraire, il vint d’autres
Officiers lui dire que s’il n’obéissait pas, on al-
lait le couler bas. Alors il fit mettre dix de ses
meilleurs hommes dans sa Chaloupe, avec une
grosse ancre qu’ils jetèrent au large sur laquelle
le reste de l’Équipage se toua.
208 MÉMOIRES

Pendant qu’on était occupé à ce rude tra-


vail, le vent changea tout d’un coup avec tant
de violence, d’éclairs, de tonnerres & de pluies,
qu’il fallut couper les câbles, abandonner les
deux grosses ancres, & enfin la Chaloupe avec
ceux qui étaient dedans, que nous ne pûmes ja-
mais reprendre ; de sorte que nous fûmes for-
cés de mettre à la voile, n’étant plus que douze
hommes pour conduire ce gros Bâtiment. Mais
malgré le peu d’agrément que j’ai eu à Alger,
& le chagrin que mon départ précipité me de-
voir donner, j’avais avec le témoignage de ma
conscience & celui de tous les honnêtes gens, le
plaisir d’être hors du plus mauvais endroit qu’il
y ait au monde.
La connaissance du Pacha & de quelques
autres Turcs, la Langue & les Coutumes des
Turcs que je savais depuis bien des années, join-
tes aux fourberies de certaines gens, m’avaient
rendu si suspect aux puissances du Pays, que
je ne faisais pas un pas dont ils ne se crussent
en devoir de se formaliser ; de sorte que je ne
sortais de ma maison, que pour aller au Divan
essuyer quelque bourrasque, ou pour m’oppo-
ser aux injustices continuelles de ces brutaux.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 209

J’aurais été réduit à ne voir que les murailles de


ma maison, si le Consul Anglais ne m’eût fourni
les moyens de voir les environs de cette mauvai-
se Ville. Le Dey & Baba Hassan s’en formalisè-
rent à la fin. Il est vrai que ce fut un peu tard, &
j’avais pris toutes les connaissances que j’avais
envie d’avoir du Pays. J’en ferai part au Public,
après que j’aurai rapporté les Capitulations qui
ont été faites avec M. le Duc de Beaufort.
_______________

Traité de Paix fait entre le Royaume


de France & la Ville &
Royaume d’Alger.

L
’AN 1666, le dix-septième jour de Mai
du Règne du Très Chrétien très puissant,
très excellent & invincible Prince Louis
XIV du nom, par la grâce de Dieu, Empereur de
France & de Navarre. Le Sieur André François
Trubert Gentilhomme ordinaire de la Maison de
Sa Majesté, & Commissaire Général de ses Ar-
mées Navales, envoyé par le très haut & puissant
Prince Monseigneur François de Vendôme Duc
de Beaufort, Prince de Martigues, Pair, Grand-
210 MÉMOIRES

Maître, Chef & Surintendant Général de la Na-


vigation & Commerce de France. En conséquen-
ce des Lettres écrites par les très Illustres Pacha,
Divan & Milice de la Ville & Royaume d’Al-
ger, par lesquelles ils auraient témoigné être en
volonté de rétablir l’ancienne amitié, & bonne
correspondance qui étaient autrefois entre les
Sujets de Sa Majesté & eux, se serait présenté
en cette Ville d’Alger, où après avoir rendu les
Lettres de créance de Son Altesse en réponse,
lesdits très Illustres Pacha, Divan & Milice en
expliquant les ordres du Grand Seigneur, & en
exécutant la Capitulation ci-devant faite entre les
Empires de deux si grands Monarques, auraient
d’un commun consentement résolu de rétablir,
& même de conserver & maintenir à l’avenir
une bonne paix & amitié, & pour cet effet sont
convenus des articles qui suivent.
I. Que, les Capitulations faites & accordées
entre les deux Empereurs & leurs prédéces-
seurs, ou celles qui seront accordées de nouveau
à l’Ambassadeur de France, envoyé exprès à la
Porte du Grand Seigneur pour la paix & repos
de leurs États, seront exactement & sincère-
ment gardées & observées, sans que de part &
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 211

d’autre il y fois contrevenu directement ou indi-


rectement.
II. Que toutes courses & actes d’hostilités
tant par mer que par terre cesseront, sans qu’à
l’avenir les Corsaires du Royaume d’Alger ren-
contrant les Navires & autres Bâtiments Fran-
çais, tant de Levant que de Ponant, ensemble
tous les Négociants sous la Bannière de France
Sujets de Sa Majesté, puissent visiter, prendre
ni toucher aux personnes, robes, Vaisseaux &
marchandises, ni autre chose leur appartenant,
ayant passeport de l’Amiral de France. Et pour
appuyer d’autant plus le présent Traité qui n’a
été rompu que par des particuliers Armateurs,
les très Illustres Pacha, Divan & Milice leur
ordonneront de n’y contrevenir en aucune ma-
nière que ce fait, & seront obligés avant de
sortir de leurs Ports, de prendre un certificat du
Consul Français résidant en ladite Ville d’Al-
ger, pour être reconnus des Navires, Galères
& Bâtiments de France, afin que les Corsaires
de Tripoli, & autres de Barbarie ne puissent se
prévaloir de la conformité de la Langue & de
l’Étendard.
III. Comme aussi ne fera permis que dans
212 MÉMOIRES

les Ports de France soient armés, aucuns Vais-


seaux pour courir sur ceux d’Alger, & en cas
que les Sujets de Sa Majesté se mirent au ser-
vice d’autres Princes, & fassent le cours sous la
Bannière & d’iceux, Sa Majesté les désavoue-
ra, & ne leur donnera aucune retraite dans ses
ports pour y conduire les Turcs des dites Ville
& Royaume, & si tant est qu’ils y abordent, Sa
Majesté les fera mettre en liberté avec leurs Na-
vires & facultés. De même s’il était mené par
les Corsaires des autres Royaumes & Pays de la
domination du Grand Seigneur quelques Fran-
çais par force dans la Ville & Royaume d’Alger,
il leur sera donné à l’instant la liberté, avec une
entière restitution de leurs facultés.
IV. Que tous les Esclaves Français qui sont
dans l’étendue du Royaume d’Alger, pris sous
quelque Bannière que ce soit, ou qui pourraient
être pris à l’avenir, de quelque qualité & con-
dition qu’ils soient, sans en excepter aucun, se-
ront mis en liberté, rendus de bonne foi, ainsi
que les Janissaires qui sont en France, pris sous
la Bannière, dans les Vaisseaux de la Ville &
Royaume d’Alger, feront pareillement rendus.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 213

V. Les Navires, Galères & autres Bâtiments,


tant de guerre que de marchandises de part &
d’autre se rencontrant à la mer après s’être re-
connus par les Patentes de l’Amiral de Fran-
ce, & par le Certificat du Consul des Français,
qu’ils feront voir réciproquement par le moyen
de leurs Chaloupes & de leurs Bateaux, se don-
neront nouvelles, & seront reçus dans tous leurs
Ports & Havres comme vrais & bons amis, &
leur sera fourni tous les vivres, munitions, mar-
chandises dont ils auront besoin, en payant au
Prix courant des marchés publics, & les droits
ordinaires.
VI. Et pour travailler à l’établissement d’un
commerce ferme & stable les très illustres Pa-
cha, Divan & Milice enverront, sil leur plaît,
deux personnes de qualité d’entre, eux résider
en la Ville de Marseille, pour entendre sur les
lieux les plaintes qui pourraient arriver sur les
contraventions au présent Traité, auxquels sera
fait en ladite Ville toute sorte de bons traite-
ments. Comme aussi le Consul des François
fera le même office en la ville & Royaume
d’Alger.
VII. Ledit Consul jouira, des mêmes hon-
214 MÉMOIRES

nêtetés, facultés & pouvoirs dont il doit jouir


en conséquence des Capitulations qui ont été
faites, ou qui le seront ci-après entre les deux
Empereurs, & à cet effet avec la prééminen-
ce sur tous les autres Consuls, il aura chez lui
l’exercice libre de la Religion Chrétienne, tant
pour lui: que pour tous les Français qui se trou-
veront en ladite Ville. Il aura aussi le privilège
de changer de Trucheman, quand il le jugera
nécessaire.
VIII. Qu’icelui Consul ni autre sujet de S.
Majesté ne sera contraint de payer, les dettes
d’aucun Français ou autre, s’il n’y est obligé
par écrit, & que toutes les autres Nations qui né-
gocieront en ladite Ville & Royaume d’Alger,
& qui n’auront point de Consul, reconnaîtront
celui de France & lui payeront les droits accou-
tumés sans difficulté.
IX. Que les étoffes & vivres que le Con-
sul Français fera venir pour son usage ou pour
présent seulement, ne payeront aucuns droits ni
impôts, non plus que ce qu’il achètera sur les
lieux pour la pour la provision de sa Maison.
Que si quelque Français ou autre étant sous sa
protection meurt dans l’étendue du Royaume
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 215

d’Alger, son bien sera mis entre les mains de


celui en faveur de qui il aura testé, sinon entre
celles dudit Consul, pour en rendre compte à
qui il appartiendra, & en cas qu’il arrivât quel-
que différend tel qu’il puisse être, qui causât la
rupture du présent Traité, il sera permis au Con-
sul Français de se retirer où bon lui semblera,
& d’emmener les Marchands Français & Les
domestiques qui se trouveront dans la Ville &
royaume d’Alger avec tous leurs biens & équi-
pages en toute sûreté.
X. Que si un Vaisseau ou autre Bâtiment
Français fait naufrage aux côtes dédites Ville &
Royaume d’Alger, il sera secouru par mer & par
terre des habitants des côtes, & les marchandises
& les Bâtiments remis à qui ils appartiendront,
ou entre les mains du Consul, & que tant cel-
les-là que les autres qui ne seront point condui-
tes dans ladite Ville d’Alger, ne paieront aucuns
droits, quoiqu’elles aient été déchargées, non
plus que les Vaisseaux & Barques qui repren-
dront les marchandises non vendues, ne paye-
ront point d’ancrage pour leur sortie, & en cas
qu’il arrivât le même accident aux Vaisseaux &
autres Bâtiments du Royaume d’Alger par les
216 MÉMOIRES

côtes de France, ils recevront un traitement pa-


reil.
XI. Si quelqu’un des Sujets de Sa Majesté
frappe ou maltraite un Turc ou un Maure, on
pourra le punir après en avoir donné avis au
Consul ; mais en cas qu’il se sauve, on ne pour-
ra s’en prendre audit Consul ni à aucun autre.
On demeure d’accord aussi que nul des Turcs
ou Maures qui ont des Esclaves Français, ne
pourront les contraindre ni forcer à changer de
Religion, ni leur faire aucune menace pour les y
obliger.
XII. Que les Marchands Français négociants
dans tous les Ports & Rades du Royaume d’Al-
ger seront traités pour les levées & impositions
autant & plus favorablement qu’aucune autre
Nation étrangère. Et si à l’avenir il arrivait de
part & d’autre quelque action qui pût être prise
pour un sujet de mécontentement, il ne fera pas
pour cela permis à celui qui s’estimera offensé,
d’user de force & d’hostilité, jusqu’a ce que l’on
ait refusé de faire justice à ceux qui se plain-
dront. Et pour le surplus seront les Capitulations
ci-devant faites, ou qui le seront ci-après entre
les deux Empereurs, comme le présent Traité,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 217

observés de part & d’autre de point en point se-


lon leur forme & teneur. Et afin que nul Sujet
des deux Empires n’y puisse contrevenir, on les
fera publier dans toute leur étendue, incessam-
ment, & le plutôt qu’il se pourra.
Le tout ayant été accordé dans une assem-
blée générale ; ainsi arrêté & signé en présence
du Divan, & scellé, tapé en l’original de la mar-
que du Pacha, & signé André-François Trubert.
_______________

Description de la Milice & du Royaume d’Al-


ger, de son Gouvernement, & de ce qui s’est
passé depuis l’année 1660, jusqu’en 1675.

C
E n’est pas mon dessein de répéter ici
ce que tant de gens ont écrit sur l’anti-
quité de la, Ville & de l’État d’Alger, sur
l’étendu du Royaume, sur les changements qui
y sont arrivés, sur les révolutions qu’il a souf-
fertes, ses différents Gouvernements, ses guer-
res ou intestines, ou étrangères. On peut voir
toutes ces choses dans plusieurs Écrivains. Je
me contenterai de donner au public les remar-
ques particulières que j’ai faites étant sur les
218 MÉMOIRES

lieux, c’est-à-dire, l’état présent de ce Royau-


me, son étendue présente, & ce qui a échappé à
ceux qui en ont traité avant moi.
Le Royaume ou l’État d’Alger s’étend de-
puis l’Île de Tabarque & les frontières de l’État
de Tunis, jusqu’aux environs d’Oran, qui ap-
partient aux Espagnols ; ce qui fait d’Orient en
Occident environ deux cens lieues de côtes. Il
est borné au Septentrion par la Mer Méditerra-
née, & au Midi par la Numidie. Cela compose
à peu près cette partie de la Mauritanie que l’on
appelait Césarienne.
La Ville Capitale est Alger, qui donne le
nom à tout le Royaume. Les autres villes font
Constantine, Bône, Calle, Gigeri, Bougie, Te-
nos, Esthara, Tadalis, Telmestam, & quelques
autres de moindre considération, qui sont plu-
tôt des monceaux de ruines que des Villes, ou
même de méchants Villages.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 219

_______________

De la Ville d’Alger & de son Territoire.

L
A figue de la Ville d’Alger n’est ni tout
à fait triangulaire, ni tout à fait carrée.
Comme tous les Bâtiments sont blancs
& élevés presque en amphithéâtre, elle parait de
loin comme un gros Vaisseau qui est sous voile.
Le sommet de la Ville sur lequel elle est bâtie,
est occupé par l’Alcassabe. La pente se termi-
ne au rivage de la mer. Ses murailles suivent la
disposition de la colline : elles sont simples, &
sans autres défenses que quelques tours qui les
flanquent d’espaces en espaces. Elles sont pour-
tant assez épaisses, bâties de pierres de taille &
surmontées de créneaux. Celles du côté du Port
paraissent les plus anciennes ; mais elles sont
moins fortes, & tombent en ruine en bien des
endroits.
Cette Ville a plusieurs portes. Je ne parle-
rai que des plus remarquables. Celle qu’on ap-
pelle Bal-Aazon est au Midi. Il y a au dehors
une longue rue comme une espèce de Faubourg,
où l’on vend la viande & les autres provisions
220 MÉMOIRES

de bouche qu’on apporte de la campagne. Les


Maures qui y viennent vendre leurs denrées, lo-
gent en ce quartier-là.
Ce fut par cet endroit que la Ville fut assiégée
par Aazon Prince de Mauritanie, & cette porte a
retenu son nom. Il y a au-dessus de grands cro-
chets de fer, qui servent de supplice aux traîtres
& aux criminels d’État. Un peu au-delà on voit
un grand Cimetière de Mahométans. Les Sépul-
tures des Familles particulières sont enfermées
dans des enclos de petites murailles. Celles des
personnes de distinction ont de petits bâtiments
carrés en forme de Chapelles, couvertes d’une
voûte & d’un dôme. Celles du menu peuple sont
répandues de côté & d’autre sans régularité. Il
y a des Cimetières hors de toutes les autres por-
tes, & un grand nombre de fourneaux à cuire de
la brique. Ce font des bâtiments ronds & élevés
comme les tours de nos moulins à vent.
On voit aussi quantité de petits ermitages
ou demeurent des Marabouts qui sont comme
tes Derviches de Turquie, & qui affectent plus
de régularité que les autres.
La seconde porte se nomme Bab-el-Gedid,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 221

ou la Porte neuve. C’est par cette porte qu’on


va au Château de l’Empereur. Elle n’a rien de
remarquable.
La troisième est celle de l’Alcassabe, parce
qu’elle est voisine de ce Château, qui est com-
me l’Arsenal & le Trésor de l’épargne de la Ré-
publiques. Il y a une Place tout après, où l’on
faisait mourir autrefois les Chrétiens, & ceux
qui l’avaient mérité, selon les lois du Pays. Le
dernier qui y fut brûlé vif était un Italien qui ne
se trouva pas en état de payer ses dettes.
La quatrième est Bab-al-Ouad, c’est-à-dire,
Porte de la rivière, parce que ce côté qui est au
Nord-Ouest est arrosé par un ruisseau ou tor-
rent, qui se forme des eaux qui tombent des
montagnes après les grandes pluies. Il y a hors
de cette Porte une grande Place où l’on brûle les
Chrétiens qui sont condamnés à ce supplice. Le
bois y est tout porté ; car c’est le lieu où l’on le
vend. C’est aussi en cet endroit qu’est le Cime-
tière des Chrétiens.
La cinquième est celle de la Marine. C’est
par elle que l’on sort pour faire tour du Môle.
C’est une grosse masse de pierres qui forme à
222 MÉMOIRES

peu près un demi cercle. Il est large de quatre à


cinq toises, long de plus de cent cinquante, &
d’une toise & demie de hauteur, depuis le Châ-
teau jusqu’à la Porte de la Ville. Ce Môle ou
chaussée forme le Port, & met les Vaisseaux à
couvert des vents du Nord, qui les incommo-
dent beaucoup en toutes les saisons.
La sixième & dernière Porte est celle de la
Pescaderie, parce que les bateaux des Pêcheurs
se rangent de ce côté-là, & dans une vieille
Darse à moitié comblée, qui entre dans la Ville
par deux arcades fort hautes & fort larges, qui
paraissent d’une grande antiquité. C’est en cet
endroit qu’on bâtit aujourd’hui les Galères &
les autres petits bâtiments, à cause de la facilité
qu’on trouve à les mettre à l’eau.
Toutes ces Portes sont gardées par des dé-
tachements de la Milice. On les ferme quelque
temps après le coucher du Soleil, & on ne les
ouvre jamais, quelque nécessité qu’il pût arri-
ver, de sorte que ceux qui arrivent trop tard sont
obligés de coucher dehors.
On compte environ cent vingt-cinq Fontai-
nes dans la Ville. C’est un Aqueduc très ancien
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 223

qui leur fournit de l’eau qui vient de deux lieues


de la Ville. L’eau est très bonne & très néces-
saire dans un Pays aussi chaud que celui-là.
On compte plus de cent mille habitants dans
cette Ville. C’est ce qu’on en peut juger par la
quantité prodigieuse de Peuples que l’on voit
dans les rues. Il est vrai que comme elles font
toutes extrêmement étroites, le Peuple y parait
beaucoup plus que si elles étaient plus larges.
Elles font presque toutes obscures & incommo-
des. Ce qui les rend telles, ce sont les balcons
fermés de jalousies qui avancent hors des mai-
sons.
Le Peuple est mêlé de Turcs naturels, qui
sont tous Soldats, & par conséquent les mem-
bres de la République, qui la gouvernent, & qui
en changent assez souvent la face & le gouver-
nement. Outre ceux-là il y a des Renégats, qui
sont de toutes sortes de Nations, & qui assuré-
ment ne sont pas les plus honnêtes gens & les
plus tranquilles. Les Coulouglis sont les enfants
des Soldats Turcs & des Maures. Les Maures qui
sont les Naturels du Pays, sont en grand nom-
bre ; mais ils n’ont aucune part dans le Gou-
vernement. Les Morisques descendent de ceux
224 MÉMOIRES

qui furent chassés d’Espagne & de Portugal. On


les appelle Andalous ou Tagarins. Nous les nom-
mons Grenadins, parce que les premiers qui s’y
refugièrent venaient du Royaume de Grenade.
Il y a encore plusieurs races différentes de Juifs.
On prétend qu’ils sont dix à douze mille âmes,
& que les Esclaves Chrétiens sont à peu près en
pareil nombre.
La plus grande & la plus large de toutes les
rues est celle qui va de, la Porte de Bab-al-Ouad
à celle de Bab-Aazon. Elle est dans l’endroit le
plus, commode & le plus beau de toute la Ville.
Celles qui en approchent sont celles des mar-
chés où sont les boutiques des Marchands. Mais
quoiqu’assez, larges elles sont incommodes, par
la quantité de gens & de bestiaux dont elles font
toujours pleines. On en ferme les extrémités
toutes les nuits avec de grandes portes, que l’on
n’ouvre point dès qu’elles sont une fois fermées.
Cette précaution est tout à fait nécessaire pour
empêcher les vols que l’on commettrait aisément
sans elle ; car les Maures sont naturellement vo-
leurs, & les Esclaves Chrétiens les imitent de
bien près ; supposé même qu’ils ne les surpassent
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 225

car tous les Esclaves ne sont pas enfermés dans


les Bagnes. Il y en a beaucoup qui logent chez
leurs Patrons, & ceux-là ayant la commodité de
sortir la nuit, ils s’attroupent, & vont percer les
murs des magasins & des boutiques, & en une
couple d’heures ils vident les magasins les mieux
remplis. Ce qui leur facilite ces vols, c’est que
les Marchands & les Artisans ne logent point
dans leurs boutiques. Ils n’ont que les gardes de
nuit à craindre, & quand la Patrouille est passée
ils ont tout le temps nécessaire pour faire leurs
enlèvements. S’ils sont surpris ils n’ont que des
coups de bâton à craindre ; car on est persuadé
que tous les Esclaves Chrétiens sont voleurs de
profession. La nécessité les y contraint, le mau-
vais exemple les entraîne ; & quand ils pensent
que les Turcs les ont volés eux-mêmes, ils se
mettent en tête aisément qu’ils peuvent leur ren-
dre la pareille.
On prétend qu’il y a quinze mille maisons à
Alger. C’est beaucoup ; mais il faut savoir qu’il
est très rare qu’il y ait plus d’une famille dans une
maison, & que les plus grandes sont petites. El-
les sont toutes de brique, posées avec un mortier
226 MÉMOIRES

de simple terre & blanchies dehors & dedans


avec de la chaux, Cette propreté leur donne
quelque chose de fort agréable, & elles en ont
besoin pour plaire ; car elles font peu capables
d’attirer la vue, surtout par le dehors. Elles n’ont
qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. El-
les n’ont du côté de la rue d’autre ouverture que
la porte, sans fenêtres, & tout au plus quelques
ouvertures étroites comme des meurtrières fer-
mées d’une Jalousie, par le moyen desquelles
les femmes, aussi curieuses que partout ailleurs,
peuvent voir ce qui se passe dans la rue sans être
vues.
La plupart ont des Kiosques, qui sont de pe-
tits cabinets en saillie sur la rue, où les femmes
vont se reposer : ils gâtent absolument les rues,
les rétrécissant & leur ôtant l’air & le jour. Elles
sont toutes bâties dans le même goût.
Le dedans des plus grandes & des plus bel-
les, consiste en une cour carrée, environnée de
chambres étroites & longues qui composent qua-
tre corps de logis. L’étage du rez-de-chaussée a
des portiques comme nos cloîtres, celui de dessus
une galerie sur Laquelle donnent les portes des
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 227

chambres & les fenêtres quand il y en a ; car il


y en a beaucoup qui n’ont du jour que par les
portes. Leurs escaliers sont assez commodes, ils
sont de pierres ou de briques dans les grandes
maisons, & de bois dans les autres. Les galeries
sont portées sur des colonnes de pierres ou de
briques, & même de marbre dans quelques unes,
que l’on regarde comme des Palais. Toutes les
maisons sont couvertes en terrasses bien pavées
de briques.
C’est une promenade le soir, & l’on y va
prendre le frais & jouir de la vue de la mer dans
la plupart ; car comme la Ville est bâtie en am-
phithéâtre, que les maisons sont de même, elles
ne se dérobent point l’air & la vue les unes aux
autres.
Les terrasses sont bordées de murs assez
hauts pour ne pas tomber, & pour empêcher qu’on
ne passe aisément de l’une à l’autre, & qu’on ne
se voie ; car la jalousie est extrême dans tous ces
Pays. Les portes des chambres font aussi hautes
que toute la chambre & se ferment à deux bat-
tants, & les murs jusqu’à la hauteur de six pieds
sont incrustés de carreaux vernissés comme notre
228 MÉMOIRES

faïence, qui font un fort bon effet, & donnent de


la fraîcheur & un air de propreté aux maisons.
La Maison du Roi où s’assemble le Divan,
& où est le logement du Pacha, est grande &
assez bien bâtie. On entre d’abord dans une très
grande cour, au fond de laquelle est un grand
vestibule soutenu par des colonnes les murs sont
couverts de nattes de jonc fort propres jusqu’à
la hauteur de six pieds, & le dessus est tapissé
d’armes & de grosses massues de bois propres
à assommer des bœufs. Les dessus du vestibule
est en terrasse, & fait partie du logement du Pa-
cha. Un des piliers qui la soutiennent est creux,
& renferme un corps de pompe qui porte l’eau
dans un bain où il y a quelques jets d’eau. La
Salle du Divan est environnée d’une estrade de
pierres où la Milice se place dans les jours d’as-
semblée. Au reste tous ces bâtiments ont si peu
de symétrie, qu’il serait fort difficile d’en faire
un plan un peu juste, & d’ailleurs la plupart des
pièces sont inaccessibles.
Les Bagnes sont de vastes maisons où l’on
met les Esclaves pendant la nuit. Ce sont des
prisons affreuses ou ces pauvres gens sont plutôt
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 229

entassés les uns sur les autres que logés. Ce sont


des lieux d’horreur, où la fumée des cuisines
que l’on fait de tous côtés, le bruit, les cris, les
coups & le tumulte règnent de toutes parts.
Il y a cependant une Chapelle & une cham-
bre pour le Prêtre qui y réside, & qui dit la Mes-
se avant le jour aux Esclaves, afin qu’ils puis-
sent l’entendre avant d’aller au travail, où on les
conduit au point du jour. La porte de ces Bagnes
est gardée par un Turc qu’on appelle Gardien
Bachy, & par les gens qu’il a sous ses ordres :
il tire un revenu considérable de la permission
qu’il donne aux Esclaves de tenir cabaret, & de
vendre des viandes cuites, du tabac & autres
choses. Ce sont les lieux d’assemblée, où les
soldats, les matelots & le menu peuple viennent
boire manger & fumer, & où ils passent les jour-
nées entières. On ne saurait mieux comparer ces
lieux & le commerce qui s’y fait qu’à la vie &
au négoce de nos Forçats sur les Galères.
On appelle Casseries, de grandes & vastes
maisons faites comme nos Cloîtres, où logent
les Soldats. Elles ont une vaste cour, au milieu
de laquelle il y a plusieurs fontaines & des bas-
230 MÉMOIRES

sins pour leur commodité. Les chambres qui sont


tout autour sont distribuées de manière qu’il y
a huit hommes dans chacune. Ce grand nombre
d’hommes qui logent dans le même lieu, n’em-
pêche pas que tous ces appartements ne soient
fort propres par les foins de quelques Esclaves,
qui payent un tribut au Divan pour y demeurer,
& pour y vendre du vin, du tabac & des viandes
cuites.
Les Fondouks sont de grands bâtiments car-
rés où logent les Marchands Étrangers. Quoi-
qu’il y en ait plusieurs, on n’y est jamais à son
aise, à cause du grand nombre de gens qui s’y
retirent, & de la quantité de marchandises que
l’on y apporte continuellement.
La Maison Confulaire de France est une
des plus grandes. Il y a une Chapelle où l’on
fait le Service Divin avec toute la solennité &
la liberté dont on jouit dans les Villes Chrétien-
nes.
Les Juifs, quoiqu’en grand nombre, ont très
peu de Synagogues. Les Turcs qui les méprisent
au souverain degré ne leur permettent pas vo-
lontiers ces lieux d’Assemblées, & leur en font
payer un tribut considérable.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 231

Les Turcs ont quantité de très belles Mos-


quées, avec des tours on minarets très magni-
fiques. Il est difficile de rien ajouter à la déli-
catesse de ces ouvrages, & c’est des galeries
saillantes de ces Tours que les Marabouts ap-
pellent le Peuple à la prière. Il y a une hampe ou
bâton de pavillon au Sommet de ces Tours : on
y élève une bannière blanche tous les jours de
la semaine, & une bleue ou verte le Vendredi,
dès que le Marabout commence les cris, & on
l’amène aussitôt qu’il a achevé ; c’est ce que
je n’ai jamais vu pratiquer dans les autres Pays
des Turcs. Il n’est pas permis aux Chrétiens
d’entrer dans les Mosquées, excepté quand ils
y sont nécessaires pour travailler à quelques ré-
parations ; mais ils n’empêchent pas qu’on n’y
jette les yeux en passant.
Il y a plusieurs Forteresses ou Châteaux
pour la défense de la Ville. Elles sont toutes bien
pourvues d’artillerie de fonte, mais leurs fortifi-
cations font peu de choses & fort irrégulières.
Le principal Château est appelé l’Alcassa-
be. Ses murailles font une partie de celles de la
ville. Il est situé sur le sommet de la colline, il a
un large fossé qui se termine des deux côtés de
232 MÉMOIRES

la pente. Autrefois on y tenait le Divan quatre


jours de la semaine : on le tient à présent à la
Maison du Roi comme en un lieu plus commo-
de pour le Dey & pour ceux qui ont affaire à lui.
Le Dey n’y monte qu’aux deux Fêtes du Baï-
ram, ou quand on doit traiter des affaires d’une
extrême conséquence. L’entrée en est à présent
défendue aux Chrétiens. Les Turcs même n’y
vont qu’avec, peine, à cause de l’incommodité
qu’ils ont à y monter & parce qu’ils y voient
les mortiers & les pilons dont on s’est servi &
dont on se sert encore quelquefois pour piler
des hommes tout vifs, & d’autres instruments
de supplices qui sont exposés à la vue du public.
Le penchant de la colline derrière le Château est
si froide, qu’il rend ce Château entièrement es-
carpé & hors d’attaque.
Il y a près de la Ville deux éminences qui
la commandent, & d’où on la pourrait battre en
ruines on y a bâti deux Châteaux, pour empê-
cher les ennemis de s’en rendre maîtres. Le plus
proche est une Etoile à sept angles : il n’est ni
fort grand ni capable d’une grande résistance.
Le second qu’on appelle le Château de l’Em-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 233

pereur, est beaucoup plus grand. C’est un carré


dont les angles sont couverts de quatre petites
Tours rondes, avec un Donjon carré au milieu :
il n’est pas d’une grande défense.
Le quatrième Château porte le nom de la
Porte de Bal-al-Ouad. Il en est éloigné d’envi-
ron trois cents pas. Ce n’est qu’une grosse Tour
ronde, avec une espèce de Bastion ou batterie
fermée qui en est proche.
Le cinquième est hors de la porte Bal-Aa-
zon. C’est un octogone assez régulier. Celui-ci
& le précédent ne sont bons que pour s’opposer
à une descente, & ne valent presque rien.
Le sixième n’est qu’un boulevard bâti auprès
de la porte du Môle.
Le septième est bâti fur un écueil dans la
mer au bout de la première face du Môle. Il est
octogone : son rempart est chargé de gros ca-
nons pour défendre l’entrée du Port.
Le huitième est à l’autre bout du Môle : il a
une batterie à fleur d’eau.
Toutes ces Forteresses ont des garnisons, &
sont assez bien fournies de canons & de muni-
tions pour se bien défendre dans le besoin. Elles
n’ont pas beaucoup coûté à bâtir : on y a employé
234 MÉMOIRES

les Esclaves Chrétiens, & même les Juifs & les


Maures de la campagne. Avec toutes ces précau-
tions on ne peut pas regarder Alger comme une
Ville forte & d’une longue défense : si on était
une fois descendu à terre, & qu’on se fût retran-
chée, tous ces petits Forts tomberaient aisément
d’eux-mêmes, & la Ville serait bientôt réduite
aux dernières extrémités.
Les environs de la Ville ne présentent qu’une
chaîne de collines à peu près de même hauteur &
de même figure qui font un assez beau paysage,
& qui s’abaissent insensiblement jusqu’au riva-
ge de la mer. Elles sont en valeur par le travail
des Esclaves : ce sont des jardins, des terres la-
bourables, des vignes & des plans d’arbres frui-
tiers ; mais il n’y a point d’autre eau que celle
des puits que l’on y a creusés de tous côtés.
On donne environ seize lieues d’étendue au
territoire d’Alger, & on compte plus de dix-huit
mille maisons de campagne que l’on appelle
Maceries. Elles font à peu près le même effet
que les Bastides qui font aux environs de Mar-
seille.
Les Maures qui cultivent les terres plus éloi-
gnées, campent sous des tentes qu’ils transpor-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 235

tent de côté & d’autre, selon que le besoin des


pâturages le demande. On appelle une tente Dar
& Douar au pluriel. Ainsi un Adouar est un amas
de plusieurs tentes, ce qui fait un village portatif
& ambulant.
La diversité des Nations Chrétiennes que
cette Ville retient toujours dans l’esclavage, a
formé peu à peu une Langue dont tout le monde
se sert surtout les Patrons, pour se faire entendre
de leurs Esclaves. C’est proprement un composé
corrompu de l’Espagnol, de l’Italien, du Proven-
çal, & autres qui ont du rapport avec celles-là.
On appelle ce langage la Langue Franque.
Les Maures Naturels du Pays ne se servent
entre eux que de l’Arabe Mauritanique fort dif-
férent de l’Arabe Oriental.
Les Soldats ne parlent jamais entre eux que
la Langue Turque. On s’en sert au Divan, dans
les assemblées, & parmi les personnes de con-
sidération.
Il y a un Trucheman au Divan, pour expli-
quer aux Maures qui ne l’entendent pas les réso-
lutions qu’on y prend Les Soldats se font surtout
un point d’honneur de ne pas se servir de l’Arabe,
& les Maures ont un éloignement infini de celle
236 MÉMOIRES

des Turcs, parce qu’ils les regardent comme les


usurpateurs de leur Pays.
_______________
De la Ville de Bougie.

C
ETTE Ville située sur le penchant d’une
Montagne, qui est jointe à d’autres beau-
coup plus hautes, qui l’incommoderaient
peu, si elles étaient moins éloignées, Elle est
presque ruinée. Ses maisons sont petites, basses,
mauvaises, mal bâties éparses de côté & d’autre,
séparées par des pièces de terres & de petits jar-
dins. En un mot, cette Ville autrefois si considé-
rable n’est plus qu’un misérable Village.
Sa figure est à peu près celle d’une harpe,
dont l’angle aigu est au plus haut de la Monta-
gne, & est terminée par une grosse Tour. Tou-
tes les murailles sont abattues & ruinées. On ne
saurait pas qu’il y en a eu, si on n’en voyait pas
quelques pans répandus de côté & d’autre, On
connaît aisément qu’elle a été fort grande : ses
murailles du côté du Midi, sont appuyées sur
un rocher taillé à plomb, au-delà duquel est une
plaine qui s’étend plus de deux lieues vers le
Midi.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 237

Elle n’est habitée que de cinq à six cents


personnes, & de 150 Soldats qu’on y envoie
d’Alger pour garder les châteaux. Ils n’oseraient
sortir de leurs. postes, & sont obligés d’être
continuellement sur leurs gardes ; à cause des
Maures de la campagne qui ne leur font jamais
de quartier. Réciproquement, ceux ci n’en ap-
prochent que les jours de marché. Il y a trêve
ces jours-là, à cause des besoins pressants des
uns & des autres, encore les vendeurs ne vien-
nent-ils pas à la Ville. Il y a une grande halle
dans la plaine, à un quart de lieue de la Ville,
où les vendeurs & les acheteurs s’assemblent
auprès d’un palmier : ils trafiquent paisiblement
les uns avec les autres depuis le point dur jour
jusqu’à midi, & dès que ce moment est venu,
ils se séparent & se pillent avec autant d’avidité
& d’animosité, qu’on voyait de paix & d’union
entre eux un moment auparavant.
Il y a un Marabout ou Religieux Mahomé-
tan, appelé Cheikh Abdelkader, que les Turcs
& les Maures regardent comme un Saint. C’est
un grand homme brun sec, maigre, d’une mau-
vaise physionomie, qui est toujours enveloppé
d’un drap de lin fort blanc. Ce galant homme
238 MÉMOIRES

qui passe pour un Docteur les prêche tous les


jours de marché, & tâche de leur inspirer de vi-
vre en paix. Il est tellement estimé dans Alger,
que le Dey lui confie son sceau pour les passe-
ports, dont les Habitants de Bougie ont besoin.
Cependant malgré le respect que l’on a pour sa
personne & pour ses Sermons, dès que le coup
de mousquet qui marque le midi est tiré, la trêve
cesse, le marché finit, & on voit tous les Mar-
chands Ce jeter les uns sur les autres, se voler &
se battre à l’ordinaire.
Il y a trois Châteaux dans Bougie qui for-
ment un triangle irrégulier. Celui de l’Occident
est presque au milieu de la Ville. Il est nouveau,
ce n’est qu’une grosse maison carrée, bâtie par
les Turcs. L’épaisseur de ses murs fait toute sa
force. Il y a dedans un Soubachi avec une Gar-
nison de quinze à vingt hommes, & quelques
petites pièces de canons.
Les deux autres sont sur le bord de la mer.
Celui du Nord est bâti sur une langue de rochers,
qui commande un petit port où l’on peut retirer
des Bateaux, & dont on Pourrait faire une Darse
pour des Galères. Il est ovale, fort vieux & fort
en désordre. Le troisième est au Midi. C’est le
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 239

meilleur, le plus grand & le plus en état de défen-


se. Il est carré, tout bâti de briques. Son donjon
est carré & crénelé avec des guérites aux encoi-
gnures. Les courtines sont flanquées de bastions à
oreillons ; mais sans fossés ni chemins couverts.
C’est sans contredit ce qu’il y a de meilleur, & de
mieux conservé de toutes les antiquités de cette
Ville si ancienne & si célèbre.
Il y a une Mosquée fort belle dans l’encein-
te de cette Forteresse, qui sert de demeure au
Gouverneur de la Ville, qui l’est aussi de tout le
Pays des environs.
La porte Occidentale de cette Ville est en-
core fort entière. Elle est flanquée de deux gros-
ses Tours rondes, avec de grands restes de mu-
railles garnies de Tours carrées, qui se terminent
au premier Château dont j’ai parlé, au sommet
de la montagne.
Il y a une grosse source d’eau, qui était por-
tée dans la Ville par des aqueducs qui font à pré-
sent ruinés ; mais qu’on pourrait rétablir en peu
de temps, & presque sans frais aussi bien que
les murailles, & en faire une très bonne Place.
Les pierres sont sur les lieux, la chaux & le sa-
ble y sont aussi.
240 MÉMOIRES

On dit que les Châteaux & les murailles


dont on voit les restes, ont été bâtis par les Gé-
nois lorsqu’ils étaient maîtres du Pays.
La Rade est à l’Orient, elle est grande, sûre,
& d’un fond excellent pour l’ancrage. Gigery
est à l’Est, & l’extrémité Occidentale de Rade,
est appuyé à un gros Cap fort avancé dans la
mer, où il y a un rocher percé qui fait une Darse
naturelle, où les Bâtiments qui s’y retirent sont
dans une entière sûreté. Il y a un Hermitage,
& un Marabout chez qui les enfants de la Ville
vont apprendre à lire. Cet Hermitage accompa-
gne le sépulcre d’un prétendu Saint Mahométan
que les Turcs croient avoir obtenu de Dieu une
source de très bonne eau, qui sort de la sépul-
ture. Les Montagnes qui sont aux extrémités de
la rade sont fort hautes, & tellement escarpées
qu’elles paraissent inaccessibles. Il y a sur une
de ces Montagnes une grosse Tour avec deux
pièces de canon, & une petite Garnison dont les
Soldats font garde jour & nuit, pour découvrir
ce qui se passe à la mer, & en donner avis à la
Ville par un ou plusieurs coups.
La Rade est accompagnée d’une grosse ri-
vière qui vient de fort loin, & qui sert à voiturer
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 241

tous les bois de construction qui s’employant


à Alger. Si on se rendait maître de Bougie, les
Turcs ne sauraient où prendre des bois pour
leurs Bâtiments, &cette entreprise ne serait pas
si difficile qu’on se l’imagine. Un débarquement
de deux mille hommes prendrait les Châteaux
en peu d’heures, & on aurait bientôt rebâti les
murs de la Ville. Tous les Maures des environs
qui sont ennemis jurés des Turcs, bien loin de
s’opposer à l’établissement des Chrétiens, les
seconderaient de tout leur pouvoir, & pourvu
qu’on les traitât avec douceur, on aurait bientôt
gagné leurs Chefs, & ils apporteraient pour de
l’argent tout ce qui serait nécessaire pour l’en-
tretien des troupes qu’on y laisserait.
Ceux qui voient cette Place s’étonnent avec
raison qu’on se soit emparé de Gigery au lieu
s’attacher à cette Place qui aurait été dans peu
en état de brider les trois Républiques de la côte
d’Afrique, Alger, Tunis & Tripoli & qui aurait
mis tout le commerce des Chrétiens hors d’in-
sulte.
La campagne est fertile en froment, en riz,
en vin, en huile, en fruits, en pâturages. Il est
vrai qu’on n’aurait pas d’abord joui de ces avan-
242 MÉMOIRES

tages, & qu’on aurait été obligé d’entretenir dans


les commencements quelques camps volants ;
mais on se serait à la fin accommodé avec les
Maures, & on se serait mis en état de ne plus
craindre les Turcs qui resserrez dans leurs Vil-
les, sans commerce & sans courses auraient été
à la fin contraints de se retirer dans l’Asie ou
dans l’Égypte.
_______________
Du Gouvernement d’Alger.

L
E Royaume ou État d’Alger, avait été
gouverné, comme les autres Provinces
de l’Empire Ottoman, par des Pachas
que le Grand Seigneur y envoyait, depuis que
ce Pays s’était soumis à ton obéissance, & qu’il
s’était mis sous sa protection. Outre les contri-
butions & redevances qu’ils payaient à la Porte,
ils avaient soin de retirer les revenus & les taxes
qu’ils imposaient sur les Maures de la cam-
pagne, & sur les Habitants des Villes dont ils
payaient la Milice. Mais ces Officiers avaient
souvent plus soin de leurs intérêts particuliers,
que de ceux du Public & de la Milice ; il fallait
faire de nouvelles exactions, & ils poussèrent si
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 243

loin leur avarice que la Milice se souleva, &


quand elle eut une fois pris ce train, les Pachas
se trouveront exposés à tout son ressentiment,
& sans autre forme de procès, ni porter leurs
plaintes au Grand Seigneur, ils les pilaient tout
vifs dans ces grands mortiers que l’on voit en-
core dans l’Alcassabe.
Cela arriva tant de fois, que le Conseil de
l’État, qui n’est composé que des Officiers &
des vieux Soldats, résolut de changer la forme
du Gouvernement, & de se faire un Chef qu’ils
choisirent entre les plus vieux Soldats & les plus
propres au Gouvernement. Ils ne lui donnèrent
d’abord que le titre d’Aga, c’est-à-dire, Chef
ou capitaine. Ils l’obligèrent de se tenir tous les
jours dans la Maison du Roy, depuis la pointe
du jour jusqu’à quatre heures du soir, afin qu’il
fût toujours prêt à écouter les plaintes, & à ren-
dre justice à ceux qui se présentaient. Cette rè-
gle s’observe encore aujourd’hui. Mais surtout
il faut qu’il pense & bien sérieusement donner
la paye à la Milice tous les deux mois, & cela
sans retardement.
Le Grand Seigneur ne laisse pas d’envoyer
un Pacha qui représente sa personne. On le reçoit,
244 MÉMOIRES

on lui donne quatre cent cinquante piastres tous


les mois, on défraye sa maison de pain, de vian-
de, de riz, de légumes, & de toutes les autres
provisions de bouche nécessaires ; mais à con-
dition qu’il ne se mêle de rien, qu’il demeure
enfermé dans ses appartements, & qu’il n’en
sorte que par la permission du Divan, soit pour
aller à la promenade, soit pour vaquer à d’autres
affaires. Il est vrai qu’on ne la lui refuse jamais,
& qu’il est aussi prisonnier chez lui que le Doge
de Gènes, qui ne sort jamais de chez-lui sans un
Décret du Sénat, Du reste il a tous les honneurs,
son nom est à la tête de tous les actes, de tous
les traités, on lui rend les premières visites au
Baïram & aux autres jours de cérémonies. Il est
à Alger comme les faux Dieux chez les anciens,
il avale l’encens quand on lui en présente sans
avoir le pouvoir d’en exiger.
Au reste il y a peu d’emploi au monde plus
dangereux que celui de Chef de cette Républi-
que. La Milice qui est la maitresse est la plus
turbulente, la plus séditieuse & là plus dérai-
sonnable qu’il y ait au monde. Baba Kalib qui
fut son premier Aga fut assassiné en 1660, par
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 245

quelques soldats qu’il n’avait pu contenter.


C’était pourtant un homme fort équitable, &
très porté pour les intérêts de la Milice.
Ramadan Aga lui succéda & gouverna as-
sez paisiblement pendant quelques années. A
la fin on s’aperçut qu’il se faisait adjuger à vil
prix les prises que l’on vendait au Batistan. Il
s’enrichissait aisément par ce moyen mais quel-
ques Soldats lui en ayant fait des reproches, il
crut les pouvoir faire punir pour lui avoir man-
qué de respect. Il voulut les faire arrêter, ne
les croyant pas si bien soutenus qu’ils étaient.
Leurs camarades prirent leur parti, & s’étant
jetés sur l’Aga & sur ses gens, ils leur coupè-
rent la tête & les pendirent par leurs choufs à
des, ceps de vignes, qui sont devant la maison
du Pacha.
Cette exécution rendit les Soldats plus puis-
sants & plus insolents. Ils élurent pour Aga un
Renégat Portugais nommé Chaaban. Il était fort
âgé & homme de bon sens, cependant il ne fut
pas plus heureux que ses prédécesseurs.
Les Agas qui veulent gouverner un peu long-
temps doivent observer trois choses. Ne choquer
jamais aucun Soldat, avoir soin que leur solde
246 MÉMOIRES

soit payée régulièrement & sans le moindre re-


tardement, & augmenter tous les ans le trésor
public.
Après la mort des trois premiers Agas on élût
un nommé Aly, avec lequel M. le Duc de Beau-
fort fit la paix en 1666. Il était homme d’esprit
& d’un mérite singulier. Il gouverna quelque
temps avec assez de tranquillité. Mais comme
il occupait trop les Soldats à la guerre contre
les Maures de la campagne ; parce qu’il n’avait
pas beaucoup d’inclination pour la piraterie, la
milice se mit en tête qu’il voulait la détruire. Ce
soupçon joint aux mécontentements de quelques
Soldats, les fit soulever contre lui, ils l’assassi-
nèrent dans sa maison, & envoyèrent sa tête au
marché, où les enfants s’en servirent à jouer à
la boule. Ils prirent ensuite sa femme & la tour-
mentèrent, pour lui faire déclarer le lieu où son
mari avait caché ses richesses. Ils s’avisèrent de
lui mettre des chats affamés dans ses caleçons,
& de les fouetter avec des houssines. Ces petits
tigres enragés la mordaient & la déchiraient, &
l’obligèrent à la fin à montrer, une muraille où
le trésor était enfermé. La Milice s’en saisit &
le porta dans l’Alcassabe.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 247

On changea alors la forme du Gouverne-


ment, & on en établit un nouveau sur la forme
de celui de Tunis. Hagy Mehmed fut élu premier
Dey d’Alger. Il avait été longtemps Général des
Vaisseaux. C’est celui qui gouverne aujourd’hui.
Il est âgé de quatre-vingts ans, d’un tempérament
si robuste, que s’étant marié depuis trois ans à
une jeune Anglaise qui s’est faite Mahométane,
il en a eu deux enfants mâles.
Son fils aîné appelé Mehmed Raïs comman-
dait un Vaisseau, avec lequel il a voit fait des
profits immenses, mais il avait tout dissipé, &
s’étant trouvé dans la nécessité de continuer son
métier de Pirate, il fut pris & mené à Malte où
il serait mort dans les chaînes, si son père ayant
été élu Dey n’avait pas été forcé par la Milice
de le racheter par honneur. C’était un grand bor-
gne, ivrogne, brutal & débauché autant qu’on se
le peut imaginer. Son père ne l’aimait point, &
l’aurait laissé périr dans l’esclavage malgré sa
qualité de Dey, si la Milice, les juifs & le Com-
merce du Bastion n’avaient pas déboursé les
vingt-cinq mille écus qu’il fallait donner pour
sa rançon.
Baba Hassan gendre du Dey avait été Chia-
248 MÉMOIRES

oux, avant d’être adjoint au Gouvernement de


son beau-père : il est grand, maigre, brun, mé-
lancolique. Il a l’air rustique, brutal & insolent.
Il ne laisse pas d’avoir beaucoup d’esprit, de
raisonner juste & de bien conduire les affaires
de l’État. Il est à présent assez aimé de la Mi-
lice, dont il ménage les intérêts avec soin. Il est
avide d’argent & d’honneur, bon ami, c’est lui
qui fait toutes les affaires, & à qui il faut s’adres-
ser pour toutes choses. Je remarquai, pourtant
avant mon départ, que la Milice commençait à
se lasser du lui, & l’on disait que sa tête n’était
pas bien assurée sur ses épaules, s’il manquait
de réussite dans la campagne qu’il entreprenait
contre Oran & Trémesen.
Le Dey avait des filles mariées à des Tailleurs
& autres Artisans, qui depuis l’élévation de leur
beau-père profitaient à merveille de son crédit,
& de celui de leur beau-frère Baba Hassan, &
s’enrichissaient, sans se souvenir qu’il y a peu
de Pays au monde où les fortunes soient moins
sûres qu’en celui-là. C’est un crime de passer
pour riche, & ce crime est bientôt suivi du der-
nier malheur.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 249
_______________

De la Milice, du Conseil d’État d’Alger, & du


nombre & des fonctions des Officiers de la Ré-
publique.

D
EPUIS que là Milice d’Alger, c’est-à-
dire, les Soldats se sont mis en posses-
sion de l’autorité Souveraine, & qu’ils
se font érigés en République fous la protection
du Grand Seigneur, il ne se fait rien que par la
délibération du Conseil qu’ils appellent Divan.
Il est composé d’un nombre indéterminé de
vieux Officiers & d’anciens Soldats, qui, ont
passé par toutes les Charges de la Milice.
On l’assemble tout les Samedis dans la Mai-
son du Roi, & extraordinairement toutes les fois
qu’il se présente des affaires importantes que
le Dey ne doit ou ne veut pas prendre sur son
compte.
Quoique le Pacha qui représente la person-
ne du Grand-Seigneur n’y assiste jamais, parce
qu’il ne doit se mêler d’aucune affaire, on ne
laisse pas de mettre son nom à la tête de tous les
actes, de tous les traités, de toutes les proclama-
tions qui se font. Il signe le premier toutes les
250 MÉMOIRES

dépêches. En un mot, il parait être le Chef de la


République ; mais à condition qu’il ne la gou-
vernera non plus que s’il n’y était pas.
Voici de quelle manière se font les procla-
mations publiques. Le Chiaoux qui en est char-
gé va dans les principales rues, & dit à haute
voix ces paroles : De La part de très Illustre &
très Fortuné Ismaël Pacha Vice-roi d’Alger, de
la Milice, du Dey & du Divan, je fais savoir à
la Milice, aux Marchands & Habitants ou tra-
fiquants par mer & par terre en cette Ville de
quelque Nation & condition qu’ils soient que,
&c. Puis ayant fini ce qu’il a à dire, il achève
sa criée par ces mots : Que les présents en in-
forment les absents, afin qu’ils n’en prétendent
cause d’ignorance.
Le nombre des Soldats qui composent cet-
te milice n’est jamais fixe. Il trouve plus grand
quand les recrues arrivent, & moindre au retour
des campagnes sur terre ou sur mer, parce qu’il
en périt toujours quelqu’un.
Il y avait pendant mon séjour environ vingt
mille Soldats de solde, dont les uns étaient Turcs
Naturels, les autres étaient Coulouglis, les autres
Renégats de routes sortes de Nations. Ces derniers
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 251

sont ordinairement les plus estimés, pour peu


qu’ils soient capables de quelque chose, ou pour
aller sur mer, ou pour servir sur terre.
Les Renégats ne peuvent pas être mis sur le
rôle de la paye s’ils ne sont affranchis. Car un Es-
clave Chrétien qui se fait Turc ne recouvre point
sa liberté en changeant de Religion. Il est toujours
Esclave de celui qui l’a acheté, à moins qu’il ne
l’affranchisse en considération de ses services, &
qu’il ne traire avec lui pour son rachat.
Les Maures, les Arabes, les Morisques, les
Grenadins, les Andalous ou Tagarins, aussi bien
que les enfants d’Alger qui sont nés d’un Turc &
d’une Maure jusqu’à la seconde génération, ne
sont point inscrits au rôle des Soldats de paye, &
n’ont jamais de Charge dans la Milice ou dans le
Divan, de crainte que venant à se multiplier & à
avoir du crédit dans l’État, ils n’en chassent les
Turcs & les Renégats. Aussi quand leur nombre
est diminué, & qu’ils n’ont pas assez de Turcs
Naturels pour commander, & pour remplir les
postes des Soldats les Vaisseaux d’Alger vont
de temps en temps dans le Levant, & y font des
recrues ; c’est-à-dire, qu’ils ramassent tous les
bandits, les rebelles, les fugitifs pour dettes ou
252 MÉMOIRES

pour crimes ; les jeunes gens incorrigibles dont


les parents veulent se défaire ; en un mot tous
les excréments des États du Grand Seigneur.
Voilà ce qui compose la Milice, le Sénat & le
Divan d’Alger. Qu’on voie après cela, si on doit
attendre autre chose de ces sortes de gens que
ce qu’on en éprouve tous les jours.
Dès que ces gens ramassés sont arrivés à Al-
ger, on les écrit sur le Livre de la paye, & selon
leurs talents on les emploie ou sur mer ou sur
Terre, ou dans les armées ou dans les Garnisons,
& s’ils vivent longtemps ils peuvent espérer de
parvenir à leur tour aux plus hautes Charges de
la République.
La première paye de ces nouveaux Soldats,
est de quatre doubles par mois, qui sont un écu
monnaie de France, ou une piastre d’Espagne,
un double n’étant qu’un quart de piastre, ou
quinze sols de notre monnaie. Outre cette pom-
me qui se paye en argent régulièrement tous les
mois, ils ont quatre pains de munition tous les
jours, & leur logement dans une des chambres
des Casseries. Ceux qui ne sont point employés
peuvent travailler pour leur compte.
On ne donne point de pain à ceux qui sont
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 253

mariés ; mais on leur permet de demeurer dans


leur famille, & de faire tel trafic qu’ils peuvent
pour s’entretenir.
Si un de ces Soldats venant à mourir lais-
se des enfants, on leur continue la paye de leur
père, quand même ils seraient à la mamelle, afin
de les nourrir & les élever, & quand ils sont en
état de servir, on les enrôle, & on les met à là
paye de quatre doubles par mois, comme leurs
pères ont commencé.
Cette solde s’accroît d’un double : toutes
les fois qu’un Soldat va en Campagne, pour
faire payer les contributions que les Maures de
la campagne sont obligés de payer à la Milice.
Ainsi cette solde va en montant jusqu’à quarante
doubles par mois, qui font dix écus ou dix pias-
tres, & alors elle est fermée, c’est-à-dire, qu’el-
le n’augmente plus, quelque Charge ou Dignité
que l’on ait, dans la Milice.
On envoie ces Soldats en Garnison dans les
Villes ou Forteresses des Frontières. Ils sont re-
levés régulièrement tous les six mois. On appelle
ce changement Noublet, & l’on réserve toujours
quatre ou cinq mille hommes dans la Ville, pour
les besoins imprévus que l’on peut en avoir.
254 MÉMOIRES

Il n’y a pas un de ces Soldats, qui par l’an-


cienneté de sa réception ne puisse parvenir à son
tour jusqu’à la dignité d’Aga, qui est le Chef de
la Milice après le Dey. Cette Charge le met à la
tête du Conseil d’État. En voici l’ordre & com-
ment cela Ce fait.
Les simples Soldats à qui on donne la quali-
té de Janissaires, s’appellent entre eux Ialdach,
c’est-à-dire, Compagnons, Camarades ou Frè-
res, & Coul, qui lignifie Serviteur, eu égard au
service qu’ils rendent à l’État.
Ils deviennent ensuite Vekilkharge, ou Pour-
voyeurs, parce qu’ils ont soin de la dépense de
bouche dans les Casseries, dans les Camps & dans
les Garnisons. Ils font aussi quelquefois l’Office
de Maîtres Cuisiniers, pour apprêter ou faire ap-
prêter à manger pour les Officiers de cette Milice,
particulièrement quand ils sont en campagne.
De Vekilkharge, ils deviennent Oda Bachi,
ou Chefs de chambrée, qui sont comme les Bri-
gadiers d’une Compagnie qui commandent un
nombre de Soldats. Cet Officier passerait parmi
nous pour celui de Lieutenant, puisque Oda Ba-
chi commande la Compagnie au défaut du Buluc
Bachi, ou Chef de troupe qui est le Capitaine.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 255

L’Oda Bachi ayant été fait Buluc Bachi de-


vient ensuite Aga Bachi. Il y en a vingt-quatre
qui entrent au Conseil avec l’Aga, pour délibé-
rer des affaires de l’État & de la guerre.
De cette qualité ils passent à celle d’Aga,
mais ils ne le sont que deux Mois, après lesquels
on les fait Manzoul, c’est-à-dire, hors d’office
& de fonction dans le corps de la Milice
Ces Manzouls Agas sont comme des Vété-
rans, qui ont accompli les services qu’ils devai-
ent à la République. C’est de leur nombre qu’elle
tire les Généraux pour commander les Armées,
les Gouverneurs des Places, & les autres Of-
ficiers pour remplir les premières Charges de
l’État. Ils ont toujours leur paye fermée de dix
écus par mois leur vie durant, & sont les princi-
paux Conseillers du Divan.
L’Aga de la Milice choisit quatre Soldats
parmi les janissaires pour l’accompagner. On
les appelle Salaks. Ils ont toujours le sabre atta-
ché à la ceinture, & une marque de cuivre doré
sur le turban pour les faire connaître.
Tous les Officiers de la. Milice font distin-
gués par leurs bonnets & par leurs habits.
Les Chiaoux qui sont comme des Sergents
256 MÉMOIRES

ou Huissiers ont leurs turbans en pyramide, faits


d’une pièce de mousseline roulée en forme de
limaçon, depuis la tête jusqu’à l’extrémité qui
se termine en pointe. Leur habit a de grandes
manches serrées au poignet.
Les Oda Bachi ont le bonnet de la même
manière, avec une pièce triangulaire de drap
rouge attachée dessus.
Le bonnet de l’Aga est comme un mortier
renversé, c’est-à-dire, plus gros par le haut que
par le bas. Quelques-uns ont des aigrettes & des
ornements, qu’il est plus aisé de dessiner que de
décrire,
Les Soldats ne reconnaissent que leurs Agas.
C’est lui qui leur rend justice dans les choses
qui regardent le corps de la Milice. Ils s’adres-
sent à son Kiahia, qui est comme son lieutenant
ou Substitut, & qui est obligé de demeurer toute
la journée assis dans une boutique devant la Mai-
son du Roi, avec un nombre d’autres Officiers qui
lui tiennent lieu de Conseillers.
Il y a dans Alger un Cadi pour les Turcs, qui
juge toutes les affaires civiles, & un autre pour
les Maures, qui décide celles du Peuple & des
Paysans vassaux de la République. Ce dernier
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 257

doit parler Arabe, parce que les Paysans sont


censés ne pas entendre la Langue Turque. Il y a
aussi un Mufti que l’on consulte sur les points de
la Religion qui donne ses décisions par écrit.
On lève tous, les ans les Lismes & les Ga-
rames, qui sont comme les Tailles, les Imposi-
tions & les Contributions que les Maures de la
campagne payent à la Milice.
L’Écrivain du Divan qui est le Secrétaire
de l’État, a soin de dresser le rôle des Soldats
qui doivent composer les trois Armées ou les
trois Camps, que l’on envoie tous les ans en
campagne pour faire payer les contributions :
car les Maures ne payent point qu’on ne les y
contraigne les armes à la main. Il les y emploie
selon le temps qui s’est écoulé depuis leur der-
nière campagne, & selon l’ancienneté de leur
réception. Ces Camps sont plus ou moins forts,
à proportion des difficultés qui se rencontrent à
faire payer ces Paysans. Ils sont commandés par
un de ces Manzouls Agas, qui prennent alors la
qualité de Beigs. C’est un Emploi d’autant plus
lucratif qu’il se trouve d’opposition à la recette
des droits : car ces Beigs ont bien soin de se
faire payer de leurs peines.
258 MÉMOIRES

Un de ces Camps est envoyé du côté du Le-


vant vers Bône & Constantine, & il y demeure
ordinairement. L’autre tire au Couchant de Tré-
melcem, & le troisième au Midi jusqu’au Pays
des Nègres.
Il ne faut que trois cents Soldats pour tenir
dans le respect sept ou huit mille Maures. Leur
attention doit être d’empêcher qu’ils ne s’en-
fuient dans les Déserts, ou dans les Montagnes
avec leurs bestiaux. Pour cela, ils tâchent de
les surprendre dans le temps de la moisson. Ils
taxent les Adouars selon leurs facultés, & enlè-
vent leurs bestiaux quand ils n’en peuvent, tirer
de l’argent comptant.
Les Beigs afferment quelquefois ces con-
tributions ; mais il faut qu’ils soient bien sûrs
de leur fait : car leurs têtes, & leurs biens ré-
pondent de leurs promesses. Au reste, il ne faut
pas s’imaginer que ce soit par indigence qu’ils
manquent à payer le prix de leurs Fermes. C’est
une chose qu’on ne peur pas leur reprocher ;
mais les Maures font quelquefois assez fins pour
cacher leurs moissons, & pour s’échapper dans
les Déserts ou dans les Montagnes avec leurs
bestiaux, & pour lors c’est au Beig, à payer pour
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 259

eux, sans espérance d’en pouvoir rien tirer une


autre année.
Beaucoup de gens croient que le Dey est le
Roy d’Alger. Ils se trompent : les Algériens ne
connaissent pour Roy que le Grand Seigneur,
encore ne le reconnaissent-ils que sous bénéfice
d’inventaire, C’est-à-dire, qu’ils reçoivent ses
ordres & ses Officiers avec respect, &lui obéis-
sent quand cela leur convient, & qu’ils ne peu-
vent faire autrement.
Le mot Dey, signifie en Langue Turque, un
oncle du côté maternel. La raison pour laquelle
ils ont donné ce nom au Chef de leur République,
c’est qu’ils regardent le Grand Seigneur comme
le père, la République comme la mère des sol-
dats, parce qu’elle les nourrit & les entretient,
& le Dey, comme le frère de la République, &
par conséquent comme l’oncle maternel de tous
ceux qui sont sous sa domination.
Le Dey étant mort, on fait l’élection d’un
autre par la délibération du Conseil. On choisit
ordinairement le plus vieux & le plus expérimen-
té, & celui qui par ses services est parvenu aux
principales Charges du Gouvernement. Il faut
qu’il fois Turc Naturel, qu’il ait fait le voyage
260 MÉMOIRES

de la Mecque, qu’il soit homme d’esprit, de bon-


ne vie & mœurs, intelligent, zélé, affectionné au
bien des Soldats, & qu’il ait l’approbation du
Divan, du Conseil & de la Milice. Le Dey n’a ni
Gardes ni beaucoup de Domestiques, ni aucun
train considérable. Il va sans façon seul dans les
rues, & on ne remarque en lui ni chez-lui aucune
sorte de magnificence. Il préside au Divan, &
l’obéissance qu’on lui rend, est ce qui le distin-
gue. Les Turcs ne l’appellent ordinairement que
Denledi, c’est-à-dire, l’heureux, le fortuné. Le
Siège du Dey est dans un angle de la Salle du Di-
van, sur un banc de pierre élevé d’environ deux
pieds, qui règne sur les trois côtés de la Salle. Le
quatrième est ouvert du côté de la cour.
Le premier Secrétaire du Divan est à sa droi-
te accompagné de plusieurs, Écrivains. L’Aga
de la Milice est assis à la gauche du Dey, &
après lui tous les Officiers, du Divan, chacun
selon leur rang & leur ancienneté. Ils sont tous
revêtus d’un Bournous, qui est une espèce de
manteau noir comme une, cape de Béarn. Ce
Bournous a un coqueluchon qu’ils mettent par
respect sur leur turban. Ils ressemblent alors à
des Augustins Déchaussés.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 261

Le Dey étant assis propose doucement les


matières qui doivent être mises en délibération.
Les quatre Officiers qu’on appelle Bach-Adalar
les font entendre à haute voix à tout le Divan,
sans se remuer de leurs places. Après que la pa-
role a passé jusqu’au dernier Officier, le premier
commence à opiner, & les autres continuent jus-
qu’au bout. Les opinions remontent du bas en
haut jusqu’à l’Aga, & puis au Dey, lequel fait
la conclusion qui et publiée à haute voix, pour
avoir l’approbation de toute l’assemblée, après
quoi l’Écrivain la met sur son registre en peu de
paroles.
Cette assemblée qui est toujours tumultueu-
se fait un bruit horrible, quand les propositions
ou la résolution ne sont pas de son goût. Il faut
être fait à leurs manières pour distinguer ce qui
est résolu d’avec ce qui a été rejeté : car ces gens
parlent tous à la fois, cependant les chefs sans
s’inquiéter vont toujours en avant, & il faut que
les autres en passent par là.
Les vingt-quatre Agas Bachis se trouvent à
ces assemblées revêtus de leurs bournous com-
me les autres, les Baluc-Bachis n’y entrent point
non plus que les Oda-Bachis ; mais ils demeurent
262 MÉMOIRES

dans le fond de la cour debout les mains croi-


sées sur le ventre, sans les remuer pendant tout
le temps que dure l’assemblée.
Lorsqu’un Officier, un Soldat ou autre a com-
mis une faute qui ne mérite pas une peine capita-
le, on le conduit au milieu de la Salle du Divan,
& en la présence de l’assemblée, on le couche sur
le ventre,& on lui donne sur la plante des pieds,
& sur les fesses le nombre de coups de bâton qui
est déterminé par le Divan. Ce font les Chiaoux
qui font alors l’exécution. Mais quand les trou-
pes sont en campagne, ce sont les Capitaines qui
châtient eux-mêmes leurs Soldats. Personne n’a
ce droit qu’eux seuls, & après qu’ils les ont châ-
tiés, ils leur font une remontrance paternelle &
leur donnent leur main à baiser.
_______________

De la manière dont les Algériens font leurs


courses, du partage des prises,
du rachat des Esclaves.

I
L est surprenant que des Peuples aussi bru-
taux & aussi Barbares que les Algériens
gardent autant d’ordre & de justice, qu’ils
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 263

en gardent dans leurs brigandages, on ne voit


jamais entre eux la moindre difficulté sur leurs
partages, & pendant qu’ils font des injustices à
tout le monde, ils se rendent entre eux une jus-
tice que l’on remarque à peine entre les Chré-
tien les plus parfaits. J’ai admiré étant à Alger
leur diligence à armer & désarmer leurs Bâti-
ments.
Il n’y avait de mon temps que trois Galè-
res dans le Port d’Alger sans aucune chiourme.
Ils n’y entretiennent que deux ou trois gardiens,
pour la conservation des choses que l’on ne
juge pas à propos de mettre dans les magasins ;
de sorte que pendant tout l’Hiver elles demeu-
rent comme abandonnées. Elles sortent au mois
d’Avril, ou au plus tard au mois de Mai. Leurs
campagnes ne sont que de quarante jours, après
quoi elles reviennent pour espalmer, soit qu’el-
les aient fait prise ou non.
Les Esclaves Chrétiens panent l’Hiver dans
les Bagnes ou chez leurs Patrons. On leur re-
met leurs chaînes quand on les embarque, &
on les leur ôte quand on désarme les Galères.
Elles sont ordinairement fort bien armées ; el-
les côtoient l’Italie, l’Espagne & Les Îles de la
264 MÉMOIRES

Méditerranée, ce sont leurs Galères ordinaires.


Les corps des Galères appartiennent à plusieurs
particuliers associés, & ceux qui y fournissent
leurs Esclaves ou quelque autre chose, tirent
leur part du profit selon la chasse-partie qu’ils
font entre eux.
Il y avait environ trente Vaisseaux de guerre
à Alger de différentes grandeurs. Le plus consi-
dérable n’était que de cinquante pièces de canon,
& les autres en diminuant jusqu’à dix ou douze.
Les Bâtiments fabriqués à Alger & des bois du
Pays sont ordinairement fort légers & bons voi-
liers. Ils ont des Constructeurs Renégats fort ha-
biles, & comme ils ne les chargent point de tant
de choses que les nôtres, ils sont plus propres à
donner chasse & la prendre. Outre leurs muni-
tions de guerre ils n’ont que de l’eau, du biscuit,
des légumes, des oignons, de l’ail, du fromage,
outre quelques légères provisions que les Sol-
dats ont dans leurs havresacs. On voit que ces
munitions de bouche ne coûtent pas beaucoup,
& occupent peu de place. On ne connaît ni les
branles, ni les matelas, ni les coffres & autres
meubles, Chacun couche dans son capot avec
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 265

son sac pour chevet. Ils font extrêmement pro-


pres. Leurs équipages sont toujours nombreux,
& c’est par cet endroit que leurs abordages sont
à craindre. Lorsqu’ils ne sortent point de la Mé-
diterranée, ou qu’ils n’entrent point dans l’Ar-
chipel, leurs campagnes ne sont que de quarante
ou cinquante jours. Soit qu’ils aient fait prise
oui non, ils reviennent au Port après cela, désar-
ment, espalment, arment de nouveau, & tout est
près en huit ou dix jours.
Dès que le Vaisseau est entré dans le port,
les Soldats s’en vont chez eux avec leurs havre-
sacs sur leurs épaules, ou aux Casseries où ils
logent, & quand le Vaisseau est prêt à partir, il
tire un coup de canon & on voit accourir de tous
côtés des Soldats pour le monter. Le nombre en
est quelque fois si grand, qu’on est obligé d’en
renvoyer plus de la moitié.
Le Vaisseau étant sous voile, l’Aga de la Mi-
lice qui y est embarqué, fait la revue, & fait écrire
les noms de ceux qui doivent faire le Voyage, en
commençant par le Capitaine, les Officiers, les
Soldats & les Esclaves, qui le plus souvent servent
de Matelots. Le Baïa ou Écrivain garde ce rôle,
266 MÉMOIRES

certifié par le Capitaine &l’Aga. C’est sur ce


rôle que se fait le partage du profit. Le Capitaine
ne se mêle que de la Navigation, & n’a presque
pas du pouvoir sur l’Équipage, tout roule sur
l’Aga.
Dès qu’un Vaisseau est arrivé de course,
après avoir fait prise, on débarque les Esclaves,
& on les conduit à la Maison du Roi. Le Dey
en choisit la cinquième partie, & toujours les
meilleurs, pour être vendus au profit du corps de
la Milice : on les envoie au Bagne de la Douane
les autres sont conduits au Batistan ; c’est une
longue & large rue, fermée aux deux bouts, où
l’on vend toutes les prises. On y trouve des Dé-
lats ou Courtiers qui prennent les Esclaves par
la main, les promènent d’un bout à l’autre en
criant tout haut le prix que l’on en offre : c’en
un encan on tout le monde a droit d’enchérir,
& ou la marchandise est livrée au plus offrant
& dernier enchérisseur, pourvu qu’il ait de l’ar-
gent comptant pour la payer.
Les Marchands qui trafiquent en Esclaves
(car il y en a beaucoup qui n’ont point d’autre
négoce) font tout ce qu’ils peuvent par de bonnes
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 267

paroles, pour savoir des Esclaves qu’ils ont


achetés, s’ils font de bonne famille, & ce qu’ils
peuvent leur donner pour leur rançon. Ils exa-
minent leurs dents, les paumes des mains, pour
juger par la délicatesse de la peau s’ils sont gens
de travail ; mais on observe sur tout ceux qui ont
les oreilles percées, d’où ils infèrent qu’ils sont
gens de qualité & distingués des personnes du
commun, puisqu’étant enfants ils ont porté des
pendants d’oreille.
Les Français sont ordinairement ceux que
l’on vend à meilleur marché, parce qu’outre
qu’ils se font toujours plus pauvres qu’ils ne
sont en effet, les Patrons craignent toujours que
le Roi ne les retire par quelque Traité, & qu’ils
ne soient obligés de les rendre pour le prix de
l’achat.
Les Italiens sont à peu près sur le même pied
que les Français, quoique ce ne soit pas pour la
même raison ; mais parce que les rédemptions
sont bien plus rares.
Mais les Espagnols qui ne veulent pas dé-
mordre de leur gravité, aiment mieux demeu-
rer plus longtemps Esclaves, & même y mourir,
que de s’abaisser un peu. Ils disent hautement
268 MÉMOIRES

qu’ils sont Gentilshommes, qu’ils sont riches, &


que leurs parents qui sont grands Seigneurs ne
souffriront pas qu’ils soient Esclaves, & qu’ils
enverront au plutôt des sommes considérables
pour les racheter.
On dit qu’un Espagnol ayant entendu qu’on
l’avait donné pour cent piastres, demanda tout
bouffi de colère à celui qui le menait, si on le
prenait Pour une bourrique, & si un homme de
sa façon n’était estimé qu’à ce prix.
Quoique les acheteurs soient convenus du
prix d’un Esclave au Batistan, on ne le lui livre
pas encore : on le conduit à la Maison du Roi, &
en présence du Dey on fait une nouvelle criée,
& l’enchère augmente beaucoup plus qu’au Ba-
tistan. Après cette dernière enchère le Juif Écri-
vain du Batistan prend le nom de l’Esclave avec
celui de l’acheteur, & l’écrit sur son livre, &
y marque le prix de l’achat qui a été marqué
en craie devant & derrière l’habit de l’Escla-
ve, avec certaines marques qui font connaître
combien il a été enchéri. L’argent que l’on retire
de ces ventes est porté sur le champ au Tréso-
rier du Batistan, qui le garde jusqu’à ce que la
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 269

vente entière de la Prise soit achevée.


Tandis que ces Courriers vendent les Escla-
ves, d’autres vendent ce qu’on appelle la robe
taillée. On comprend sous ce terme toutes les
hardes & les marchandises qui se font trouvées
dans la prise, jusqu’aux choses de la moindre
valeur ; car il n’y a point de pillage dans ces Ar-
mements.
Les Maures & le bas peuple sont assez su-
perstitieux pour s’imaginer que ce qu’ils achè-
tent des prises faites sur les Chrétiens apporte,
du bonheur dans leurs familles. Les Turcs les
confirment autant qu’ils peuvent dans cette
opinion, afin de leur vendre plus cher leurs pri-
ses.
Le corps du Vaisseau pris & les marchandi-
ses plus considérables se vendent aussi à l’en-
can. Ce sont pour l’ordinaire des juifs & autres
Marchands qui les achètent, & qui les font pas-
ser à Gènes, à Livourne & autres lieux pour les
y vendre avec profit, en quoi ils se trompent as-
sez souvent, à cause de 1’empressement qu’ont
les Algériens pour acquérir cette prétendue bé-
nédiction en les achetant, qui les fait souvent
pousser à un prix beaucoup plus haut que leur
270 MÉMOIRES

valeurs J’ai vu une Barque Française vendre à un


tiers moins les mêmes marchandises de la même
qualité & dans le même temps qu’étaient vendues
celles qui provenaient d’une prise. On conseilla
au Patron Français de faire vendre les femmes
comme faisant partie de celles de la prise ; mais
il n’osa l’hasarder, de crainte qu’on les fit passer
réellement comme appartenant â la prise.
L’argent revenu de la vente de toute la pri-
se, & amassé chez le Trésorier du Batistan, on
appelle le Baïa ou Écrivain du Vaisseau Cor-
saire, qui avec le Trésorier fait le calcul de la
somme qui doit revenir à ceux qui y ont part.
Pour en venir plus aisément à bout, ils partagent
la somme entière en un grand nombre de parts.
Le corps du Vaisseau & l’armement emportent
la moitié du total. Sur le reste, on donne qua-
rante parts au Capitaine, l’Aga en a trente, les
Officiers dix, les Soldats cinq, les Esclaves qui
ont servi de Matelots deux ou trois, les Garçons
ou Mousses une. Ce partage se fait avec tant
de justice, que personne ne peut se plaindre, &
l’on ne peut assez louer la sagesse & la politi-
que de ce Gouvernement qui tient en paix tant
de voleurs.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 271

Quand on veut racheter un Esclave, on fait


parler à son Patron par le Trucheman de la Na-
tion qui convient de prix avec lui. Après qu’il
est payé, ils vont tous trouver le Cadi pour lui
faire donner sa carte franche ; c’est ainsi qu’on
appelle le témoignage du juge, comme le Chré-
tien a été mis en liberté moyennant une telle
somme. On y déclare le nom, le surnom, la pa-
trie, la taille, la couleur du poil de l’Esclave, les
marques qu’il a sur le corps & sur le visage ; en
un mot tout ce qui peut le faire connaître. Après
cela il faut payer le droit des portes de la Ville
sans quoi, il ne pourrait pas sortir. Ce droit est de
cinquante piastres pour les cent Premières pias-
tres qu’il a coûté, & dix piastres pour les autres
centaines. Ainsi il faut cinquante piastres pour
cent, soixante pour deux cents soixante & dix
pour trois cents, & ainsi en augmentant de dix
pour chaque centaine. Ce droit est au profit du
Divan, qui n’en fait grâces à personne ; de sorte
que si un Patron donnait la liberté à son esclave
gratis, le Dey ne lui permettrait pas de s’embar-
quer qu’il n’eût été estimé, & qu’il n’eût payé
le droit des portes sur le pied de l’estimation,
272 MÉMOIRES

& tout ce qu’on pourrait attendre de sa cour-


toisie, ce serait d’en être quitte pour cinquante
piastres.
Les Pères de la Rédemption ne payent que
quarante piastres par tête d’Esclaves, parce que
ce sont par les aumônes des Chrétiens qu’ils les
rachètent, & que les Turcs ont assez de dévo-
tion pour prendre part à cette bonne œuvre. Mais
ils leur font d’autres mangeries, c’est-à-dire,
d’autres avanies qui les récompensent en partie
de leur charité. C’est le plus souvent le Truche-
man de France qui se mêle de ces sortes de mar-
chés, où il trouve un avantage considérable.

_______________

Des supplices qui sont en usage à Alger.

N
OUS avons chez nous l’épée, la poten-
ce & la roue pour punir nos criminels.
Ce dernier supplice n’est pas en usage
chez les Turcs ; mais ils en ont d’autres qui ne
sont pas moins cruels. Les uns sont pour les vo-
leurs, d’autres pour ceux qui ont malversé dans
l’administration des affaires de la République,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 273

d’autres pour ceux qui ont péché contre la Loi,


& pour d’autres crimes capitaux.
Le supplice le plus ordinaire pour les chré-
tiens, qui après avoir renié la Foi, s’en repentent,
& déclarent qu’ils veulent mourir Chrétiens, est
le feu, Ils sont jugés sur le-champ & conduits
hors de la Porte Bab-al-Ouad où est le marché
au bois; on les dépouille ; on les attache à un
poteau, & on les couvre de branches d’arbres
sèches, comme des fagots jusqu’à la tête, & on
y met le feu. En peu de moments le patient est
étouffé par la fumée ; & quand on juge qu’il est
mort, on l’abandonne aux enfants, qui lui atta-
chent une corde à un pied, le trainent dans les
rues, le brisent à coups de pierres, & le traînent
à la mer, ou le laissent sur le rivage à la merci
des chiens & des loups.
Ils font moins de façon qu’en Europe pour
pendre un homme. On ne dresse point de po-
tence, ils se contentent d’attacher une cordelet-
te savonnée avec nœud coulant. On l’élève en
l’air, on le soutient par les jambes tandis que le
bourreau attache la corde à une branche d’ar-
bre, ou au treillis d’une fenêtre, ou à quelque
autre chose capable de porter un homme, & on
274 MÉMOIRES

le laisse tomber tout d’un coup, & s’étrangler


lui-même par son propre poids.
Quand ils veulent empaler quelqu’un, ils
le dépouillent, le font coucher sur le ventre, &
font tenir les pieds & les mains étendus par qua-
tre personnes ; le bourreau lui ouvre le fonde-
ment d’un coup de rasoir, & y fait entrer un pal
pointu graissé de suif : ce pal est de la grosseur
de la jambe. Le bourreau tient le patient sous
ses genoux, & conduit avec ses mains le pal,
afin de le faire aller droit, pendant qu’un autre
le pousse à grands coups d’une masse bois,
jusqu’à ce qu’on le voie sortir par le col, les,
épaules ou l’estomac. Le patient est heureux
quand le pal perce quelque partie noble qui le
fait mourir sur le champ ; car on peut s’imagi-
ner que ce tourment est affreux. Ils lui attachent
ensuite les jambes contre le pal, l’élèvent & le
plantent dans un trou qu’ils ont creusé exprès,
& le laissent là pour servir d’exemple aux pas-
sants. Il ressemble alors à un lapin embroché.
On a vu de ces misérables demeurer trois jours
entiers embrochés, demandant continuellement
à boire aux spectateurs, ou les prier de leur don-
ner quelque coup pour les achever.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 275

Il y a de grands crocs de fer en manière


d’hameçon, qui font scellés dans le mur de la
Porte Bab-al-Ouad ; c’est le supplice ordinaire
des Maures, des rebelles & de ceux qui ont trahi
l’État, & auxquels on veut faire souffrir un long
supplice. Ces crocs sont assez près les uns des
autres. Le patient étant dépouillé, & ayant les
pieds &t les mains, liées, le bourreau le jette
du haut des créneaux, de manière qu’il ne peut
manquer de s’accrocher par quelque partie de
son corps. Le misérable souffre bien des jours,
s’il a le malheur de n’être accroché que par une
cuisse, ou autre partie charnue ; il y tombe pres-
que en pourriture avant de mourir, car on l’y
laisse sans miséricorde, & personne n’oserait
lui donner le moindre secours, ou achever de le
tuer.
On en fait mourir d’autres en les enfermant
dans une espèce de muraille que l’on fait bâtir
autour d’eux, sans leur laisser autre partie libre
que la tête. Comme cette muraille est faite de
briques & de plâtre, elle serre en séchant le pa-
tient de manière cruelle, qui le laisserait vivre
bien du temps, si par une grâce spéciale ils ne
le jettent du haut en bas des murailles ; car c’est
276 MÉMOIRES

ordinairement sur les remparts, que l’on fabri-


que ces fatales maisons qui, en tombant brisent
le corps qui y est enfermé.
Il y en a que l’on écorche vifs. On dépouille
le patient jusqu’à la ceinture, & on lui attache
les bras étendus à un gros bâton, on le couche
sur le ventre, & le bourreau lui fend la peau
sous les bras jusqu’à la ceinture, autour des bras
jusqu’au col, & puis il écorche la peau jusqu’à
ce qu’elle tombe sur leurs cuisses. On le tourne
ensuite, sur le dos, & on en fait autant à la poi-
trine & sur le ventre. Il y a des bourreaux si
adroits, que le patient ne répand presque point
de sang, & qu’il se lève, & même marche dans
ce triste état, mais telle que puisse être l’habi-
leté du bourreau, on n’en a jamais vu qui aient
vécu deux heures après l’exécution.
Il y en a d’autres dont on cloue les pieds &
les mains contre une porte, & où on les laisse
mourir dans cet état douloureux.
D’autres périssent à force de coups de mas-
sues qu’on leur donne sur le ventre, sur les cuis-
ses & les fesses, jusqu’à ce qu’ils soient tout
brisés. Ce supplice est quelquefois fort long, &
toujours très cruel.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 277

Les Gouverneurs qui ont mal administrés


les intérêts du public, qui ont fait des concus-
sions, qui se sont enrichis du bien des Soldats,
les Cadis dont la justice a été corrompue par
des présents ; tous ces gens sont pilés dans de
grands mortiers de bronze avec des pilons de
fer, & leurs corps réduits en hachis sont jetés
aux chiens.
On voit encore dans l’Alcassabe un mortier
destiné à ce supplice, & qui a servi à plusieurs
Pachas & autres Officiers de la République.
Les janissaires qui ont mérité la mort sont
étranglés dans le Bagne de la Douane, & jetés
la nuit suivante à la mer par-dessus les mu-
railles.
Ils ont plusieurs manières de donner la ques-
tion, lorsqu’ils veulent faire déclarer quelque
chose. La plus ordinaire est de faire entrer des
éclats de roseaux entre les ongles des doigts des
mains & des pieds.
Ils ont de petits os percés, & enfilés dans
une corde forte. Ils en environnent la tête du
patient, & la serrent avec un tourniquet, de
manière qu’ils lui font sortir les yeux hors la
tête.
278 MÉMOIRES

Il y a des criminels que l’on pend par les


pieds, sur la bouche d’un puits ou d’une mata-
more ; c’est ainsi qu’on appelle des puits secs
& profonds, où l’on conserve les grains & les
légumes, & on les laisse mourir en cet état.
Ils coupent rarement la tête. Ce supplice est
trop doux pour eux & trop abrégé. Il ne convient
pas à Leur naturel barbare.
Les tourments que l’on fait souffrir aux fem-
mes sont différents de ceux des hommes.
Quand une femme s’est abandonnée au pu-
blic, on lui couvre la tête, le col & les épaules,
avec des tripailles de bœuf & de mouton infec-
tes & pleines d’ordures On là fait monter sur
une bourrique, la tête tournée vers la croupe
dont on lui fait tenir la queue entre les mains, &
en cet état on la promène par toute la Ville, &
quand on est arrivé à la Marine on la cout dans
un sac, & on la met dans une barquette, qui la
va jeter bien loin dans la mer. Les femmes qui
ont mérité la mort pour d’autres crimes, sont
étranglées dans leurs maisons, ou dans le Ba-
gne de la Douane, ou cousues dans un sac je-
tées à la mer.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 279

Les Algériens ont tant d’autres manières de


tourmenter les criminels, & surtout les Chré-
tiens, que j’ennuierais les Lecteurs, si je voulais
les écrire toutes. Je finirai par celle-ci.
Ils plantent deux poteaux en terre, qui sont
joints par une traverse où il y a deux crochets
attachés à des chaînes d’inégales longueurs.
Le Bourreau ayant fait monter le patient à une
échelle, lui perce la main avec son couteau, &
fait entrer un des crochets dans la plaie. Ensuite
il lui lève le pied opposé, le lui perce de même
entre les nerfs & le talon, & y fait entrer l’autre
crochet ; de sorte que le corps demeure étendu
& suspendu par la main droite & le pied gau-
che, & demeure là plusieurs jours avant de mou-
rir. D’autres fois ils clouent les deux mains du
patient à la traverse la plus élevée, & les deux
pieds à une seconde traverse qui est plus basse,
& posent une planche aigüe vers le milieu du
corps, afin que le patient puisse s’y reposer s’il
veut souffrir davantage.
280 MÉMOIRES
_______________

Des habillements des hommes & des femmes


d’Alger, & des ornements des
nouvelles mariées.

L
ES modes ne changent point chez ces
Peuples ; mais les différents Peuples qui
composent la République ont chacun
leurs modes particulières.
Les Maures de la campagne qui sont les Ha-
bitants Naturels du Pays, n’ont pour tout habille-
ment qu’une longue pièce de drap blanc dont ils
s’enveloppent, quelques-uns ont des chemises
& des caleçons, la plupart n’en ont point, & sur-
tout en été : la chaleur du climat les exempte de
cette dépense.
Les Marabouts de la campagne, qui sont
leurs Docteurs de la Loi ont toujours des che-
mises & des caleçons par bienséance, & au lieu
de la couverture de laine que les autres portent,
ils ont un grand drap de voile de lin, qui 1es en-
veloppe depuis la tête jusqu’aux pieds. Ils pré-
tendent marquer par là la pureté de la Religion
qu’ils professent & leur caractère.
Il n’y a rien de remarquable dans les, ha-
billements des femmes de la campagne, qui ne
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 281

sont que de toile bleue ou blanche, & compo-


sée d’une manière assez difficile à écrire, elles
ressemblent assez à celles que nous appelons
en France Bohémiennes ou Égyptiennes. Les
Turcs ont soin que ces Peuples ne soient jamais
riches, & c’est pour ne pas exciter leur envie &
leur cupidité, que ces gens affectent de paraître
plus pauvres qu’ils ne le sont en effet.
Les Maures, les Maurisques & autres qui de-
meurent dans les Villes, & que les Turcs regardent
comme les vassaux de la République, ne se dis-
tinguent de ceux de la campagne que parce qu’ils
ont du linge un peu plus propre, un petit turban
avec un bournous blanc sur les épaules qui leur
tient lieu de manteau. Ils vont nus pieds & nues
jambes, & n’ont pour toute chaussure que des ba-
bouches, qui sont des souliers plats ferrés sous le
talon, sans quartiers comme nos pantoufles.
Les Turcs que l’on doit regarder comme les
principaux membres & les Chefs de la Répu-
blique, sont fort proprement vêtus & fort com-
modément. Outre la chemise & la camisole de
toile qu’ils mettent sur le caleçon, qui est fort
large & pour l’ordinaire de toile rouge, ils ont
des chaussettes de gros drap de la même cou-
282 MÉMOIRES

leur, au bas desquelles est cousue une paire de


mules ou chauffons de maroquin jaune, ou rou-
ge qu’ils mettent dans leurs babouches. Cette
chaussure est commode pour ne pas gâter les ta-
pis sur lesquels on marche dans les Mosquées,
ou dans les maisons où l’on va en visite. Ils ont
sur les épaules un bournous, avec un capuchon
au bout duquel est un gros gland de soie. Ils sont
coiffés d’un petit turban de mousseline blanche,
roulée fort proprement sur un bonnet de laine
rouge.
Mais les jeunes gens qui sont encore dans
le service, qui vont en course sur mer ou à l’ar-
mée, n’ont qu’une petite calotte de laine rouge,
qui ne descend pas jusqu’aux oreilles. Leurs
jambes & leurs pieds sont nus dans leurs babou-
ches. Ils affectent cette négligence dans leurs
habits, pour marquer leur bravoure, & combien
ils sont endurcis aux ardeurs du Soleil & aux
incommodités de l’hiver.
Le reste de l’habillement des Turcs d’Alger,
consiste en une camisole sans manches qu’ils
appellent Sadderie. Elle n’a aucune ouverture
par devant ni par derrière, mais seulement trois
trous, un pour passer la tête, & deux pour les bras.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 283

Ils passent d’abord les mains dans les deux trous,


& élevant doucement les bras, la camisole des-
cend insensiblement, & la tête se trouve passée
par le trou du milieu, & la camisole couvre le
corps fort juste. Ils mettent dessus une veste de
drap qu’ils appellent Caftan. Elle est de la même
longueur & faite à peu près comme un juste-au-
corps. Elle est ouverte par le devant, pour laisser
paraître la camisole, qui est toujours de couleur
différente. Ils ne la font joindre que vers le mi-
lieu du corps, où ils la ceignent d’une écharpe
si grande & si large ; qu’elle leur vient jusque
sur les reins. Leur manteau de cérémonie quand
ils vont dans la Ville en visite ou au Divan, est
un bournous de drap noir pour l’hiver, on de
crépon de soie, ou de laine de la même couleur
pour l’été.
Ces bournous tels, que je les ai décris ci-
devant, sont bordés d’une frange de soie tout
autour. Ils font étroits par le haut & fort larges
par le bas, avec de grands capuchons comme
ceux des Capucins, dont la pointe est chargée
d’une grosse houppe de soie. Ils se couvrent la
tête avec le capuchon quand il pleut.
Tous les bournous sont pour l’ordinaire noirs
284 MÉMOIRES

par modestie, & par une bienséance que les


hommes affectent. Cette couleur n’est que pour
les Juifs dans le Royaume de Maroc & de Fez ,
où ils les portent blancs ou rouges.
On en donne de rouges aux enfants à Alger,
& les personnes de considération s’en servent
aussi à la campagne. Les gens de Lettres & les
Muftis les portent blancs.
On fait de ces bournous à Temessem, qui
sont tissus d’une manière qu’un côté est ondé
comme du camelot, & l’autre ressemble à ces
fourrures d’agneaux frisés qui viennent de la
mer Noire. ils mettent le, poil en-dedans pendant
l’hiver, & en dehors en été ou quand il pleut,
parce que la pluie coule dessus sans pénétrer,
& quand il a plu longtemps dessus, ils ne font
que le secouer, & il se trouve aussi sec que s’il
n’avait pas plu dessus.
J’ai remarqué que tout ce Peuple s’habille
autant en été qu’en hiver. Ils ont raison. Le cli-
mat d’Alger est très chaud, mais l’air y est hu-
mide & fort pénétrant, de forte que s’ils ne pre-
naient pas ces précautions, ils seraient enrhumés
& auraient des fluxions de poitrine, qui sont très
dangereuses dans le Pays.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 285

Il n’est pas facile de décrire les habille-


ments des femmes : on n’a aucune communi-
cation avec elles : je n’en puis parler que pour
m’être trouvé une fois à la noce d’une Juive,
où quantité de femmes & de filles assistèrent.
Elles étaient toutes vêtues à la Morisque, & on
m’assura que leurs habits étaient les mêmes que
ceux des autres femmes d’Alger. Lorsqu’elles
sortent en Ville, elles sont couvertes depuis la
tête jusqu’aux pieds, de telle sorte qu’on ne peut
voir qu’un de leurs yeux, sans pouvoir distin-
guer leur taille. Pour l’ordinaire elles sont assez
petites & fort grosses, ce qu’on peut attribuer au
peu d’exercice qu’elles font : car elles ne sortent
presque jamais de leurs maisons que pour aller
aux bains & aux cimetières, où elles font por-
ter par leurs esclaves de grandes jattes de bois
ou de cuivre remplies de couscous, de riz & de
viande pour les pauvres.
Les femmes de quelque considération ont
des caleçons & des chemises fort longues par
dessus, elles sont d’une toile de lin fort fine, bro-
dées de soie de diverses couleurs sur les coutu-
res, le col, les manches &les bras. Elles mettent
dessus une longue camisole d’étoffe de soie ou
286 MÉMOIRES

de brocard, ouverte par devant pour laisser pa-


raître leur gorge pendante, qui n’a assurément
rien de beau. L’ouverture de la camisole ne se
ferme que sur le ventre, avec des boutons &
des boutonnières de soie ou d’or. C’est là leur
habillement d’été. En hiver, elles mettent par-
dessus une longue & large veste de drap, dont
les manches font assez larges, pour laisser pa-
raître celles de leurs chemises. Elles ceignent
cette veste d’une écharpe de soie nouée négli-
gemment, qui leur donne fort mauvaise grâce,
soit qu’elles marchent ou qu’elles soient assi-
ses. Leurs cheveux sont nattés & pendants sur
le dos. Elles attachent au bout de petites pièces
d’argent percées, qui flottant fur leurs épaules,
font à peu près le même effet que des grelots.
Leur ornement de tête est un bonnet de velours
de la figure d’une écuelle, qui leur tombe jusque
sur les Oreilles. Ce bonnet est garni de pièces
de monnaie d’or & d’argent, qui y sont cousues
avec des compartiments de perles & de pierre-
ries de couleur, qui pour l’ordinaire sont faus-
ses.
Elles ont les oreilles percées d’autant de
trous que l’on y en peut faire, pour y mettre des
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 287

boucles d’or, d’argent & d’autre métal. Avec


tous ces ajustements elles n’ont rien d’agréable.
Elles sont bêtes au souverain degré, elles n’ont
point de conversation. Elles sont capricieuses,
têtues comme des mules, gourmandes, fainéan-
tes. Aussi les Turcs ne s’en chargent que pour le
besoin qu’ils en ont, & le plaisir d’avoir des en-
fants. On ne doit pas s’étonner après cela, que
Mahomet les ait exclues du Paradis, quoiqu’il y
ait mis son chameau, son chat, & bien d’autres
bêtes.
On a soin de peindre les sourcils des nou-
velles mariées, avec une espèce d’encre de la
Chine, ou de noir de fumée, & on leur met sur
le visage des points noirs, rouges, bleus, ou tan-
nés, en façon de mouches. On se sert de colle ou
d’eau gommée pour faire tenir ces couleurs, &
on sème dessus de la poudre de faux or, comme
nous en mettons sur l’écriture. Leurs mains font
barbouillées d’un noir jaunâtre, qui leur tient
lieu de gants, & ce qu’on peut voir de leurs bras
est peint de plusieurs cercles de diverses cou-
leurs. Leurs ongles tant des pieds que des mains
sont teints en feuille morte. Elles sont chargées
au col & aux poignets de quantité de bagues,
288 MÉMOIRES

de colliers & d’autres colifichets qui n’augmen-


tent point du tout la bonne grâce qu’elles sou-
haitent avoir.
Les juifs ont par tout une marque qui les
distingue : ceux d’Alger portent sur leurs ha-
bits ordinaires à tous les autres Habitants, une
espèce de soutane de camelot noir plissée sur
leurs reins, comme la robe de nos enfants rouges
ou bleus. Sur cette robe ils ont leurs bournous,
qu’ils ne quittent jamais, pour ne pas manquer
au respect qu’ils doivent aux lieux où ils peu-
vent avoir affaire. Ils ont la tête couverte d’un
bonnet de laine noire tricotée.
La différence de ceux d’Alger d’avec ceux
qui viennent des Pays Étrangers, est que le bonnet
de ces derniers est de drap noir terminé par une
pointe d’un pied de long & large de deux pou-
ces, qui leur pend sur les épaules. Ils vont tous
les pieds nus dans leurs babouches ; mais ceux
de Livourne & d’Alexandrie d’Égypte portent le
chapeau, & la plupart sont habillés à l’Italienne
ou à 1’Espagnole, dont ils conservent les habits
& les manières, même dans leurs maisons.
Voilà à peu près ce que je pouvais dire de ce
mauvais Pays, qui n’est peuplé que de la lie des
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 289

Provinces de l’Empire Ottoman, & qu’on peut


regarder sans craindre de se tromper, comme
la plus indigne canaille qui soit en Afrique, &
comme une tanière de voleurs dont je ne me re-
pentirai jamais d’être sorti, quoique d’une ma-
nière qui ne m’eût pas dû être agréable.
_______________
Arrivée à Marseille.

N
OUS mouillâmes devant l’embouchure
du Port de Marseille le dixième de Mai,
& ayant appelé un Bateau de Pêcheur
de Sardines qui passa auprès de notre Vaisseau,
je lui donnai une Lettre pour M. Robert Lang
Consul d’Angleterre, par laquelle je le priais de
nous envoyer une Chaloupe, des câbles & des
ancres, parce que le vent d’Ouest fraîchissant, il
était à craindre que nos faibles amarres venant
à casser, nous n’allassions nous briser contre la
Tour du Fanal. Il nous envoya aussitôt une Cha-
loupe avec tout ce que nous avions demandé,
mais comme nous n’étions pas en assez grand
nombre pour faire nos manœuvres, toute la jour-
née se passa à nous mettre en sûreté.
Je fis dire aux Échevins de Marseille que
290 MÉMOIRES

j’étais arrivé, & que je les priais de faire as-


sembler le Bureau de la Santé, & que je pusse
avoir la liberté de mettre à terre. Comme il était
tard, je fus remis au lendemain, & cependant le
Sieur Emanuel Payen, me vint rendre visite, &
me conta que le Sieur Vaillant avait tenu exac-
tement parole à Estelle, & qu’il m’avait décrié
autant qu’il avait pu.
Le onze, les Intendants de la Santé étant ve-
nus aux Infirmeries, me firent débarquer avec
mes gens & mon bagage y mais ils jugèrent à
propos que je fisse six jours de quarantaine. On
me donna une chambre dans la galerie haute, J’y
trouvai beaucoup de gens nouvellement arrivés
de Constantinople, d’Alep, & de presque tous
les autres quartiers du Levant, qui m’apprirent
bien des nouvelles.
Je reçus d’abord les visites de mes parents,
de mes amis, & de presque toute la Ville. M.
de Piles qui en était le Gouverneur, M. Brodart
Intendant des Galères, qui n’y purent pas ve-
nir d’abord, m’envoyèrent faire leurs compli-
ments.
M, Rouillé Intendant de la Province, qui
avait beaucoup d’amitié pour moi voulait que
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 291

l’on me donnât l’entrée, parce qu’il avait beau-


coup de choses de conséquence à me communi-
quer. Mais les Intendants lui dirent, qu’étant res-
ponsables au Roi de la Santé de tout le Royaume,
ils le suppliaient de trouver bon que j’entrasse
dans les formes pour leur décharge.
M. l’intendant ne voulut pas leur faire vio-
lence ; mais il vint aussitôt à la porte Méridio-
nale des infirmeries, où je me rendis aussitôt que
j’en fus averti. Après les premiers compliments,
il me demanda si la santé était bonne à Alger,
& s’il n’y avait rien à craindre pour Marseille.
Je l’assurai qu’il n’y avait point de maladie à
Alger depuis très longtemps. Cela l’obligea de
s’écarter de sa compagnie, & de me faire venir
assez près de lui, à l’ombre d’un petit bâtiment
où nous nous assîmes.
Il voulut que je l’informasse de tout ce qui
m’était arrivé à Alger & des raisons de mon ren-
voi. Je le fis aussitôt dans la plus exacte vérité ; il
me remit ensuite toutes les dépêches qu’il avait re-
çues de M. Colbert, & plusieurs ordres du Roi, &
me demanda mon sentiment sur son exécution.
Je lui dis, & les mesures que j’avais prises à
Alger, & que j’aurais exécutées si j’en avais eu
le temps.
292 MÉMOIRES

Il y avait un ordre de faire mettre à la Citadel-


le les femmes & les enfants des Sieurs Villecorse
& Estelle, & de les y garder jusqu’à ce que ces
deux hommes fussent revenus d’Alger & du Bas-
tion, à cause des désordres qu’ils y causaient par
leurs intrigues, dont j’avais ressenti moi-même,
les suites. Je lui dis que je ne croyais pas qu’il en
fallût venir là sitôt, & qu’il valait mieux songer
au plus pressé, qui était de retirer les Français
que j’avais laissé en dépôt, de crainte qu’Estelle
ne se servît du pouvoir qu’il avait dans le Di-
van, pour les faire vendre & pousser les choses
à l’extrémité, & qu’après leur retour on pourrait
s’assurer de leurs personnes ou les condamner à
un bannissement comme le Roi l’avait ordonné.
Je fus bien aise de trouver cette occasion, pour
rendre ce bon office à Estelle en échange de tous
les mauvais qu’il m’avait rendus.
M. l’intendant approuva mes raisons. Je lui
rendis ses papiers, & nous nous séparâmes avec
toutes les marques de la plus parfaite amitié. Il
alla faire ses dépêches & moi les miennes, pour
donner avis à M. Colbert de mon retour & de
l’état des affaires.
Le 12, M. de Piles Gouverneur, & tout ce
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 293

qu’il y avait de gens de distinction à Mar-


seille me vinrent rendre visite aux Infirmeries.
M. Brodart me dit qu’il m’avait envoyé deux
grands paquets de M. Colb.ert, par un homme
qui allait s’embarquer en Languedoc. C’était
une espèce de Peintre Barbouilleur, qu’Estelle
faisait venir pour peindre le Vaisseau que le Dey
faisait faire pour son fils. Je fus bien chagrin
qu’on eût confié mes paquets à un tel homme,
qui n’eût pas manqué de les remettre Estelle,
& celui-ci les aurait fait voir au Dey & à son
gendre, qui auraient pu prendre là-dessus des
mesures nuisibles à l’État & au commerce. Je
priai M. Brodart de les envoyer chercher en di-
ligence par un Garde de la Marine. Il le fit par-
tir sur le champ & ce Garde trouva le Peintre à
Frontignan, qui allait s’embarquer. Il reprit les
paquets qui me furent rendus, & j’y trouvai en
effet des choses donc ces canailles auraient tiré
avantage.
Le 16 Mai, mes six jours de quarantaine étant
achevés, les Intendant de la Santé vinrent me
donner entrée. Je fus parfumé dans ma chambre
avec mes hardes, que j’envoyai sur le champ
dans la ville avec mes gens, & après avoir été
294 MÉMOIRES

embrassé de tous mes amis, je me mis dans une


chaise qui une porta chez Messieurs Rouillé &
de Piles. Je m’entretins avec eux des affaires
d’Alger jusqu’à la nuit que je retournai chez
moi me reposer, & mettre ordre à mes affai-
res.
Le 17, j’allai voir M. Brodart. Je lui donnai
le rôle des Esclaves Turcs que le Dey prétendait
qu’on lui rendît. Il me dit que cela excédait son
pouvoir ; mais que dès qu’il en recevrait ordre
de M. Colbert, il l’exécuterait ponctuellement,
& me pria d’en écrire à ce Ministre.
Je connus bientôt que je ne retournerais, pas
sitôt à la Cour, & que le serais obligé de demeu-
rer à Marseille jusqu’à la fin de toutes les af-
faires qui étaient en mouvement : car ce n’était
pas assez pour moi d’avoir été à Alger, & d’y
avoir beaucoup souffert pour entretenir la paix,
& pour m’opposer aux injustices continuelles
de cette République de voleurs ; il fallait finir
ma Commission, & faire revenir les Français
qui y étaient en dépôt, & empêcher que cette
Milice turbulente, ne trouvât quelque prétexte
pour recommencer ses pirateries & désoler no-
tre commerce.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 295

D’ailleurs le Roi était en campagne, & on


ne pouvait rien faire avant son retour. J’étais
encore bien aise de voir par les réponses de M.
Colbert, ce que le Sieur vaillant aurait opéré
contre moi, & en cas que le Roi voulût bien ac-
corder la liberté aux Turcs qui étaient sur ses
Galères, il fallait attendre que les Galères fus-
sent de retour, afin que je pusse choisir ceux qui
étaient véritablement d’Alger, & que l’on ne fût
pas trompé dans le choix que l’on en ferait. Je
résolus donc de demeurer à Marseille jusqu’au
retour du Roi, & de vaquer en l’attendant à mes
affaires particulières.
Le deuxième Juin, je reçus une Lettre très
obligeante de M. Colbert. Il me marquait que
mon retour avait surpris, qu’il fallait dissimuler
tout ce qu’on m’avait fait à Alger, & faire ce-
pendant tout ce que je pourrais pour entretenir
la paix, en attendant que le Roi jugeât à propos
de se faire instruire sur toutes les infractions que
ces Corsaires avaient faites aux Traités de Paix,
& que je n’avais qu’à me rendre au lieu de ma
résidence pour lui donner mes avis,
Le troisième, je reçus une Lettre de M. le
Vacher. Il me marquait que le Dey lui avait fait
296 MÉMOIRES

payer quatre cents piastres le lendemain de mon


départ pour un de ses Esclaves qui s’était sauvé
étant à Tunis dans un Vaisseau du Roi, qui était
alors à Porto Farine. Il me mandait encore que
la milice d’Alger avoir envoyé un de ses Offi-
ciers au Bastion, pour se faire payer de ce qui
lui était dû par le Sieur de la Font, & en cas de
refus qu’ils avaient dessein d’y envoyer leurs
Galères pour l’amener à Alger.
Le quatrième, j’interceptai vingt-sept Let-
tres que les Turcs Esclaves sur les Galères du
Roi, écrivaient au Dey & à son gendre, & à
plusieurs particuliers d’Alger, ou il y avait des
choses qui auraient pu être préjudiciables au
commerce & aux Français, qui étaient en dé-
pôt.
Le deuxième de juillet, on reçût à Marseille
la nouvelle de la mort du Sieur Villecorse. Il
avait été embarqué par le Sieur de la Font avec
les enfants du Sieur Arnaud, sur la Tartane du
Patron Prudent. Elle avait été prise par le Cor-
saire Flech Majorquin, & menée en Sicile où le
Sieur Villecorse était mort, & l’aîné dé ses ne-
veux était malade à la mort. Le cadet était passé
à Livourne, d’où il avait envoyé à sa mère les
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 297

paquets que le Corsaire lui avait remis.


M. de Drevon beau-frère de M. de Lalo, &
Directeur de la Compagnie du Bastion à Mar-
seille, souhaita d’avoir un éclaircissement avec
moi sur les faits que le Sieur de la Font m’impo-
sait. Nous fûmes quatre heures en conférence,
& il resta entièrement satisfait de mes raisons.
Le neuvième, j’eus nouvelle que M. Colbert
avait ordonné aux mathurins d’aller à Alger pré-
férablement à Tunis, pour racheter les Esclaves.
J’avais fait connaître au Ministre la nécessité de
les envoyer à Alger préférablement à Tripoli,
parce que le Dey de Tripoli étant mort, celui qui
avait été élu en sa place, ne voulait pas qu’on
rachetât les Esclaves, dans le dessein qu’il avait
d’en armer les nouvelles Galères qu’il faisait
construire.
Le deuxième Août, le Roi ayant accordé
l’élargissement des Turcs d’Alger, je donnai à
M. Brodart les mémoires & tous les éclaircis-
sements dont M. Colbert m’avait ordonné de
lui-faite part. Mais comme il y avait apparence
quelles y passeraient l’hiver, je résolus de me
rendre en Cour.
Une escadre de Vaisseaux de Sa Majesté
298 MÉMOIRES

commandée par M. de Gabaret, ayant mouillé


à la rade d’Alger, on m’envoya demander, &
comme M. le Vacher répondit que je n’y étais
plus, le Commandant lui fit dire qu’il avait des
paquets de la Cour pour moi, qui étaient de con-
séquence ; mais qu’il ne pouvait les rendre qu’a
moi, ni rien entreprendre de tout ce qu’il devoir
faire, parce que ses ordres portaient absolument
de suivre les instructions que je lui donnerais
pour le bien des affaires. Deux des Français qui
étaient en dépôt furent assez hardis pour les al-
ler joindre, il n’en arriva rien, & le Dey n’en
parla point, parce qu’ils n’avaient pas encore
été vendus.
Le 8 Août, les Pères de la Trinité partirent
dans une Barque qu’ils avaient frétée, avec une
modique somme d’argent. Je leur donnais les
avis dont ils pouvaient avoir besoin. J’écrivis
en leur faveur à M. le Vacher & au Trucheman,
& je leur donnai une Lettre en Turc pour le Dey
par laquelle je lui donnais avis que le Roi avait
accordé la liberté des Turcs qu’il avait demandé,
& qu’il avait donné ses ordres à son Intendant
pour les renvoyer, dès que les Galères seraient
revenues. Je crus lui devoir donner cet avis, de
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 299

crainte que le retardement ne le portât à faire


vendre ces Français, qui étaient en dépôt, ce qui
aurait rendu leur liberté plus difficile à obtenir.
_______________
Troisième Journal de Paris.

J
E partis de Marseille le 28 d’Août, Je de-
meurai trois jours à Lyon, & j’allai m’em-
barquer à Rouanne dans une Cabane, que
j’achetai en compagnie de cinq ou six person-
nes avec lesquelles je m’associai.
Nous arrivâmes à Paris le 23 Septembre, &
j’allai le 29 à Versailles rendre compte au Roi
& aux Ministres du succès peu heureux de mon
Voyage.
J’attendis le Roi à l’issue du Conseil, &
j’eus l’honneur de lui faire la révérence. Il me
reçut avec cet air de bonté qui lui est naturel, &
me dit qu’il était bien aise de me voir de retour
d’un Pays aussi misérable, qu’il l’avait vu dé-
peint dans mes Lettres. Je répondis en peu de
mots à quelques questions qu’il me fit sur l’hu-
meur des Algériens, & sur le Gouvernement de
leur République ; & voulant l’entretenir plus à
fond, il me dit d’un air doux & gracieux, qu’il
300 MÉMOIRES

savait tout ce que je pourrais lui dire, parce qu’il


avait lu d’un bout à l’autre les longues Lettres
que j’avais écrites à ses Ministres. Que tout cela
était fort bien, & qu’il était plus content de ce
que j’avais fait à Alger, que je ne devais l’être
du traitement que j’y avais reçu, & qu’il fallait
m’en consoler.
J’allai ensuite voir Messieurs Colbert &
Pomponne, j’en eus de longues audiences. Après
eux, j’allai rendre mes respects à Madame la
Maréchale de la Mothe & aux Seigneurs de la
Cour. J’étais obligé partout de faire des Rela-
tions de mon Voyage, les Dames même en vou-
laient avoir leur part, & j’avais assez de peine à
contenter 1es curieux & les curieuses.
Le 4 Novembre. M. Colbert me fit proposer
le Consulat d’Alep par M. de la Garde un de ses
premiers Commis. Je le priai de représenter à ce
Ministre, que le commerce était très misérable
dans ce Pays-là, & la dépense très forte, à cause
de la concurrence des Consuls d’Angleterre &
de Venise, qui y font une très grande figure. Que
je ne pouvais m’endosser ce fardeau, à moins
que je n’eusse de quoi me soutenir avec dignité
dans cet Emploi.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 301

On m’avait parlé de ce Consulat à Mar-


seille, & je savais le mécontentement qu’avait
le commerce, à cause de la mésintelligence qui
était entre M. du Pont, un des Propriétaires qui
exerçait ce Consulat, & les Marchands qui y né-
gociaient.
Les principaux intéressés au commerce
d’Alep m’avaient fort sollicité d’accepter cet
emploi, & sur les raisons que je leur avais ap-
porté pour m’en défendre, ils m’avaient offert
tour ce qui était nécessaire pour mon établisse-
ment.
Je revins le sept de Versailles à Paris avec
deux Commissaires de la Terre-Sainte, qui sol-
licitaient à la Cour des Lettres, du Roi pour le
Grand Seigneur, afin d’être rétablis dans les
Saints Lieux, d’où les Grecs les avaient chassés
en vertu d’un Khat-Cherif que Panayaoti leur
avait obtenu quelque terres avant sa mort.
On doit avoir vu dans mon Journal d’Andri-
nople, que ce Schismatique favorisait de toutes
ses forces l’Église Grecque, & empêchait par
son crédit & ses intrigues toutes nos négocia-
tions, qui tendaient à faire rendre aux Catho-
liques les Lieux Saints que les Grecs avaient
302 MÉMOIRES

usurpés sur eux. Il obtint à la fin un Khat-Cherif,


& le remit au Patriarche des Grecs, & celui-ci
jugea à propos de ne le pas faire paraître jusqu’à
ce qu’il en eût une occasion favorable.
On appelle Khat-Cherif un Ordre ou Com-
mandement du Grand Seigneur, conçu dans les
termes ordinaires, au bas duquel le Sultan écrit
de sa main ces mots : Que mon Commandement
soit exécuté selon sa forme & teneur. C’est à
cause de cela qu’on l’appelle Khat-Cherif, c’est-
à-dire ligne noble.
Le Patriarche Grec ne fit paraître cet ordre
que quand il sut que M. de Nointel avait été en
Jérusalem, pour faire restituer aux Religieux La-
tins ce que le Grand Seigneur leur avait accordé
dans le renouvellement des Capitulations.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 303
_
______________

Traduction du Khat-Chérif du Grand Seigneur


en faveur des Grecs, contre les Religieux La-
tins possesseurs des Saints Lieux de Jérusa-
lem, & autres de la Terre-Sainte.

S
EIGNEUR des premiers honorés ; Grand
des Grands qualifiés, Patron de l’estime
& de la valeur, Possesseur de l’honneur &
de la magnificence, digne des faveurs infinis du
Roi Suprême, Celui qui possède présentement
l’apanage de Jérusalem, que sa félicité soit con-
tinuée. Et au juge des Juges des vrais Croyants
choisi entre les Professeurs de l’unité, source
de vertu & d’éloquence, Définiteur des affaires
du Peuple, Héritier de la science des Apôtres
& des Prophètes, qui mérite l’infinité des grâ-
ces de Dieu, & présentement par son assistance
Cadi de Jérusalem, dont la divine doctrine soit
augmentée.
Ce signe haut & Imperial étant parvenu à
vous, Nous vous Faisons savoir que le patriarche
des Grecs assistant en Jérusalem, ses Religieux
& son peuple notre Tributaire, ont présenté une
304 MÉMOIRES

Requête à ma sublime Porte, nous faisant con-


naître qu’ayant entre leurs mains des Traités
qu’ils avaient faits depuis environ quinze ans
avec le Prédicateur Ahmed, que le Dieu Très
Haut veuille être content de lui, sur le fait du St.
Sépulcre qui est en la possession de la Nation
Grecque, dans lequel entrant les premiers, ils
doivent y faire leurs fonctions avant les autres
Chrétiens, qui ne pouvaient faire la même chose
qu’après eux par la permission & du consente-
ment du Patriarche des Grecs.
Et comme ces Traités n’ont été accordés
qu’en confirmation des Khat-Chérifs, & des
Commandements des Empereurs passés nos Su-
prêmes aïeuls d’heureuse mémoire, de Sultan
Murad Kan mon grand oncle, qui par la miséri-
corde du Misérateur, ayant régné heureusement
dans son Empire est maintenant colloqué dans le
Royaume des Cieux, par lesquels il est défendu
de troubler les Grecs dans la possession qui leur
a été accordée du lieu de la naissance de Jésus
appelé Bethléem, celui de sa mort violente dit
Camané, ou le Sépulcre de Christ, & le Calvaire
appartenant déjà au Patriarche des Grecs, avec
les Clefs des deux Portes qui sont du côté du
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 305

Midi & du Septentrion, avec tous leurs jardins,


appartenances & dépendances, moyennant une
contribution de mille piastres tous les ans, ap-
pliquée à la Mosquée de Sultan Ahmed Kan de
glorieuse mémoire.
Il est arrivé que la Nation des Français ayant
altéré l’explication de leur volonté, en ont chas-
sé entièrement les Grecs contre notre consente-
ment, & contre les anciens usages, se sont faits
des trois clefs, présupposant qu’une d’icelles
leur appartenait & leur aurait été donnée, & se
font comme cela rendus les maîtres absolus de
leurs Églises.
Il se trouve maintenant que le Monastère de
Bethléem est un Bâtiment dont la structure &
les fondements peuvent le faire passer pour une
Forteresse, & que depuis qu’ils se le sont ap-
propriés, l’autorité des Francs s’accroît si fort
de jour en jour dans tous les environs de cette
Place, en réduisant les Peuples des environs à
embrasser leur abominable Religion, & à leur
donner de jeunes enfants pour les faire élever
dans le Pays de France.
Ces Religieux Francs en sont venus à un tel
excès que de tout entreprendre contre l’autorité
306 MÉMOIRES

& la force des Khat-Chérifs & des Comman-


dements qui les déboutent de ce qu’ils préten-
dent leur appartenir, déclarant que les Églises de
Bethléem, du Saint Sépulcre, avec leurs jardins,
appartenances & dépendances devant être remi-
ses au pouvoir & à la juridiction du Patriarche
des Grecs & de Ces Religieux, il était enjoint
Aux Francs de leur en remettre les clefs, avec
défense de s’y ingérer davantage, mais pourtant
que selon leur faux écrit, ils pourraient visiter
ces Saints Lieux, sans faire ni souffrir aucune
violence, avec la permission, & sous le bon plai-
sir du Patriarche des Grecs.
Cependant nous ayant exposé que la Nation
Française, bien loin d’obéir à ces ordres, s’est
non seulement portée à cet excès de posséder
le Saint Sépulcre de vive force, d’y faire com-
mettre une infinité d’insolences, d’y introduire
des droits contre l’ancienne coutume, & d’avoir
corrompu tous les usages ordinaires depuis quel-
ques années en ça, ils ont encore fait des insultes
aux Religieux Grecs, & en ont tué un, & blessé
dangereusement deux autres de ceux qui étaient
dans cette Église ; sur quoi les deux partis se
seraient poursuivis en jugement extraordinaire
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 307

par-devant le Grand Vizir Ahmed Pacha Con-


seiller magnifique, ornement de l’Univers, donc
la gloire soit continuée, & de mes Cadi-les-
quers.
Il fut représenté par les Francs qu’ils avaient
en main des Écritures authentiques. On leur
donna six mois pour les produire ; ce qu’ils ne
firent pas. Les Grecs demandèrent notre noble
Commandement, afin que le Saint Saint-Sépul-
cre fût remis à leur Patriarche, comme il l’avait
été de tout temps. Que cette Nation le visitât la
première, que les autres Nations Chrétiennes le
visitassent après avec la permission du Patriar-
che des Grecs, & que les nouveaux usages que
les Francs y avaient introduits fussent suppri-
més, d’autant qu’ils n’avaient aucune écriture
authentique de postérieure date qui pût annuler
ces Commandements & ces Écritures Impéria-
les de notre propre main bienheureuse.
Et parce que les Francs ont été jus-
qu’aujourd’hui dans une impossibilité mani-
feste de représenter les Écritures postérieures à
celles des Grecs qu’ils disaient avoir entre leurs
mains :
J’ai ordonné conformément aux Comman-
308 MÉMOIRES

dements & aux Khat-Chérifs du Grand Sultan


Murad mon oncle, qu’en vertu du Présent, vous
ayez à les exécuter selon leur forme & teneur,
parce que les Francs n’ont aucune Écriture pos-
térieure pour annuler celles qui sont entre les
mains des Grecs, puisqu’ils ne les ont pas pro-
duites dans le temps qu’il leur était ordonné de
les représenter, ni dans un terme plus long qui
leur a été accordé. Ce qui est une marque évi-
dente qu’il leur a été impossible de prouver ce
qu’ils avaient avancé.
Donc j’ai commandé que conformément, &
en exécution du Commandement que mon dit
Oncle d’heureuse mémoire avait confirmé par
son Khat-Chérif ; le Patriarche des Grecs assis-
tant en Jérusalem, ses religieux & ses Peuples
nos Tributaires, soient remis dans la possession
de l’Église du Saint Sépulcre, de celle de Beth-
leem, avec leurs jardins, circonstances & dépen-
dances, & les clefs d’icelles que ledit Patriarche
a gardées de toute ancienneté, sans permettre
que les Francs puissent s’ingérer dans les uns
& les autres lieux, ni avoir, aucune clef contre
l’ancienne coutume, & s’ils veulent les visiter
selon leur Rite abominable, vous leur permettrez
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 309

de le faire, après qu’ils en auront demandé la


permission & le consentement au Patriarche des
Grecs. Vous défendons très expressément de
permettre qu’il soit rien innové dans les susdits
Lieux ; & si à l’avenir les Francs vous présen-
taient quelque sorte d’Écritures, vous les ren-
voyiez à ma sublime Porte, par la foi & l’obéis-
sance que vous devez à ce noble signe. DONNÉ
à Andrinople dans la Lune de Régol, l’an 1086
de l’Égire du Prophète.

Traduction du Certificat des Interprètes Ca-


tholiques qui ont assisté à l’audience que le
Grand Vizir a donné au Patriarche des grecs
sur les affaires de la Terre Sainte.

N
OUS soussignés les Interprètes Catho-
liques, Romains, assistants par l’ordre
des Excellentissimes dans cette Ville
d’Andrinople, où réside à présent la Cour du
Grand Turc, & autres Chrétiens du même rite,
qui nous y sommes rencontrés pour d’autres in-
térêts particuliers. Lesquels comme véritables
Catholiques mus par la piété & le zèle, sommes
310 MÉMOIRES

obligés de notifier à tous qu’il appartiendre,


tout ce que le Patriarche des Grecs accompa-
gné de plusieurs autres de sa Nation a dit à ladi-
te Cour contre les Religieux Catholiques, sans
aucun respect de Sa Sainteté & tous les Princes
Chrétiens, prétendant par ce moyen inique &
frauduleux inspirer aux principaux Officiers de
l’Empire, combien il leur est important que les
Religieux Catholiques ne demeurent point dans
Jérusalem sans se soumettre & faire un tribut
annuel au Patriarche des Grecs.
Le Patriarche de Jérusalem arriva en cette
Ville quelques jours, après que le Grand Sei-
gneur fut revenu de sa campagne de Pologne,
& ayant surpris quelques papiers par ses inven-
tions contre nos religieux de Terre-Sainte, &
voyant de la difficulté à les mettre en exécution,
il s’avisa de prêcher le Dimanche sixième Jan-
vier, & se déchaîna si fort entre les Latins, qu’il
traitait toujours de chiens & de perfides, qu’il
irrita si étrangement tout le Peuple contre eux,
que le Sermon étant achevé, il s’en alla chez
le Grand Vizir suivi de tout son Peuple, où en
présence de son Lieutenant & de son premier
Interprète, il lui dit :
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 311

Que les Grecs avaient été de toute ancien-


neté les maîtres de tous les Saints Lieux qui
étaient dedans & dehors de Jérusalem, & que
les Religieux Francs qui y allaient reconnais-
saient leur Patriarche comme Chef de l’Église,
& ne pouvaient visiter ces Sanctuaires sans sa
permission, & sans lui donner annuellement
une somme d’argent, en qualité de ses Tribu-
taires & de ses dépendants. Il ajouta contre la
vérité, qu’il ne demeurait jamais plus de trois
Religieux Latins dans l’Église du Saint Sépul-
cre de Notre-Seigneur, & qu’à présent il y en a
un fort grand nombre qui maltraitent les Grecs
à un point que l’année précédente ils avaient
tué un Religieux Grec & en avaient blessé deux
autres.
Que les Latins s’y augmentaient tous les ans
par le nombre d’étrangers qu’ils y entretiennent,
& en subornant les Grecs simples & idiots pour
les attirer à leur Rite à force d’argent.
Qu’autrefois les Religieux Francs & les Laï-
ques qui venaient à Jérusalem s’en retournaient
chez eux immédiatement après la Pâque ; mais
que depuis quelques années en ça, une grande
312 MÉMOIRES

partie de ceux qui y viennent y demeurent.


Que l’on voyait ces Religieux Francs ar-
més à la tête des autres Francs aussi armés
composer des, grosses troupes, qui cherchent
à les outrager & à les chasser entièrement de
Jérusalem.
Que cette année l’Ambassadeur de Fran-
ce était allé à Jérusalem suivi de quantité de
gens armés ; qu’il avait fait rompre les portes
& chassé les Grecs de ces Sanctuaires, y avoir
introduit les Latins, & avoir fait beaucoup de
violence aux Caloyers jusqu’à leur couper leurs
bonnets.
Que le Roi de France est dans le dessein de
se rendre maître de Jérusalem qu’il prétend lui
appartenir.
Que le Roi d’Espagne, traître ennemi dé-
claré du Grand Seigneur y envoie tous les ans
quantité d’or pour entretenir les Religieux Latins
rebelles à sa Hautesse, & ennemis de son État,
qui sont la plupart Espagnols afin d’en chasser
les Grecs fidèles Sujets du Grand Seigneur. De
là vient que les Ministres corrompus par argent
font des écritures en leur faveur, pour faire en-
tendre aux autres Princes Chrétiens qu’il est Roi
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 313

de Jérusalem. C’est pour cela qu’ils ont eu


l’audace de mettre Ces armes dans le Saint Sé-
pulcre, & que le Roi d’Espagne envoie tous les
ans une tapisserie pour le couvrir, à l’imitation
du pavillon que le Grand Seigneur envoie à la
Mecque, pour couvrir celui de Mahomet.
Que depuis un an ils ont mis le nom du Roi
d’Espagne sur une grande lampe, & sur plu-
sieurs autres qui occupent toutes les places, &
n’en laissent aucune pour celles des Grecs.
Que les Francs ont mis nouvellement l’ima-
ge de leur Pape sur le Sépulcre de Notre Sei-
gneur Jésus-Christ.
Que les Francs se battent tous les jours dans
les Lieux Saints a qui dira la Messe le premier ;
les uns prétendent qu’elle doit être pour le Roi
d’Espagne ; les autres pour celui de France, pour
le Pape pour Malte & autres ennemis du Grand
Seigneur.
Nous soussignés avons entendu toutes ces
propositions fausses & scandaleuses de la pro-
pre bouche du Patriarche Grec de Jérusalem à
la Cour Ottomane. En foi de quoi nous avons
signé de nos propres mains. A Andrinople le
vingt-quatre Janvier 1675.
314 MÉMOIRES

J’ai soussigné Interprète de l’Excellentis-


sime Ambassadeur de Sa Majesté Britannique,
me trouvant ici pour des affaires publiques dans
le Palais du premier Vizir ; J’ai entendu de la
propre bouche du Patriarche Grec de Jérusalem,
ce qui est contenu ci-dessus & pour être la vé-
rité, je l’affirme de ma propre main. Signé, An-
toine Peroné,
Moi Thomas Tarsia Interprète de la Séré-
nissime République de Venise, destiné par or-
dre de l’Excellentissime Jacques Querini Baile
de Constantinople, pour résider à la Cour du
Grand Seigneur : certifie comme le même jour
étant chez le Grand Vizir pour les intérêts pu-
blics, je vis comparaître le Patriarche Grec de
Jérusalem, suivi d’une grande troupe de Grecs,
qui faisant une espèce de sédition, dirent ce qui
est contenu ci-dessus. Et m’ayant même pris à
partie dans son appartement, me fit mener &
conduire devant le Lieutenant du Grand Vizir,
où il répliqua ce que dessus avec audace, ce que
j’atteste & confirme de ma propre main.
Moi Luca Barca Ragusois de Nation, inter-
prète de ladite République en cette Cour Ottoma-
ne, fus présent dans le palais du suprême Vizir,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 315

comme en jugement contradictoire à tour ce que


le Patriarche Grec de Jérusalem suivi de son
Peuple Grec, dit avec emportement tout ce qui
est contenu ci-dessus, & en foi de la vérité, je
l’atteste ma propre main.
Moi Antonio Laurenzi Marchand ; me suis
trouvé lorsque le Patriarche Grec de Jérusalem,
étant arrivé au Palais avec une grande quantité
de Grecs : J’ai entendu de sa propre bouche tout
ce qui est contenu ci-dessus, & c’est la vérité
que j’atteste de ma propre main.
Moi Georges Fenqui de Nation Maronique
natif d’Alep, fus présent à cette Cour du Grand
Seigneur, à tout ce que le Patriarche Grec de Jé-
rusalem dit aux principaux Officiers du Grand
Seigneur, comme il est rapporté ci-dessus, &
c’est ce que j’affirme de ma propre main.
Le Patriarche des Grecs qui était muni du
Khat-Cherif que j’ai rapporté ci-dessus, ne se
pressa point de le faire paraître, il laissa aller
M. de Nointel à Jérusalem. Il y eut de grands
démêlés entre les Francs & les Grecs, & cet
Ambassadeur s’étant convaincu par lui-même
des fourberies & des mauvaises manières des
Grecs, dépêcha des Religieux de la Terre Sainte,
316 MÉMOIRES

en Espagne, en France, en Italie & à Malte, avec


une Lettre circulaire pour engager toutes les
Puissances Chrétiennes à donner ordre à leurs
Vaisseaux de faire toutes sortes d’actes d’hosti-
lité aux Bâtiments Grecs qu’ils rencontreraient
à là mer, pour les punir de leur perfidie, & at-
tendu que le plus souvent les Bâtiments qu’ils
montent, & les marchandises dont ils sont char-
gés appartiennent aux Turcs, à qui ils ne font
que prêter leur nom, pour les exempter d’être
pris par les Chrétiens.
M. de Nointel lui-même fut insulté à Chio
par deux Corsaires de Tripoli, qui étaient dans
la rade. Les Soldats entrèrent dans sa Barque,
déchirèrent les pavillons, & battirent le Capi-
taine & les Matelots. Les gens de M. de Nointel
y étant accourus bien armés tirèrent sur les Tri-
politains, en tue cent quelques-uns & en blessè-
rent d’autres : ceux-ci s’étant enfuis, les Fran-
çais se retirèrent aussi, & la Barque entra dans
le Port. Mais les Tripolitains étant revenus en
grand nombre assiégèrent la maison ou son Ex-
cellence était logée, & poussèrent leur attaque
si vivement, qu’il fut obligé de se réfugier au
Château.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 317

Cela fut cause qu’il envoya un Messager


au Sieur Etienne Jean Capitaine d’un Vaisseau
de guerre qui était à Smyrne, pour escorter les
Vaisseaux Marchands, le prier de le venir dé-
gager. Les Tripolitains se tirèrent au large dans
le dessein d’enlever la Barque quand elle sorti-
rait ; mais comme ils apprirent que le Vaisseau
du Roi venait, ils rentrèrent dans le Port. Alors
M. de Nointel sortit avec sa Barque, & les Cor-
saires n’osèrent le suivre, se doutant bien qu’il
ne serait pas sorti s’il n’avait été assuré que le
Vaisseau du Roi était proche.
En effet, la Barque le rencontra sous Cara-
Bournou, qui est un Cap à l’embouchure du
Golfe de Smyrne. M. de Nointel avait fait met-
tre un pavillon carré au grand mât de sa Bar-
que. Le Capitaine Jean lui envoya dire de faire
abattre ce Pavillon. Son Excellence répondit
qu’étant dans ce Bâtiment, il avait droit d’y fai-
re arborer ce Pavillon. Mais le Capitaine répli-
qua, qu’il savait ce qui était dû à la personne
de M. l’Ambassadeur ; mais qu’il savait aussi
ce qui était dû au Vaisseau du Roi, & on ame-
na aussitôt ce Pavillon. Son Excellence alla à
bord du Vaisseau, & y fut reçue avec beaucoup
318 MÉMOIRES

de civilité. Il s’en servit jusqu’à Smyrne suivi


de sa Barque. Il fut logé dans la maison Con-
sulaire où il demeura quelques jours. Un de ses
gens y mit de feu par accident, elle pensa être
brûlée entièrement mais elle fut si bien secou-
rue, qu’on en fut quitte pour le pont de bois, qui
traverse la rue pour aller à la Maison des Capu-
cins qui est de l’autre côté, qui fut entièrement
brûlé.
M. de Nointel voulant faire réparer ce dom-
mage, envoya chercher des Charpentiers & des
Maçons, sans avoir demandé la permission se-
lon la coutume. Les Ouvriers travaillèrent deux
jours. Le Vayyode s’en plaignit au Cadi, & ces
deux Officiers en donnèrent avis au Grand Vi-
zir d’une manière qui obligea ce premier Mi-
nistre d’envoyer un commandement du Grand
Seigneur, pour faire démolir non seulement le
pont, mais encore l’Église des Capucins.
La Nation voyant le danger qu’il y avait de
perdre cette Église, sans espérance de l’avoir
jamais, si elle était une fois détruite, crurent
qu’il fallait accommoder cette affaire pour de
l’argent On la fit négocier, & moyennant trois
mille piastres on l’accommoda.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 319

M. Colbert avait reçu tant de plaintes des


Consuls du Levant, qu’il résolut de faire un
Code pour mettre le bon ordre dans ces Consu-
lats. Il envoya sur cela un ample mémoire à M.
Rouillé Intendant de Provence, qui écrivit à M.
Foucault Secrétaire du Conseil, qu’il n’y avait
personne en Provence plus capable que moi de
satisfaire le Ministre. Cela obligea M. Colbert de
me donner ordre d’y travailler avec M. Rouillé.
Voilà le mémoire & les réponses que j’y fis. Je
crois faire plaisir au Public de le mettre ici.
_______________
MÉMOIRE
Sur les Consulats de la Nation Française au
Levant.

ARTICLE PREMIER.

A
UCUN ne pourra prendre la qualité de
Consul de la Nation Française dans
les Échelles du Levant, & autres Pays
Étrangers, sans avoir des Lettres Patentes du
Roy, ou une Commission qui ne sera accordée
qu’a ceux qui aurons atteint l’âge de trente ans.
320 MÉMOIRES

RÉPONSE

Ce n’est pas assez d’avoir trente ans pour


s’acquitter d’une semblable Commission, il faut
encore avoir une grande expérience dans le com-
merce, & être bien instruit des coutumes & des
usages du Pays où il réside, afin qu’il se condui-
se avec la prudence qui est nécessaire partout,
& singulièrement chez ces Peuples & avec les
Ministres du Grand Seigneur, & les Marchands
soit Turcs, ou de différentes Nations, qui ayant
entre eux des contestations sur le fait de leur
commerce, font pour l’ordinaire appeler leurs
parties devant le Consul.
Il faut encore que le Consul ait la réputa-
tion d’homme de bien & d’honneur, & qu’il le
soit en effet, qu’il donne bon exemple, & même
qu’il ait quelque qualité au-dessus du commun
des Marchands, afin de s’attirer par là leur con-
sidération & leur respect, & les contenir plus
aisément dans leur devoir, & les empêcher de
faire de méchantes affaires la Nation : car les
Turcs aiment l’argent sur toutes choses, & sont
fort attentifs aux fausses démarches des Fran-
çais, ils en profitent à merveilles, & un Consul
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 321

prudent ne saurait trop tôt accommoder les ava-


nies par quelques présents. Il doit pourtant pren-
dre sur cela l’avis des Marchands assemblés, &
quand il se trouve des gens opiniâtres & portés à
la violence, il doit passer outre, & accommoder
l’affaire. C’est en cela qu’il a besoin de beau-
coup de prudence & d’expérience.

ARTICLE II.

Le Consulat venant à vaquer, les Marchands


Français résidants sur les lieux, choisiront un
d’entre eux pour exercer la Charge, jusqu’à ce
qu’il ait été pourvu par nous sur l’avis que nous
leur enjoignons de nous donner aussitôt après la
vacance.

RÉPONSE

Les Consulats du Levant ne peuvent vaquer


que par révocation ou par mort. Ceux qui ont
fini le terme de leur Consulat, ou qui sont révo-
qués doivent partir sur le premier Vaisseau qui
se rencontre, & même sans attendre leur suc-
cesseur, & laisser au Vice-consul choisi ou ap-
prouvé par les Marchands, qui gérera les affaires
322 MÉMOIRES

jusqu’à l’arrivée du nouveau Consul Ce Vice-


consul peut le faire ou par l’élection des Mar-
chands, ou par la nomination du Consul mourant,
pour éviter la jalousie qui règne ordinairement
entre les Marchands, ce qui causerait du désor-
dre & du scandale.

ARTICLE. III.

Celui qui aura obtenu nos Lettres de Con-


sul, en fera faire la publication aux Marchands
assemblés, & fera publiquement le ferment de
bien & fidèlement exercer sa Charge, & le tout
sera enregistré en à Chancellerie du Consulat.

RÉPONSE.

Dès qu’un Consul est arrivé au lieu de sa ré-


sidence, il fait convoquer l’assemblée des Mar-
chands. Le Chancelier y publie ses Provisions
& les enregistre. La Nation le reçoit & promet
de lui obéir, comme à une personne que Sa Ma-
jesté leur a donné pour les gouverner, & les Mar-
chands signent sur le Registre de la Chancellerie,
Il n’est point d’usage qu’un Consul prête ser-
ment en public : car il ne doit le prêter qu’à son
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 323

Supérieur, & il n’en reconnait aucun dans son dé-


partement : il parait qu’il serait plus à propos de
le lui faire prêter avant de s’embarquer pour aller
au Levant, à moins que la Cour ne jugeât à pro-
pos qu’il le prêtât entre les mains du Chapelain
ou du Curé de l’Échelle, ce qui pourrait lui faire
croire qu’il a droit quelque autorité sur le Consul,
& qui pourrait avoir quelque suite fâcheuse.

ARTICLE IV.
Pourront les Consuls commettre à l’exer-
cice de la Chancellerie, & pour l’exécution de
leurs Jugements, Ordonnances & autres Actes,
telles personnes qu’ils en jugeront capables, &
auxquelles ils feront prêter le ferment.

RÉPONSE
Les Consuls doivent nommer à la fonction
de Chancelier une personne capable de s’en bien
acquitter, & dont ils puissent répondre pour la
sûreté publique, & qui prêtera le ferment entre
les mains du Consul.

ARTICLE V.
Les droits de tous les Actes de Justice & Ex-
324 MÉMOIRES

péditions de là Chancellerie du Consulat, seront


réglés & fixés par les Consuls & par l’avis des
plus anciens Marchands, & le tableau d’iceux sera
mis au lieu le plus apparent de la. Chancellerie.
Défendons aux Officiers de prendre plus grands
droits directement ou indirectement, à peine
d’être poursuivis comme pour concussions.

RÉPONSE.
On n’a jamais accusé de concussion les Chan-
celiers des Consuls. Leurs droits sont réglés &
fixés sur un pied si raisonnable, que personne ne
s’en plaint. Ils font même grâces à ceux qui sont
pauvres. L’usage les autorise, il n’y a point à dis-
puter là-dessus, il est pourtant bon de faire faire
un tableau avec le tarif pour les expéditions, de
même que les Marchands en ont chez-eux pour
les droits qu’ils payent aux Turcs.

ARTICLE VI,
Les Consuls connaîtront dans l’étendue de
leurs Consulats, de tous procès & différends ci-
vils entre les Marchands Français & autres nos
Sujets, & même les Étrangers trafiquants sous
la Bannière de France.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 325

Cet article a été répondu avec le précédent.

ARTICLE VII.

Pourront juger en dernier ressort & sans ap-


pel jusqu’a la somme de trois mille livres, ayant
appelé avec eux sept autres notables Marchands
de la Nation, qui seront tenus de signer la mi-
nute du jugement.

RÉPONSE.

Les Consuls ont jugé en dernier ressort de


plus grandes sommes que trois mille livres, dont
on n’a point rappelé. Le Consul nomme des gens
pour lui faire le rapport sur les pièces, & quand la
question est un peu difficile, il fait appeler les Mar-
chands les plus expérimentés, qui donnent leurs
avis en sa présence ; mais ils ne signaient point la
minutie, il est bien mieux qu’ils la signent.

ARTICLE VIII.

Tous les autres jugements rendus avec pareil


nombre de juges, seront exécutés par provision,
326 MÉMOIRES

nonobstant & sans préjudice de l’appel, en don-


nant bonne & suffisante caution.

RÉPONSE.

Cela coupera court à bien des chicanes. Le


commerce est établi sur la bonne foi, & il faut
qu’un Marchand fasse valoir fort bien particu-
lièrement en ce Pays-là. Ainsi les appellations
pourraient amortir les capitaux, accrocher les af-
faires, & causer des préjudices considérables.

ARTICLE IX.
Les Consuls connaîtront pareillement de
toutes, matières criminelles entre les person-
nes ci-dessus mentionnées, & pourront juger en
dernier ressort dans les cas ou il n’échera peine
capitale, ayant appelé avec eux sept des plus no-
tables Marchands.

RÉPONSE.
Les Consuls ont des prisons, des chaînes &
des ceps pour châtier les criminels, qui n’ont
point encouru de peine capitale, & jugent en
dernier ressort pour la satisfaction des Parties.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 327

Ce cas arrive rarement pour les marchands, &


fort souvent pour les Artisans & pour les valets.

ARTICLE X.

Et où il écherait peine capitale, ils, instrui-


ront le procès jusqu’à Sentence définitive ex-
clusivement, pour le procès porté au Greffe du
Parlement où les appellations du Consulat res-
sortissent, & l’accusé traduit ès prisons d’icelui
par la voie la plus prompte & la plus sûre, être
fait droit ainsi que de raison.

RÉPONSE.
Lorsqu’il échoit peine capitale, ils instrui-
sent le procès jusqu’à Sentence définitive exclu-
sivement, & si le criminel est pris, on le retient
en prison jusqu’à ce qu’il y ait quelque Vais-
seau prêt à partir de l’Échelle, on l’y embarque,
on charge le Capitaine de sa personne & de son
procès, pour remettre l’un & l’autre au Greffe
du Parlement d’Aix.

ARTICLE XI.
Seront tenus les Consuls dans l’instruction
328 MÉMOIRES

des procès criminels, de garder notre Ordonnan-


ce du mois d’Août 1670, & de commettre des
personnes capables âgées au moins de vingt-
cinq ans, pour en notre nom faire les poursuites
& réquisitions nécessaires, & prendre telles fins
& conclusions verront bon être.

RÉPONSE.
On aime tant le Roi dans toutes les Échel-
les du Levant, & les Consuls font si jaloux de
son honneur & des sa gloire, qu’ils n’ont garde
de manquer à leur devoir sur l’exécution de ses
Ordonnances.

ARTICLE XII.

Les appellations des jugements des Consuls


aux Échelles du Levant, ressortiront en matiè-
res civiles & criminelles au Parlement d’Aix.
L’on désire être informé de l’usage sur cet
article, & si toutes les appellations des Échel-
les du Levant ressortissent à Aix ; si on a des
exemples, que des accusés appelant des con-
damnations capitales contre eux rendues par les
Consuls, aient été traduits & jugés au Parlement
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 329

d’Aix, & quelle est la forme de cette tradition ?


D’ailleurs si les appellations des jugements
rendus par les Consuls des autres Consulats, sont
portées au Parlement d’Aix ou en d’autres Parle-
ments, quel est l’usage & la raison de l’usage ?

RÉPONSE.

Comme il ne s’agit au Levant que de com-


merce & de Marine, toutes les appellations des
jugements des Consuls, tant pour le civil que
pour le criminel ont toujours reparti au Lieute-
nant General de l’Amirauté, d’où l’on appelle
encore au Parlement d’Aix. On se pourvoit au
Conseil pour les affaires de grande conséquen-
ce par-devant Messieurs les Ministres, qui ont
le département de la Marine & du Commerce.
On n’a point accoutumé d’aller directement aux
Parlements pour les affaires du Commerce & de
la Marine. Les Lieutenants de l’Amirauté, & les
juges Consuls en décident ordinairement ; ou
bien M. l’Intendant de la Province.

ARTICLE XIII.
Le Consul sera tenu de veiller à la conser-
330 MÉMOIRES

vation des biens de ceux qui déjà céderont sans


héritiers sur les lieux, ensemble des effets sauvés
des naufrages, & de s’en charger par inventaire
qui sera fait par lui en présence du Commissaire
ou du principal Domestique du défunt si aucun
y a, & de deux notables Marchands Français ré-
sidants sur les lieux.

RÉPONSE.
Il ne mésarrive jamais des biens de ceux qui
meurent au Levant sans héritiers ou sans asso-
ciés, on les met en dépôt dans la chancellerie,
ou bien on en charge quelqu’un par inventaire
avec toutes les formes requises. On fait le même
aussi de tout ce qu’on retire du naufrage, du feu,
ou autre accident, jusqu’à ce qu’un dépositaire
soit valablement déchargé.

ARTICLE XIV.
Le Consul sera pareillement tenu d’envoyer
par la voie la plus prompte & la plus sûre, deux
copies de l’inventaire des biens du décédé ; l’une
au Procureur General du Parlement d’Aix, &
l’autre a notre Procureur du Siège le plus pro-
che du domicile dudit défunt, auxquels nous
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 331

enjoignons d’en avertir les parties intéressées.

RÉPONSE.
On avertit tout aussitôt les parents ou les
héritiers du décédé. On leur envoie les inventai-
res. Les Consuls en envoient des copies à leurs
correspondants à Marseille, pour les faire tenir
à qui il appartient, afin qu’ils mettent ordre à
leurs affaires.

ARTICLE XV.

Les Consuls tiendront bons & fidèles mé-


moires des affaires les plus importantes, tant
publiques que particulières de leurs Consulats,
même des noms de ceux qui sont décédés, & les
enverront tous les six mois au Secrétaire d’État,
ayant le département de la Marine, afin de nous
en informer.

RÉPONSE.
Il est très bon que M. le Ministre d’État ayant
le département de la Marine, soit bien informé
de toutes ces sortes d’affaires, & de tout ce qui
se passe dans les Échelles du Levant, & qu’on
332 MÉMOIRES

lui envoie un journal tous les six mois, ou même


plus souvent quand il en sera besoin.

ARTICLE XVI.
Ce que dessus sera observé en ce qui ne
se trouvera pas contraire aux traités faits entre
nous, & les États où les Consuls sont établis.
L’on demande aussi d’être informé s’il se-
rait à propos de permettre aux Consuls de fai-
re commerce, ou de le leur interdire. Il paraît y
avoir des inconvénients de part & d’autre : car si
le Consul n’a pas la liberté de trafiquer, il pren-
dra partout ailleurs ses avantages au préjudice
du commerce, & ne considérant que ses intérêts
particuliers dans l’établissement de sa Commis-
sion, il abandonnera les Négociants dans les oc-
casions les plus importantes.
Si d’ailleurs il fait négocier, il y aura partout
des concurrences avec les autres Marchands, il
prendra des préférences sur leurs marchés, les
intimidera & emploiera partout l’autorité de sa
Charge, pour établir son négoce particulier au
préjudice de celui du public. Outre que s’il a
procès contre quelqu’un des Négociants ; qui en
voudra être le Juge ?
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 333

L’on demande ce qui serait plus expédient,


& surtout quel est l’usage tant sur cet article que
sur les autres du titre.

RÉPONSE.
C’est une nécessité qu’un Consul ait de quoi
se soutenir, sinon il est impossible qu’il fasse
rien de bon. Dans le temps où le commerce fleu-
rira, les émoluments de la Charge pourront lui
suffire ; & il aura même du revenant bon toute
dépense faite.
On est toujours fort embarrassé dans les
Consulats ou il y a des Pachas, parce que les
Consuls font obligés de leur faire des présents
fréquents & considérables.
Il n’y a qu’a Smyrne, qui étant gouvernée
par un Cadi ou Juge, les présents ne sont pas
si considérables, & le commerce est toujours
bon ; de sorte que c’est la seule Échelle de tout
le Levant, où un Consul puisse trouver tous ses
avantages.
Les Marchands ont fait des Compagnies où
les Consuls avaient intérêt, quoiqu’indirecte-
ment ; mais on n’a jamais vu que les Consuls
d’Égypte, de Seïde, d’Alep & de Smyrne aient
trafiqué en leur nom.
334 MÉMOIRES

Ils sont en chef Consuls d’une Nation nom-


breuse, composée souvent de plus de cent cin-
quante Marchands, qui se suivent quand il sort,
ou pour ses visites, ou pour la promenade. Ils le
considèrent comme une personne qui est la dé-
positaire de l’autorité du Roi. Il reçoit les hon-
neurs à l’Église & partout où il se trouve. Dans
le Levant, il est habillé de rouge comme la mar-
que de sa dignité. Son Prie-Dieu & son fauteuil
sont couverts de velours cramoisi. En un mot il
fait, ou il doit faire la figure d’un grand Seigneur,
& assurément il ne pourrait pas être Marchand
avec tout cet attirail de grandeur, sans préju-
dicier à sa dignité. Les Marchands perdraient
bientôt toute l’estime & toute la considération
qu’ils doivent avoir pour sa personne & pour
son caractère.
La jalousie qui est naturelle à tous les Mar-
chands, & surtout à ceux du Levant, ne man-
quera pas de le leur rendre odieux, & sans qu’ils
prennent la peine de s’assembler & de rien con-
clure entre eux, sa perte sera résolue, ils y tra-
vailleront avec feu & sans relâche, quand bien
même la perte du Consul devrait entraîner celle
de toute la Nation. Par cet endroit seul il semble
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 335

que tout commerce doit être interdit à un Con-


sul.
Un Consul qui n’aura point de part au trafic,
& qui ne se mêlera que de sa charge, ne peut
tom ber dans cet inconvénient, que par le plus
grand de tous les malheurs.
D’ailleurs la Cour ni le Corps du commer-
ce n’ont point à craindre qu’il fasse ses affai-
res aux dépens du public, & s’il ne franchit les
bornes de, son devoir & des usages, il n’est pas
possible qu’on le puisse soupçonner. En voici
la raison. On fait tous les ans deux Députés de
la Nation, qui reçoivent les levées des deniers
qu’on est obligé de faire par des taxes imposées
sur les bâtiments Français pour payer les dettes
de la Nation, ou pour fournir aux avanies, aux
présents & autres dépenses indispensables dont
ils rendent compte à l’Assemblée. Les Audi-
teurs & les Contrôleurs les examinent, & met-
tent leur rapport a la Chancellerie. Le Consul
ne touche jamais à aucuns deniers. Il propose
les affaires, le Corps de la Nation délibère, &
ce n’est que sur leur consentement par écrit que
le Consul agit. Ainsi ne touchant à rien, ne fai-
sant rien son chef, il ne peut ni travailler à ses
336 MÉMOIRES

avantages particuliers, ni être responsable du


succès des affaires.
Un Consul est établi pour être le juge des
Marchands ; s’il avait quelque intérêt ou trafic,
il serait toujours soupçonné d’être partie, quand
même il ne le serait pas, & tout cela ne pourrait
rien produire que de mauvais effets.
Il n’en est pas, de même pour les Consu-
lats de la Morée, Athènes, Napoli de Romanie,
Patras, Modon, &c. celui de Satalie, de Can-
die, de Chypres, de Tripoli, de Barut, de Saint
Jean d’Acre & des Îles de l’Archipel, ces Con-
suls n’ont aucune distinction. Ce sont des Mar-
chands qui tâchent d’avoir ces Commissions
pour se faire considérer de leurs Compatriotes
& des Turcs, & faire leur commerce plus aisé-
ment, & faire tête aux Turcs, en leur imposant
leur caractère & les Capitulations dont ils sont
Porteurs. Le commerce doit être permis à ces
petits Représentants, la facilité qu’ils trouvent à
le faire est leur seul émolument, & ils ne laissent
pas d’être utiles à la Nation, quand des Bâti-
ments sont obligés de relâcher dans leurs Ports,
ou qu’ils y viennent charger.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 337

Avis sur les droits des Consuls.

Les Consuls d’Égypte doivent prendre trois


pour cent, & ceux des autres Échelles seule-
ment deux pour cent sur l’évaluation de tous
les effets des marchandises chargées, tant sur
les Bâtiments Français que sur les Étrangers.
Ce que les Étrangers chargent sur les Navires
Français, s’ils ne sont point sous la protection
de la France, comme les Anglais, les Vénitiens,
les Hollandais &les Génois, doivent deux pour
cent d’entrée aux Consuls.
Les Consuls d’Égypte ont un pour cent plus
que ceux des autres Échelles, à cause que les
dépenses y sont plus fortes & leur ressort plus
étendu, & qu’ils sont obligé de tenir des Vice-
consuls à Alexandrie & à Rosset.
Quoiqu’il paraisse que les Consuls des autres
Échelles retirent deux pour cent, il est certain
qu’ils ne retirent guère plus d’un pour cent c’est
sur ce droit modique qu’ils doivent compter. La
raison de cela est que dans le temps que le com-
merce du Levant était bien plus florissant qu’il
n’est aujourd’hui, la grande quantité d’argent &
338 MÉMOIRES

de marchandises qu’on y apportait de tous côtés


donnait aux Consuls des droits si considérables,
qu’ils voulaient bien faire grâces aux Commis
d’un demi pour cent. D’ailleurs les marchandi-
ses étaient évaluées à un prix beaucoup moindre
que celui de l’achat, & cette diminution allait
encore à un demi pour cent. De sorte que tout
bien compté, le Consul ne retirait jamais que la
moitié de ses droits.
Les Écrivains des Bâtiments bien souvent
corrompus par leurs Marchands, ne déclaraient
aux Consuls que les deux tiers, & souvent la
moitié de leurs chargements. Cela a passé com-
me en usage aujourd’hui, & le commerce étant
extrêmement diminué, le Consul ne retire pres-
que plus rien de ses droits, pendant que les dé-
penses au lieu de diminuer, se sont si fort aug-
mentées, qu’un honnête homme doit y regarder
plus d’une fois avant de s’engager dans cet em-
barras.
Le remède qu’on pourrait apporter à cet
abus, serait que Sa Majesté ordonnât de nou-
veau de payer ponctuellement ces droits sur le
pied de l’ancien usage, savoir trois pour cent à
ceux des autres Échelles du Levant.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 339

Que les Marchands &les Écrivains des Na-


vires donnassent fidèlement leurs déclarations
ou manifestes avec serments, sous peine d’une
amande considérable.
On pourrait encore, à l’imitation des An-
glais, élire un Trésorier de la Nation pour per-
cevoir les droits du Consulat & en payer la dé-
pense, la table & les présents du Consul, & lui
régler les appointements, afin qu’il ne se mêlât
de rien, que de remplir dignement les devoirs
de sa charge.
Le Corps du commerce serait très bien de
donner une somme aux Consuls des Échelles,
où il y a plus à dépenser qu’à recevoir, comme
sont ceux d’Alep & de Seïde. La raison de cela
est qu’il y a une grande concurrence dans la pre-
mière de ces Villes entre les Consuls de France
& ceux de Venise & d’Angleterre. Celui de Ve-
nise est toujours est toujours un Noble Vénitien,
celui d’Angleterre est aussi le plus souvent un
Gentilhomme ; ils font l’un est l’autre de gran-
des affaires, ils ont des droits très considérables,
& font une dépenses éclatante & proportionnée
à leurs grands profits.
Le Consul de France a le pas sur eux, & par
340 MÉMOIRES

une suite nécessaire il doit paraître plus qu’eux,


s’il veut n’être pas méprisé par les Turcs & par
les Francs, de quelque Nation qu’ils soient. Mais
les profits qu’il retire de son Consulat sont trop
modiques pour fournir à ces dépenses ; de sorte
qu’il est obligé de laisser avilir la dignité de sa
Nation, ou de chercher de quoi la soutenir par
un commerce particulier, & ce commerce lui
étant interdit par de très justes raisons, il est im-
possible qu’il se soutienne ; & qu’il soit en état
de réprimer les entreprises des Turcs qui sont
fomentées par leur avarice naturelle, & souvent
par la jalousie de nos concurrents.
Voilà ce que l’expérience de plusieurs an-
nées que j’ai passé dans le Levant m’a fait con-
naître, & dont je rends ici un témoignage sincère
à la vérité.
Je donnai ce Mémoire à M. Foucault Se-
crétaire du Conseil le quatre décembre 1675.
Il le présenta à M. Colbert, & me dit quelques
jours après que le Ministre en avait été content,
& que l’on travaillerait à régler les affaires du
Levant quand le Roi serait parti pour ses cam-
pagnes.
Le dix du même mois M. Foucault m’envoya
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 341

chercher, & me donna un autre petit Mémoire


de la part de M Colbert afin d’avoir mon avis.
Je vis aisément que ceux qui s’étaient mêlés de
donner des avis à ce Sage & éclairé Ministre,
avaient manqué eux-mêmes de lumières, ou
avaient eu des intérêts particuliers bien opposés
à ceux de la justice & du public.
_______________

Mémoire de M Colbert sur les désordres qui


arrivent aux Échelles du Levant, avec
mes Réponses.

O
N suppose que tous les désordres qui
arrivent au Levant viennent de la mau-
vaise administration des deniers que
l’on y lève.
De la Reddition des comptes de ceux qui les
administrent, des délibérations des assemblées,
& de la qualité des personnes qui y assistent.
De l’élection des Députés de la Nation qui
se font annuellement, parce qu’on élit des gens
qui n’ont pas les qualités requises.

RÉPONSES.
Il faut d’abord supposer comme une vérité
342 MÉMOIRES

que les Turcs aiment moins les Français que


toutes les autres Nations, & cela pour deux rai-
sons. 1° Parce qu’ils ne craignent que le Roi
de France, & point du tout les autres Rois ou
Républiques, qu’ils regardent comme trop fai-
bles, ou comme trop éloignés d’eux. 2° Parce
qu’ils sont persuadés que nous ne les aimons
que pour l’avantage que nous tirons du Com-
merce que nous faisons chez eux, ce qui est
cause que nous faisons semblant d’être de leurs
amis, quoique dans le fond nous ne les soyons
point du tout. On doit inférer de là qu’ils ne
nous souffrent que pour avoir notre argent, soit
en achat de leurs denrées, soit pour les injusti-
ces qu’ils font aux Marchands, qui est ce qu’on
appelle avanie.
Il faut remarquer que les autres Nations
portent peu d’argent comptant, & qu’ils font,
presque tout leur commerce en draps, toiles,
papiers, plomb, étain, poudre, cordages, bois
de construction, mâts & autres choses pour la
Marine ; les Français n’osent porter la plupart
de ces marchandises, de crainte d’encourir l’ex-
communication portée par la Bulle In Cœna Do-
mini. Il semble qu’on devrait être revenu de cette
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 343

crainte depuis longtemps.


Les Anglais, les Vénitiens, les Hollandais
même & les Génois font ordinairement de gros-
ses dépenses, & surtout les premiers. Ils com-
blent les Pachas & les Cadis de présents ; ils
achètent leur protection, & se tirent ainsi de
toutes les mauvaises affaires qui leur arrivent.
Les Français dont le négoce est plus resserré,
ne peuvent pas s’exempter de leur faire des
présents, mais ils n’achètent la protection des
Turcs que quand ils en ont besoin, & l’achètent
toujours plus cher ; de là vient que les Turcs
les comparent aux noix qu’il faut briser pour
en tirer quelque chose de bon, & aux huitres
dans lesquelles il faut introduire le couteau pour
avoir ce que les écailles renferment. Jamais les
Français ne conviennent de prévenir les Offi-
ciers Turcs par des présents pour gagner leur
protection. Ils attendent qu’il leur soit arrivé
quelque mauvaise affaire, & pour lors ils s’em-
pressent d’y remédier ; ils font parler, ils solli-
citent, & les Turcs se raidissent, & comme je
l’ai remarqué dans l’affaire avivée à Seïde, une
Nation entière est en danger d’être ruinée par
344 MÉMOIRES

une économie mal entendue par une lésine hors


de propos, & par un entêtement. Les Turcs
étant Juges & Parties, avares au souverain de-
gré, & n’aimant que l’argent, ils ont toujours
des moyens de tirer le nôtre. Ils ne demeurent
jamais courts avec nous, & quand ils manquent
de bonnes raisons pour soutenir une avanie, ils
supposent qu’un Turc a été battu par des Chré-
tiens, ou bien ils enlèvent le chapeau de quel-
qu’un qu’ils trouvent dans une rue écartée, pu-
blient qu’ils l’ont trouvé avec des femmes, le
mettent en prison. On ne parle que de le faire
brûler vif s’il ne prend pas le turban, & il faut
que la Nation trouve de l’argent, pour assoupir
cette affaire.
La Nation s’assemble là-dessus, on est
convaincu de l’injustice, mais on sait que les
meilleures raisons sont inutiles si elles ne font
soutenues par l’argent : on délibère sur la som-
me qu’on doit offrir, & comme il n’est jamais
arrivé que la Nation ait eu de l’argent en caisse,
elle est obligée d’en emprunter à deux ou trois
pour cent par mois, soit qu’on le prenne des
Marchands ou des juifs, qui est la même cho-
se ; car les Marchands ont besoin, de leur argent
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 345

pour leur commerce, & ne s’en défont pas gra-


tuitement. Les sommes empruntées, quand on
manque d’en payer les intérêts, doublent bientôt
les capitaux, & si les vaisseaux sur lesquels on
peut faire les impositions pour les payer, man-
quent à venir, la Nation qui est caution de toutes
les sommes empruntées & des intérêts est bien-
tôt accablée, comme on en a vu des exemples.
D’ailleurs quand les Marchands savent qu’une
Échelle est endettée, ils n’ont garde d’y adres-
ser leurs bâtiments, de crainte qu’on en prenne
les fonds, & le mal croîtrait à l’infini.
Voilà les raisons des emprunts que l’on est
obligé de faire. Il est certain qu’ils ne se font ja-
mais que par une mûre délibération de la Nation
assemblée, qui commet des gens pour eu faire
la répartition sur les marchandises qui arrivent
d’Europe. C’est l’unique moyen que l’on ait, &
c’est ce moyen qui fait crier le corps du com-
merce.
Les sommes levées sont fidèlement admi-
nistrée, selon les intentions de l’assemblée & on
ne peut former de plaintes raisonnables contre
ceux qui en sont chargés ; voilà pour le premier
article.
346 MÉMOIRES

Les Receveurs de ces sommes ne font


qu’une année en exercice. Quand le terme ap-
proche, la Nation assemblée nomme deux ou
trois de ses principaux Marchands pour exami-
ner les comptes des Receveurs, & vérifier sur
des pièces authentiques leur recette & leur dé-
pense. Ensuite on assemble la Nation, les Exa-
minateurs font leur rapport, on lit les comptes ;
ceux qui ont quelque objection à faire la font
sur le champ, & les Receveurs sont tenus d’y
répondre aussitôt, & quand il y a contestation,
c’est le Consul avec les principaux qui en déci-
dent. Il semble que tout cela est dans l’ordre &
satisfait au second point.
Quand il y a quelque chose à délibérer, si elle
est de conséquence, on fait assembler la Nation
tolite entière, c’est à dire, tous les Marchands,
parce qu’y étant tous intéressés on ne petit les
priver de leurs suffrages sans leur faire une es-
pèce d’injustice. Ils ne manqueraient pas de pro-
tester & d’en appeler, & cependant les affaires
demeureraient en suspens & pourraient dépérir.
Quand elles ne sont pas d’une si grande consé-
quence, ou qu’une diligence extraordinaire est
nécessaire & le secret, alors le Consul se contente
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 347

d’assembler les Chefs & les plus expérimen-


tés des Marchands, & il détermine avec eux ce
qu’il y a à faire. Mais dès qu’il y a une levée de
deniers à faire, la pratique constante est d’as-
sembler toute la Nation. Ainsi on peut assurer
qu’on n’emprunte jamais rien qu’on n’ait fait
une assemblée générale où la levée des deniers
& leurs emplois font déterminés & marqués sur
le Registre des délibérations & signés de tous
les assistants, voilà la réponse au troisième ar-
ticle.
Quant au quatrième article, c’est souvent un
embarras considérable pour les Consuls de trou-
ver des gens d’un âge & d’une sagesse qui puis-
sent donner du poids à leurs avis : car il arrive
souvent que presque tous, ou du moins la plus
grande partie de ceux qui composent le corps
des Marchands d’une Échelle, sont de jeunes
gens que l’on envoya pour se façonner au com-
merce, ou par leurs commettants, ou à qui leurs
parents donnent quelques parties de marchandi-
ses, pour voir comment ils se comporteront. Ce
sont pour ainsi dire, des novices, des apprentis.
Le feu de la jeunesse ne leur permet pas de faire
les réflexions nécessaires ; ils sont bouillants &
348 MÉMOIRES

impétueux, & ne songent pas qu’il faut être plus


sage & plus modéré en Turquie que dans bien
d’autres endroits, parce qu’on paye les fautes
bien plus chèrement. C’est pourtant souvent de
ces sortes de gens que le gros de la Nation est
composé ; & c’est ce qui embarrasse un Consul
quand il faut amener cette jeunesse à prendre
un conseil salutaire. Cela n’arrive pas quand il
a le bonheur de trouver de vieux Marchands,
sages, éclairés dans les affaires, qui connais-
sent le Pays, qui raisonnent solidement, & qui
savent entre les bons avis choisir & suivre les
meilleurs.
On pourrait remédier à cet inconvénient, si
le Roi ordonnait que les Marchands ne seraient
point appelés aux assemblées qu’ils n’eussent
vingt-cinq ou trente ans accomplis, & qu’ils
eussent demeuré dans l’Échelle une année en-
tière. On pourrait alors compter davantage sur
leur sagesse & sur leur expérience, & que quand
cela ne se trouverait pas, le Consul pourrait déli-
bérer sur toutes les affaires, quand il aurait avec
lui sept personnes qui auraient les qualités mar-
quées ci-dessus.
Il est vrai que quand on se trouve exposé
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 349

à des avanies on a recours à la Porte mais il


faut commencer par payer. Après cela, on peut
députer à l’ambassadeur à Constantinople pour
tâcher d’obtenir justice. On l’obtient quelque-
fois à force de présents & de dépenses, qui vont
assez souvent deux ou trois fois plus haut que
la chose dont on se plaint. On a quelquefois le
plaisir de voir rappeler le Pacha ou le Cadi ; on
voit confisquer leurs biens & leurs familles ré-
duites à l’aumône ; mais il n’est jamais arrivé
qu’on ait recouvré la moindre partie de ce que
les Officiers avaient extorqués par leurs ava-
nies.
J’envoyai ce Mémoire à M. Foucault le 15
Décembre avec une ample instruction, qui lui
fit d’autant plus de plaisir qu’elle le détrompa
de quantité de prévenions, que les mauvais rap-
ports avaient fait naître. Je lui prouvai que si
les Ordonnances ou le Code que le Ministre
méditait de faire pour le commerce du Levant,
se trouvait chargé de beaucoup de procédu-
res, il ferait beaucoup plus de mal que de bien,
parce que le commerce du Levant est établi
sur des usages anciens, dont on a banni autant
qu’il a été possible toutes sortes de chicanes,
350 MÉMOIRES

& où l’on ne se règle que par là droiture & la


bonne foi. Qu’il n’y avait rien au monde que
les Marchands appréhendassent tant que les
procès, & qu’ils aimeraient mieux abandonner
leur commerce & les Échelles, que de se voir
exposés à des procès ruineux, qui seraient cau-
sés infailliblement par les nouvelles Ordonnan-
ces.
Le 16 Décembre, je reçus des Lettres des
Turcs d’Alger qui étaient à Marseille, qui se
plaignaient amèrement de ce que le Roi ayant
donné depuis longtemps des ordres pour leur
délivrance, M. Brodart Intendant des Galères ne
se mettait point en devoir de les exécuter. Ils me
demandaient mes bons offices auprès du Minis-
tre, & témoignaient une grande impatience.
Je savais qu’il y avait des Barques qui se
préparaient pour Alger, & il était à craindre que
si ces Turcs continuaient d’écrire au Dey & à
la Milice, ces gens violents ne se portassent à
quelque extrémité, ou contre la Nation en géné-
ral, ou contre ces Français qui étaient en dépôt
au Bagne de la Douane, comme ils en avaient
donné l’avis par les Lettres qu’on avait inter-
ceptées.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 351

D’ailleurs j’étais accablé des Lettres des pa-


rents des Français qui étaient en dépôt à Alger,
& ceux dont les parents étaient à Paris ne me
donnaient pas un moment de repos ; de sorte
que pour finir cette affaire, je trouvai moyen de
faire mettre sur la table du cabinet de M. Col-
bert & de M. de Seignelay un ample mémoire
sur cette affaire. M. Colbert le lut & m’envoya
chercher, & régla tout avec moi, & fit expédier
l’ordre pour la liberté de ces Turcs.
Le 18 Les ordres furent expédiés & j’en fus
averti, & M. Colbert m’ordonna d’écrire au Dey
sur la bonté que le Roi avait de lui rendre les
Turcs, qu’il demandait.
J’écrivis d’abord ma Lettre en Français, &
après l’avoir fait voir au Ministre, je la mis en
Turc sur de grand papier à la mode du Pays, afin
que le Dey pût mieux l’entendre quand on la lui
lirait, que si elle lui était expliquée par le Tru-
cheman. En voici la copie.
352 MÉMOIRES
_______________

Lettre au Dey d’Alger Hagy Mehemed


Tric-Ogli.

A St. Germain Le 2 Décembre 1675.

T
RÈS Illustre & Magnifique Seigneur, je
vous ai marqué par mes dernières Lettres,
que le Roi mon Maître était dans la dis-
position d’accorder à votre Milice ce que vous
avez demandé, sur ce que j’ai fait connaître à M.
Colbert les bonnes intentions dans lesquelles je
vous ai laissé pour l’entretien de la paix.
Je vous ai dit ensuite que Sa Majesté avait
accordé l’échange des vingt-deux Turcs contre
les Passagers Français que vous retenez.
A présent je vous donne avis que Sa Majesté
a donné les ordres à son Intendant de Marseille
de les embarquer par la première occasion, ce
qui aurait déjà été fait, si on avait pu vous les
envoyer aussitôt que vous l’aviez désiré ; mais
les Galères du Roi mon Maître ayant été en Si-
cile pendant toute la campagne, cela n’a pu se
faire, qu’après leur retour.
Il a fallu chercher les Turcs que vous deman-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 353

diez, & les vérifier sur le rôle que vous me don-


nâtes à Alger. Il se passe du temps pour tout
cela ; mais il ne s’en est point perdu. D’ailleurs
il y a en aucune occasion à Marseille pour les
faire passer chez vous.
Vous voyez par là que je me suis acquitté
de la parole que je vous avais donnée. J’espè-
re aussi que la vôtre sera inviolable, & que vos
Vaisseaux feront non seulement toutes sortes
d’amitiés aux nôtres ; mais qu’ils les défendront
même contre leurs ennemis, & continueront de
les escorter jusque dans les Ports de ce Royau-
me quand il en sera besoin.
Vos Sujets qui seront rencontrés par les
Armées Navales du Roi mon Maître, & par la
grande quantité de Vaisseaux de guerre qu’il
entretient dans les mers du Levant & du Ponant
pendant toute l’année, vous feront connaître
l’avantage que vous avez d’être de ses amis ;
& ses ennemis ressentiront ce que peut la for-
ce de ses armes victorieuses, tant par mer que
par terre, auxquelles les Hollandais, la Maison
d’Autriche, & tous leurs Alliés joints ensemble
ne sauraient résister.
Ainsi quoique je sois persuadé que les échan-
354 MÉMOIRES

ges se font de bonne foi chez vous, & que vos


Turcs ne feront pas plutôt arrivés dans votre
Ville, si Dieu veut les y conduire à sauvement,
que vous nous renverrez nos vingt-deux, Fran-
çais, je vous exhorte encore par la pitié que j’ai
pour vous & pour votre intérêt particulier, de
satisfaire à cet échange avec exactitude, puis-
que le Roi y a consenti, & que de ma part j’ai
fait les sollicitations que je vous avais promi-
ses.
Vous saurez encore que Kior Aly Raïs Capi-
taine du Vaisseau la Rose, ayant pris une Galiote
sur les Hollandais, l’avait amarinée avec douze
Turcs que le nommé Ahmed commandait pour
aller à Alger. Deux Frégates de St. Malo l’ont
trouvée sans Bannière, sans Patente, ni aucun
papier & l’ont amenée en France, la croyant de
Salé. Mais on n’a pas plutôt su qu’ils étaient de
vos Sujets que Sa Majesté a donné des ordres
très précis pour vous les renvoyer avec ladite
Galiote, & leur a fait donner gratis tout ce qui
était nécessaire pour leur trajet.
Vous voyez de quelle manière Sa Majesté
en use avec vous. Cela doit vous exciter à faire
la même chose envers les Français, afin de faire
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 355

cesser tous les sujets qu’on aurait eu jusqu’à


présent de se plaindre de vous.
Souvenez-vous, je vous prie, de ce qui s’est
passé entre vous & moi sur le sujet des injustices
que les Armateurs particuliers de votre ville ont
fait à notre Nation durant que j’ai été à Alger. Il
faut espérer que la bonne intelligence sera entiè-
rement rétablie par cet échange ; qu’à l’avenir les
Sujets du Roi mon Maître se loueront des vôtres,
& que nos vingt-deux Français Passagers seront
contents des caresses, & des amitiés qu’ils rece-
vront de vous avant leur retour.
On n’épargne rien, pour vous marquer com-
bien le Roi mon Maître veut bien entretenir la
paix qu’il vous a accordée. Vous devez aussi te-
nir la main que les articles du Traité s’exécutent
par vos Sujets d’une manière qui puisse leur at-
tirer l’amitié de Sa Majesté, au lieu de leur faire
encourir son indignation.
Cependant s’il arrivait par malheur quelque
différend entre les deux Nations, qui put trou-
bler cette bonne correspondance (ce que je ne
saurais croire) je vous pris de surseoir toutes
choses jusqu’à ce que vous ayez ma réponse sur
les avis que vous m’en aurez donnés. Vous avez
356 MÉMOIRES

voulu que je fusse ici votre Agent, je vous pro-


mets aussi que je ménagerai vos raisons, vos sen-
timents & vos intérêts d’une manière que vous
serez satisfaits des bontés du Roi mon Maître,
des faveurs de M. Colbert, & des soins que j’y
aurai employé.
Je baise les mains à Mehmed Raïs votre fils,
& à Baba Hassan votre gendre. Je vous envoie
ci-jointe la réponse que je fais à la dernière Let-
tre qu’ils m’ont écrite, & vous offrant mes ser-
vices, je vous prie de me continuer vos amitiés,
& de croire que je suis votre, affectionné servi-
teur, LE CHEVALIER D’ARVIEUX.
Le 22 Décembre ayant traduit cette Lettre
en Turc dans les termes, les cérémonies accou-
tumées, je les donnai en original à Messieurs
les Ministres pour avoir leur agrément.
Les Commis qui me les rendirent pour les
envoyer à Alger, me dirent de la part de M. Col-
bert qu’ils en étaient contents, & que bien loin
d’y trouver rien à redire, ils avaient fait leurs
dépêches dans le même sens.
J’écrivis aussi à M. le Vacher, au Truche-
man, au Consul Anglais, & à quelques autres de
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 357

mes amis, pour concourir à la justice de cet


échange ; & j’envoyai mon paquet à M. Rouillé
Intendant de Provence, pour le faire passer à
Alger, & je marquai à M. Brodart Intendant des
Galères les avis dont il pouvait avoir besoin tou-
chant l’embarquement des Turcs, & afin qu’il
exécutât plus aisément les ordres du Roi, que
M. Colbert lui devait envoyer.
Le 24 Toutes les dépêches du Roi étant par-
ties, je sus que M. Colbert avait ordonné à M.
Bodart de mettre en liberté tous les Turcs qui
étaient contenus dans mon mémoire, & parce
qu’il y en avait qu’on ne trouvait point sur le Re-
gistre des Galères, & que d’autres étaient morts,
il lui donnait ordre d’accomplir le nombre de
vingt-deux par tous les Invalides d’Alger, qui se
trouveraient à la chaîne ou dans les hôpitaux.
Les Échevins & les Députés du Commerce
de Marseille, eurent ordre de fournir le Bâtiment
pour les transporter, &toutes les provisions de
bouche qu’il fallait Pour leur voyage, ce qui fut
exécuté ponctuellement. Ils partirent fort con-
tents de la liberté que je leur avais procurée, pro-
mettant à mes amis qu’ils en rendraient compte
au Dey & à la Milice.
358 MÉMOIRES

Je trouvai dans mes papiers un mémoire


écrit en Turc, qui m’avait été donné par un de
mes amis à Constantinople. Il contient les pertes
& les dépenses que les Turcs ont faites pendant
les quatre dernières années du siège de Candie,
qui fut prise enfin par le Grand Vizir Ahmed Pa-
cha. Il m’a paru trop curieux pour en priver le
Public.

TRADUCTION

D’UN MÉMOIRE ÉCRIT en Turc, qui con-


tient les dépenses que les Turcs ont faites au siè-
ge de Candie par les Armées des vrais Croyants
commandées par Ahmed Pacha Grand Vizir,
depuis le mois de Zilhugé de l’année de l’Hégi-
re 1077, jusqu’au Vendredi Premier de la Lune
Gemad-Oual de l’année 1081 que les troupes
du Grand Seigneur sont entrées dans la Place,
avec la Liste des morts.

PREMIÈREMENT.

C
ENT nonante six mille sept cent soixan-
te & quinze boulets de canon qui ont été
tirés.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 359

Cent onze mille trois cents douze quintaux


de poudre à canon.
Cent vingt-six mille huit cents cinquante-
cinq grenades de verre.
Septante-cinq mille trois cents vingt deux
bombes de fer à Mortier qui ont été tirées.
Cent quatre-vingt cinq mille six cents vingt-
quatre bombes de fonte.
Cent trente-deux mille huit cents vingt-deux
mille bombes en boulets de Pierre.
Trois mille neuf-cents soixante mines qui
ont joué.
Trois cents cinquante mille piastres données
comptant aux braves Soldats qui ont apporté des
langues ou des têtes de Chrétiens.
Quarante-huit mille huit cens douze pias-
tres données par gratification à ceux qui ont été
blessés.
Dix Pachas au Vice-rois qui ayant été tués,
ont gagné la couronne du martyre.
Quatre-vingt-quatre Chorbagis martyrisés.
Ce sont les principaux Officiers des Janissaires.
Cent soixante & quatre Chiaoux martyrisés.
Vingt-quatre mille deux cents onze Janis-
saires morts martyrs, dont le bien & la dépouille
360 MÉMOIRES

sont revenus au fisc du Grand Seigneur.


Quatre mille neuf cents vingt-trois Spahis,
aussi martyrs, ayant été tués dans le nombre des
Enfants perdus.
Sept cents quatre-vingt seize Maîtres de
Camps aussi martyrs.
Trente-cinq-mille deux cents-quarante-cinq
Soldats fournis par les Spahis des Timars & des
Ziamets, qui sont morts martyrs.
Deux mille huit cents quatre-vingts six Ca-
nonniers aussi martyrs.
Dix-huit mille sept cents-vingt-sept Mi-
neurs, qui ont péri dans les mines ou par les
fourneaux.
Huit mille Volontaires ou environ le nombre
n’en étant pas exactement connu, parce qu’ils ne
sont pas écrits sur le Livre de la paye du Grand
Seigneur.
Mil neuf cents-vingt-deux Chrétiens trans-
fuges, qui ayant quitté la Place sont venus se
rendre aux Musulmans.
Mil neuf cents vingt-cinq têtes de Chrétiens
que nos Soldats ont apportés.
Cent quatre-vingt-sept Turcs qui ont été mis
en liberté, & délivrés des Mains des infidéles.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 361

Trois cents vingt-neuf mines prêtes à jouer,


que l’on a trouvé aux environs de la Place aban-
données par les Chrétiens lors de la réduction.
Quatre cents huit pièces de canon prises sur
les Chrétiens, tant dehors que dedans la Place.
Deux cents trente-sept mortiers à bombes
pris de la même manière.
La longueur de la Ville de Candie est de
treize mille pieds, qui réduits à la toise de Fran-
ce, font cinq mille trois, cents trente trois toi-
ses, c’est peut-être la circonférence au lieu de la
longueur.
Le nombre de maisons était d’environ tren-
te deux mille, sauf erreur il s’y est trouvé trois
cents Églises grandes ou petites.
Le tout à la louange du Dieu très haut.
L’an de l’Hégire 1081 le premier Jeudi de la
Lune Babich Eltani, étant à l’heure de Vêpres, les
Chrétiens ayant arboré la Bannière Blanche sur
un Bastion pour demander composition, Ibra-
him Pacha Lieutenant du Grand Vizir, & Zalficat
Aga Lieutenant Général des Janissaires appro-
chèrent leurs tentes, après avoir correspondu à
ce signal par une Bannière Blanche de la part des
362 MÉMOIRES

troupes du Grand Seigneur, ils furent huit jours


négocier la paix. Le Jeudi suivant à la même
heure, tout ayant été accordé, & les Officiers de
la Place étant venus au camp du grand Vizir, y
furent reçus avec beaucoup d’honnêteté & de
caresses. Ce premier Ministre leur fit présent
d’une veste à chacun, & leur donna vingt jours
de temps pour valider la Place, selon les conven-
tions du Traité ; & le premier Vendredi du mois
Gemad-Cuvel à trois heures après midi, les clefs
de la Ville ayant été portées au grand Vizir, les
Chrétiens se retirèrent à l’Estancie, qui est une
île vis-à-vis la Place, où ils demeurèrent vingt-
deux jours avec leur armée, après lesquels ils se
retirèrent à la Suda. Écrit en Candie les jours &
an que dessus.
Le Chevalier d’Arvieux ayant eu plusieurs
conférences avec le Résident de Portugal en
France depuis son retour d’Alger, ce Ministre
en écrivit quelque chose au Prince Régent de
cette Couronne, & il reçut ordre de prier le che-
valier d’Arvieux, de lui donner un Mémoire sur
la manière dont on pourrait se servir pour châ-
tier ces Corsaires, dans le dessein que ce Prince
avait de mettre la campagne suivante une flotte
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 363

considérable en mer, pour les aller brûler & les


détruire. Voilà une copie de ce Mémoire.
_______________
MÉMOIRE

Envoyé au Prince Régent de Portugal,


pour châtier les Corsaires d’Alger
& ruiner leur République.

L
A Milice d’Alger ne subsiste que par les
prises que ces Corsaires font continuelle-
ment sur les Chrétiens, dont ils ont l’inso-
lence de se dire le fléau & la terreur. Il en certain
que si on voulait les détruire, la chose ne serait
pas si difficile qu’on se l’imagine. Il ne faudrait
pour cela que détruire leurs Vaisseaux, & que
tous les États Chrétiens convinssent ensemble
de ne leur plus fournir les choses nécessaires
pour en armer d’autres, comme sont les mâts,
les cordages, les ancres, & autres ferrements, les
armes, la poudre, les boulets, les toiles à voile,
le brai, le goudron, les bordages & autres cho-
ses nécessaires pour la construction & l’arme-
ment des Bâtiments. Dès qu’ils seraient une fois
renfermés dans l’enceinte de leurs murailles,
ils se dévoreraient les uns les autres. C’est une
364 MÉMOIRES

verité : car de songer à se rendre maître de la


Ville, quoique ce ne soit pas une chose absolu-
ment impossible, quoi qu’elle soit très peuplée,
& qu’elle puisse être secourue par le Pays des
environs, qui quoiqu’ennemi des Turcs les se-
couerait par zèle de Religion ; ainsi quand on
pourrait par des efforts extraordinaires, & par
la jonction des troupes Françaises, Espagnoles,
Portugaises, Italiennes, emporter la Ville, ce se-
rait une chimère de la vouloir garder. On n’en
pourrait faire autre chose que de la ruiner de fond
en comble, faire sauter les Forteresses, combler
le Port, & puis l’abandonner ce serait un grand
ouvrage ; mais comment assembler toutes ces
troupes Chrétiennes ? Leurs Souverains ont tant
de différents intérêts à ajuster, que la chose pa-
raîtra toujours impossible à tout homme de bon
sens.
D’ailleurs il faudrait faire la même chose à
Tunis, à Salé, parce que les Corsaires chassés
d’un endroit se jetteraient dans un autre, & tan-
dis qu’ils auront des Bâtiments ou de quoi en
construire, ils feront toujours la course.
Il ne faut donc songer qu’à leur ôter ce moyen,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 365

& détruire leur piraterie en prenant leurs Vais-


seaux, ou en les brûlant dans le Port.
La quantité prodigieuse d’argent qu’on y
apporte tous les ans d’Espagne & de Portugal,
pour le rachat des Esclaves, peut servir en partie
pour équiper quinze ou vingt bons Vaisseaux de
guerre. Il n’en faut pas davantage pour les mettre
à la raison. Ce nombre bien entretenu toujours
en mer, & toujours sur leurs côtes, suffit pour
les désoler, & même un plus petit suffirait.
On peut même assurer, que si Sa Majesté
Portugaise est dans la résolution de châtier ces
Corsaires & de les détruire, elle pourra en venir
à bout avec dix ou douze bons Vaisseaux, cinq
ou six Brûlots, & autant de Barques longues,
avec deux Galiotes à bombes.
Cette Escadre sera en sûreté dans la Rade
d’Alger, depuis le mois de Mai jusqu’en Octo-
bre, parce que les vents de Nord qui sont les
plus dangereux sur cette côte, n’y sont pas fort à
craindre ces cinq mois, & c’est le temps où ces
Corsaires sortent ou qu’ils rentrent.
L’Escadre ayant mouillé dans la Rade hors
la portée du canon des Forts, peut y rester sans
366 MÉMOIRES

faire paraître son dessein & sans se faire con-


naître, en attendant le moment favorable pour
introduire ses Brûlots, & pendant ce temps-là,
la moitié peut croiser au large pour attendre les
Corsaires qui reviendraient : car comme ces
Bâtiments n’ont jamais que pour quarante jours
de vivres, il faut par nécessité qu’ils reviennent
au Port, dès que leurs vivres finissent, & on ne
manquerait pas de les prendre.
Ceux qui se trouveraient en Rade quand
l’Escadre Chrétienne paraîtrait, rentreraient
dans le Port, & n’auraient garde d’engager un
combat avec de gros Bâtiments, avec lesquels
ils n’auraient que des coups à gagner. De sor-
te que l’Escadre attendrait tranquillement une
nuit, & un vent favorable pour faire entrer ses
Brûlots dans le Port, & y mettre en feu tous les
Bâtiments Turcs, qui se trouvant comme entas-
sés les uns fur les autres, seraient bientôt embra-
sés, & l’incendie se communiquerait infaillible-
ment à tous les autres, & même aux chantiers de
construction & aux magasins de bois qui sont à
la Marine, & qui sait si l’embrasement n’atta-
querait pas la Ville, & qu’elle ne pût être entiè-
rement consommée dans le trouble où seraient
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 367

tous ces voleurs dans une nuit si terrible.


Il faut observer quelques choses pour réus-
sir dans cette entreprise.
La première est de ne point introduire les
Brûlots l’un après l’autre, mais deux ou trois à la
fois, afin que si le canon des Forteresses en cou-
lait bas quelqu’un, celui ou ceux qui en échap-
peraient pût entrer & s’approcher des Bâtiments
le plus qu’il pourrait avant d’y mettre le feu.
La seconde, que les Brûlots fussent con-
duits par des gens de cœur & de conduite, qui
ne fissent mettre le feu que bien à propos, &
qui eussent assez de fermeté pour s’approcher
assez pour jeter leurs grappins sur les premiers
Bâtiments qu’ils pourraient aborder.
La troisième, qu’il serait bon qu’il y eût deux
ou trois bombes chargées dans chaque brûlot.
Elles seraient un effet merveilleux en sautant en
l’air pendant le désordre de l’incendie.
La quatrième, que dans le moment que les
brûlots entreraient, il faudrait que toute l’Esca-
dre s’approchât & canonnât vivement les For-
teresses, & que les Galiotes les bombardassent,
afin de divertir & de partager l’attention des
turcs, & quand on verrait la réussite des Brûlots
368 MÉMOIRES

par le grand feu qui s’allumerait dans le Port,


ce qui ferait infailliblement diminuer celui des
Forteresses, on pourrait s’approcher plus près &
canonner vivement, & bombarder les Forteres-
ses & la Ville sans leur donner de relâche ; mais
éviter de vouloir faire une descente, à moins
qu’on ne fût sûr que les Forts soient abandon-
nés, comme cela pourrait arriver, & si on pou-
vait se rendre maîtres de quelque Fort, tourner
les canons contre la Ville, & faire promptement
des fourneaux pour les aire sauter, aussi bien
que les magasins à poudre.
On peut assurer qu’une telle affaire bien
conduite, leur ôterait pour longtemps le pouvoir
de remettre en mer, pour troubler les Nations
Chrétiennes.
Il est certain que dans le désordre de l’incen-
die, les Esclaves Chrétiens ne manqueraient pas
de prendre la fuite, & de se sauver à la nage ou
dans les Bateaux qu’ils enlèveraient. Il faudrait
pour les aider autant qu’il serait possible, en-
voyer des Chaloupes armées à l’entrée du Port
& sur la côte pour les recevoir. On saurait par
leur moyen ce qui se passerait, & sur cela le Gé-
néral de l’Armée pourrait prendre des mesures.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 369

On peut assurer sans crainte de se tromper, que


ce serait la plus ample rédemption qui se serait
jamais faite.
L’action achevée, il faudrait que l’Escadre
se remît à l’ancre dans la Rade ou seulement
une partie avec des Vigies, c’est-à-dire, des Ve-
dettes qui croisassent bord sur bord un peu au
large ; mais à la vue des Bâtiments qui seraient
demeurés en Rade, afin de donner avis de ce
que l’on découvrirait à la mer, & courir sur les
Bâtiments qui paraitraient prendre la route du
Port, ou que l’on jugerait pouvoir être Barba-
resques.
Il est certain que l’Escadre ne serait jamais
deux mois occupée au blocus de la Ville, sans
trouver l’occasion de faire entrer ses Brûlots
dans le Port, & sans prendre tous les Corsaires
qui seraient dehors.
Les Esclaves qui se sauveraient ou les Bâti-
ments que l’on prendrait, ne manqueraient pas
d’informer le Général de l’état des choses, sur
quoi il pourrait prendre ses mesures & réduire
ces Barbares à crier miséricorde, & à demander
la paix qu’il faudrait leur vendre bien chèrement
& en prenant des otages de leurs paroles sans
370 MÉMOIRES

s’y fier en aucune manière, parce qu’ils se font


gloire de ne les tenir, que quand ils ne peuvent
pas faire autrement.
Surtout il ne faut pas perdre un moment,
car ces voleurs son habiles. Il faudra aussi faire
embarquer sur l’Escadre, & particulièrement
sur les Brûlots les Portugais & autres Chrétiens
intelligents, qui auront été Esclaves à Alger. Ils
pourront donner de grandes lumières, tant pour
les conduire à l’entrée du Port, que pour leur
faire éviter les dangers qu’il y a dans le Port.
L’Escadre entière ou partagée pourra aussi
visiter les autres Ports, & les calles de la côte
Pour enlever les Bâtiments qui s’y pourraient
être retirés & cachés, & pour brûler les bois de
charpente, & généralement tout ce qui pourrait
être de quelque utilité à ces Barbares ; plus on leur
causera de dommage, & plus on peut s’attendre
qu’il y aura désordre parmi eux : car ils font aussi
déraisonnables entre eux, qu’ils le sont à l’égard
des autres, & sont ravis de pouvoir trouver un pré-
texte pour s’en prendre à leurs Chefs. Le moins
qu’il en pourrait arriver au Dey, serait d’être
massacré & sa maison pillée, & dans un désor-
dre pareil, les ordres cessent, on abandonne tout
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 371

& qui sait si au lieu d’un simple & médiocre


bombardement, & une incendie dans le Port, la
Ville ne serait pas pillée & brûlée, & les Forte-
resses emportées de manière à s’y pouvoir éta-
blir & à les ruiner, & le Port de manière à être
inutile pour toujours.
A quoi je dois ajouter que les Maures de la
campagne ennemis irréconciliables des Turcs,
parce qu’ils en sont traités avec plus d’inhuma-
nité que des Esclaves, saisiraient cette occasion
pour secouer le joug. Il est vrai que le zèle de la
Religion les empêcherait peut-être de se décou-
vrir dans le temps de l’action ; mais il est hors
de doute qu’ils le seraient bientôt après, & qu’ils
ne perdraient pas l’occasion de recouvrer leur li-
berté. Mais qu’importe que cela arrive quelques
moments plutôt ou plus tard, pourvu que cela
arrive, & que cette révolte contribue, ou qu’elle
achève la ruine de ces Barbares. Cela sera tou-
jours infiniment glorieux à sa Majesté Portugai-
se, & très utile à la République Chrétienne.
Fin du Mémoire.

J’ai tant parlé du renouvellement des capi-


tulations entre les Rois & le Grand Seigneur,
372 MÉMOIRES

pendant l’Ambassade du Marquis de Nointel,


que me trouvant un peu de loisir, je résolus d’en
faire une Traduction littérale & très exacte sur
l’original Turc, afin qu’étant envoyée à tous les
Consuls & Vice-consuls, ils sussent à quoi s’en
tenir, & qu’ils ne fissent point de bévues en sou-
tenant mal à propos des droits que les Capitula-
tions ne leur donnaient pas, & qui étaient pour
l’ordinaire des sources de discutions, & ensuite
d’avanies très préjudiciables au commerce & à
la Nation.
J’envoyai ma Traduction aux Consuls de
Marseille pour les faire, imprimer, & les en-
voyer dans toutes les Échelles du Levant.
_______________
CAPITULATIONS:
Accordées entre, l’Empereur de France
& le Grand Seigneur.

Dieu qui est notre conservateur & distributeur


des grâces, l’Empereur Sultan Mehemed fils de
l’Empereur Sultan Ibrahim toujours victorieux.

C ’EST le signe glorieux & Imperial Conqué-


rant du monde, La marque que noble & su-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 373

blime, exaltatrice de la Royauté, dont la puis-


sance est soutenue par les faveurs infinies de
l’Eternel distributeur des grâces, & par la mul-
titude des bénédictions du Chef de ses Prophè-
tes, que le salut soit augmenté sur lui & sur ses
descendants.
Moi qui suis l’Empereur, l’appui des Grands
du siècle, distribuant les Couronnes aux Rois
qui sont présentement assis sur les Trônes du
monde. Le Serviteur des deux illustres & gran-
des villes (Mecque & Médine) lieux augustes &
sacrés. Le Gouverneur & Protecteur de la Sainte
Jérusalem. Souverain de la Grèce & de Temis-
thvare, du Pays de Bossine & de Sukutvar, de
la Forteresse inexpugnable d’Agrades, Régions
Orientales, l’Anatolie, Caramanie & l’Arabie,
de tous les Pays de Habkir-Krim & Desht, Kap-
chak ; des Îles de Crête, de Rhodes & de Chy-
pre ; de Zulkaderie, de Checherzout, de Diarbe-
kir, de Racca, de Raccasin, de Van, de Cheldir,
d’Arzroum la fertile de Damas & Syrie, Habi-
tation de la Paix, de Bagdad, Capitale de Cali-
fes, de Haiaz l’agréable, de Couffa, de Bassora,
de Lahhssa, de Sevakin d’Éthiopie ou Habech,
374 MÉMOIRES

d’Égypte singulière dans sa beauté, d’Alger Pla-


ce de guerre, de Tunis, de la Goulette, de Tripoli
d’Afrique, & autres Royaumes & Pays, parti-
culièrement de la Ville de Constantinople, lieu
de 1a sûreté & de la protection où les Rois as-
pirent. Toutes lesquelles Places fortes, comme
plusieurs autres Royaumes & Provinces, Villes,
Seigneuries & Habitations nous les avons pri-
ses & conquises par notre force Impériale, &
par notre puissance victorieuse avec l’assistan-
ce du Roy secourable, qui nous a mis en posses-
sion des Trônes & Couronnes. Et outre ce que
dessus, Seigneur de la Mer Blanche, de la Mer
Noire, de plusieurs autres Régions, Îles, Ports,
Détroits, Havres, Passages, Peuples, Nations &
Forteresses renommées, que nous possédons
par notre justice Impériale, & par la puissan-
ce victorieuse de moi, qui suis le Roi des Rois,
l’Empereur Sultan Mehemed, fils de l’Empe-
reur Sultan Ibrahim, fils de l’Empereur Sultan
Ahmed fils, de l’Empereur Sultan Mehemed fils
de l’Empereur Sultan Murad, fils de l’Empereur
Sultan Selim, fils de l’Empereur Sultan Baye-
zid, fils de l’Empereur Mehemed, lesquels par
la parfaite abondance des grâces de Dieu, libéral
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 375

Seigneur du monde (dont la gloire foie exaltée


à perpétuité) ont été le refuge & les défenseurs
des Souverains Potentats oppressés, qui trou-
vent encore leurs félicités vers notre haute &
sublime Porte.
Au plus glorieux de tous les Princes majes-
tueux de la croyance de Jésus, choisi entre les
Grands, magnifiques, honorés dans la Religion
Chrétienne, pour être l’arbitre & le pacificateur
des affaires de la communauté des Peuples Na-
zaréens, dépositaire de la gravité, de l’éminence
& de la douceur, possesseur du chemin qui con-
duit à l’honneur & à la gloire. L’Empereur des
Royaumes de France, Louis, que la fin de ses
entreprises soit dirigée par le bonheur & par la
félicité.
Charles-François-Olier Marquis de Noin-
tel, un de ses Gentilshommes des plus intel-
ligents & des plus estimés, Conseiller en ses
Conseils d’État & du Parlement de Paris, fai-
sant aujourd’hui la fonction de son Ambassa-
deur, au seuil heureux de notre Porte (qui repré-
sente la force des Princes Chrétiens, & l’appui
des Grands parmi les Nazaréens, que ses fins
soient terminés en bien) nous ayant rendu une
376 MÉMOIRES

Lettre de la part de Sa Majesté ; laquelle par-


dessus les témoignages d’une parfaite amitié, &
de l’union d’une bonne correspondance, nous
fait connaître encore, que les Traités d’Allian-
ce, en signe de l’amitié contractée entre nos très
honorés, nos magnifiques aïeuls de glorieuse
mémoire & les Empereurs de France, ayant été
demandés dans les premiers temps, & qu’ils
fussent exactement observés ensuite, comme ils
l’ont été jusqu’à présent, afin que sous l’ombre
permanente de notre ferme justice, les Ambas-
sadeurs des Empereurs de France, ses Consuls,
ses Marchands, ses Truchemans & ses autres Su-
jets, ne fussent point inquiétés, & pussent jouir
d’une douce tranquillité : Les Capitulations leur
en furent données pendant l’heureux règne de
l’Empereur Sultan Mehemed (qui fut glorieux
pendant sa vie & martyr dans sa mort, que le
pardon & la miséricorde soient sur lui), lesquel-
les furent confirmées & renouvelées depuis dans
lé règne de notre bienheureux aïeul l’Empereur
Sultan Ahmed d’auguste renommée.
Ces Traités Impériaux nous ayant été pro-
duits, & Sa Majesté nous faisant représenter,
qu’étant un ancien ami de notre heureuse Porte,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 377

elle désirerait en considération de cette parfaite


union & de cette sincère amitié, que ce pacte Im-
perial fût renouvelé, & qu’on y ajoutât quelques
articles, sur quoi lui ayant bénignement accor-
dé sa demande, nous avons confirmé les Traités
Impériaux, qui ont été donnés par ci-devant, &
consenti que les nouveaux articles qu’il désire,
soient ajoutés dans ces Capitulations impéria-
les, qui seront conçues dans les termes suivants
par nôtre commandement, dont le cours marqué
notre puissance absolue.

ARTICLE PREMIER.

Tous, les François qui iront & viendront à


Jérusalem pour Visiter les Saints Lieux, & les
Religieux qui demeurent dans l’Église du Saint
Sépulcre de la Résurrection, appelé Camamé,
ne pourront être inquiétés en aucune sorte de
manière.
II. Les Empereurs de France ayant été liés
d’une ancienne amitié avec notre heureuse Porte,
sans qu’elle ait été jamais diminuée, Nous avions
déjà accordé à leurs Sujets par notre comman-
dement impérial, la levée des cotons & laines,
378 MÉMOIRES

des cotons filés, des cordouans & des autres


marchandises défendues pendant le règne du
glorieux Empereur Sultan Selim (d’auguste re-
nommée.) Maintenant en considération de cette
parfaite amitié, Nous leur confirmons ce qui a été
inséré dans les Capitulations. C’est qu’ils pour-
ront encore lever pour leur argent les cuirs & les
cires qui leur étaient défendus du temps de nos
magnifiques Aïeuls dont Dieu veuille illuminer
le lieu de repos, sans qu’aucun puisse les empê-
cher, pour quelque raison que ce puisse être.
III. Et parce que les Marchands Français &
autres n’ont point payé de droits par ci-devant,
des monnaies piastres qu’ils ont apportées dans
nos Royaumes protégés, on ne leur en deman-
dera point présentement aussi. Défendons à nos
Trésoriers & à nos Officiers de la Monnaie de
les molester aucunement, en voulant prendre de
leurs piastres, sous prétexte d’en fabriquer des
aspres.
IV. Si un Français étant embarqué dans un
Vaisseau de nos ennemis pour faire fort trafic,
on vouloir le dépouiller & le faire Esclave, par-
ce qu’il s’est trouvé dans un Navire ennemi de
notre État, ce qui serait injuste, d’autant que ce
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 379

Français n’ayant pas été surpris faisant des actes


d’hostilité sur un Vaisseau Corsaire, & n’ayant
pas d’autre dessein que celui de faire sa mar-
chandise, son bien ne pourra être confisqué sous
ce prétexte, ni sa personne faite Esclave.
V. Si un Vaisseau Français ayant chargé des
victuailles dans un Pays ennemi, pour les porter
dans les Ébats de nos ennemis, était rencontré
par nos Sujets, on ne pourra point confisquer le
Vaisseau, ni faire Esclaves les gens de l’Équi-
page, en disant qu’ils transportaient des muni-
tions à nos ennemis.
VI. Si les Vaisseaux de nos Sujet ayant
chargé des munitions & des victuailles pour le
même sujet dans les terres de notre obéissance,
étaient pris pendant leur voyage, les Français
qui se trouveront dessus à la solde, ne seront
point faits Esclaves.
VII. Si par un mutuel consentement, les Vais-
seaux Français ayant acheté quelques victuailles
des Vaisseaux Turcs, étaient rencontrés par nos
Navires en allant à leur Pays, & qu’ils en fussent
pris ; lesdits Vaisseaux ne seront point confis-
qués, & ceux qui feront dessus ne pourront être
380 MÉMOIRES

faits Esclaves, supposé qu’on ne portât point ces


victuailles en Pays ennemi. Et si quelque Fran-
çais a été pris de cette manière, il sera d’abord
élargi, & son bien restitué.
VIII. Les marchandises qui sous le bon plai-
sir de l’Empereur de France, seront transportées
de ses États comme celles qu’on y apportera
des nôtres, ne pourront être estimées à plus haut
prix qu’elles ne l’ont été anciennement, pour en
exiger les droits selon l’usage sur lequel on se
réglera encore, sans innover aucune augmen-
tation. On ne donnera aussi les droits que des
marchandises qu’on aura débarquées, pour les
vendre tant seulement, & non pas de celles qui
resteront pour être transportées aux autres Forts
ou Échelles, à quoi il ne sera mis aucune sorte
d’empêchement lorsqu’ils voudront y aller.
IX. Les Français ne payeront point le nou-
vel impôt fur la boucherie, appelé Cassabié. Le
reste qui est sur les cuirs, le Bagé sur les Buffles,
le Yaffak couli pour la garde du Port & des Péa-
ges ; & on ne leur demandera rien au dessus de
trois : cents aspres pour le Salamet-Resmi, qui
est une gratification pour le souhait d’un bon
voyage.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 381

X. Les Corsaires d’Alger étant traités favo-


rablement lorsqu’ils abordent les ports de Fran-
ce, où on leur donne de la poudre, du plomb,
des voiles, des autres agrès & des munitions,
ne laissaient pas de faire Esclaves les Fran-
çais qu’ils rencontraient, & de piller le bien
des Marchands. Ce qui leur ayant été plusieurs
fois défendu pendant le règne de nos Aïeuls de
glorieuse mémoire, ils n’auraient point discon-
tinué leurs a&es d’hostilité, auxquels nous ne
consentons point du tout. Donc s’il y a quel-
que Français qui ait été pris de cette manière,
nous ordonnons qu’il soit mis en liberté, & que
ses facultés lui soient entièrement restituées. Et
si dorénavant ces Corsaires sont assez obstinés
pour ne pas obéir à nos ordres, dès que sa Ma-
jesté Nous aura averti par les Lettres du temps
de quel Pacha cela sera arrivé, ce Vice-roi sera
cassé, & on aura recours contre lui de toutes ces
déprédations. Et parce que jusqu’à présent ils
ne se son pas souciés des défenses que nous leur
avions faites plusieurs fois sur ce sujet, au cas
qu’ils n’agissent pas en conformité de ce no-
ble commandement, Sa Majesté ne les souffrira
382 MÉMOIRES

point sous ses Forteresses, leur refusera l’en-


trée de ses Ports, quand ils voudront aller en
France, & prendra tels moyens qu’elle avise-
ra pour réprimer leur insolence, sans que cela
puisse donner aucune atteinte à nos Traités. Sur
quoi Nous lui confirmons tous les nobles com-
mandements qui lui ont été accordés pendant
le règne de nos Ancêtres selon leur forme &
teneur, promettant d’agréer pour cet effet tous
les sujets que sa Majesté aura de s’en louer ou
de s’en plaindre.
XI. Nos magnifiques Aïeuls de glorieuse
mémoire ayant permis aux Français de pêcher
du corail & du poisson dans les Contrées dé-
pendantes d’Alger & de Tunis, & dans le Golfe
d’Estora, par les commandements qui leur ont
été donnés pendant leurs Règnes : Nous leur
permettons encore de pêcher du corail & du
poisson dans lesdites Contrées, selon les précé-
dents usages, sans qu’il soit permis à aucun d’y
trouver à redire.
XII. Les Truchemans qui sont au service des
Ambassadeurs, seront exempts de payer le tribut
ou Kharagt, le droit de la Boucherie, & autres
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 383

subsides ordinaires.
XIII. Les Marchands Français qui agiront
chargé des facultés, & ceux de nos Sujets qui
trafiqueront avec leurs Vaisseaux, comme ceux
des Pays Ennemis, payeront exactement aux
Ambassadeurs & aux Consuls, le Consulat &
les autres droits qu’ils ont accoutumé de lever
sur les marchandises, sans oppositions ni con-
traventions quelconques.
XIV. Au cas qu’il arrivât quelque meurtre
ou autre fâcheux accident entre les Français, les
Ambassadeurs & les Consuls en décideront se-
lon leurs Lois & leurs Coutumes ; sans qu’aucun
de nos Officiers puisse s’en mêler ni en prendre
connaissance.
XV. Les Consuls qui sont établis pour soute-
nir les Marchands, ne seront point emprisonnés,
& leurs maisons ne pourront être scellées, au
cas qu’ils eussent procès avec quelqu’un, mais
leur cause sera renvoyée a notre Fortunée Porte ;
& si l’on produisait pour ce sujet des comman-
dements antérieurs ou postérieurs contraires à
cet article, ils seront de nulle valeur, on n’agira
qu’en conformité de nos Traités impériaux.
XVI. Et outre que la famille des Empereurs
384 MÉMOIRES

de France est la plus ancienne, la pus illustre


& la Plus considérable parmi les Princes Chré-
tiens ; que sa puissance est plus étendue que
celle de tous les autres Rois de la croyance de
Jésus ; & que depuis le temps de nos Pères &
de nos suprêmes Aïeuls elle a conservé encore
avec notre sublime Porte (soutien de l’équité)
une amitié beaucoup plus parfaite, plus confian-
te & plus sincère que celle de tous les autres
Roi, sans que depuis alors, bien loin qu’il soit
rien arrivé entre eux qui ait contrevenu à la foi
des Traités, ni qui ait diminué cette bonne cor-
respondance, ils ont témoigné tant de fermeté à
l’entretenir ; que pour ce sujet nous voulons que
selon l’ancienne coutume, les Ambassadeurs de
France résidant à notre Heureuse Porte, aient le
pas & la préséance sur les Ambassadeurs d’Es-
pagne & des autres Rois, lorsqu’ils entreront au
Divan de Notre Hautesse ou chez les Grands
Vizirs nos très honorés Conseillés.
XVII. On ne pourra exiger aucun droit de
Douane ni aucune forte d’impôt, sur tout ce qu’ils
achèteront, ou qu’ils feront venir pour leurs
personnes, pour leurs habillements, pour leur
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 385

table & pour leur boisson.


XVIII. Et pareillement les Consuls Fran-
çais qui seront dans nos Échelles, auront aussi
la préséance sur les Consuls d’Espagne & des
antres Rois, selon la comme qui se pratique or-
dinairement à notre Porte.
XIX. Les Français avec leurs biens & fa-
cultés, leurs Navires & autres Vaisseaux, qui
étant venus & entrés de tout temps dans nos
Ports & Échelles, sous la bonne foi & l’assu-
rance de la paix, pour faire leur trafic dans nos
États ; ayant besoin d’être secourus contre les
accidents de la tempête Nous ordonnons que
nos Vaisseaux & ceux d’autrui aient à leur don-
ner promptement toute sorte d’assistance dans
cette occasion. Que les Commandants, Chefs
& Capitaines, ou leurs Lieutenants leur fassent
donner avec diligence toutes les choses à eux
nécessaires qu’ils désireront pour leur argent.
Et si par la violence d’un orage lesdits Vais-
seaux échouaient à terre, les Gouverneurs, les
Juges ou Cadis, & autres Officiers les secour-
ront & leur restitueront sans aucune difficulté
tous les effets & marchandises qu’on aura sau-
vées du naufrage.
386 MÉMOIRES

XX. Généralement tous les Français, & les


autres Marchands trafiquants & navigants sous
la Bannière de l’Empereur de France, qui sous
l’assurance & la bonne foi des Traités, iront &
viendront par mer & par terre dans nos États ;
comme ceux qui ayant été nos ennemis, seront
adjoints dorénavant au nombre de ses Sujets, ne
pourront être inquiétés ni molestés en façon ni
manière quelconque.
XXI. Les Marchands, les Truchemans & les
autres personnes du même Pays, qui viendront
dans nos États par mer ou par terre, pour vendre,
acheter & faire leur trafic, après avoir payé aux
Consuls les droits accoutumés selon l’usage, ne
pourront être inquiétés ni retenus en allant &
venant, par nos Amiraux, par les Capitaines de
nos Bâtiments, par les armements particuliers,
ni par les troupes de notre milice.
XXII. On ne molestera point les Marchands,
en les forçant de prendre certaines marchandi-
ses contre leur volonté.
XXIII. Un François ne pourra être recher-
ché ni pris à partie pour les dettes d’un autre,
à moins qu’il ne soit sa caution, & qu’il en ait
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 387

répondu.
XXIV. On ne se mêlera point des biens &
des facultés des Marchands Français qui mour-
ront. Elles seront remises aux Exécuteurs de
leur testament, & s’il en meurt quelqu’un sans
avoir fait son testament, elles seront remises à
sa femme de la manière que le Consul avise-
ra, sans que nos Receveurs du Fisc & du droit
d’Aubaine puissent y rien prétendre.
XXV. Les Consuls, les Truchemans & les
Marchands Français iront par-devant le Dey,
lorsqu’il s’agira d’achat & de vente de marchan-
dises de caution, & de toutes les autres affaires
qui demanderont les formalités de la Justice.
Ils feront enregistrer ou prendront un acte de
ce qui fera convenu entre les parties, afin que si
dans la suite il arrivait quelque différend entre
elles, on puisse avoir recours au Registre, & ju-
ger conformément à l’acte d’accord ; & si quel-
qu’un n’ayant fait ni l’un ni l’autre, voulait leur
demander quelque chose contre les règles de la
Justice, par une production des témoins de qui la
fausseté fût évidente, leur fausse déposition ne
sera point reçue, & sera débouté de sa demande,
388 MÉMOIRES

d’autant qu’il n’est point pourvu d’un acte pas-


sé par devant le Cadi, & que le fait dont il s’agit
n’est pas inféré dans le Registre.
XXVI. Si par calomnie, ou pour exiger de
l’argent, quelqu’un accusait un Français de lui
avait dit des injures, on empêchera qu’il ne se
fasse rien contre les lois de la noble Justice.
XXVII. Si un François ayant contracté une
dette, ou en étant soupçonné en quelque maniè-
re, venait à s’absenter, un autre qui ne sera pas
sa caution, ne pourra être saisi ni inquiété pour
ce sujet.
XXVIII S’il se trouve quelque Esclave
Français dans nos États, les Ambassadeurs &
les Consuls enverront le reconnaître s’ils le dé-
clarent Français conjointement avec son Maître
ou ses Procureurs, renverront cet Esclave à ma
Sublime Porte, afin que son Affaire y soit déci-
dée.
XXIX. On ne demandera point de Kharach,
ou de tribut aux François qui sont habitués dans
nos États.
XXX. On n’empêchera, point que les Vice-
consuls qui feront envoyés en Alexandrie, d’Égy-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 389

pte à Tripoli de Syrie, en Alger & autres Échelles


à la place des Consuls, n’y fassent leurs fonc-
tions, lesquels seront exempts aussi des imposi-
tions ordinaires.
XXXI. Si quelqu’un avait un procès avec un
Marchand Français, & qu’il le menât par-devant
le Cadi, ce juge ne lui donnera point d’audience
qu’alors un des Truchemans des Français y sera
présent, & si le Trucheman est alors occupé à
quelque affaire prenante, on la différera jusqu’à
ce qu’il vienne, Mais les Français aussi seront
obligés à le représenter, pour ne pas empêcher
le cours de la Justice, sous ce prétexte que leurs
Truchemans sont absents.
XXXII. On n’empêchera point que les Am-
bassadeurs & les Consuls ne prennent con-
naissance des différends qui naîtront entre les
Français, & qu’ils n’en décident selon leurs
coutumes.
XXXIII. Les Vaisseaux Français qui étaient
partis de Constantinople après y avoir été visités
selon la forme & coutume ordinaire, étaient en-
core visités au détroit des Châteaux avant de leur
donner congé, conformément à l’ancien usage.
Maintenant au préjudice de la vieille coutume,
390 MÉMOIRES

on les visitait encore à Gallipoli. Mais doréna-


vant ils poursuivront leur route après qu’on les
aura visités aux Dardanelles.
XXXIV. Quand nos Vaisseaux, nos Galères
& nos Armées Navales se rencontreront sur mer
avec les Navires Français, ils ne se feront entre
eux aucun mal ni dommage ; mais au contraire
toute sorte d’amitié. Et si de leur bon gré ils ne
se font pas de présents, il ne leur sera point per-
mis de prendre par force des agrès, des hardes,
des jeunes gens, ni aucune autre chose qui leur
appartienne.
XXXV. Nous consentons pour les Français
tout ce qui est contenu dans les Capitulations
Impériales qui ont été accordées aux Vénitiens,
& que personne ne puisse s’y opposer par aucu-
ne contestation ni chicane contre la justice, qui
empêche l’exécution de ce Traité Imperial.
XXXVI. Les Navires & autres Vaisseaux
Français qui viendront dans nos États, y seront
soigneusement bien traités, & pourront aller &
venir en toute assurance ; & si l’on avait pillé
leurs hardes ou leurs facultés, on leur fera ren-
dre exactement tout ce qui paraîtra leur avoir
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 391

été pris, tant des biens que des hommes, & les
malfaiteurs quels qu’ils soient, seront punis se-
lon qu’ils le mériteront.
XXXVII. Les Gouverneurs, Vice-rois, Ami-
raux nos Serviteurs, les Cadis, Douaniers, Capi-
taines de nos Navires, & autres Armateurs par-
ticuliers, & généralement tous les Sujets de nos
États exécuteront ponctuellement tout ce qui est
compris dans ce Traité Imperial plein de justi-
ce & de puissance, sans y apporter la moindre
contravention ; de telle sorte que si quelqu’un
s’oppose au cours de nos Commandements, il
sera puni pour ce sujet fans aucune rémission,
comme un criminel & un rebelle, afin qu’il serve
d’exemple aux autres. Enfin ils ne permettront
point que la bonne foi & les accords qui ont été
liés par les Capitulations concédées par le bien-
heureux Empereur Sultan Soliman, & durant
le noble Règne de nos magnifiques Aïeuls de
glorieuse mémoire, soient violés dans tout leur
contenu.
XXXVIII. Nos magnifiques Ancêtres d’heu-
reuse mémoire, auraient permis ci-devant aux
Nations ennemies qui n’avaient point d’Ambas-
sadeurs à notre fortunée Porte, d’aller & venir
392 MÉMOIRES

dans nos États sous la Bannière de France, pour


y faire leur trafic, & visiter les Saints Lieux,
ainsi qu’il est porté par les Capitulations accor-
dées aux Français, ensuite de quoi ils avaient
totalement discontinué de venir dans nos Pays
sous certains prétextes. L’Empereur de France
nous ayant témoigné par la Lettre qu’il a écrite
à notre Porte (soutien de la félicité) qu’il dési-
rerait que les Nations ennemies, à qui il était
défendu, de trafiquer dans nos États, eussent la
liberté d’aller & de venir à Jérusalem, tout de
même qu’elles y allaient & venaient, sans être
aucunement inquiétées, & qu’il leur fût permis
dorénavant d’aller, de venir & de trafiquer dans
nos Pays sous la Bannière de France, comme
elles faisaient auparavant. Nous avons agréé
l’honnête désir dudit Empereur de France, en
considération de l’ancienne amitié qui est entre
lui, & notre Sublime Porte, de père en fils, de-
puis le Règne de nos magnifiques Aïeuls jusqu’à
présent, & ordonné que les Nations Chrétiennes
nos ennemies qui sont en paix avec l’Empereur
de France, & qui demeureront dans les termes de
leur état & profession, pourront aller & venir en
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 393

la manière accoutumée, de bonne foi & en assu-


rance, visiter & révérer les Saints Lieux de Jé-
rusalem, sans se mêler d’autre chose, lorsqu’ils
voudront faire le Pèlerinage, & sans qu’on y
puisse donner aucun trouble ni empêchement
quand ils iront ou viendront.
XXXIX. Si les susdites Nations ont besoin
dorénavant que la liberté de trafiquer dans nos
État leur soit accordée, alors elles pourront al-
ler & venir sous La Bannière de France, de la
même manière qu’elles y venaient auparavant,
sans qu’il leur soit permis en aucune façon de
prendre d’autre bannière, comme il est nette-
ment & positivement expliqué dans les ancien-
nes Capitulations Impériales, qu’ils ont eues
depuis le règne de nos magnifiques Aïeuls, jus-
qu’à présent, lesquelles ayant été maintenant re-
nouvelées. Nous en avons expédié les sublimes
Commandements Impériaux de notre heureuse
puissance, afin qu’elles soient entièrement exé-
cutées, aussi bien que les articles qui y ont été
ajoutés nouvellement, selon la volonté de l’Em-
pereur de France.
XL. Tous les Évêques & les autres Religieux
Catholiques dépendants de l’Empereur de France,
394 MÉMOIRES

de quelque Nation qu’ils soient, & qui se tien-


dront dans les bornes de leur profession, ne se-
ront point troublés dans la possession des lieux
ou ils résident par toute l’étendue de nos États
Impériaux.
XLI. On ne troublera point les Religieux
Latins qui résident présentement en Terre-Sain-
te dans la possession de l’Église de la Résurrec-
tion ou du Saint Sépulcre appelée Camamé, &
tous les autres Lieux Saints qu’ils ont dedans &
dehors la Ville de Jérusalem, de la même ma-
nière qu’ils les ont possédés, selon l’ancienne
coutume. On ne les inquiétera point aussi par
aucune sorte d`exaction. S’il naissait quelque
difficulté qui ne pût être décidée sur les lieux,
elle sera renvoyée à notre heureuse Porte, & les
Pèlerins Français, comme ceux qui en dépen-
dront de quelque Nation & qualité qu’ils soient,
ne seront point molestés en allant ou en reve-
nant de leur voyage de Jérusalem.
XLII. On n’inquiétera point les deux Ordres
des Religieux François, à savoir les Jésuites &
les Capucins, sur les Églises qu’ils tiennent en
Galata depuis longtemps, ni sur toutes les autres
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 395

choses qu’ils ont en leur possession. Et parce que


l’une de ces Églises a été brûlée, nous permet-
tons qu’elle soit rebâtie & remise à son premier
état, & au pouvoir des Capucins, & qu’on donne
pour cela tous les actes de Justice nécessaires,
afin que personne n’y mette empêchement On
ne recherchera point aussi la Nation Française
pour les autres Églises qu’elle a à Smyrne & à
Seide, en Alexandrie, & dans toutes les autres
Échelles, à cause desquelles on ne pourra leur
faire payer de l’argent. Et encore on ne troublera
point lesdits Religieux lorsqu’ils iront prêcher
l’Évangile dans les Hôpitaux de Galata.
XLIII. Les Marchands Français ayant payé
de tout temps jusque aujourd’hui cinq pour cent
de douane, sur toutes les marchandises qu’ils
apportaient dans nos États ou qu’ils en faisaient
sortir. Nous déclarons maintenant qu’ayant agréé
leur prière, il est défendu de leur demander do-
rénavant plus de trois pour cent de Douane sur
icelles, & accordons que cet article fait ajouté à
ces nouvelles Capitulations Impériales, en con-
sidération de l’ancienne amitié Qu’ils ont avec
notre Hautesse fortunée.
396 MÉMOIRES

XLIV. Les droits de la Douane seront payés


en monnaie courante, pour la même valeur
qu’elle sera reçue dans notre Trésor inépuisa-
ble, sans que les Marchands soient molestés sur
la plus ou moins valeur d’icelle.
XLV. Les Portugais, Siciliens, Catalans, les
habitants de Messine, d’Ancône & autres Na-
tions nos ennemies qui n’ont ni Ambassadeurs
ni Consuls, ni Agents à notre fortunée Porte,
lesquels se tenant dans les termes de leur devoir
ne commettront aucune action qui ne conforme
à la paix & à la bonne correspondance, venant
de leur bon gré & de bonne foi, sous la Bannière
de l’Empereur de France, comme auparavant,
ne payeront les droits de la Douane que comme
les autres Français, sans que personne les puisse
inquiéter là-dessus.
XLVI. Ils payeront le droit de Mezetterie
sur le même pied que le payent les Marchands
Anglais ; & les Receveurs qui sont à Constanti-
nople & à Galata, ne les molesteront point pour
en exiger davantage.
XLVII. Si les Receveurs de la Douane vou-
laient augmenter l’estime des marchandises pour
grossir leurs droits, il leur est enjoint de prendre
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 397

de la même marchandise pour le payement


d’iceux.
XLVIII. Quand ils auront payé la Douane, on
ne pourra la leur demander une seconde fois.
XLIX. Les Receveurs de la Douane don-
neront leur quittance des droits qui leur auront
été payés, & n’empêcheront point que les. Mar-
chands ne portent leur marchandise à une autre
Échelle, où l’on ne pourra les inquiéter aussi,
pour en exiger un second droit.
L. Les Consuls de France & leurs dépendants,
les Religieux, les Marchands & les Interprètes,
pourront faire presser du vin dans leur maison,
ou en faire venir de dehors pour leur provision
ordinaire, sans qu’on puisse les empêcher.
LI. Les procès qui feront intentés pour une
somme au-dessus de quatre mille aspres, ne
pourront être poursuivis dans une autre Juridic-
tion, que celle de notre Divan ou Conseil Impé-
rial.
LII. S’il arrivait quelque meurtre dans les
contrées où logent les Français, on ne les re-
cherchera point pour le paiement de l’amende
du sang pourvu qu’il n’y ait contre eux aucune
preuve Judiciaire.
398 MÉMOIRES

LIII. Nous confirmons encore aux Truche-


mans qui servent les Ambassadeurs, toutes les
mêmes grâces & exemptions qui sont accordées
aux Français.

CONCLUSION.

Enfin pourvu que l’Empereur de France


soit ferme, sincère & confiant envers notre heu-
reuse Porte, au moyen de ces Traités, moi aussi
agréant & acceptant son amitié, je promets &
jure par la vérité de ce grand Dieu, qui du néant
a créé le ciel & la terre, & par les âmes de mes
magnifiques Ancêtres d’auguste mémoire, de
ne contrevenir jamais de ma part à nos pactes,
accords & bonne correspondance, & d’observer
à toujours ce qui est contenu dans ces nobles
Capitulations, Impériales pleines de bonheur &
de puissance.
Écrit dans les premiers jours de l’année de
Seffer.
L’année de l’Hégire 1084.
C’est environ le 16 d’Avril de l’année 1673.
Donné dans notre Siège de la Ville d’Andri-
nople la bien gardée.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 399
_______________

TRADUCTION.

De la Lettre que le Grand Seigneur Sultan Me-


hemed IV a écrite au Roi, pour accompagner
les Capitulations qu’il lui a envoyées.

SUSCRIPTION

Au plus glorieux des Princes Majestueux de


la croyance de Jésus, élu entre les Grands, ma-
gnifiques, honorés dans la Nation Chrétienne,
pour être l’arbitre des Peuples Nazaréens, notre
ami l’Empereur de France, Louis, Dieu veuille
prospérer ses desseins & diriger les pas dans les
sentiers de l’équité.

L’Empereur Soliman Mehemed, fils de l’Empe-


reur Sultan Ibrahim toujours victorieux.

LETTRE IMPÉRIALE.

G
LOIRE des Princes majestueux de la
croyance de Jésus, élu entre les Grands,
magnifiques, honorés dans la Religion
400 MÉMOIRES

Chrétienne, pour être l’arbitre de la Communau-


té du Peuple Nazaréen; dépositaire de la gravi-
té, de l’éminence & de la douceur ; possesseur
du chemin qui conduit à l’honneur & à la gloi-
re, notre ami l’Empereur de France, Louis, que
Dieu veuille combler de bonheur & de droiture
jusqu’à la fin de ses jours, & lui faciliter les sen-
tiers du mérite & de la Justice.
Cette Lettre haute & Impériale étant arrivée
à la présence de Votre Majesté, Elle saura que
Charles François Olier Marquis de Nointel, qui
représente la force des Princes de la Nation Chré-
tienne, & l’appui des Grands de la Rerligion de
Jésus (Dieu veuille prospérer ses desseins) que
vous avez envoyé pour résider à notre sublime
& inébranlable Porte (laquelle par la grâce in-
finie du créateur glorifié, & par l’assistance fa-
vorable du Seigneur victorieux est le refuge des
Empereurs du siècle, & l’asile des Rois de ce
temps) nous a rendu votre Lettre, & le contenu
d’icelle ayant été expliqué au pied de notre Trône
Impérial possesseur du monde, par l’entremise
de nos magnifiques Vizirs, & de nos honora-
bles Ministres. Il nous est exposé que depuis un
très longtemps jusqu’à ces jours bienheureux,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 401

les Empereurs de France vos ancêtres, ont entre-


tenu une sincère, cordiale & parfaite union, avec
la fortunée, illustre, héroïque & triomphante fa-
mille des Ottomans. Et que désirant affermir
cette bonne intelligence, contre toute sorte de
changement & d’altération, vous demandiez que
les Traités Impériaux, qui avaient été accordés
par nos suprêmes Aïeuls de glorieuse mémoire,
fussent renouvelés, & que pour le bien des trafi-
quants, on y ajouta certains articles, Nous aussi
faisant considération sur la prière qui nous en a
été faite ; & voulant contribuer de notre part à
cette union & à cette amitié, Les témoignages
nécessaires de notre intense générosité Impé-
riale, sur toutes les choses que vous en espérez,
& Votre Majesté ayant trouvé dans l’inclination
bienfaisante de notre Hautesse Impériale, abon-
dante en lumières, tout l’agrément & toute la
disposition qu’elle pouvait désirer pour cela ;
les anciennes Capitulations ont été renouvelées,
& les nouveaux articles y sont ajoutés. Il est né-
cessaire aussi que de votre part, ces pactes &
ces accords qui sont les fondements de la paix,
soient observées & exécutées avec tant de soin,
de ponctualité & de diligence, que la tranquillité
402 MÉMOIRES

& les avantages que les États & les Peuples en


recevront, puissent être augmentés de jour en
jour. Que les Marchands & les autres Sujets de
l’une & de l’autre part allant en bon ordre, avec
plaisir, & en toute sûreté par mer & par terre,
sous la bonne foi de nos Traités Impériaux,
soient soigneux d’éviter les désordres dans nos
Ports & Passages, & toutes les autres choses qui
pourraient y contrevenir, de telle forte que les
Marchands & les Navigateurs puissent ressen-
tir les effets de la paix& de l’amitié qui et entre
nous. Écrit vers le milieu de la Lune de Seffer
l’année 1084.
C’est environ le 27 d’Avril de l’année 1673.
Du Siège d’Andrinople la bien gardée.

TRADUCTION

De la Lettre que le Grand Vizir Ahmed Pacha


a écrite au Roi, en lui envoyant les nouvelles
Capitulations.

SUSCRIPTION.

Au plus glorieux des Princes Majestueux


DU CHEVALIER D’ARVIEUX 403

de la croyance de Jésus, élu entre les Grands,


magnifiques de la Nation Chrétienne, pour être
le Médiateur entre les Peuples Nazaréens, l’Em-
pereur de France notre ami, Louis LE GRAND
que Dieu veuille prospérer ses desseins & diri-
ger ses pas dans les sentiers de la droiture.

Teneur de la Lettre.

G
LOIRE des Princes Majestueux de la
croyance de Jésus, élu entre les Grands,
magnifiques, honorés dans la Religion
Chrétienne, pour être l’arbitre & le médiateur
dans la Communauté du Peuple Nazaréen, dé-
positaire de la gravité, de l’éminence & de la
douceur, possesseur du chemin qui conduit à
l’honneur & à la gloire ; Notre ami l’Empereur
de France, Louis LE GRAND que Dieu veuille
combler de bonheur & de droiture jusqu’à la fin
de ses jours, & lui faciliter les sentiers du mérite
& de la justice.
Après avoir salué Votre Majesté avec une
affection pure & sincère & l’avoir assurée d’une
intégrité de correspondance digne de la véritable
amitié. Elle aura que le très puissant & invincible
404 MÉMOIRES

Empereur le Grand Seigneur mon Maître (astre


du monde, Roi des Rois, image d’Alexandre,
recours des Potentats de ce temps, refuge des
Rois du siècle, dont la gloire, la force incompa-
rable & les victoires soient augmentées) a reçu
la Lettre que vous avez envoyé à sa haute, su-
blime, heureuse, puissante & impériale Porte,
par le Marquis de Nointel, modèle & appui des
Grands de la Religion de Jésus-Christ, que vous
avez envoyé pour y résider lequel m’a rendu
aussi celle que vous m’avez fait l’honneur de
m’écrire dans les termes si honnêtes & si obli-
geants, qu’ils me font connaître que vous me
considérez comme un parfait ami.
La susdite Lettre ayant été traduite selon
l’usage ordinaire, & le sens qui en a été exposé
au pied du Trône Impérial, lui ayant fait enten-
dre que pour entretenir la paix & l’alliance qui
est établie depuis longtemps jusqu’à la félicité
de son règne, vous désiriez que les Traités & les
accords Impériaux fussent renouvelés, & qu’on y
ajoutât quelques articles pour l’avantage des tra-
fiquants. Et voulant leur donner quelque marque
de sa libéralité & d’une inclination bienfaisante,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 405

digne de sa magnificence Impériale ; il a accor-


dé à leur prière, tout ce qui lui a été demandé de
votre part, tant à votre considération qu’à celle
de vos Peuples, en renouvelant les Capitula-
tions de la manière que vous les avez souhaitées,
avec une Lettre pleine d’amitié pour réponse à
celle que vous lui avez écrite, par laquelle vous
verrez que ses intentions Royales n’ont point
d’autre but, que de vous marquer la pure, sincè-
re & parfaite amitié qu’il a pour Votre Majesté ;
& comme cette paix n’est contractée que pour
la tranquillité des États, & pour la commodité
& prospérité des Peuples, il est besoin aussi de
contribuer de votre part tout ce qui fera néces-
saire, afin qu’elle soit soigneusement observée
& exécutée ; & que les Marchands & autres vos
Sujets, jouissent sur mer & sur terre de la sûreté,
de la bonne foi, du repos & des caresses qu’ils
doivent attendre d’un bon traitement, qui puisse
correspondre à l’amitié qui est entre nous. Le
salut soit sur celui qui et dans la bonne voie.
Le chiffre ou marque du Grand Vizir était à
la marge de Cette Lettre, & contenait les mots
suivants.
Le pauvre, l’abject, le Prince Ahmed Pacha.
406 MÉMOIRES

Son grand sceau était imprimé à la queue de


cette marque, dans lequel son nom était gra-
vé.
J’envoyai ces Capitulations à Messieurs les
Échevins de Marseille. Ils les firent imprimer
pour l’utilité du public, & en envoyèrent des
exemplaires à toutes les Échelles, du Levant.
Ils me remercièrent en corps de l’honneur que
je leur avait fait, & m’assurèrent de leur recon-
naissance. Je remarquai dans un des exemplai-
res imprimés, qu’ils mirent leur nom à la tête de
mon Épitre prédicatoire, contre l’intention que
j’avais eue de ne dédier ce petit Ouvrage qu’aux
Offices d’Échevins & Députés du Commerce &
non à leurs personnes ; mais ils se le dédièrent
eux-mêmes. Il fut imprimé & envoyé partout,
ainsi il fallut laisser la chose, pour être réparée
dans quelque nouvelle édition. Je reviens à mon
journal.
Le 16 Janvier 1676, je reçus des lettres de
M. le Vacher Vicaire Apostolique à Alger. Elles
étaient du 27 Novembre précédent. Elles por-
taient que le 12 Octobre précédent, il était arri-
vé une Escadre de quatre Vaisseaux Hollandais,
qui y étaient venus pour conclure la paix, qui y
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 407

avait été traitée au nom des États Généraux par


un Juif nommé Jacob de Paz, moyennant un pré-
sent de huit mille piastres pour la paye des Sol-
dats. Le Dey ne voulut rien conclure sans la pré-
sence de son gendre Baba Hassan, qui était en
campagne avec l’armée, & qui avait été cause
que l’Escadre s’était retirée, laissant à terre l’En-
voyé qu’elle avait apporté pour attendre son re-
tour. Mais avant que Baba Hassan arrivât, l’En-
voyé proposa au Dey une suspension d’armes,
en attendant que l’on pût mettre la dernière main
au Traité qui était projeté. Le Dey répondit que
cela ne se pouvait pas, & que si leurs Vaisseaux
rencontraient l’Escadre Hollandaise ou autres
Bâtiments de la même Nation, chacun ferait de
son mieux. Il me marquait ensuite que Baba Has-
san avait échoué dans son entreprise sur Oran,
& qu’il avait attaqué la Ville de Talmessan qui
est de la dépendance d’Alger, qui s’était révol-
tée, & avait fait une lieue avec les Maures de la
campagne ; que malgré leur secours s’il l’avait
emportée & réduite à l’obéissance, & avait fait
mettre en pièces deux mille des principaux Ha-
bitants de la Ville, sans donner la vie même aux
femmes & aux petits enfants.
408 MÉMOIRES

La suite de sa Lettre était plus intéressante :


il me donnait avis que le Sieur de la Font ayant
été obligé de venir à Alger, y avait été arrêté
pour les dettes du Bastion, & qu’ayant obtenu
d’avoir la Ville pour prison, il avait cherché
les moyens de s’échapper mais que ne pouvant
réussir, il avait écrit des Lettres à M. Colbert &
à M. de Lalo son Associé, dans lesquelles après
plusieurs invectives contre M. le Vacher, con-
tre Estelle & contre moi, il donnait des moyens
pour prendre les Vaisseaux d’Alger & pour bri-
der la Ville. Que la Barque qui portait ces Lettres
avait été prise au Calo par un Bâtiment de Salé,
qui l’avait amenée à Alger, où elle fut restituée
à M. le Vacher avec son Équipage. Les Lettres
du Sieur de la Font furent portées au Divan. Le
Dey les fit lire, & ayant trouvé les avis qu’il
y donnait contre l’État, il renvoya chercher &
le maltraita beaucoup de paroles, & voulut le
faire mettre à la chaîne. M. le Vacher fit tant
par ses prières qu’il lui sauva cette peine. Il fut
renvoyé chez Estelle ou il logeait, avec ordre
de faire voir au Trucheman & à Estelle toutes
les Lettres qu’il écrivait en France avant de les
envoyer.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 409

Le 26 Janvier, les Turcs qui avaient été mis


en liberté à Marseille, parurent sur une Barque
que le Commerce envoya à Alger par ordre du
Roi, pour les échanger & ramener les Français
que j’y avais laissé en dépôt.
Le 25 Février, le Sieur Nicolas Casteau de
Marseille, vint en poste à la Cour donner avis
à Messieurs les Ministres, que les Corsaires de
Tripoli avaient enlevé dans un Port de l’Île de
Chypre deux Vaisseaux. L’un était commandé
par le Capitaine Corail, & l’autre par le Capitai-
ne Marin, tous deux Français, & chargés pour le
compte des Marchands de Marseille, & la valeur
d’environ cent mille écus chacun. Ces Corsaires
les avaient enlevés de dessous les Forteresses du
Grand Seigneur, où ils croient mouillés & prêts
à mettre à la voile. Les Officiers & les Matelots
s’étaient sauvés à terre, & s’étaient embarqués
sur un autre Vaisseau qui les avait apportés à
Marseille.
Les Tripolins avaient conduit leurs prises à
Alexandrie d’Égypte pour les vendre. Mais M.
Bonnecorse Consul les avait réclamés devant le
Pacha, & avait fait séquestrer toutes les Mar-
chandises.
410 MÉMOIRES

Le Courrier s’en retourna avec les dépêches


de la Cour, portant ordre à M de Nointel Am-
bassadeur à Constantinople d’en demander la
restitution au Grand Seigneur ; mais bien des
gens instruits des affaires du Pays, ne jugeaient
pas que ces ordres eussent leur effet.
Comme le commerce de Marseille me de-
manda mon avis, j’écrivis qu’il me paraissait
qu’il n’y avait qu’une de ces deux voies à pren-
dre, ou d’aller directement à Tripoli & accom-
moder l’affaire, ou d’avoir recours à la justice
du Grand Seigneur, si le Roi par sa puissance ne
jugeait pas propos de se la faire lui-même. On
pouvait offrir au Roi le quart ou le tiers de la va-
leur des marchandises, pour la dépense de l’ar-
mement qu’il conviendrait envoyer à Tripoli,
pour forcer ces Barbares à la restitution. Ce qui
serait d’autant plus aisé, que Sa Majesté ayant
de fortes Escadres sur les côtes de Sicile, on
en peut détacher un nombre de Vaisseaux pour
bloquer le Port de Tripoli, & forcer ces Pirates
à demander la paix, comme ont fait les Anglais
depuis peu.
L’autre moyen était d’envoyer un homme
d’intelligence à Constantinople, qui après s’être
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 411

abouché avec M. de Nointel, irait à Andrinople


demander justice au Grand Vizir : il est certain
que ce Ministre ne manquerait pas de lui offrir
un Capigy ou un Chiaoux, pour aller à Tripoli
poursuivre cette restitution au nom du Grand
Seigneur. Cet Envoyé l’accompagnerait sur les
lieux pour éviter que ces Corsaires ne pochassent
les yeux du Chiaoux avec quelque sac d’argent,
& pour revenir à Constantinople renouveler ses
poursuites, ou contre les Tripolins, ou contre les
chiaoux, en cas qu’il ne se fût pas acquitté de sa
commission.
Mais les Députés du Commerce craignirent
la dépense. Ils se contentèrent d’envoyer l’or-
dre du Roi à l’Ambassadeur, & prirent le parti
de se consoler de cette perte, & ne songèrent
qu’à tâcher d’empêcher de semblables enlève-
ments, n’y ayant point de ports du Grand Sei-
gneurs dans le Levant, où on ne puisse être su-
jet à pareils accidents, quand les Commandants
des Forteresses ne prendront pas la défense des
amis du Grand Seigneur, qui se seront mis sous
leur protection.
Le 4 de Mars, je me trouvai avec M de Pom-
ponne, dans le temps que l’on y parlait de ces
412 MÉMOIRES

Vaisseaux enlevés par les Tripolins : je lui fis


connaître la nécessité qu’il y avait d’avoir la
paix avec ces gens-là comme nous l’avions avec
ceux d’Alger & de Tunis. Je lui communiquai les
moyens que l’on pouvait prendre pour y parve-
nir. Il ne les désapprouva pas ; mais il m’ordon-
na d’en entretenir M. Colbert. Je le fis quelques
jours après. Ces deux Ministres m’ordonnèrent
de dresser un Mémoire pour le présenter au Roi,
afin que l’on pût l’examiner à loisir, & prendre
les mesures nécessaires pour mettre ces Barba-
res à la raison. Le voilà tel que je le présentai à
ces Ministres, qui le présentèrent eux-mêmes à
Sa Majesté.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 413
_______________

MÉMOIRE

Présenté au Roi, pour réprimer l’insolence des


Corsaires de Tripoli d’Afrique, & pour les
forcer à une paix avantageuse aux
Sujets de Sa Majesté.

AU ROY.

SIRE,

L
E principal motif qui a porté Votre Ma-
jesté à accorder la paix, qui lui a été de-
mandée par les Milices d’Alger & de Tu-
nis, n’a été que pour favoriser le commerce de
ses Sujets, & pour empêcher les déprédations
que ces Corsaires faisaient tous les jours sur la
Méditerranée.
Ces Pirates avaient épuisé les Ports de Votre
Majesté de la plupart de ses meilleurs Matelots.
On l’a vu par le grand nombre qu’elle en a retiré
des fers de ces deux endroits,
Les Corsaires d’Alger croisent ordinaire-
414 MÉMOIRES

ment depuis les îles de Majorque Jusqu’au Dé-


troit de Gibraltar, & quand ils ne le passent pas,
ils reviennent sur les côtes d’Italie & par celles
de Sicile.
Ceux de Tunis croisent depuis ces premiè-
res îles jusqu’aux côtes d’Italie & de Sicile.
Et ceux de Tripoli s’étendent depuis la par-
tie Orientale de Sicile jusqu’à la côte de Syrie.
On les trouve plus ordinairement vers les
Îles de la Sapience & de Candie, parce que les
Vaisseaux Marchands ont coutume de venir re-
connaitre ces côtes.
La Ville ou la République de Tripoli, n’a que
sept Vaisseaux qui sortent ordinairement tous
ensemble. Elle peut avoir encore le même nom-
bre de Bâtiments armés par les particuliers.
Les sept premiers se tiennent à une telle dis-
tance les uns des autres qu’ils occupent la plus
grande partie du passage de nos Vaisseaux, de
manière que c’est un bonheur particulier quand
ils n’en sont pas rencontrés en sorte que nos
Marchands ne seront jamais en assurance dans
leur négoce, tant que ces Corsaires seront nos
ennemis.
Puisque Votre Majesté a accordé la paix aux
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 415

Pirates d’Alger & de Tunis, qui quoique les plus


puissants sur mer se sont néanmoins rangés dou-
cement à l’observation des Traités, qui ont été
conclus avec eux : il paraît certain qu’on aurait
beaucoup moins de peine à y réduire ceux de Tri-
poli. Ce serait un ouvrage digne des soins pater-
nels de Votre Majesté, si elle veut prendre quel-
que résolution de les mettre à la raison. Cela se
ferait d’autant plus aisément, qu’une partie des
Armées Navales de Votre Majesté étant dans le
voisinage de Tripoli, à cause des secours qu’elle
donne à Messine, cette République de Brigands
se verrait seule exposée à essuyer ce que peu-
vent vos armes victorieuses si elle veut leur en
faire sentir le poids. Elle pourrait les contraindre
tout d’un coup à demander la paix, & à rendre
les Esclaves & à venir la demander au pied de
votre Trône.
Il faudrait prendre pour cela un temps fa-
vorable, pour y envoyer dix Galères soutenues
par douze ou quinze Vaisseaux de guerre qui
se tiendraient au large, & qui croiseraient se-
lon la prudence du Commandant. Le mouillage
est bon partout, & en cas de mauvais temps, on
peut courir la côte en faisant des bordées jusqu’à
416 MÉMOIRES

dix milles, Est & Ouest de Tripoli. Les Vais-


seaux peuvent demeurer mouillés sur la côte de-
puis le mois d’Avril jusqu’en Novembre ; mais
il faut se souvenir que les Vaisseaux seuls ni
les Galères seules ne suffiraient pas, les unes &
les autres sont nécessaires ; les Galères, parce
que pouvant s’approcher plus près que la por-
tée de leurs coursiers, elles viendraient jusqu’à
l’embouchure du Port ruiner les Châteaux qui
en défendent l’entrée, & les Vaisseaux de Vo-
tre Majesté empêcheraient ceux des Corsaires
de revenir chez-eux. On les prendrait infailli-
blement, & il leur serait impossible de se re-
monter s’ils étaient une fois démontés, parce
qu’ils n’ont pas les commodités de construire
de nouveaux Bâtiments, de les équiper & de les
armer.
On sait très assurément qu’ils ont dans leurs
fers huit cents des meilleurs Matelots de Votre
Majesté, dont elle tirerait des services très con-
sidérables ; & le moins qu’on peut espérer, c’est
de les avoir sans rançon.
Si Votre Majesté veut une bonne fois déli-
vrer ses Vaisseaux des pillages de ces Barbares,
on peut choisir deux gros Vaisseaux inutiles, les
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 417

faire maçonner & les couler à fond entre les


écueils qui forment le Port, en moins de rien il
se remplirait & deviendrait absolument impra-
ticable.
Si Votre Majesté ne veut pas absolument en
venir jusque-là, & que sa bonté naturelle la por-
te à avoir compassion de ces misérables, & ne
les pas détruire tout à fait ; Elle peut faire blo-
quer le Port par six de ses Vaisseaux & autant
de Barques longues. Il n’en faut pas davantage
pour empêcher ces Corsaires de sortir, ou les
prendre quand ils voudront rentrer. En moins
de trois mois Elle les réduira à vendre jusqu’à
leurs chemises pour avoir du pain, parce que ne
subsistant que par leurs brigandages, le Peuple
se trouvant dans la disette, se mutinera contre
les Chefs & centre les Soldats il s’élèvera une
guerre civile entre eux, ils se détruiront les uns
les autres, & se verront forcés d’implorer votre
clémence, & d’accepter routes les conditions
qu’elle voudra leur imposer.
On vient d’en avoir l’expérience par ce qui
est arrivé à l’Escadre Anglaise commandée par
le Chevalier Narborow qui a tenu ce Port blo-
qué pendant quelques temps. Il les a réduits à
418 MÉMOIRES

la dernière extrémité, & les a forcés à signer une


Paix, & lui accorder tout ce qu’il a voulu. Après
un pareil fait, qu’et-ce que Sa Majesté n’est pas
en état d’espérer & d’entreprendre ?
Il faut se souvenir que si l’Escadre de
quinze Vaisseau de Votre Majesté comman-
dée par M. Dalmeras, avait pu demeurer en-
core deux jours devant Tripoli la dernière fois
que Votre Majesté les y envoya, cette Milice
se serait soumise à tout ce que ce Comman-
dant aurait voulu, & qu’elle aurait rendu tous
les Esclaves Français. On a su, à n’en pou-
voir douter, qu’il y avait beaucoup de Turcs
qui avaient déjà donné la liberté aux leurs, &
que le Divan était résolu de renvoyer tous ceux
de l’État, afin que les Vaisseaux de Votre Ma-
jesté les laissassent en liberté. Mais comme
les Vaisseaux se retirèrent dans le temps que
le Divan se préparait à renvoyer les Esclaves,
& qu’ils étaient déjà en marche pour se ren-
dre au Port, dès qu’ils virent les Vaisseaux se
mettre à la voile, ils les firent revenir, & les
remirent dans leurs fers, dont ils augmentèrent
le poids par plusieurs mauvais traitements.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 419

Il est à remarquer que la plupart des Esclaves


qui sont de Tripoli appartiennent au Public, au
lieu qu’à Alger & à Tunis le plus grand nombre
appartient aux particuliers : c’est ce qui rend
la délivrance des Esclaves plus aisée à Tripoli
que dans les cieux autres endroits, parce que le
bien commun touche ordinairement les hommes
moins que le leur particulier. C’est par cette rai-
son que les Algériens & les Tunisiens sont bien
plus de difficultés quand on les veut obliger de
rendre les Esclaves y & que pour l’ordinaire on
est obligé de les leur payer au moins sur le pied
du premier achat,.
Si Sa Majesté est dans le dessein de châtier
ces Barbares, & qu’elle ait quelque difficulté
sur ce Mémoire, on en fournira qui répondront
à toue ce que l’on pourra désirer.

Fin du Mémoire.

Je sus quelques jours après que le Roi & les


Ministres avaient très bien reçu ce Mémoire, &
qu’il aurait été exécuté, si les grandes affaires
que Sa Majesté avait alors, ne l’eussent obligée
d’en remettre 1’exécution à un autre temps.
420 MÉMOIRES

Le 26 Avril de cette même année 1676 je


fus prié de me rendre chez Madame la Chan-
celière Seguier. J’y trouvai M. le Duc de Ver-
neuil dernier fils naturel d’Henry IV, Madame
son épouse, M. le Duc de Sully, M. le Duc de
Coislin, & Madame la Comtesse de Guiche.
Après les civilités ordinaires, cette illustre
Compagnie me représenta les bontés que feu
M. le Chancelier Seguier avait eu pour moi, &
le désir que Madame sa veuve âgée de quatre-
vingt-cinq ans, avait depuis longtemps que je
demeurasse auprès d’elle, pour lui tenir com-
pagnie, & avoir soin de l’éducation de M. le
Prince d’Enrichemont & de M. le Chevalier de
Sully son frère. On me fit connaitre qu’après
avoir tant voyagé il était temps que je me fi-
xasse à Paris, & que je ne pouvais pas choi-
sir un poste qui me fût plus honorable & plus
avantageux que celui que l’on me présentait, &
que l’on me priait d’accepter ; que toutes ces
grandes Maisons m’en auraient obligation, &
qu’elles ne prétendaient pas me lier qu’autant
qu’il ne se trouverait pas d’occasion de mieux
faire pour ma fortune.
On fit encore intervenir Madame la Maré-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 421

chale de la Motte, & malgré la résolution que


j’avais faite de me retirer de la Cour, & d’aller
passer le reste de mes jours dans le repos, je
donnai parole, & je me rembarquai tout de nou-
veau sur une mer plus sujette aux tempêtes que
la Méditerranée.
Le 15 de Mai, j’allai faire la révérence à
Madame la Chancelière. J’en fus très bien reçu
elle me fit donner un appartement très com-
mode & très bien meublé, avec des logements
pour mes domestiques. Mon occupation était
de prendre soin de l’éducation de ces deux
jeunes Seigneurs, de les conduire & les faire
connaître à la Cour, & de tenir compagnie à
la bonne vieille quand j’en avais le loisir ; du
reste aussi libre chez elle que j’aurais pu être
chez moi.
Je passai ainsi fort tranquillement le reste
de l’année, sans être interrompu d’aucune pro-
position qui eût pu troubler mon repos.
J’avais commencé étant à Alger un Livre de
Prières, avec des réflexions morales à l’usage
des Ordres Militaires, que j’intitulai : Office des
Chevaliers. Je l’ornai de miniatures & de tous
422 MÉMOIRES

tous les agréments que les Orientaux ont coutu-


me de donner il leurs manuscrits, & j’eus l’hon-
neur de le présenter au Roi.
Le six février 1677 je reçus quantité de let-
tres de mes amis de Marseille, qui me repré-
sentaient le désordre où était le commerce à
Alep.
Tous me priaient de songer à ce Consulat,
& de le demander au Roi. Ils me faisaient con-
naître que je rendrais en cela un service signalé
à ma patrie & à tout l’État.
Mais quoique leurs raisons me touchassent
parce qu’elles étaient convaincantes, j’étais ré-
solu de vivre en repos, & de ne me plus charger
de tels embarras. Je leur répondis que je n’avais
pas assez de bien pour entreprendre ce Consu-
lat, surtout dans un temps où le commerce était
extrêmement interrompu par la guerre que nous
avions presque contre tous les Princes de l’Eu-
rope. Ces raisons & autres ne les rebutèrent pas,
ils continuèrent à me presser & à m’importu-
ner de telle forte, que pour m’en débarrasser,
je crus les devoir prendre du côté de l’intérêt,
auquel je sais que tous les Marchands, & surtout
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 423

ceux de Provence sont fort sensibles. Je leur


marquai que je pourrais y songer si quelqu’un
voulait s’en charger à ses risques, & me four-
nir les appointements dont on conviendrait, &
l’entretien de ma table & de mes domestiques,
& que j’abandonnerais le reste des droits que le
Consulat pourrait fournir. Cela diminua beau-
coup leurs importunités, & je continuai à jouir
de mon repos.
Mais cela ne dura pas longtemps. Les Éche-
vins de Marseille, le Corps du commerce & les
Marchands particuliers établis ou commerçants
à Alep, recommencèrent leurs plaintes contre
M. Dupont, & firent de grandes instances auprès
des Ministres afin de le faire révoquer.
M. François Piquet dont la famille était
originaire de Lyon, qui était un des Proprié-
taires du Consulat d’Alep, avait un juste sujet
de craindre que ce Consulat ne se perdît en-
tre ses mains. Il l’avait exercé lui-même fort
longtemps avec honneur ; mais s’étant lassé
du monde, il était entré dans les Ordres Sacrés,
& s’était retiré à son Prieuré de Grimaud en
Provence. Le Pape qui connaissait son mérite,
424 MÉMOIRES

l’avait fait Évêque de Cesarople & Vicaire


Apostolique de Babylone & lui avait ordonné
de repasser en Orient, où son zèle & ses autres
talents étaient nécessaires pour la gloire de Dieu
& l’intérêt de l’Église. J’étais ami de ce prélat
depuis longtemps. Il m’écrivit comme les autres
pour me porter à prendre le Consulat d’Alep,
& pour m’y engager il m’offrit généreusement
de me céder la part qu’il avait dans la propriété
de ce Consulat, à tel prix que je voudrais, afin
d’éviter la perte entière de ce poste mais je le
remerciai, préférant mon repos, & la situation
où je me trouvais, aux avantages que l’on m’of-
frit. Heureux si j’eusse eu plus de fermeté dans
ma résolution, & que je n’eusse point accepté
ce Consulat, vaincu par les importunités de mes
amis, & enfin par des ordres supérieurs. C’est
ce qu’on verra dans la quatrième partie de ces
Mémoires.
_______________

Journal du voyage à Alep.

L E premier jour de l’année Roi jugea à pro-


pos de rappeler le Marquis de Nointel son
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 425

Ambassadeur à Constantinople, & nomma à


sa place Messire Gabriel Joseph de la Vergne,
Vicomte de Guilleragues. Il avait été premier
Président de la Cour des Aides & Finances de
Guyenne, & avoir fait la fonction d’Intendant
Général de la Maison de M. le Prince de Con-
ty. Sa Majesté l’honora en même temps de la
Charge de Secrétaire de sa Chambre & de son
Cabinet.
Je reçus le onze janvier des Lettres d’Alep
& de Marseille, qui me pressaient de songer au
Consulat d’Alep.
Je crois devoir rapporter ici en entier la Let-
tre d’Alep, parce qu’elle contient des circons-
tances importantes. La voici.
Monsieur, les emplois considérables que vo-
tre mérite vous a procurés, & doit vous procurer
à l’avenir, nous aurait ôté l’espérance que l’on
nous avait donné il y a quelque temps de vous
avoir pour notre Consul dans cette Ville d’Alep ;
& comme nous souhaiterions avec passion cet
avantage, nous avons cru que vous ne trouve-
riez pas mauvais de recevoir ces lignes de notre
part, qui ne sont en premier lieu que pour vous
426 MÉMOIRES

supplier, Monsieur, avec toute l’instance dont


nous sommes capables, d’avoir quelque pitié de
cette pauvre Échelle, qui est sur le bord de sa
ruine, & que votre personne seule peut rétablir
dans son premier lustre.
Que la misère des affaires générales ne
vous empêche donc pas d’obtenir du Roi vos
provisions en forme, par le grand crédit que
vous avez à la Cour ; & nous vous promet-
tons, Monsieur, par l’obéissance que nous vous
vouerons, & par l’exactitude avec laquelle nous
vous payerons les droits du Consulat, de vous
donner lieu d’être satisfait, tant pour l’honneur
que pour l’utilité.
Que les dépenses qu’il vous faudra faire
ici pour votre entrée, & pour votre réception
ne vous soient point un obstacle puisque nous
vous promettons, & nous obligeons par cette
Présente, en la meilleure forme qu’il nous est
possible, de vous fournir en prêt d’abord après
votre arrivée à Alexandrette la somme de cinq
mille piastres, pour subvenir aux dépenses qu’il
vous faudra faire pour votre réception, pour la
Maison Consulaire, & pour les autres choses
dont vous aurez besoin.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 427

Vous n’avez que faire de prendre avec vous


que les personnes qui vous seront nécessaires
pour le voyage, parce que vous trouverez ici
les Officiers dont vous aurez besoin pour votre
Charge.
Il nous semble qu’il est inutile de vous dire
les raisons qui nous obligent à souhaiter un
changement dans ce Consulat.
Vous savez de quelle conséquence est vo-
tre Barat de la Porte. Ainsi, Monsieur, vous y
donnerez ordre, s’il vous plaît. Nous sommes,
Monsieur, vos, &c. A Alep le 24 Novembre
1677.
Cette Lettre commune était accompagnée de
plusieurs particulières, & d’un grand Mémoire
pour M. Colbert, qui renfermait les plaintes de
la Nation, & les raisons qu’on avait de me de-
mander pour Consul.
J’hésitai plus d’un mois à me déterminer à
prendre ce parti. A la fin, les espérances d’une
paix générale qu’on croyait prochaine, & le réta-
blissement du commerce, rue portèrent à y con-
sentir. Je le promis aux Négociants d’Alep, & au
Corps du commerce de Marseille, & je l’écrivis
428 MÉMOIRES

à M. Colbert en lui envoyant les Mémoires


d’Alep, & les Lettres des Marchands de cette
Ville & de Marseille. Je vis ce Ministre le dix
Février à sa belle Maison de Sceaux. Il me dit
qu’il avait vu tous les papiers que le lui avais
envoyés ; que je lui ferais plaisir d’accepter ce
Consulat, & qu’au premier jour qu’il travaille-
rait aux affaires du Levant, il expédierait mes
provisions, & tout ce qui me serait nécessaire,
pour que j’exerçasse cette Charge avec satis-
faction & utilité, & qu’il me dépêcherait au
plutôt.
Mais les négociations de la paix allaient
si lentement à Nimègue, qu’elles obligèrent le
Ministre à suspendre toutes les dépêches du Le-
vant. Je fis cependant réponse à la Nation Fran-
çaise d’Alep, & je leur marquai les dispositions
de M. Colbert & les miennes au sujet du Con-
sulat ; mais je les avertissais en même temps,
qu’il n’y aurait rien de déterminé que quand la
paix générale serait faite. Ma lettre était du 15
Avril 1678. Je leur écrivis encore le huit juin
suivant.
Le Roi étant allé à Fontainebleau le 4 Août,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 429

je fus averti que M. Colbert y avait fait porter


tous les papiers qui regardaient les affaires du
Levant, & qu’il voulait y travailler, & y donner
la dernière main. Je crûs être obligé de m’y ren-
dre pour suivre cette affaire.
J’appris le 17 Août par le Sieur Magy &
les autres intéressés à la Compagnie du Levant,
que les Consulats avaient toujours été à la no-
mination du Roi ; sur la présentation du minis-
tre qui avait le Département du Commerce, &
que M. Colbert voulait les retirer entièrement
des mains de ceux qui en avaient obtenu la pro-
priété, prétendant que ceux qui en jouissaient
depuis longtemps l’avaient usurpée ; que pour
cet effet il avait envoyé à Marseille des Édits du
Roi, portant ordre aux Propriétaires de ces Con-
sulats de représenter leurs tires, pour être pour-
vu à leur remboursement cela fit connaitre que
notre affaire était accrochée pour longtemps ;
d’autant plus que je sus que la Compagnie du
Levant avait eu ordre de M. Colbert de recevoir
les offres & les propositions que feraient ceux
qui aspiraient a ces Consulats. Plusieurs person-
nes se présentèrent, & je fus obligé de me mettre
430 MÉMOIRES

du nombre, & on ne conclut rien parce qu’il fal-


lut attendre le retour du Roi à Saint Germain,
& l’échéance du terme qui avait été donné aux
Propriétaires.
Le 29 Septembre la paix avec la Hollande
fut publiée à Paris, & fit espérer quelle devien-
drait bientôt générale.
Le 15 Décembre 1678 le Père Michel Nau
Jésuite arriva à Paris. Il devait retourner à Alep
avec de nouveaux Missionnaires de sa Compa-
gnie, après qu’il aurait trouvé à Paris des fonds
pour leur voyage, & pour leur entretien, & vou-
lait passer avec moi. Il avait une autre affaire
qui lui était de plus grande conséquence c’était
d’être nommés Chapelains de la Chapelle Con-
sulaire, indépendamment du Consul.
Cette affaire a fait tant de bruit, qu’on sera
bien aise d’en être informé. On l’apprendra en
partir par l’extrait d’une lettre du même Père
Nau, Supérieur de la Mission d’Alep au Père
Verjus Procureur de leurs Missions Orientales.
La voici.
J’ai une joie très particulière que le Cheva-
lier d’Arvieux soit notre Consul en Alep. Il fallait
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 431

une personne de sa capacité & de son mérite pour


remettre l’Échelle d’Alep, qui est en pitoyable
état. Cependant je prie votre Révérence de le
bien instruire de notre affaire de la Chapelle &
de la Chapellanie. Vous savez quelles sont les
conséquences pour nos emplois, pour le bien &
l’avantage de la Religion, & pour l’honneur &
le service de la Nation. M, le Chevalier d’Ar-
vieux sait mieux que personne l’importance de
l’affaire.
Vous saurez de plus, que la Chapelle est dans
la salle Consulaire, ou l’on boit & mange, &
où l’on fait mille choses qui ne s’accordent pas
avec la sainteté de l’Autel ; cela même est fort
incommode au Consul, qui n’en est pas maître
tous les matins, & souvent l’après-dîner, à cau-
se, des Messes & des Vêpres. Notre maison &
la sienne sont un même appartement, & il n’y a
rien entre M. le Consul & nous.
Il serait tout-à-fait à la gloire de Dieu qu’il
ôtât sa Chapelle de sa salle, quand ce ne serait
que pour l’honneur du St. Sacrement qui s’y
garde. Notre maison est grande, & sa Chapelle
y serait bien mieux. Les Peres Cordeliers y fe-
432 MÉMOIRES

raient leurs fonctions de la Paroisse, qui leur ap-


partient, & sans que M. le Consul fût importu-
né. Il aurait sa Chapelle à sa porte, & nous une
commodité considérable, de faire sans aucun
danger d’avanies nos Congrégations, & mille
autres bonnes œuvres. Si M. le Chevalier d’Ar-
vieux est de vos amis, parlez-lui-en avec con-
fidence, ou priez le Père Confesseur du Roi de
lui en parler ; & afin qu’il n’ait personne de nos
envieux à combattre, il serait bon qu’il s’en fit
donner un ordre du Roi : ce sera un ordre très
juste pour empêcher des profanations qui sont
inévitables au lieu où est cette Chapelle. Le nom
du Roi fera taire tout le monde, & mettra toutes
choses à couvert.
Les Peres Verjus & Nau eurent une longue
audience de M. Colbert. Ils lui présentèrent
leurs Mémoires pour obtenir des Lettres Paten-
tes de Sa Majesté, pour être Chapelains perpé-
tuels du Consulat d’Alep indépendamment du
Consul.
Le 27 Décembre 1678 la paix avec l’Espa-
gne fut publiée à Paris, ce qui nous fit espérer
que nos affaires finiraient bientôt.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 433

Le Père Louis Verdun Cordelier, avec un


Compagnon députés de la Famille de Terre-
Sainte, me vinrent rendre visite. Ils venaient
demander au Roi des ordres à son nouvel Am-
bassadeur à la Porte, pour retirer des mains des
Grecs les Saints Lieux, & les leur faire rendre,
aussi bien que vingt-cinq mille piastres que nos
Armateurs avaient enlevées, & qui avaient été
déclarées de bonne prise. Ils me communiquè-
rent aussi l’ordre qu’ils avaient de demander
leur rétablissement dans la Chapellanie d’Alep,
& de déclarer qu’en cas que la Chapelle fut
transférée chez les Jésuites, ils transféreraient
aussi la Paroisse chez le Consul de Venise, & y
feraient leurs fonctions curiales, ce qui ne serait
pas avantageux à la gloire de la Nation.
Je leur répondis que puisque M. de Nointel
Ambassadeur à Constantinople, avait statué par
son Ordonnance rendue sur les contestations ré-
ciproques qu’il y avait eues là-dessus, que ni
les Jésuites, ni les Cordeliers, ne prendraient
la qualité de Chapelains, jusqu’à ce qu’il y fût
pourvu par Sa Majesté : c’était à elle qu’il fal-
lait s’adresser, & donner leurs Mémoires à M.
434 MÉMOIRES

Colbert ; que pour ce qui me regardait, je m’at-


tacherais aveuglement à ce que le Roi m’ordon-
nerait.
Le 1er Janvier 1679 le Roi fit une promotion
d’Officiers de Marine. On avait toujours fait es-
pérer, à M. de Guilleragues & à moi, qu’après
cette promotion on travaillerait à ses dépêches
& aux miennes ; mais dans ce même temps
Messieurs de Seissons, Dupuy, & Vignier, Pro-
priétaires des Consulats d’Alep, de Smyrne, &
de Seïde arrivèrent à Paris pour défendre leurs
droits, & produire leurs titres, selon qu’il leur
était ordonné par l’Arrêt du Conseil, qui leur
avait été signifié. Ils furent en négociation auprès
de M. Colbert jusqu’à la fin du mois de Mai. Ils
employèrent tous leurs amis pour être mainte-
nus dans la possession de leurs. Consulats, dont
ils jouissaient depuis très longtemps, mais ils
n’obtinrent rien.
La Compagnie du Levant avait eu dessein de
s’approprier tous les Consulats du Levant, & of-
frait au Roi de rembourser les Propriétaires, afin
de pouvoir remplir ces postes de ceux de leurs
créatures qu’ils en croiraient les plus capables.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 435

M. Colbert ne trouva pas qu’il y eût de la justice à


les rembourser prétendant qu’ils en avaient joui
assez longtemps pour s’être amplement rem-
boursés de ce qu’ils pouvaient avoir déboursés.
Les choses demeurèrent encore indécises, par-
ce que ces propriétaires demandèrent du temps
pour produire de nouvelles pièces.
M. Dupuy eut recours à M. de Louvois Mi-
nistre & Secrétaire d’État, dont il avait la pro-
tection ; ce qui joint à ce que M. Colbert n’avait
jamais eu que des relations très avantageuses de
la conduite de M. Dupuy dans l’exercice du Con-
sulat de Smyrne, le fit conserver dans ce Con-
sulat mais à condition qu’il l’exercerait par lui-
même, & non par des Subdélégués : que M. de
Seissons pourrait aussi aller en personne à son
Consulat de Seïde ; mais qu’a l’égard d’Alep,
le Roi voulant y pourvoir absolument, il m’en
avait promis la Commission depuis plus de 18
mois, & qu’il me la ferait expédier au premier
jour.
M. Vignier qui ne s’accommodait pas de
cette disposition, & qui voulait s’en conserver la
propriété & ses consorts, vint me proposer de me
436 MÉMOIRES

mettre la place de M. François Picquet Évêque


de Cesarople si je pouvais par le moyen de mes
amis leur conserver leurs parts. Comme le parti
pouvait m’être avantageux, j’employai tout le
crédit que je pouvais avoir à la Cour, & ce fut
inutilement, Le Ministre ne voulut rien écouter,
& déclara que le Roi voulait faire exercer les
Consulats par des gens dont il connaitrait les
talents & la capacité.
On voulut tenter de radoucir par le moyen
de M. de Belinzani Intendant général du Com-
merce de France. Ces trois propriétaires m’en-
gagèrent à les accompagner chez M. Belinzani.
Il les écouta avec beaucoup de patience, & pour
réponse il leur dit ce qu’ils savaient déjà, que
MM. de Seissons & Dupuy iraient exercer leurs
Consulats de Smyrne & de Seïde, & que j’irais
à Alep immédiatement de la part du Roi avec sa
Commission, & indépendamment de MM. les
prétendus Propriétaires, & qu’il m’ordonnait de
sa part, de celle de M. Colbert de me tenir prêt
à partir dans quinze jours ; que mes dépêches
étaient faites, & qu’il me les remettrait au retour
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 437

du premier voyage qu’il ferait à Saint Germain.


Cette réponse si positive me fit résoudre à faire
tout ce qui me serait ordonné.
M. de Guilleragues qui avait été nommé à
l’Ambassade de Constantinople le même jour
que je fus nommé au Consulat d’Alep, s’en-
nuyait autant que moi d’attendre ses dépêches
depuis près de dix-huit mois. La raison de ce
retardement était la somme considérable qu’il
fallait lui donner pour son Entrée & les autres
dépenses, parce que le Roi avait alors plus be-
soin d’argent pour prendre des Villes que pour
faire des Entrées ; & il n’y avait que la paix
qui put faciliter le moyen de trouver toutes ces
sommes. Comme elle venait d’être conclue,
la Compagnie du Levant eut ordre de trouver
toutes ces sommes, & le Sieur Augustin Magi
fut nommé pour aller à Constantinople avec
M. de Guilleragues, pour en faire la distribu-
tion aux créanciers du Pays préférablement
aux autres.
Tout le mois de Mai se passa encore, sans que
l’on nous donnât nos provisions. A la fin, j’eûs
avis au Bureau de M. Colbert, que mes provisions
438 MÉMOIRES

étaient au Sceau, & que M. Belinzani avait or-


dre de les retirer, & de me les remettre, Alors je
songeai tout de bon à mon départ, je fis embal-
ler mes hardes afin de les faire partir dans la fin
du mois de main, & de partir dans les premiers
jours du mois suivant.
Le 1er juillet M. Belinzani m’envoya cher-
cher, & me remit la Commission du Roi, avec
ordre de partir incessamment, & me rendre à
Toulon, afin de profiter de l’escorte des Vais-
seaux que Sa Majesté avait destinés pour porter
M. de Guilleragues à Constantinople.

_______________

Commission du Roi pour exercer


le Consulat d’Alep.

L
OUIS par la grâce de Dieu Roi de France
& de Navarre, Comte de Provence, For-
calquier, & Terres adjacentes, &c. A tous
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 439

ceux qui ces Présentes Lettres verront. SALUT :


Voulant pourvoir à la Charge de Consul de la Na-
tion Française à Alep & ses dépendances, dans
la Syrie, attendu que les Propriétaires ne peu-
vent l’exercer en personne : étant bien informé
du zèle, fidélité, capacité, & expérience que le
Sieur Laurent d’Arvieux, Chevalier de l’Ordre
de Notre-Dame du Mont Carmel, & de Saint La-
zare de Jérusalem, a fait paraître dans les affaires
auxquelles nous l’avons employé. Nous avons
crû ne pouvoir faire un meilleur choix que de sa
personne pour remplir cette Charge. A ces cau-
ses, & autres à ce nous mouvantes, nous avons
ledit Sieur d’Arvieux, commis, ordonné, & éta-
bli, & par ces Présentes signées de notre main,
commettons, ordonnons, établissons Consul de
la Nation Française à Alep, & dans ses dépen-
dances dans la Syrie, pour ladite Charge, avoir,
tenir, & dorénavant exercer, en jouir, & user,
pendant le temps de trois années, à commen-
cer au premier jour de Septembre prochain, aux
honneurs, autorités, prérogatives, prééminen-
ces, privilèges, franchises, exemptions, libertés,
gages, droits, pouvoirs, fonctions, fruits, profits,
revenus, & émoluments y appartenant, tels &
440 MÉMOIRES

semblables qu’en ont ci-devant joui ou dû jouir


les, Propriétaires : SI DONNONS en Mande-
ment à notre aimé & féal Conseiller en nos Con-
seils & notre Ambassadeur au Levant le Sieur de
Guilleragues qu’après avoir été informé des bon-
nes vie & mœurs dudit Laurent d’Arvieux, & de
lui pris & reçut le serment requis & accoutumé,
il le mette & institue en possession & jouissan-
ce dudit Consulat, & lui donne toute assistance
& protection : faisant défenses aux Propriétai-
res d’icelui, & à toutes les personnes trafiquant
audit Pays, de le troubler. ENJOIGNONS à tous
Capitaines de Vaisseaux, Barques, & autres Bâ-
timents, & à tous Négociants sous la Bannière
de France, de le reconnaître notre Consul, & lui
payer les droits appartenant à ladite Charge : à
peine d’y être contraints, par les voies dont les
Consuls Français ont accoutumé, d’user CAR
TEL EST NOTRE PLAISIR : Prions & requé-
rons les illustres & Magnifiques Pachas d’Alep
& autres lieux, leurs Lieutenants, & chacun
d’eux en droit soi, ainsi qu’il appartiendra, qui
en ont ou en auront le Commandement ès dits
lieux ; qu’ils fassent & laissent jouir pleinement
& paisiblement le dit Sieur d’Arvieux dudit état
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 441

& Office de Consul, sans lui faire ni souffrir lui


être fait aucun trouble ou empêchement ; & lui
donner toute aide, faveur, & assistance. En té-
moin de quoi nous avons fait mettre notre Scel
à ces Présences. DONNÉ à Saint Germain en
Laye le 22 jour du mois de juin 1679 & de notre
Règne le 37. Signé, LOUIS, & sur le repli : Par
le Roi, Comte de Provence, Signé, COLBERT,
l’Original, & scellé du grand Sceau de cire jau-
ne sur queues pendantes.

Le 2 Juillet, j’allai arrêter ma place à la


Diligence de Lyon pour partir le 13 du même
mois ; cette voiture est fatigante, parce que pour
arriver à Lyon en quatre jours & demi, on ar-
rive fort tard à la couchée & on en part si ma-
tin, qu’a peine a-t-on le temps de reposer. J’eus
foin d’envoyer mes bagages par le coche d’eau,
m’en aurait trop coûté parla Diligence
Le 4 juillet, étant arrivé à Saint Germain en
Laye avant les neuf heures du matin, j’allai au
lever du Roi ; je m’arrêtai à parler dans la cham-
bre à plusieurs Seigneurs qui me questionnèrent
sur mon voyage, & me chargeaient de leur don-
ner de mes nouvelles des Pays où j’allais. Le
442 MÉMOIRES

Roi était habillé, & était passé au Prie-Dieu


de la ruelle. Je l’attendais au pied de son lit,
par où il devait passer pour entrer, dans son
cabinet, selon la coutume qu’il a de s’y arrêter
quelques moments, pour donner le temps aux
Courtisans de se retirer, & de laisser la cham-
bre libre pour le Conseil d’en haut, qui suit im-
médiatement.
Le Roi m’ayant aperçu, jugea bien que je
venais prendre congé de lui ; & s’étant arrêté
sur l’estrade, il me dit que mes dépêches pour
le Consulat d’Alep étaient expédiées depuis
quelques jours & me demanda quand je parti-
rais, & si je n’étais pas las de faire si souvent
des voyages en Turquie. Il ajouta qu’il fallait
être d’une grande résolution pour cela, ou y être
accoutumé. Je répondis que j’avais reçu mes
provisions ; qu’on travaillait à mon équipage,
& que ma place était arrêtée à la diligence de
Lyon pour le 13, & que je venais prendre congé
de Sa Majesté, & recevoir ses ordres. Il était
sur le point de me dire autre chose lorsqu’on
ouvrit la porte de son cabinet & qu’il vit le Mar-
quis de los Balbasez Ambassadeur d’Espagne,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 443

qui l’y attendait. Cela obligea le loi de marcher


à lui & de me dire ces paroles en me quittant :

« J’aurais beaucoup de choses dire à tout


autre que je connusse moins que vous. Je n’ai
rien à vous commander ; faites pour mon ser-
vice, pour mon honneur, & pour ma gloire ce
que vous avez accoutumé de faire ; je ne sau-
rais être que très content de vous ; Colbert aura
soin de vous faire tenir mes ordres ; rendez lui
compte de ce qui se passera, afin qu’il m’en
fasse le rapport. Adieu, bon voyage, portez-
vous bien. »

A ces paroles obligeantes, je mis un genou à


terre & j lui baisai le bas de son juste-au-corps.
Il mit sa main sur mon épaule & passa.
Je me retirai à la porte de la chambre où je
reçus une infinité de compliments de tous les
Seigneurs qui avaient entendu ce que le Roi
avait eu la bonté de me dire. Ils m’embrassaient
& m’offraient civilement leurs services, & tout
ce qu’ils avaient de pouvoir à la Cour.
Onze heures ayant sonné dans ce temps, &
voyant que c’était le temps du lever de la Reine,
444 MÉMOIRES

& le moment le plus favorable pour l’entretenir


& prendre congé de Sa Majesté, j’allai gratter
à la porte de sa chambre ; je croyais la trouver
encore au lit selon sa coutume, mais je trouvai
qu’on la coiffait. Elle était déjà revenue de la
Messe, à cause d’une Fête particulière qu’il y
avait chez les Recollets. J’y trouvai M. de los
Balbasez, Madame la Maréchale de la Motte à sa
toilette ; qui l’entretenait sur mon voyage, puis-
que Sa Majesté en était déjà informée, comme
il me le parut. Dès que je fus entré, elle me fit
entrer jusqu’à toucher le bord de sa toilette. Elle
me demanda si je me trouvais assez mal à la
Cour pour la quitter continuellement, pour pas-
ser la mer, & aller demeurer au Pays des Turcs.
Je lui répondis, que je me consolais du chagrin
que j’avais de m’éloigner de sa présence pour
longtemps, par le plaisir que j’avais d’obéir au
Roi mon Maître, & de lui continuer mes servi-
ces dans les Pays étrangers, puisque j’étais as-
sez malheureux de lui être inutile à la suite de
la Cour. Elle me dit que j’avais beaucoup perdu
à la mort des enfants de France ; mais que si
elle pouvait avec le temps la réparer d’ailleurs,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 445

qu’elle le ferait avec plaisir, & s’étant adressé au


Marquis de los Balbasez, elle lui dit en Espagnol
: Senor Embassador, que este Caballero vaya
passar la major parte desu vita entre pueblos
infideles. Elle ajouta encore que depuis plus de
15 ans, j’avais couru toute la terre pour le ser-
vice du Roi ; que Sa Majesté était fort satisfaite
de ce que j’avais fait pour elle. M. de Balbasez
lui ayant répondu d’une manière fort obligeante
pour moi, lui dit qu’il avait entendu parler en
Espagne de ce que j’avais fait à Alger pour les
Esclaves de sa Nation, qui s’étaient loués haute-
ment de ma conduite. Madame la Maréchale de
la Motte prit la parole, & se plaignit a la Reine
de ce que je l’avais quittée trois fois, pour cou-
rir où le service du Roi m’appelait ; mais qu’el-
le ne donnerait, à personne la place qu’elle me
conservait, dans sa Maison jusqu’à ce qu’étant
lassé de mes voyages, je revinsse la remplir
pour m’en délasser. Les remercîments que je fis
à toutes ces honnêtetés, firent tomber la conver-
sation sur mille choses différentes. Toutes les
Dames de la Cour se mirent de la partie tant
que la Reine fût à sa toilette. Les hommes entrè-
rent ensuite, & la chambre se trouva tellement
446 MÉMOIRES

remplie qu’on ne pouvait se remuer. Je m’en-


tretins un moment à la ruelle du lit avec M. de
los Balbafez. Toutes les Dames de la Reine me
firent mille honnêtetés.
Il était déjà midi & demi, & le Roi était prêt
de venir prendre la Reine pour la mener à la Mes-
se. Je m’approchai de Sa Majesté je la remerciai
de toutes les grâces qu’elle m’avait faites & à
ma Famille, & je lui demandai la continuation
de sa protection, & ses ordres. Elle m’ordonna
de lui envoyer du baume la Mecque, & m’as-
sura que si elle avait besoin d’autre chose, elle
ne manquerait pas de me donner contentement.
Je mis un genou à terre pour lui baiser le bas
de sa robe : elle me présenta la main, & voulut
que j’eusse l’honneur de la lui baiser, & me dit
en riant, qu’elle me traitait en Ambassadeur, du
Grand Turc : elle me commanda ensuite de lui
donner de mes nouvelles, & d’avoir soin de ma
santé, afin que je pusse l’entretenir quelque jour
des choses que j’aurais observées pendant mon
séjour à Alep. Le Roi me surprit dans le temps
que je faisais une profonde révérence à la Reine
& lui dit : Le Chevalier d’Arvieux prend ap-
paremment congé de vous, Madame, il s’en va
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 447

bien loin, & vous ne le verrez de longtemps. Le


Roi & la Reine parlèrent tout bas assez long-
temps en riant, après quoi ils sortirent ensemble
pour aller à la Messe.
Je fis mes adieux à toutes les Dames qui
étaient dans la chambre, qui me dirent qu’elles
ne recevraient mes compliments que chez elles.
J’allai joindre M. de Levy Maître d’Hôtel du
Roi, qui m’attendait dans la salle des Gardes, &
qui me mena dîner avec lui.
Nous dînâmes pendant que le Roi enten-
dait la Messe, & nous nous trouvâmes en état
d’assister à son dîner ; mais comme j’avais pris
congé je n’osai m’y présenter ; mais j’allai at-
tendre Monseigneur le Dauphin à son apparte-
ment. Il y vint dès qu’il fut sorti de table, &
m’ayant abordé en riant, il me fit cent questions
sur mon voyage, sur les Pays où j’allais, sur les
mœurs, les coutumes, la Religion, les usages,
la manière, & les habits des Orientaux. Je tâ-
chai de répondre le mieux qu’il me fut possible,
pour satisfaire la curiosité de ce Prince, qui par
les répliques qu’il me fit, me fit connaitre qu’il
était bien plus éclairé qu’on ne le doit être à son
âge. Il témoigna prendre beaucoup de plaisir à
448 MÉMOIRES

ce que je lui dis, & sa curiosité l’obligea de s’in-


former en détail des devoirs de ma Charge, de
la manière dont je serais habillé, de mon équi-
page, & de quantité d’autres choses sur toutes
lesquelles je le satisfis de mon mieux. La barbe
nous arrêta plus longtemps. Je lui dis que par
bienséance, & pour obéir aux maximes du Pays,
& mieux marquer mon autorité, je serais obli-
gé de laisser croître ma barbe ; & pour le di-
vertir, je lui contai des Histoires Orientales sur
la longueur de la barbe, & sur les superstitions
des Mahométans sur cet article. Comme je vis
qu’on lui fallait mettre ses bottes pour aller à la
chasse, je pris congé de lui ; je le remerciai des
bontés qu’il m’avoir témoigné jusqu’alors, & je
le suppliai de me les continuer, & de m’honorer
de sa protection pendant mon absence. Je le fe-
rai avec plaisir, me dit-il, à condition qu’à votre
retour vous me viendrez voir avec un habit à la
Turque, & une grande barbe, & que vous me
donnerez des nouvelles du Pays où vous allez.
Si ma curiosité me fait souhaiter quelque cho-
se de ce Pays-là, je vous le ferai savoir par M.
d’Estancheau Secrétaire de mon cabinet. Après
ces mots, je le suppliai de me permettre de lui
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 449

baiser la main ; il me la refusa, mais je n’y perdis


pas ; car il me fit l’honneur de m’embrasser : &
comme je mis un genou en terre peur recevoir
cette faveur, je lui attrapai la main en me rele-
vant, & je la lui baisai avec le plus de respect
qu’il me fut possible. Toute sa petite Cour ap-
plaudit à ce qu’il venait de faire, & j’en étais
tellement pénétré, que je ne pus m’empêcher de
verser des larmes en lui faisant ma dernière ré-
vérence.
J’allai prendre congé de M. le Duc de Mon-
tausier, Gouverneur de Monseigneur le Dau-
phin, qui avait toujours eu beaucoup de bonté
pour moi.
Je fus ensuite chez MM. de Pomponne, &
de Châteauneuf, Ministres & Secrétaires d’État,
qui me reçurent avec toutes les politesses imagi-
nables : j’employai tout le reste du jour jusqu’à
minuit, à courir de maison en maison faire mes
adieux.
Le 5 Juillet, j’allai prendre congé de M. Mar-
quis de Louvois Ministre & Secrétaire d’État,
& Grand Vicaire de notre Ordre lequel ayant su
que j’étais dans la salle avec quantité d’Officiers
d’armée qui attendaient audience, me fit entrer
450 MÉMOIRES

dans son cabinet, où il déjeunait d’un morceau


de pain, d’une poire ; & d’un verre d’eau, après
avoir travaillé depuis trois heures après nuit. Il
voulut que je l’entretienne sur bien des choses ;
il me combla d’honnêtetés, & me chargea de lui
marquer tout ce que je ferais au Levant, jusqu’à
la moindre circonstance ; il me promit sa protec-
tion, & de faire valoir auprès du Roi les services
que je lui rendrais pendant mon Consulat ; il
m’embrassa ensuite, & me dit d’aller voir M. le
Chancelier son père. Il me reçût avec son affa-
bilité ordinaire dans sa galerie, où je l’entretins
jusqu’a ce qu’on vint l’avertir qu’il était temps
d’aller au Conseil ; il me fit bien des politesses
& des offres de service.
J’allai ensuite chez, M. Colbert, où je l’at-
tendis au retour du Conseil. Il me fit entrer dans
son cabinet, pendant qu’il expédia un grand
nombre de gens qui avaient affaire à lui il vou-
lut être informé de tout ce que je savais sur les
Échelles du Levant, & sur quantité d’autres cho-
ses. Ce Ministre avait un esprit vif, pénétrant,
& aimait la précision ; j’abrégeai mes réponses
autant que je pus, sans rien omettre, il me parut
que cela lui convenait ; il me dit que j’avais fait
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 451

un très grand plaisir au Roi, & à lui, en acceptant


le Consulat que j’allais exercer ; qu’il allait être
sans inquiétude pour l’Échelle d’Alep ; qu’il se
confiait entièrement à ma conduite qu’il ne me
donnait des provisions que pour trois ans, parce
que c’était le Règlement que le Roi avait fait ;
mais que je serais confirmé tout autant que je
le souhaiterais ; qu’il me souhaitait seulement
une parfaite santé ; qu’il allait travailler au ré-
tablissement du Commerce pendant cette paix ;
& qu’ainsi je ne pourrais pas manquer de ga-
gner dans cet emploi tout ce que j’aurais dû ga-
gner dans les autres dont le Roi m’avait honoré
auparavant, & qu’il y contribuerait de tout ce
qui dépendrait de lui ; que je n’avais qu’à partir
content, lui donner souvent de mes nouvelles,
& de tout ce qui se passerait dans mon district
afin qu’il me donnât les ordres nécessaires. Il
me défendit très expressément de faire aucun
festin comme on faisait chez les Consuls du Le-
vant, dans lesquels outre les cris, les excès de
vin & de viandes, on marchait dans les verres
cassés jusqu’au-dessus de la cheville du pied,
& où il arrivait toujours des querelles ; il ajouta,
que les Échelles du Levant étaient autrefois des
452 MÉMOIRES

Séminaires où l’on formait de bons Marchands,


& qu’aujourd’hui elles n’étaient plus que des
écoles de jeu, d’ivrognerie, & de mil autres sor-
tes de vices qui corrompaient toute la jeunesse
qu’on y envoie de Marseille ; de façon qu’ils
s’y ruinent au lieu d’avancer leurs affaires. Il
m’exhorta fort de déraciner tous ces vices dans
Alep, & de n’épargner personne dans les acci-
dents qui pouvaient arriver, & de n’avoir aucu-
ne complaisance pour les gens de Marseille, ni
aucune crainte de leurs criailleries ordinaires ;
qu’il ne doutait pas que ces Messieurs ne re-
muassent bien des machines pour m’inquiéter
pendant mon Consulat, quelque bien que je pus-
se leur procurer ; qu’il les connaissait pour des
esprits bouillants & d’opposition, desquels je
devais me mettre fort peu en peine, parce que je
dépendais immédiatement du Roi, & que c’était
à lui seul que je devais m’adresser, & lui rendre
compte de tout ce qui se passerait dans mes af-
faires & dans mes négociations. On le vint aver-
tir pour dîner, je le quittai en lui promettant de
lui écrire souvent sur l’état de cette Échelle, &
il me promit son amitié & sa protection auprès
du Roi, à qui il ferait valoir mes services.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 453

J’allai ensuite chez M. le Marquis de Sei-


gnelai Secrétaire d’État, & fils aîné de M. Col-
bert. Je pris congé de lui à l’issu de fon dîner ; il
me promit les intimes choses que M. son père,
& me dit, qu’on rendrait à Alep une lettre qu’il
m’avoir écrite en faveur du Sieur Raphaël Rou-
ply Arménien ; que c’était pour faire embarquer
des chevaux que ses Agents avaient achetés pour
le Roi. Il me promit son amitié & sa protection,
& m’ordonna de lui écrire souvent.
Je passai de là chez Madame la Maréchale
de la Motte, qui était avec Madame la Duchesse
de la Ferté fa fille. Les obligations infinies que
j’avais à ces Dames me serrèrent tellement le
cœur, qu’à peine puis-je leur faire mon compli-
ment. Je trouvai un carrosse qui m’attendait à
la petite porte du château ; j’y entrai seul pour
avoir le temps de rêver à mes affaires en venant
à Paris.
Je fus rendre mes respects à M. le Prince de
Condé, M. le Duc d’Enguien, Messieurs les Prin-
ces de Conty, Mademoiselle d’Orléans, Mada-
me de Guise, & autres Seigneurs & Dames, que
mon séjour à la Cour m’avait fait connaître, &
généralement à tous mes amis. Je reçus partout
454 MÉMOIRES

tant de marques d’amitié & tant d’offres de ser-


vice, que je me serais crû le plus heureux de tous
les hommes, si je n’avais pas été accoutumé à
l’eau bénite de Cour.
Enfin le 13 Juillet 1679 nous entrâmes dans
le carrosse de la Diligence, & nous partîmes
à quatre heures du matin. Je ramenai ma sœur
avec moi, parce qu’elle n’avait plus rien à faire
à la Cour depuis la mort des enfants de France.
Il y avait encore M. Gassandi d’Aix Avocat du
Roi, & M. de Langes de Montrival, frère de M.
le Président d’Oranges, que la curiosité de voir
les Pays Étrangers avait fait résoudre de venir
passer avec moi tout le temps de mon Consu-
lat.
Nous arrivâmes à Lyon le 17 Juillet sur le
midi ; nous allâmes le 19 retirer nos hardes qui
étaient à la Douane, où elles furent visitées avec
la dernière rigueur, Nous les fîmes porter au
bateau que nous avions loué exprès pour nous
porte, d’Avignon, où nous arrivâmes le 21 sur
les cinq heures du soir, ayant joui d’un très beau
temps, & eu beaucoup de plaisir sur ce fleuve
rapide.
Nous trouvâmes des Douaniers bien plus
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 455

honnêtes que ceux de Lyon ; ils se contentè-


rent de notre parole. Nous nous retirâmes dans
une fameuse Hôtellerie, où arrivèrent quelques
heures après, Messieurs Barberin & Bruë, & le
Prieur de Saint-Lazare d’Arles, qui venaient au-
devant de nous, & nous passâmes tout le reste
du jour à nous divertir & à nous promener.
Le 22 Juillet fête de Sainte Madeleine, après
avoir entendu la Messe, Mous allâmes voir la
Synagogue : les Juifs m’ayant vu lire quelques
Inscriptions Hébraïques, se mirent en tête que je
cachais la Loi de Moïse, sous un habit de Che-
valier, & le publièrent dans leur quartier. Les
principaux vinrent me complimenter à l’issue
de notre dîner, & m’affirmèrent que je sortais
de la Tribu de Levi. Je ne voulus pas les dé-
tromper pour faire plaisir à la Compagnie, &
même pour les confirmer encore davantage je
leur récitai quelques passages Hébreux qui con-
venaient à la conversation ; & je leur montrai
une lettre en Hébreux Rabbinique, que je venais
de recevoir d’un Juif de Smyrne. Ils ne la purent
jamais déchiffrer sans mon secours.
Nous nous embarquâmes sur le Rhône, &
nous arrivâmes à Beaucaire le même jour. Ma
456 MÉMOIRES

sœur n’avait point vu la foire célèbre de cette


Ville ; il fallut satisfaire sa curiosité, nous y pas-
sâmes le reste du jour ; & comme l’affluence
du monde était extrême, nous allâmes louper &
coucher à Tarascon.
Le 23 Juillet, nous repassâmes le Rhône,
après avoir vu les Reliques de Sainte Marthe, &
ce qu’il y avoir de curieux à Tarascon & nous
allâmes passer la journée à la foire, & sur le soir
nous repassâmes à Tarascon pour nous préparer
à notre voyage.
Nous partîmes le 24 avec deux litières, &
six Cavaliers, sans aucun bagage, ayant tout fait
partir d’Avignon pour Marseille sur des mulots.
Nous arrivâmes sur le soir à Salon ; nous y en-
tendîmes la messe lendemain aux Cordeliers, où
nous vîmes le Sépulcre du Prophète Nostrada-
mus, qui est à côté de la petite porte, tout simple
& sans ornements, comme un grand coffre de
pierre au-dessus duquel est son portrait. Il fut
enterré le 6 Novembre 1566.
Nous allâmes dîner au Griffon, qui est à moi-
tié chemin de Marseille. Nous y trouvâmes un
de mes frères, deux de mes cousins, avec dix de
nos amis, députés des Négociants de Marseille
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 457

& d’Alep, qui venaient me complimenter.


Nous arrivâmes le soir à Marseille avec un nom-
breux Cortège de litières, de calèches, & de Ca-
valiers, qui m’attirèrent bien des compliments,
aux Pennes, & sur toute la route.
Nous ne fûmes pas plutôt descendus à la maison
qu’on nous avait fait préparer, que nous noirs
trouvâmes accablés de visites & de compli-
ments. Les Marseillais n’en sont pas avares : ce
qu’il y a de commode chez eux, c’est que cela
dure peu, & que quand leur première vivacité
est passée, ils vous laissent en repos, & en vien-
nent même jusqu’à l’indifférence avec vous.
J’allai à Aix le 4 Août rendre mes devoirs à
M, Rouillé Intendant de la Province, qui avait
beaucoup d’amitié pour moi, & à qui j’avais des
obligations très considérables.
M. de Guilleragues arriva à Aix le 5 Août
sur le soir. J’en donnai, avis à M. l’Intendant,
qui le vint voir aussitôt. Les Consuls de la Ville
lui envoyèrent le présent ordinaire qui consis-
te en douze bouteilles de vin, douze boites de
confitures & autant de flambeaux de cire blan-
che. Les Consuls suivirent de près leur présent.
Le premier harangua M. l’Ambassadeur. Après
458 MÉMOIRES

qu’il leur eût répondu, on se retira excepté M.


Rouillé & moi. Nous passâmes dans une cham-
bre voisine de celle où il soupa & après qu’il
eût achevé nous entrâmes, & fûmes en conver-
sation avec lui assez longtemps après quoi M.
Rouillé me mena souper avec lui, & mettre or-
dre au voyage que nous devions faire le lende-
main à Marseille.
Le 6 j’allai au lever de M. l’Ambassadeur,
je l’accompagnai à la Messe au Prêcheurs, & de
là chez M. Lenfant Commissaire des Guerres
qui nous donna un déjeuner splendide. M. Ma-
rin premier Président, & M. Rouillé s’y trouvè-
rent avec leurs carafes, nous montâmes dedans
pour faire voir à M. l’Ambassadeur ce qu’il y a
de curieux dans la Ville, & nous nous rendîmes
chez M. l’Intendant qui nous donna un très ma-
gnifique & très long dîner ; après quoi M. l’Am-
bassadeur, M. le Comte de la Vergne & moi nous
montâmes dans le carotte à six chevaux de M.
l’Intendant pour nous rendre à Marseille.
Nous trouvâmes M. Brodart l’Intendant des
Galères, à Saint Louis, à une lieue de Marseille,
qui venait au devant de M. l’Ambassadeur, &
qui lui amenait le carrosse de M. le Maréchal,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 459

de Vivonne, dans lequel il devait faire son en-


trée. Il s’y mit avec M. son frère & M. Brodart ;
je restai dans celui de M. Rouillé avec M. Fa-
bre.
Étant arrivés à la porte Royale nous y trou-
vâmes les Échevins qui vinrent recevoir M.
l’Ambassadeur.
Ils étaient précédés de tous les Valets por-
tants des flambeaux de cire blanche, parce qu’il
était déjà nuit. M. de Guilleragues mit pied à
terre, reçut les compliments de ces Messieurs,
& répondit avec politesse à la harangue de M.
Claude Etienne Assesseur de la Ville, qui porta
la parole. Après cela on marcha à pied vers la
maison de M. Brodart, où M. l’Ambassadeur
devait loger.
Pendant la marche les Échevins étaient à la
gauche de M. l’Ambassadeur ; ils étaient sui-
vis de tous les Officiers de la Ville. Le frère de
Son Excellence, M. Brodart & moi étions à la
droite suivis de plusieurs Gentilshommes & de
nos domestiques. Nous trouvâmes le Cours &
toutes les autres rues remplies d’un peuple in-
fini ; nos carrosses suivaient, & nous arrivâmes
ainsi à l’Intendance, où M. Brodart reçût Son
460 MÉMOIRES

excellence dans des appartements superbement


meublés. Elle y fut encore complimentée par les
Échevins & par les principaux de la Ville, après
quoi chacun se retira. Je restai au souper qui fut
tel qu’on le pouvait attendre de M. Brodart.
Le 7 Août les Échevins envoyèrent le pré-
sent ordinaire de la Ville consistant en vin, con-
fitures & flambeaux, & vinrent rendre visite à
son Excellence, ayant à leur tête M. de Pil, les
Gouverneurs de Marseille, suivi des personnes
les plus qualifiées, comme les Échevins l’étaient
des principaux Marchands & Bourgeois. Ce jour
& les suivants se passèrent à recevoir & à rendre
les visites ordinaires, & cependant je songeai à
mes affaires.
Le 9 J’arrêtai mon passage avec le Capitai-
ne Antoine Carbonneau de la Ciotat, & je lui
ordonnai de notifier aux Marchands que nous
partirions assurément dans le cours du mois,
afin que ceux qui voudraient charger de l’argent
ou des marchandises s’y préparassent à loisir. Il
y eut une très grande jalousie à Marseille contre
Carbonneau, parce qu’il était de la Ciotat. Mais
comme il n’y avait alors à Marseille aucun Vais-
seau qui me convint, il fallut par nécessité que je
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 461

prisse celui-là, aussi bien que M. Picquet Évê-


que de Cesarople. La jalousie des Marseillais
s’apaisa à la fin, & chacun se disposa à charger
quelque chose sur ce Vaisseau.
Le 11 Août, je prêtai serment entre les mains
de M. de Guilleragues, pour le Consulat d’Alep,
comme j’y étais obligé par mes provisions.
M. l’Ambassadeur partit le 18 pour se ren-
dre à Toulon, où il devait s’embarquer.
Je me préparai aussi à partir, & pour cela je
pressai le Capitaine Carbonneau autant qu’il me
fut possible. Pendant ce temps-là les Marchands
de Marseille intéressés au commerce d’Alep, me
régalèrent magnifiquement dans le jardin de M.
Guillet. Tous mes amis en firent autant les uns
après les autres, de sorte qu’à peine pouvais-je
trouver le temps de mettre ordre à mes affaires ;
j’en vins à bout à la fin.
Le 29 Août 1679 je m’embarquai avec tous
mes gens sur le Vaisseau le Saint Augustin, com-
mandé par le Capitaine Antoine Carbonneau, de
30 pièces de Canon, & de 90 hommes d’équi-
page, sans compter les Passagers, qui faisaient
plus de cinquante hommes.
Nous mîmes à la voile à quatre heures après,
462 MÉMOIRES

midi & quatre heures après nous mouillâmes à


la Ciotat, où je débarquai au bruit de l’Artillerie
du Vaisseau.
Le lendemain je reçus les présents de la
Ville, qui consistaient en douze bouteilles d’ex-
cellent vin muscat & douze flambeaux de cire
blanche. Mrs. les Consuls suivirent leurs pré-
sents, & vinrent me complimenter.
Le 31 M. le Vicaire de M. le Chevalier de
Vendôme, Seigneur spirituel & temporel de la
Ciotat, en qualité d’Abbé de Saint Victor les
Marseille, vint à la tête de son Chapitre me faire
ses compliments & pendant les sept jours que
nous demeurâmes à la Ciotat, nous fûmes réga-
lés de tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens dans
la Ville.
Nous mîmes à la Voile le sixième Septem-
bre, & le lendemain nous mouillâmes à Toulon.
Je pris mon logement chez M. l’Abbé Laugier,
Capiscol de la Cathédrale, qui me reçut & me
régala à merveilles.
A peine étions-nous hors de table que M.
l’Évêque de Toulon, & M. l’Évêque de Cesaro-
ple me vinrent voir. M. Arnoul Intendant général
de la Marine, avec les principaux Officiers me
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 463

firent le même honneur, & me prévinrent dont


je fus bien fâché. J’allai rendre mes devoirs à
Monsieur, Madame & Mademoiselle de Guille-
ragues, à M. Arnoul, chez qui ils étaient logés,
à MM. Les Évêques, & à tous Mrs. les Officiers
de Marine. On me régalait partout avec tant de
profusion, que je souhaitais ardemment le mo-
ment de notre départ.
Enfin le onzième Septembre M. l’Ambassa-
deur s’embarqua avec toute sa fuite sur le Vais-
seau du Roi le Hardy, qui était commandé par le
Marquis de la Porte. Je m’embarquai en même-
temps sur un Bateau du Pays avec M. l’Évêque
de Cesarople & nos gens, & quelques Cheva-
liers & autres Passagers qui allaient à Malte, &
en d’autres endroits du Levant, & nous allâmes
joindre le Vaisseau du Capitaine Carbonneau
qui était au fond de la rade proche le Lazaret.
Tous les Vaisseaux saluèrent M. l’Ambassadeur
quand il passa devant eux ; il n’y eut que le nô-
tre qui oublia son devoir en cette occasion.
J’allai à bord du Hardi souhaiter un bon
voyage à M. l’Ambassadeur. Je le trouvai fort
en colère contre Carbonneau, il voulait renvoyer
chercher & le châtier, & ce ne fut pas sans peine
464 MÉMOIRES

que j’obtins sa grâce.


Le 12 Septembre sur les neuf heures du ma-
tin, le Hardi tira un coup de canon & appareilla,
nous en fîmes de même. La Flûte du Roi qui
allait à Constantinople le suivait, quatre Vais-
seaux Marchands venaient ensuite, puis quatre
barques, une Polacre & une Tartane. Nous sor-
tîmes de la rade en bon ordre comme une pe-
tite armée. Le vent qui nous était d’abord assez
favorable, continua jusqu’au quinze, que nous
vîmes à bas bord la côte de l’Île de Sardaigne.
Le 16 Nous vîmes les Îles de Saint Pierre ;
& à six heures du soir nous dépassâmes à une
lieue au large les écueils que l’on nomme la Va-
che & le Veau, devant le Cap de San-Jacomo,
qui forme une partie du Golfe de la Palme. Nous
portâmes à route toute la nuit jusqu’au lende-
main qu’il en fallut changer, parce que le vent
changea, & nous amena une rude bourrasque
qui nous obligea de relâcher à Cagliari, Capi-
tale de la Sardaigne, & la dernière Ville de cette
Île vers le Sud nous y mouillâmes neuf heures
du matin.
M. de la Porte salua la Ville de sept coups,
elle ne lui en rendit que à cinq, encore ce ne fut
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 465

que vers les six heures du soir, & après que M.


de la Porte eût envoyé M. du Palais son Capi-
taine en second, pour s’en plaindre.
Le Président qui y commandait pour Sa Ma-
jesté Catholique, lui dit que la Vice-royauté étant
vacante, il ne pouvait rien prendre sur lui, qu’il
avait ordre de ne faire saluer que l’Amiral. Mais
M. de la Porte y ayant renvoyé un de ses Lieute-
nants pour lui dite que l’Ambassadeur de Cons-
tantinople était dans son Vaisseau, le Président
ordonna au Château de tirer ces cinq coups, &
envoya en même temps une Chaloupe avec des
Députés complimenter Son Excellence,
La Ville de Cagliari est assez grande & envi-
ronnée de vieilles murailles. Son Château n’est
pas grand chose. Elle a une Église Cathédrale
assez belle, où les Chanoines font l’Office en
Camail & en Rochet, même en présence de leur
Archevêque. On célébrait ce jour-là la Fête de
St. Thomas de Villeneuve, & on tira une grande
quantité de boîtes C’est dans ces tintamarres que
consistent la plupart des dévotions des Fêtes en
Espagne & en Italie.
Nous remîmes à la voile le 18 sur le midi à
la voile de quatre Vaisseaux de guerre Français,
466 MÉMOIRES

qui avaient relâché comme nous à cette plage le


jour d’auparavant.
Le 19 Nous perdîmes de vue les côtes de
Sardaigne ; mais le 20 nous fûmes obligés de les
reconnaître encore, à cause du vent contraire,
& de ce que le mât d’avant du Hardi avait cra-
qué ; mais nous ne fûmes pas plutôt la hauteur
du Cap de Poule, que le vent changea, & nous
obligea de changer la route que nous avions pri-
se sur la Sicile : nous portâmes droit au Golfe
de Tunis que nous découvrîmes le 24 & nous
portâmes sur le Cap Blanc. Nous reconnûmes
de fort près la Pantellerie, petite île appartenant
au Roi d’Espagne ; il n’y a qu’un Village & une
Forteresse ; on y fait un grand commerce de vin
qui y croit en abondance. Ce sont les femmes
qui cultivent la terre & les vignes, tandis que
les hommes trainent la rapière, & font la garde
autour de l’île, chacun dans son département.
Le 25 Nous perdîmes de vue la Pantellerie.
Le 27 Nous découvrîmes le Goze de Malte,
& nous y arrivâmes le même jour sur les deux
heures après midi. La Ville salua M. l’Ambas-
sadeur la première de plusieurs coups de ca-
non ; le Vaisseau du Roi rendit ce salut par une
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 467

décharge de toute son Artillerie. M. l’Ambassa-


deur & toute sa Famille débarquèrent vers le soir
au bruit du canon, & entrèrent dans les carros-
ses que M. le Grand-Maître leur avait envoyés
sur le Port pour les recevoir & les conduire au
Palais de son neveu, qu’il leur avoir fait pré-
parer par ses Officiers, après qu’il l’eût envoyé
complimenter à bord.
Le 28 M. le Grand-Maître envoya encore
faire des compliments à M. l’Ambassadeur, &
Son Excellence suivie d’un grand Cortège, alla
saluer Son Éminence, qui le reçût dans son lit, à
cause de ses indispositions & de son grand âge.
Il fut reçu par le neveu du Grand-Maître qui fai-
sait les honneurs. L’Éminence & l’Excellence
s’entretinrent quelque temps en particuliers ;
après quoi les portes ayant été ouvertes, la suite
de l’Ambassadeur entra, & eut l’honneur de sa-
luer le Grand-Maître.
M. l’Ambassadeur voulut s’en retourner
chez lui à pied, suivi de cinq carrosses de Son
Éminence, celui du corps était à six chevaux, un
autre à quatre mules, & les trois autres à deux
chevaux.
Le même jour, vers les quatre heures du soir
468 MÉMOIRES

le Grand-Maître alla rendre-visite à Madame


l’Ambassadrice. Il s’était excusé de recevoir
sa visite, parce que ce n’est pas la coutume à
Malte que les femmes visitent les hommes, non
plus que celle des Grands-Maîtres, de visiter les
Ambassadeurs ; mais Son Éminence en rendant
visite à Madame l’Ambassadrice, la rendait in-
directement à son mari : au fond c’était la même
chose ; mais il faut se conformer aux usages &
garder les apparences.
Le 29 Septembre Fête de St. Michel, qui
est le titulaire de l’Auberge de Provence, qui a
le premier rang sur toutes les autres, le Grand-
Prieur de l’Église Officia Pontificalement ; Son
Éminence y a assista tous les Grands Croix en
habits de cérémonies. La Musique y fut aussi
belle que le concours était grand.
J’ai parlé de Malte dans d’autres endroits,
ce qui m’exempte d’en rien dire ici.
Le 30 Je priai M. le Commandeur de Ville-
vieille grand Écuyer de Son Éminence, de lui
dire que je souhaitais lui rendre mes respects ;
il m’obtint Audience sur le champ. M. le Com-
mandeur de Villevieille & M. le Commandeur de
Village, grand Fauconnier, me firent l’honneur
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 469

de m’accompagner avec plusieurs autres Che-


valiers de mes amis.
Dès que le Grand-Maître me vit entrer, il me
reconnu, se leva de son fauteuil avec un cri de
joie, & m’embrassa tendrement comme il avait
fait la dernière fois que j’eus l’honneur de le voir
à Malte. Il me fit mille honnêtetés ; il s’informa
de ce que j’avais fait depuis notre dernière en-
trevue, & enfin du motif de mon voyage. Notre
conversation aurait été longue s’il avait voulu
s’asseoir. Sa politesse m’obligea d’abréger mes
réponses, car il était dans sa soixante & douziè-
me année, & dans la dix-septième de son règne.
Il avait la goutte assez fréquemment, quoique
d’ailleurs il jouisse d’une santé parfaite, peut-
être au grand déplaisir de bien des gens qui pré-
tendaient au Magistère. Il s’appelait, & c’était
toujours Nicolas Cottoner de Majorque, qui a
succédé à Raphaël Cottoner son frère, qui ne
posséda cette dignité que trois ans. Je pris con-
gé de lui avec les mêmes embrassements dont il
m’avait honoré en entrant &en reculant par des
révérences mesurées vers la porte, je me retirai,
tandis que demeurant toujours debout il m’ac-
compagna des yeux autant qu’il pût m’apercevoir.
470 MÉMOIRES

Les mêmes Commandeurs vinrent me condui-


re jusqu’au bout de l’escalier du Palais, & me
comblèrent de politesses. J’étais logé chez M,
le Chevalier Baron, j’y reçus les visites de tout
ce qu’il y avait de gens de distinction, de sorte
que je n’eus presque pas le temps de voir M. de
Guilleragues chez lui. Je dirai seulement qu’il
a reçu à Malte des honneurs extraordinaires,
qu’il y a été défrayé par le Grand-Maître. Sa ta-
ble était de douze couverts avec une seconde de
vingt-quatre, & l’une & l’autre étaient servies
avec une abondance, une propreté, & une ma-
gnificence extraordinaire.
Le premier Octobre, j’eus l’honneur de voir
M. le Grand-Maître pour la seconde fois ; il était
dans son lit, je l’y entretins pendant une heure
sur les choses que nous avions entamées dans
ma première visite ; je reçus les mêmes hon-
neurs, & en sortant je fus me préparer au départ,
M. 1’Ambassadeur en ayant donné l’ordre.
Nous nous embarquâmes le 4 Octobre, mais
le vent ayant changé, nous ne pûmes sortir du
Port. M. le Grand-Maître envoya prier M. l’Am-
bassadeur de débarquer, & d’attendre le beau-
temps ; il le fit, & nous aussi.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 471

Le six, les vents s’étant trouvés bons & as-


sez frais, nous nous embarquâmes tout de bon.
Nous appareillâmes sur les neuf heures, & nous
perdîmes Malte de vue avant la nuit. Le Vais-
seau le St. Sépulcre commandé par le Capitaine
Antoine Carbonnet de la Ciotat qui venait de Li-
vourne, un Corsaire du Grand-duc de Toscane,
un petit Vaisseau Marchand, quelques Barques,
& un Corsaire de Malte se joignirent à nous,
& remplacèrent les Bâtiments qui mous avaient
quittés à Malte, de sorte que nous nous trouvâ-
mes encore treize voiles en sortant du Port.
Les 7, 8, 9, 10, 11 & 12 Nous eûmes un vent
contraire si violent, que nous eûmes bien de la
peine à ne rien perdre de ce que nous avions
avancé en nous tenant bord fur bord. Nous nous
trouvâmes si prés de l’Île de Zante cette dernier
nuit, que nous nous serions tous brisés sur les
rochers qui bordent cette île, Si heureusement
pour nous le Vaisseau de guerre n’eût rompu sa
grande vergue, ce qui l’obligea d’arriver & nous
aussi, parce que nous suivions le fanal qu’il por-
tait. Il fallait que les vents & le courant nous eus-
sent portés sur cette Île que nous n’avions pas
reconnue le soir précédent. Une de nos barques
472 MÉMOIRES

qui ne pût tenir la mer, ayant voulu relâcher, se


brisa l’Ouest de cette île nous en rencontrâmes
les débris sur l’eau ; il ne se perdit que deux
hommes, la Barque s’étant échouée sur une
Plage qui forme une espèce de petit Port, entre
deux Caps de roche vive extrêmement escarpés.
Ce fut un bonheur pour le reste de l’équipage
qui se sauva à terre.
Le treize octobre, le temps continuant à être
mauvais, & ne pouvant porter à route, M. de la
Porte qui voulait raccommoder sa grande ver-
gue trouva bon de relâcher à Céphalonie qui
est une grande Île appartenant aux Vénitiens,
dix milles au Nord de Zante. Nous y arrivâmes
sur les cinq Heures du soir, & nous mouillâmes
dans la grande rade ; en attendant le lendemain
pour prendre un meilleur poste, entre Lixanoy
& Ergastoli, qui sont deux Villages les plus voi-
sins du Port. La Forteresse est trois lieues du
Port ce qui fut cause qu’on ne la salua point, &
que M. l’Ambassadeur ne fut point salué. Il y
avait plusieurs Vaisseaux Anglais mouillés, il y
en arriva d’autres ; pas un ne salua le Pavillon.
Quelques Officiers du Hardy s’en choquèrent,
& tâchèrent de persuader à M.de la Porte qu’il
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 473

devait les contraindre au salut ; mais il leur dit


que par le dernier Règlement entre les deux Rois
il était porté que l’on ne pourrait contraindre
personne au falot, de sorte qu’on les laissa en
repos avec toute leur fierté, Comme les Anglais
qui viennent en cette île y chargent une grande
quantité de vin muscat & dépense, ou de raisins
de Corinthe, c’est en ces deux choses que con-
siste presque tout le Négoce de l’île.
Elle tire ton nom du Grec Céphale-Nissia,
qui signifie les îles de Céphale qui en était Roi. Il
a deux îles de ce nom, la grande où nous étions,
& la petite qui est à l’Est, entre la grande & la
terre ferme. Nous la vîmes en passant de fort
loin.
La grande Céphalonie a environ 8 lieues de
circonférence. Son centre est occupé par une
des plus hautes montagnes que j’ai vues, c’est
ce qui fait qu’on la reconnaît de fort loin.
Elle est habitée par des Grecs pauvres & mi-
sérables qui sont la plupart des débris de Candie.
Les Vénitiens y ont un Provéditeur qui ne sort
presque jamais de la Forteresse. Le Gouverneur
était un François de Pierrelatte nommé M. de
la Fleur. Il avait été Major de Candie, & avait
474 MÉMOIRES

longtemps servi les Vénitiens dans leurs guer-


res. Pour récompense de ses services, & d’une
jambe qu’il avait perdue, ils lui avaient donné
ce chétif gouvernement.
Il me donna à manger deux fois avec toute
la civilité imaginable, & me fit un très beau pré-
sent.
M. l’Évêque de Cesarople demeura presque
toujours à terre, quoiqu’avec beaucoup d’incom-
modité. J’en aurais fait autant, mais je craignais
qu’il n’arrivât du désordre si je m’absentais, à
cause de la mauvaise humeur, de l’avarice sor-
dide & de la brutalité du Capitaine. Je l’avais
préféré à d’autres de Marseille, parce que j’avais
reconnu que ceux de la Ciotat avaient toujours
été de fort honnêtes gens. D’ailleurs sa famille
& lui-même m’avaient de l’obligation, & j’étais
en état de leur faire du bien ou du mal dans le
poste où j’étais. Tout cela ne fut pas capable de
réprimer sa brutalité. Il la poussa si loin ; que
ses propres Matelots en étant outrés, le dirent
à des Officiers du Vaisseau de guerre, & ceux-
ci à M. de la Porte & à M. de Guilleragues, qui
m’envoya chercher, & qui fit venir ce brutal.
Après qu’il l’eut bien maltraité de paroles, peu
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 475

s’en fallut qu’il ne lui fit donner la cale. Je lui


demandai grâce, supposant qu’il se corrigerait.
Pour l’y obliger plus efficacement, l’Ambassa-
deur fit expédier trois ordres qu’il remit à M.
Gaillard Lieutenant du Hardy pour me les re-
mettre quand je serais arrivé à bord.
Le premier portait que le Capitaine débar-
querait sur le champ M. l’Évêque & moi avec
nos gens & nos bagages, & nous porterait au
Vaisseau le St. Sépulcre, qui était commandé
par son cousin, qui s’était offert de nous rece-
voir moyennant cet ordre.
Le second défendait à notre Capitaine de
quitter le convoi, sous peine de six mois de pri-
son. Mais comme pendant ce démêlé le vent
émit devenu bon, & que M. de la Porte avait tiré
le coup de partance, & que tous les Vaisseaux
étaient sous voile, il fit expédier un troisième,
qui me donnait pouvoir d’interdire ce brutal au
cas qu’il ne Ce corrigeât pas, de le mettre aux
arrêts, dé substituer un autre Capitaine en sa pla-
ce, & de lui faire son procès, & à tous ceux qui
s’opposeraient à l’exécution de ladite Ordon-
nance, attendu le mauvais traitement qu’il faisait
à son Équipage & ses Passagers, & la nécessité
476 MÉMOIRES

qu’il avait de pourvoir à l’intérêt que le com-


merce de Marseille avait sur son Vaisseau.
Nous arrivâmes à bord, où je trouvai M.
l’Évêque, les Peres Jésuites & tout le reste de
mes gens, que le Capitaine avoir envoyé cher-
cher à terre, craignant l’effet des menaces de M.
l’Ambassadeur.
M. Gaillard fit assembler tout l’Équipage &
les Passagers sur le pont, lut à haute voie les
trois Ordonnances. Le Capitaine en fut affligé
au dernier point, d’autant plus que son beau-
frère & plusieurs autres avaient été témoins de
ce qui lui était arrivé dans le Vaisseau du Roi.
Il voulut s’excuser mais je lui fermai la bouche
par les reproches que je lui fis. A la fin il me
demanda pardon & promit de mieux faire. M.
Gaillard s’en retourna au Vaisseau de guerre, &
notre petite Flotte suivit le Hardy.
En passant entre la terre-ferme & l’île de
Zante, nous vîmes le même jour le Golfe de Lé-
pante, où se donna la fameuse bataille entre les
Chrétiens & les Turcs dans le siècle passé. Nous
laissâmes à bas bord Castel-Tornese, & Zante
à tribord, & à trente milles de là, nous vîmes
un écueil ou petite, île, appelée Lessanfano, qui
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 477

a quinze milles de circonférence, & qui n’est


habitée que de quelques Caloyers ou Religieux
Grecs qui y ont un Monastère.
Le vingt Octobre, nous côtoyâmes les îles
de la Sapience, & vîmes la Rade de Navarrin,
qui peut contenir plus de trois mille Navires.
Les Turcs y en mirent sept cents lorsqu’ils vou-
lurent commencer le siège de Candie. Nous re-
connûmes la Venetico, les Villes de Modon &
de Coron, & sur le soir nous doublâmes le Cap
Matapan.
Le vingt-un, nous côtoyâmes dès le matin
l’île de Cerigo, qui est la première de l’Archipel
du côté de l’Ouest. On lui donne quatre milles
de tour, & elle est éloignée de quatre milles du
Cap Matapan, ou des Cailles, & nous passâmes
entre l’écueil appelé l’Ovo, ou l’Œuf, parce
qu’il en a la figure, & la Forteresse de Cerigo. A
la vue elle nous parut très forte & inaccessible.
Le Provéditeur Vénitien qui y commande, ayant
appris par la Chaloupe du St. Sépulcre, que M.
l’Ambassadeur était dans le Vaisseau du Roi, le
fit saluer de 21 coups de canon, auxquels on ré-
pondit de cinq. Nous dépassâmes celle de San-
Nicolo, & l’île de Cerccy, que nous laissâmes
478 MÉMOIRES

à bâbord, & alors le vent tomba tout-à-fait, &


nous nous trouvâmes dans un calme qui nous
obligea de mettre toutes nos Chaloupes à la mer,
pout soutenir les Bâtiments & les empêcher de
s’aborder les uns les autres & de se briser.
Nous trouvâmes à propos M. l’Évêque &
moi, de nous servir de ce moment pour aller
prendre congé de M. de Guilleragues ; car c’était
l’endroit où nous devions nous séparer. Le Ca-
pitaine nous y voulut conduire dans son canot.
Chacun de nous fit ses compliments à M. l’Am-
bassadeur, Madame son épouse, Mademoiselle
leur fille, à M. le Maquis de la Porte, & à tous
Ces Officiers.
Le Capitaine de notre Vaisseau y vins à son
tour, & fut houspillé de la belle manière, avec
menace que s’il n’en agissait pas bien avec moi,
& que j’eusse trop d’indulgence pour lui, il le
ferait châtier dans quelque lieu qu’il pût se ca-
cher. Il lui dit en ma présence ; Apprenez petit
Capitaine, que M. le Consul a le même pouvoir
à Alep que j’ai à Constantinople. Il est conseiller
du Roi & de toute la Cour. Tout ce qu’il fera sera
approuvé, & quand il est sur un Vaisseau il y est
le maître & non pas le Capitaine.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 479

A la fin nous prîmes congé les uns des autres,


& M. le Marquis de la Porte nous fit saluer de
neuf coups de canon.
Étant arrivés à notre Vaisseau nous fîmes
servir nos voiles pour profiter du bon vent qui
s’était levé, Nous passâmes sous le vent & à l’ar-
rière du Vaisseau du Roi que nous saluâmes de
toute notre artillerie pour lui dire adieu, il nous
en rendit sept que nous remerciâmes de pareil
nombre, & nous portâmes à route : la nuit & le
vent nous éloignèrent. Nous portions à l’Est &
eux au Nord. Nous nous vîmes encore le lende-
main matin pendant que nous côtoyions la côte
septentrionale du Royaume de Candie.
Le vingt-deux Octobre nous revîmes à bas
bord la côte de la Morée l’Île brûlée, celles de
Milo, d’Antimilo, l’Argentière & Cerigotto à
tribord.
Le vingt-trois, nous découvrîmes à babord
les Îles de Molinio, Policandro, Mio & d’autres,
& deux petits écueils qui ressemblent de loin à
deux Vaisseaux à la voile. Sur le soir nous dé-
couvrîmes l’Île de Sansorin, auprès de laquelle
il en sortit une autre du fond de la mer il a en-
viron trente ans. Il y a dans cette Île un Évêque
480 MÉMOIRES

du Rite Latin, un Couvent de filles, des Jésuites


& des Capucins. La Ville est située sur la pointe
d’une Montagne.
Les deux jours suivants nous côtoyâmes
l’Île de Candie, On lui donne deux cens qua-
tre-vingt milles de largeur, & environ sept cents
mille de longueur.
Le vingt-quatre Octobre, nous laissâmes à
babord à la pointe du jour les Îles de Naxio &
autres, & sur les neuf heures nous nous trouvâ-
mes par le travers d’Estampalie. Ce fut en cet
endroit qu’était péri depuis un mois le Capitai-
ne Connelier fameux Corsaire, dont le Vaisseau
sauta en l’air avec plus de trois cents hommes
qui y étaient, dont il ne s’en sauva qu’un pe-
tit nombre. Le feu fut mis aux poudres par son
Nocher qu’il avait maltraité en plusieurs ren-
contres. Nous vîmes sur le midi deux écueils
appelé les Janissaires, & nous découvrîmes &
doublâmes le Cap Salomon le plus oriental de
Candie & dressâmes notre route vers l’Île de
Chypre, pour arriver à l’île de Paphos, où nous
devions nous arrêter deux jours.
Le vingt-cinq, nous découvrîmes Château
Rouge sur la côte de Caramanie, puis le golfe
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 481

de Satalie & le lendemain l’Île de Chypre.


Le vingt-sept, nous nous trouvâmes par le
travers du Cap St. Épiphane, & nous commen-
çâmes à côtoyer l’Île de Chypre. Nous décou-
vrîmes ensuite le Cap Blanc, & peu après l’an-
cienne Ville de Paphos, qu’on appelle à présent
Baffo par corruption, & nous y mouillâmes
le lendemain pour prendre quelques balles de
Marchandises que notre Capitaine y devait
charger.
M. l’Évêque & la plupart de nos Passagers
débarquèrent. Les uns allèrent la chasse, & ap-
portèrent beaucoup de francolins, de perdrix, de
lièvres, &d’autre gibier, & les autres allèrent se
promener, & se divertir dans les Villages. Je ne
voulus point débarquer pour éviter les cérémo-
nies & les compliments qui m’auraient fatigué,
selon l’usage du Pays. Je reçus pourtant la vi-
site d’un Grec, qui fait en ce lieu les affaires des
Français qui résidents dans les autres endroits
de l’île.
Tous nos gens revinrent à bord le soir, & ap-
portèrent de quoi faire bonne chère, ce qui plût
infiniment à notre avare Capitaine, dont les ma-
nières étaient plus douces depuis, les corrections
482 MÉMOIRES

qu’il avait reçues, & qui s’adoucissaient à me-


sure que nous approchions du terme de notre
Voyage.
Le trente Octobre, nous partîmes de Baffo
& toujours en côtoyant l’île nous doublâmes le
Cap Blanc qui en est à quine milles, & le Cap de
Gatte qui en est à trente-cinq milles.
Nous découvrîmes de fort loin la Ville de
Limisso, & le même soir nous mouillâmes aux
Salines qui est l’Échelle de Larneca, où résident
les Consuls & les Marchands Européens qui tra-
fiquent dans l’île. Larneca n’est qu’un quart de
lieue de la mer.
La Rade des Salines est un très bon mouilla-
ge ; mais si les Vaisseaux y sont à couvert des
injures du temps, ne le sont point du tout des
Corsaires. Les Vaisseaux de Tripoli de Barba-
rie, & ceux de Majorque y viennent souvent,
& ont enlevés bien des Vaisseaux Marchands
presque chargés sans avoir pu être défendus par
le Château qui est au bord de la mer ; parce que
c’est une très mauvaise Place, presque ruinée,
sans munitions & que cinquante hommes enlè-
veraient en une demie heure.
Il n’y a sur le bord de la mer quelques mau-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 483

vaises maisons pour la Douane, & pour y met-


tre à couvert les marchandises que les Francs y
envoient en attendant leur embarquement. On
voit à cent pas de là une île des Grecs, dont les
ruines marquent qu’elle était belle, & qu’elle
faisait partie d’un Monastère. Tout ce que je vis
aux environs ne mérite pas qu’on l’écrive, ni
même qu’on s’en souvienne.
Nous ne fûmes pas plutôt mouillés, que le
Vaisseau le St. Sépulcre nous salua de toute son
artillerie. Il y était arrivé deux jours devant nous,
comme on nous avait découvert de loin, M. le
Consul, Sauvan en avait donné avis à Alexan-
drette par un Vaisseau Anglais qui y allait, &
qui était sous voile quand nous parûmes.
Il vint lui-même à bord vers le soir, accompa-
gné de toute la Nation & de quelques Religieux,
& me pressa fort de mettre à terre. Je m’en ex-
cusai, & lui promis de lui en dire les raisons en
particulier. Je lui fis servir la collation, & nous
renouvelâmes une ancienne amitié, qu’une ab-
sence de seize à dix-sept ans n’avait point du
tout altérée. Je le fis saluer de neuf coups de
canon, quand il s’embarqua pour aller souper à
bord du St. Sépulcre, & je lui promis de l’aller
484 MÉMOIRES

trouver après que j’aurais soupé.


J’étais bien persuadé de l’envie que M:
Sauvan avait de me posséder chez lui quelques
jours, & il m’en priait avec toutes les instances
imaginables, mais j’avais résolu de ne lui pas
faire ce plaisir s’il ne se portait de bonne grâce
a un accommodement que M. l’Évêque & moi
avions résolu entre lui &, M. Sauveur Marin
frère du Sr. Jean Marin Pancotto dé la Ciotat.
C’était une haine invétérée entre ces deux hom-
mes, fondée sur une jalousie de commerce que
l’on n’avait jamais pu trouver moyen d’accom-
moder.
Le Sieur Sauveur Marin demeurait à Chy-
pre depuis sa plus tendre jeunesse. C’était un
homme d’esprit, entendant les Langues du
Pays, sachant le commerce en perfection. Cette
longue résidence, jointe à une très grande expé-
rience, lui avaient donné un crédit dans le Pays,
& lui seul avait plus de commissions que tous
les autres Français ensemble. Les Français, &
même les Étrangers, se partagèrent à leur sujet.
Le Sr. Sauvan qui était Consul de France avait
ton parti, Marin qui était Consul de Gênes avait
le sien. Excepté qu’ils n’en vinrent pas aux voies
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 485

de fait, ils se faisaient l’un à l’autre tout le mal


qu’ils se pouvaient faire, à la Cour & à Cons-
tantinople. M. l’Évêque voulut bien se joindre à
moi pour les réconcilier. J’en parlai en particu-
lier à Monsieur Sauvan dans le Vaisseau le St.
Sépulcre, où nous enfermâmes dans la chambre
du Pilote. J’écoutai patiemment le long détail
qu’il me fit des griefs qu’il avait contre Marin,
& j’eus toutes les peines imaginables à lui faire
promettre d’en passer par ce que M. l’Évêque &
moi réglerions. Sur cette promesse, je l’assurai
que je débarquerais le lendemain, & que j’irais
loger chez lui.
Le premier Novembre 1679, M. Sauvan
qui était retourné à Larneca, m’envoya compli-
menter en cérémonie par ses Officiers, & par le
corps de la Nation Française, & me fit dire qu’il
y aurait des chevaux à la Marine pour moi &
mes gens, & qu’il y serait aussi pour m’accom-
pagner.
M. Marin m’envoya aussi complimenter, &
me fit dire qu’il venait pour me rendre ses de-
voirs. Il y vint en effet ; mais étant arrivé à la
Marine, & ayant appris que M. Sauvan y était,
il s’en retourna, ne voulant pas se trouver avec
486 MÉMOIRES

lui dans un même endroit.


Avant que tout fût prêt pour mon débarque-
ment, nous eûmes le temps d’entendre la Messe
& de dîner. Après quoi nous vîmes venir deux
chaloupes avec des tendelets, des tapis & des
coussins & des pavillons, dans lesquelles nous
embarquâmes M. l’Évêque & moi, sa suite &
la mienne. Ce Prélat s’en alla au couvent des
Capucins de Larneta, où il avait résolu de lo-
ger ; mais en ayant reconnu l’impossibilité, il
n’y laissa que ses gens, & vint chez M. Sauvan,
& je lui cédai la belle & grande chambre que
l’on m’avait préparée.
Ayant débarqué au bruit du canon de tous
les Vaisseaux, nous trouvâmes au pied du Châ-
teau des chevaux très richement enharnachés
pour moi & pour ma suite. Les Janissaires, les
Truchemans, & tous les Officiers du Confulat
ayant pris leur rang, je marchai à la droite de M.
Sauvan jusqu’à Larneca, à la vue d’une infinité
de gens que la curiosité de voir l’entrée d’un
nouveau Consul d’Alep avait attirés.
Après quelques moments de repos, je reçus
les compliments des Consuls de Venise & de Gê-
nes, par les Chanceliers & les Députés, de chaque
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 487

Nation, & ensuite ceux des Religieux, des Mis-


sionnaires & des Marchands de toutes les Na-
tions qui y vinrent en personnes.
J’avais avec moi les Pères Bazire & Herault
Jésuites, qui étaient mes Chapelains, avec un
Frère Coadjuteur Laïque, M. Sauvan les voulu
tous loger, aussi sa maison était une des plus
grandes & des plus commodes de la Ville.
Quand les visites furent achevées, on servit
un souper magnifique. C’était des pyramides de
bèque-figues, de gélinottes, de perdrix, de fran-
colins, & de toutes sortes d’autres gibiers avec
des vins exquis, parmi lesquels il y en avait
de douze à treize feuilles. C’est tout dire, pour
faire concevoir que des vins de Chypre, de cet
âge n’avaient point leurs pareils dans le reste du
monde. Le pain que nous mangeâmes avait un
goût si particulier que je fus obligé de m’infor-
mer d’où cela venait. Je le sus, & je le vis faire
moi-même. Les femmes qui avaient soin de la
Boulangerie chez M. le Consul Sauvan, trient le
blé grain à grain, après quoi elles le criblent pour
ôter la poussière puis elles le lavent dans deux
ou trois eaux, & après l’avoir fait sécher, elles
le mettent au moulin. On peut croire qu’elles ne
488 MÉMOIRES

prennent pour la table du Maître que la fleur la


plus fine. Elles la pétrissent & la battent long-
temps & elles ont soin de faire dissoudre dans
l’eau une certaine quantité de mastic. C’est ce
qui lui donne un goût si particulier & fi agréa-
ble, & qu’on assure devoir être excellent pour
la santé.
M. l’Évêque voulut bien manger avec nous,
& M. Sauvan lui rendit tous les honneurs qu’on
pouvait rend à un Prélat si respectable.
La bonne chère continua sur le même pied
soir & matin tant que nous fûmes à Larneca, &
M. Sauvan n’oublia rien pour nous donner des
marques de son bon cœur, quoique pour l’or-
dinaire on dise qu’il en faut peu attendre d’un
homme de son poil : car il était rousseau mais
les Turcs ont observé, & peut-être bien d’autres
avec eux, que les rousseaux sont tous bons ou
tous mauvais. Qu’ils sont bons quand ils sont
gras ; mais qu’ils ne valent rien quand ils sont
maigres.
Le deuxième Novembre, je rendis une par-
tie des visites que j’avais reçues, & M. Sauveur
Marin de Gênes me vint voir en cérémonie. Il
prit pour cet effet le temps que M. Sauvan était
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 489

allé à la promenade car depuis leur rupture,


M. Marin n’était point entré chez lui, & enco-
re moins depuis qu’il du était Consul de Gê-
nes. Après les civilités ordinaires, je lui parlai
de l’accommodement que M. l’Évêque & moi
voulions ménager entre lui M. Sauvan. Il me
parut assez disposé a y donner les mains ; mais
comme il fallait que M. l’Évêque fut présent,
nous remîmes la conclusion à ce temps-là. Je
fis servir la collation selon la coutume & quand
il se retira, je le fis accompagner par mes Offi-
ciers.
Le lendemain nous allâmes M. l’Évêque &
moi rentre visite à M. Marin. Il vint nous rece-
voir à la porte de sa maison, & nous fit monter
dans un appartement élevé en forme de belvé-
dère, où après le café nous parlâmes d’affaires,
& nous nous aperçûmes après deux heures de
conférence, que ces deux Consuls semblaient,
vouloir la paix ; mais que dans le fond du cœur
aucun ne la souhaitait, & nous nous trouvâmes
dans la nécessité d’abandonner cette réconci-
liation, parce quelle ne nous parut pas encore
mûre, & que nous n’avions pas assez de temps
pour y travailler.
490 MÉMOIRES

Le 4 Je reçus la visite en cérémonie de M.


Santonini, ci-devant Consul de Venise. Il s’était
fait précéder d’un grand présent de vins exquis,
de verres de cristal, & de petits oiseaux confis
au vinaigre qui sont excellents, & que l’on en-
voie dans toutes les côtes de la Méditerranée.
Ils sont meilleurs quand au lieu de vinaigre on
les met dans de la graisse d’oie où de saindoux.
J’envoyai tout son présent à bord du Vaisseau,
où je trouvai que M. Sauvan en avait déjà en-
voyé de même espèce avec tant d’autres provi-
sions, qu’il était aisé de voir qu’il voulait que la
bonne chère qu’il nous avait faite chez lui nous
accompagnât jusqu’à Alep.
Dès que nous eûmes diné, nous envoyâ-
mes à bord nos gens & nos hardes, & nous étant
mis M. l’Évêque & moi dans la calèche de M.
Santonini, accompagné de M. Sauvan à cheval
& de toute la Nation, & de tous les Religieux,
nous arrivâmes ainsi à la Marine, où nous trou-
vâmes les Chaloupes & les Canots .des deux
Vaisseaux, qui nous portèrent à bord de notre
Vaisseau, avec tous ceux qui nous avaient ac-
compagnés : je donnai à souper à M. Sauvan & à
toute sa compagnie, & vers la minuit nous nous
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 491

séparâmes avec tous les témoignages d’amitié


que deux véritables, amis Ce peuvent donner.
Je le fis saluer du canon de notre Vaisseau, & le
St. Sépulcre en fit autant, & sur les deux heures
après minuit du 5 Novembre nous mîmes à la
voile.
Nous côtoyâmes l’Île pour arriver au Cap
St. André. Sur le soir le vent se fraichit consi-
dérablement & nous amena: de la pluie & de la
grêle & du tonnerre. Cette espèce de tempête
dura toute la nuit ; mais elle nous fit traverser
bien vite le canal, sans autre incommodité, que
de nous avoir empêché de dormir.
Le six, nous découvrîmes le Cap Khanzir
dès la pointe du jour & le vent continuant à nous
être favorable, nous entrâmes dans le Golfe, &
peu après nous découvrîmes Alexandrette.
Le Vaisseau Anglais qui était parti de Chy-
pre quand nous y allions avait donné avis de
mon arrivée ; de sorte que les Français ne dou-
tèrent point que je ne fusse dans le Vaisseau qui
paraissait. Aussitôt les Vice-consuls firent arbo-
rer sur leurs terrasses les pavillons de France,
d’Angleterre & de Hollande. Sept Vaissaux An-
glais qui étaient mouillés en rade, & la Barque
492 MÉMOIRES

du Capitaine mirent aussi leurs pavillons, & en


peu de moments nous les joignîmes.
Le premier Vaisseau devant lequel nous
passâmes, qui était un Vaisseau de guerre An-
glais qui servait de convoi aux Vaisseaux Mar-
chands de sa Nation, mit pavillon à l’avant &
à 1’arrière, & une flamme au grand mât. Tout
son Équipage parut sur le pont, mais il ne tira
point, prétendant être salué le premier. Il avait
raison, il aurait dû l’être ; mais deux raisons
m’empêchèrent de le permettre au Capitaine.
La première parce qu’étant Consul de France,
cet honneur m’était dû. La seconde parce que
les Vaisseaux Amis que nous avions trouvés à
Céphalonie, n’avaient pas salué le Vaisseau du
Roi, ni son Ambassadeur qui était dedans.
Les six autres Vaisseaux Anglais Marchands
saluèrent chacun de neuf coups de canon. Je leur
en fis rendre le même nombre à chacun en par-
ticulier ; ils remercièrent de cinq, La Barque de
Sary tira toute son artillerie.
Nous mouillâmes, & dans le même instant
nous eûmes à bord le Sieur Marc Michel Vice-
consul de France & de Hollande, la plupart des
principaux de la Nation Française qui étaient
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 493

venus d’Alep, & qui m’attendaient depuis long-


temps. La joie fut grande & réciproque de tous
côtés. Je fis servir la Collation. Après quelques
moments de conversation, ils voulurent débar-
quer, tant parce que le gros temps continuait,
que pour aller dépêcher des pigeons & des mes-
sons à Alep, pour donner avis de mon arrivée,
& porter des ordres à la Caravane qui devait me
venir prendre.
MM. Michel & Raisson revinrent à bord
me donner avis, que le Capitaine du Vaisseau de
guerre Anglais se formalisait de n’avoir pas été
salué quand j’étais entré, d’autant que les Vais-
seaux Marchands ont accoutumé de tout temps
de saluer ceux de guerre. Il leur avait donné pa-
role, que si mon Vaisseau le saluait, il lui ren-
drait le salut avec usure, & que cela l’obligerait
à tirer toute son artillerie quand je débarquerais,
selon les ordres qu’il en avait du Consul d’An-
gleterre.
Je renvoyai ces Messieurs lui dire, que je
lui étais bien obligé de sa civilité ; mais qu’il
était libre aux deux Nations de se saluer ou de
ne se saluer pas, sans que cela donnât atteinte
à la bonne correspondance qui était entre elles,
494 MÉMOIRES

& que cela avoir été réglé par le Traité entre


nos Rois ; que j’étais bien aise qu’il sut qu’un
Vaisseau Marchant Anglais, n’avait pas jugé à
propos de saluer un Vaisseau de guerre Français
à Céphalonie, sur lequel il y avait un Ambassa-
deur de Sa Majesté. J’ajoutai que si les Vaisseaux
Anglais de son convoi avaient prétendu ne sa-
luer que le Vaisseau Français, ils n’auraient tiré
qu’un coup ; mais qu’ils avaient ordre de saluer
ma personne, & que c’était à cause de moi qu’ils
en avaient tiré neuf tout le monde sachant qu’un
Représentant ne doit pas saluer les Vaisseaux,
mais que c’est aux Vaisseaux à le saluer.
Messieurs Michel & Raisson portèrent ma
réponse au Capitaine du Vaisseau de guerre. Il
s’en contenta, & nous nous envoyâmes faire des
compliments & des offres de service récipro-
quement.
Mais M. Beste Vice-consul des Anglais
Alexandrette, dont le nom répondait fort bien
à l’esprit, ne se contenta pas de mes rairons. Il
s’imagina qu’il y allait de l’honneur du Roi son
Maître & de sa Nation, à se ressentir de l’affront
que j’avais fait à leur pavillon. Il dépêcha des
pigeons à Alep, avec des Lettres qui trouvèrent
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 495

des gens aussi bêtes que celui qui les avoir écri-
tes. Ils donnèrent à corps perdu dans ses idées,
& renvoyèrent d’autres courriers porter des dé-
fenses à leurs Vaisseaux, de me saluer quand je
débarquerais.
Il y a longtemps que l’on se sert de pigeons
pour envoyer des Lettres d’Alep à Alexandret-
te, & d’Alexandrette à Alep. Pour cet effet, on
porte d’une de ces Villes à l’autre des pigeons
que l’on retire de dessus leurs petits & quand on
veut s’en servir pour porter des Lettres, après
les avoir fait boire & manger, on leur attache les
Lettres sous les ailles, on les tourne du côté de
la Ville où font leurs petits, ils prennent leur vol,
& en trois ou quatre heures, ils font les quarante
lieues qu’il y a d’une Ville à l’autre, se rendent
dans leur colombier où l’on va les décharger de
leurs petits paquets.
Le Vice-consul & les Marchands François
résidants à Alep & au Baïlam, vinrent à bord,
après avoir dépêché leurs courriers par terre &
par air. Ils firent apporter tout ce qui était né-
cessaire pour faire grande chère, & pour nous
récompenser des jeûnes forcés, que notre avare
Capitaine nous avait fait faire jusqu’alors. Nous
496 MÉMOIRES

raisonnâmes à loisir sur les affaires de l’Échelle


d’Alep. Je savais qu’elle était en mauvais état ;
mais malgré tout ce qu’on m’en avoir rapporté, je
connus qu’elle était infiniment plus en désordre
qu’on ne me l’avoir dit. J’écoutai tous ces Mes-
sieurs, tantôt dans une conversation générale &
tantôt en particulier. Toute la compagnie soupa
& coucha à bord. On ne couche pas impunément
à Alexandrette. Il faut être accoutumé à son mau-
vais air ; mais avant de s’y faire, combien y en a-
t-il qui y périssent par les maladies qu’ils y con-
tractent quelquefois si promptement, qu’un jour
ou une nuit suffisent pour gagner des maux qui
sont souvent mortels, & toujours très longs & si
opiniâtres qu’il y a peu de gens qui puissent se
vanter d’en être guéris parfaitement ? c’est pour
cela que les négociants qui ont des affaires à
Alexandrette demeurent au Baïlam, gros Village
qui en est à trois lieues sur le chemin d’Alep, &
que les Capitaines des vaisseaux, les Écrivains,
Commis, & autres qui sont un peu sages ne cou-
chent jamais à terre, n’y demeurent que le moins
qu’il leur est possible, & reviennent à bord où il
n’y a pas le moindre danger, pendant qu’on en
est environné dans la Ville.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 497

Le septième, je reçus les, visites de l’Aga


d’Alexandrette de celui du Baïlam, & des plus
considérables. Turcs du Pays, qui m’avaient tous
envoyé des présents. Je les retins tous à dîner,
& le tâchai de les régaler & leur donner tous les
plaisirs qu’on peut s’imaginer dans ces Pays.
M. l’Évêque se fit mettre`à terre avec les
Pères de l’Oratoire qu’il avait avec lui & ses
domestiques. Les trois Pères Jésuites débarquè-
rent aussi, & allèrent tous occuper la maison
que l’on m’avait préparée au Baïlam, en atten-
dant de me rejoindre, quand j’y passerai avec la
Caravane.
Le onzième, les députés de M. Dupont, &
ceux de la Nation arrivèrent à Alexandrette avec
le Chancelier, le Trucheman, les janissaires &
les Officiers qu’on avait destinés pour me trai-
ter sur la route selon la coutume. Car tous les
Marchands que j’avais trouvés à Alexandrette,
étaient des amis particuliers qui avaient pris
les devants, pour me témoigner le plaisir qu’ils
avaient de mon arrivée.
Les Envoyés me rendirent les Lettres de
M. Dupont & du Corps du Commerce, & me
firent les compliments dont ils étaient chargés.
498 MÉMOIRES

Je n’eus pas de peine à démêler qui étaient les


plus sincères, & assurément ceux de M. Dupont
étaient forcés, & il aurait bien souhaité de me
savoir encore Alger ou en France. Ces Mes-
sieurs me demandèrent mes ordres pour mon
entrée à Alep & pour mon voyage. Je remis le
premier à la coutume, & le reste à leur amitié
& à leur prudence Tous ces Députés soupèrent
& couchèrent à bord, & me dirent toutes les ex-
travagances que M. Dupont avait faites, quand
il avait appris que je venais le relever. Le jour
suivant ne fut employé qu’au divertissement,
& à donner les ordres pour le départ. Je fis dé-
barquer mes bagages, que M. Michel eut foin
de faire accommoder, pour être chargés sur les
mulets de la Caravane.
Le 13 Novembre, la Caravane étant prête à
partir, M. Michel mon Vice-consul à Alexandret-
te, vint à bord à la tête de toute la Nation me con-
vier de descendre à terre. Je trouvai les Chaloupes
parées. Le Vaisseau me salua de toute son artille-
rie, aussi bien que la Barque du Capitaine Sary.
Les Vaisseaux Anglais mirent leurs pavillons ;
mais ils ne tirèrent point, selon les ordres qu’ils
avaient reçus de leur Consul d’ Alep.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 499

On me conduisit à la maison Consulaire où


je fus encore complimenté. J’allai entendre la
Messe, après laquelle nous nous mîmes à ta-
ble, M. Michel nous donna un splendide dîner
à deux tables de vingt couverts chacune servies
en même temps avec tout l’ordre, la délicatesse
& toute l’abondance possible.
Dès que nous eûmes dîné, je pris congé de
ceux qui devaient demeurer à Alexandrette, tan-
dis qu’on fit défiler cent mulets chargés de mon
bagage, & des marchandises que notre Vaisseau
avait apportées. Chaque mulet a son Muletier,
& environ cent hommes armés à pied & à che-
val qui escortaient la Caravane.
Je montai sur le cheval du Douanier qui est
en même temps Gouverneur d’Alexandrette,
précédé de mes janissaires, de mes Truchemans,
& d’un bon nombre de chevaux de main que
îles Grands du Pays m’avaient envoyez par ci-
vilité. J’étais accompagné de mon Vice-consul,
du Chancelier, des Députés de la Nation & du
reste de la Nation mêlés avec ma suite, & tous
très bien montés.
A peine fûmes-nous sortis d’Alexandrette,
que nous trouvâmes un très beau Pays uni, mais
500 MÉMOIRES

mal cultivé ; qui se termine à des collines, & en-


fin à des montagnes médiocres & très agréables,
& nous arrivâmes au Baïlam Village tout bâti
de terre sur les penchants de deux collines, qui
forment un vallon au fond duquel coule un ruis-
seau, qui est comme l’écoulement d’un grand
nombre de ruisseaux & de fontaines qui forcent
des montagnes. Ces ruisseaux rendent les ter-
res fertiles, & donnent une fraîcheur qui rend le
Pays fort sain & fort agréable.
L’Aga ou Gouverneur de ce lieu, qui m’était
venu rallier à bord, m’attendait debout avec ses
gens au milieu de la rue. Il vint quelques pas au-
devant de moi, & sans me permettre de descendre,
il me fit un compliment fort joli, & faisant marcher
une partie de ses gens devant moi, il me fit condui-
re dans un appartement fort commode & meublé
très proprement à la manière du Pays. Il vint m’y,
rendre visite une heure après avec toute la civilité
imaginable. Le Sieur Bonifay Député de la Nation,
qui vint pour me conduire & me défrayer, nous y
fit faire grand chère, & l’Aga y joignit plusieurs
mets accommodés à la mode du Pays, que nous
trouvâmes très bons Je fus le voir après souper &
nous nous entretînmes fort longtemps.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 501

Le 14 La Caravane se mit en route dès le


point du jour. Nous la suivîmes, après que l’Aga
nous eût donnée un grand déjeuner. Il eut l’hon-
nêteté de venir me conduire pendant un quart de
lieue avec tous ses gens, & nous nous réparâmes
après nous être donné de grands témoignages
d’estime & d’amitié.
Nous traversâmes des vallons & des mon-
tagnes fort agréables, & sur les huit heures du
matin nous découvrîmes la grande plaine d’An-
tioche & le lac si fameux par les grosses et gran-
des anguilles que l’on y pêche, & que l’on en-
voie toutes salées dans tout l’Empire Ottoman,
comme un régal de conséquence.
La plaine d’Antioche est célèbre par gran-
des les actions que nos Croisés y ont faites,
quand ils allèrent au recouvrement de la Ter-
re-Sainte. On y voit encore des restes de leurs
retranchements, & des mottes de terre en for-
me de cavaliers. Il n’y a presque point d’arbres
dans toute cette vaste plaine ; mais l’Oronte la
rend agréable par son cours tortueux & les dif-
férents détours qu’il y fait. Nous le passâmes à
une lieue & demie de cette fameuse Ville, qui a
été le premier Siège de St. Pierre, nous dinâmes
502 MÉMOIRES

sur le bord de la rivière, tandis qu’on la faisait


guayer à nos mulets, & que l’on relevait ceux
qui étaient tombés. Cela arrive assez souvent,
parce que le lit de la rivière est d’une terre glai-
se, sur laquelle on glisse aisément.
La Caravane n’arrêta point, elle se mit en
marche dès qu’elle fut passée. Nous arrivâmes
à Mirmiran. C’est un Village sur l’Oronte. Nous
y couchâmes dans la maison du Soubachi qu’on
nous avait préparée.
Nous en partîmes le quinze à la pointe du
jour, laissant 1a plaine d’Antioche à gauche,
nous entrâmes dans un Pays rempli de collines.
Nous rencontrâmes plusieurs Caravanes de
Turcomans, que l’approche de l’hiver obligeait
de changer de quartier. Ils tiraient au Sud pour y
passer l’hiver, & revenir au Nord quand l’été ap-
procherait. Les hommes étaient à cheval très bien
montés & armés de lances, & d’autres armes à
leur manière. Leur bagage, les jeunes femmes &
filles, & les enfants étaient sur des chameaux, les
autres femmes marchaient à pied en chantant &
filant de la laine, ou travaillant à d’autres ouvra-
ges que la marche n’interrompaient point. Les
bœufs, les vaches, les chameaux, les chevaux,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 503

les poulains, les moutons, les chèvres marchaient


par pelotons. C’étaient les femmes qui les con-
duisaient toujours en chantant & en filant. Ainsi
marchaient autrefois Jacob & Loth lorsque la
nécessité des pâturages les obligeait de changer
de quartier. Nous nous saluâmes fort courtoise-
ment. Ce sont de bonnes gens, qui aiment la li-
berté & la bonne chère. Les hommes vivent no-
blement. Ce font des Gentilshommes toujours à
cheval, qui laissent à leurs femmes le soin tout
entier du ménage. Elles pansent les chevaux &
travaillent sans cesse, ce qui les rend fortes, vi-
goureuses & infatigables. Je ne remarquai point
que les Turcomans fuirent jaloux de leurs fem-
mes, comme les autres Orientaux. Nous leur
parlâmes sans cérémonie & sans qu’elles se
couvrissent le visage, Exempté qu’elles étaient
extrêmement hâlées, elles avaient les traits ré-
guliers, des yeux pleins de feu, de belles dents,
& marquaient beaucoup d’esprit dans leurs ré-
ponses.
Nous dînâmes à un moulin, qu’une grosse
source d’eau faisait tourner avant qu’il fût détruit,
& après nous être reposés, nous rejoignîmes no-
tre Caravane qui avait, toujours marché suivant
504 MÉMOIRES

la coutume, & nous allâmes coucher à Tezin.


C’est un assez gros Village, qui a été autrefois
considérable, comme il est aisé de le remarquer
par les ruines magnifiques des Églises, & autres
bâtiments que l’on y voit. Le terroir des envi-
rons de ce Village est tout planté d’oliviers, &
on y fait un grand commerce d’huile qui est très
bonne & très estimée.
Nous allâmes descendre chez l’Aga, qui
nous reçût avec beaucoup de politesse, & me
céda le plus grand appartement de sa maison,
qui est dans l’endroit du Village le mieux situé
& le plus agréable.
Je le retins à souper. Nous avions des vins
excellents & en quantité. Notre Aga était un ga-
lant homme, que sa qualité de Hagy ne rendait
point scrupuleux sur cet article, il s’en donna
à cœur joie avec tous ses gens, & de telle sorte
que nous les laissâmes encore bien endormis
quand nous partîmes le lendemain matin.
M. l’Évêque & tous les Ecclésiastes, que
nous avions dans la Caravane, furent logés sé-
parément de nous pendant toute la route, à cause
de leurs exercices spirituels dont ils ne se dis-
pensent jamais malgré les incommodités de la
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 505

route. Les tambours, les hautbois, & autres ins-


truments des Villages où mous parlions venaient
aux devant de nous. & nous accompagnaient. Ils
étaient assurés de ne pas perdre leur; peines.
Nous continuâmes notre marche. Le 16
nous, dinâmes à Dana, mauvais Village presque
entièrement détruit ; mais qui a de beaux restes,
qui font juger de ce qu’il était autrefois. Ce que
j’y remarquai de plus entier était un dôme fort
ancien ouvert de quatre côtés posté sur quatre
puissantes colonnes élevées sur des bases, for-
mées par des pierres d’une prodigieuse grandeur.
Je vis aussi des citernes très grandes & encore
entières, des grottes taillées dans le roc, où on a
creusé bien des sépultures, des restes d’Églises
& de Monastères ; en un mot, tout ce qui peut
marquer que cet endroit a été autrefois des plus
considérables Mais je ne pus être éclairci de ce
que je souhaitais savoir là-dessus, parce que je
ne trouvai que des gens nouveaux dans le Pays,
ou si ignorants qu’ils ne pouvaient répondre à la
moindre question que je leur faisais. Nous nous
étions arrêtés auprès d’un vieux Château bien,
bâti, où il y eut un grand concours de femmes &
de filles qui venaient nous voir, & qui recevaient
506 MÉMOIRES

de bonne grâce ce que je leur faisais donner de


nos vivres. Les hommes vinrent après les fem-
mes, ils me firent civilité, & furent ravis de
m’entendre parler leur langue. Je fis donner du
vin & de l’eau de vie, à ceux qui n’étaient pas
assez scrupuleux pour refuser ces liqueurs.
M. l’Évêque, tous les Ecclésiastiques & la
plupart de nos Français me quittèrent en cet en-
droit, afin d’arriver à Alep de bonne heure. Nous
les suivîmes, & après quelques heures de mar-
che, nous découvrîmes le Village de Aïn-Jarra,
dont le Maître de notre Caravane était comme le
Seigneur. C’était là où je devais coucher, pour
entrer le lendemain à Alep avec les cérémonies
accoutumées.
Les Marchands Français qui n’étaient pas
venus au devant de moi jusqu’à Alexandrette
s’étaient rendus à ce Village, & dès qu’ils: nous
eurent aperçus de dessus la hauteur où le Village
est situé, ils me saluèrent par plusieurs décharges
des armes à feu qu’ils avaient avec eux. Nous y
répondîmes tout, en Marchant, & j’arrivai ainsi à
Aïn-Jarra où je fus reçu, complimenté & embrassé
de tous ces Messieurs, qui m’attendaient depuis
si longtemps, & même des plus considérables
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 507

de la Nation Hollandaise.
Nous arrivâmes d’assez bonne heure à Aïn-
Jarra. J’y fus reçu & complimenté de nouveau
par de nouveaux députés de la Nation, qui me
conduis à la maison de Mallem Rustam, Chef
de notre Caravane où l’on m’avait préparé mon
logement. On me présenta une lettre de M. Du-
pont, & une de M. Gamaliel Nightingale Consul
des Anglais à Alep. Ce dernier me marquait qu’il
aurait bien souhaité venir au-devant de moi, ou
y envoyer toute sa Nation pour m’accompagner
selon la coutume, mais qu’il n’y avait pu fai-
re condescendre ses Marchands indignés de ce
que je n’avais pas voulu faire saluer le Vaisseau
de guerre du Roi d’Angleterre à Alexandrette.
Mais que si je le trouvais bon, il m’enverrait ses
Officiers qui marcheraient devant moi à mon
entrée.
Je fus averti que M, Dupont fomentait cette
brouillerie au lieu de l’apaiser. Je crus pourtant
être obligé de lui marquer les raisons que j’avais
eues d’en user ainsi avec le Vaisseau de guerre
Anglais dont le Capitaine s’était contenté. J’écri-
vis la même chose au Consul d’Angleterre. Je
le remerciai de l’honneur qu’il me voulait faire,
508 MÉMOIRES

ajoutant que cela ne procédant point d’un vrai


principe d’amitié, il valait mieux ne rien faire.
Qu’il ne me convenait point de marchander des
sortes d’honneur, surtout étant sûr que l’amitié
n’y avait aucune part ; que mon entrée serait
assez honorée quand elle n’aurait que ma na-
tion ; mais qu’il était à craindre que ce qui ar-
rivait à mon égard ne tirât à conséquence pour
les autres Consuls, & ne fût le prélude qu’une
rupture entre les deux Nations. Comme la plus
grande partie de la Nation, était assemblée, je
leur communiquai ma lettre ; elle fut approuvée
& je priai le Sieur Rigaud de la rendre au Con-
sul Anglais.
On avait apporté d’Alep des provisions
pour notre souper, nous les joignîmes à celles
qui nous restaient, & nous fîmes grande chère.
La caravane fut état de partir dès la pointe
du jour le 17 Novembre 1676. Je pris un habit
d’écarlate de Hollande doublé de moitié d’ar-
gent, chamarré de point d’Espagne d’argent,
avec une garniture de point de France, & des ru-
bans ponceau d’Angleterre, un castor gris blanc,
des jarretières en broderie & aux souliers ; ma
grande Croix de Chevalier était passé en écharpe
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 509

dans un large ruban de tapis blanc. J’avais un


sabre à poignée d’argent & une canne à la main.
Je montai un cheval blanc richement enharna-
ché, la bride & les étriers étaient d’argent, & la
housse pendante était de velours rouge brodée
d’or & d’argent.
J’étais précédé de mes Janissaires, de mes
Truchemans, des chevaux de main que les Sei-
gneurs du Gouvernement m’avaient envoyés.
Ce fut ainsi que nous nous mîmes en marche,
aux acclamations des hommes & des femmes
du Village qui étaient sortis de leurs maisons
pour me voir partir.
Nous arrivâmes bientôt auprès d’une masu-
re que l’on appelle Can-Rout. Nous y trouvâmes
M. Joseph Dupont que je venais relever, avec le
reste de la Nation Française & Hollandaise. Il
était précédé de douze chevaux de main d’une
grande beauté, dont le moindre valait plus de
deux cents pistoles : ces chevaux avaient des
brides & des étriers d’argent, des housses traî-
nantes en broderie, des selles très riches accom-
pagnées de sabres, de masses & de haches d’ar-
mes d’un grand prix.
Ces chevaux qui étaient en main par des Pa-
510 MÉMOIRES

lefreniers très bien vêtus & très bien montés ;


appartenaient au Pacha de la Mésopotamie, au
Mutsellem, au Cadi, au Mufti, au Chef des Ché-
rifs, au Muhhassil, au grand Douanier, à l’Aga
des Spahis, à l’Aga des Janissaires & autres
Puissances du Pays.
Dès que M. Dupont & moi nous nous trou-
vâmes à une certaine distance l’un de l’autre,
nous mîmes pied à terre presqu’en même temps,
nous nous avançâmes, nous nous embrassâmes,
& nous nous complimentâmes en peu de paro-
les de peur de trop mentir. Les Hollandais & les
Français qui ne m’avaient point vus, vinrent me
faire la révérence : je les embrassai tous, après
quoi nous montâmes à cheval, & nous nous re-
mîmes en marche en cet ordre.
La Caravane des Marchands était à la tête :
les mulets qui portaient mon bagage venaient
ensuite : ils étaient accompagnés des soldats à
pied qui les avaient escortés pendant le voyage.
Les Cavaliers de l’escorte mêlés avec les do-
mestiques des Marchands fort lestes, bien mon-
tés & bien armés venaient ensuite deux à deux.
Ils étaient suivis de douze Palefreniers à che-
val qui menaient les chevaux de main qu’on en-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 511

voyait pour faire honneur à mon entrée.


Six Janissaires à cheval venaient après eux :
ils avaient leurs bonnets de cérémonie, & mar-
chaient deux à deux.
L’Huissier du Consulat vêtu de rouge, bien
monté, venait après eux.
Il était suivi de deux Truchemans à cheval,
après lesquels venaient quatre grands Chatets ou
Valets de pied vêtus de drap rouge, avec des bon-
nets à la Polonaise fourrés de martre, ils étaient
à pied, marchaient deux à deux, avec les coins
de leurs vestes retroussés & passés dans leurs
ceintures, pour marcher plus aisément, & faire
voir leur caleçons d’étoffe bleue & leurs bro-
dequins de maroquin rouge ; ils avaient chacun
une longue baguette à la main levée en l’air.
M. Dupont & moi marchant sur une même
ligne venions ensuite. Il était monté sur un cheval
alezan caparaçonné de drap couleur de pourpre
en broderie, avec une bride & des étriers dorés :
son juste-au-corps à la Française était de drap
couleur de feu avec une nonpareille d’or sur les
coutures, & par-dessus il avait une grande veste
de moire rouge fourrée de martre zibeline.
Pour moi j’avais mon habit écarlate. J’avais
512 MÉMOIRES

quitté mon premier cheval pour monter celui du


Mutsellem, qui en l’absence du Pacha représen-
te sa personne, & reçoit tous les honneurs. Ce
cheval était un isabelle à queue & crains noirs,
d’une taille avantageuse, & qui avait toute la
beauté que l’on peut souhaiter dans un cheval,
mais qui était extrêmement fougueux. Le Mut-
sellem me l’avait envoyé exprès pour voir si j’en
pourrais venir à bout ; car on croit en Turquie
que les Français ne sont pas bons écuyers, &
qu’ils n’approchent pas des Turcs pour manier
un cheval. En effet cet animal n’allait au com-
mencement que par sauts & courbettes ; mais à
la fin je l’amenai au point de me donner tout ce
que je lui demandais.
Nous avions à nos côtés quatre Palefreniers
habillés de rouge, qui portaient pour marque de
leur possession des couvertures de cheval, des
licols, des entraves.
Les deux principaux Marchands Hollandais
nous suivaient, & étaient suivis des deux Dé-
putés de la Nation, qui leur avaient cédé le pas
par honnêteté comme à des Étrangers sous la
protection de la France.
Tous les autres Marchands des deux Nations
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 513

mêlés ensemble venaient ensuite deux à deux.


Ils avaient tous de très beaux chevaux & des
habits magnifiques. Les serviteurs à cheval tant
des Français & Hollandais que des personnes
de considération du Pays fermaient la marche.
Nous trouvâmes une infinité de gens de tout
état, de tout sexe & de tout âge qui bordaient
le chemin, & qui nous comblaient de bénédic-
tions.
Nous entrâmes par la porte des Raisins, que
les gens du Pays appellent Babel Farragé. Nous
traversâmes petits pas un bonne partie de la Vil-
le, & les bazars couverts, où le peuple s’était
assemblé en grand nombre pour voir le nouveau
Consul & son entrée. Nous arrivâmes enfin au
grand Khan où est le logement ordinaire des
Consuls de France. Après être descendu de che-
val nous nous arrêtâmes sur une des marches de
l’escalier pour recevoir les saluts de ceux qui
m’avaient accompagné, qui passaient & allaient
descendre dans le fond de la Cour & qui vinrent
nous rejoindre.
Étant montés à la Maison Consulaire, je fus
reçu à la porte de la salle par le Père Damien
de Rivoli Gardien de l’Hospice de Terre Sainte
514 MÉMOIRES

à Alep, & Curé des Catholiques de la Ville. Il


était revêtu sur ses habits Sacerdotaux d’une
chape de damas blanc : il me présenta la Croix
& l’eau bénite, & s’étant mis en marche avec
son Clergé, nous le suivîmes à la Chapelle, où
nous nous plaçâmes sur des Prie-Dieu couverts
de velours rouge avec des coussins de même
étoffe garnis de galons d’or. Les Cordeliers, les
Jésuites, les Capucins, les Carmes Déchaussés
& les Prêtres Maronites chantèrent le Te Deum.
En plein chant ; à la fin duquel le P. Gardien me
vint haranguer en Italien. On loua beaucoup son
discours : j’en aurais porté le même Jugement,
s’il m’eût donné moins de louanges. Je ne lais-
sai pas d’y répondre d’une manière convenable,
& je l’en remerciais.
On chanta la Messe avec une très longue
solennité, de sorte qu’il était plus d’une heure,
après midi quand elle fut achevée.
Je reçus encore les compliments des deux
Nations en sortant de la Chapelle, après les-
quels ceux que M. Dupont n’avait pas prié à dî-
ner s’en allèrent chez eux, & nous nous mîmes
à table où M. Dupont me donna la droite.
Je crois pouvoir me dispenser de dire que
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 515

le festin qu’il me donna était des plus magnifi-


ques. On me conduisit dans mon appartement
quand on eût dîné, & on me laissa dans la li-
berté de me reposer & de penser à mes affaires,
aux habits Consulaires & aux visites que j’étais
obligé de rendre.
Après y avoir bien pensé, je jugeai à propos
de les réduire à la seule visite du Cadi, parce
que Pacha étant absent, il n’étai pas de la digni-
té d’un Consul de France de rendre visite à son
Lieutenant qui est le Mutsellem, & par une sui-
te nécessaire aux autres qui font au-dessous de
lui, mais comme je voulais faire des amis dont
on ne peut avoir un trop grand nombre, surtout
dans le poste où j’étais, je me déterminai à les
aller voir la nuit sans cérémonie, & seulement
comme des amis particuliers.
Je laissai passer quelques jours sans faire de
visite en personne ; mais aussi sans oublier d’en-
voyer faire des compliments à tous les Seigneurs
du Gouvernement, & j’employai ce temps à me
reposer, & à m’instruire de l’état des affaires,
& à prendre les avis des personnes sages, pour
remédier aux abus qui s’étaient glissés dans le
commerce.
516 MÉMOIRES

Le 18 Novembre, j’envoyai avertir le Doua-


nier de venir visiter mes bagages, & ceux des
Prêtres & des religieux qui étaient venus avec
moi. Il vint aussitôt. Il trouva toutes les caisses
dans la salle Consulaire. Il en fit ouvrir une pour
la forme, & n’alla pas plus loin. Je lui donnai
une grande collation, &je lui fis toutes les poli-
tesses imaginables. Il en fut si content, qu’il me
protesta qu’il serait toujours mon ami, & que
dans les occasions il me donnerait des marques
de son amitié.
On était surpris que les Anglais & les vé-
nitiens ne m’avaient fait aucune civilité depuis
que j’étais arrivé, quoique toutes les autres Na-
tions eussent suivi en cela les coutumes établies,
& m’eussent rendu visite en corps, & ensuite en
particulier.
J’appris que le Sr. Dupont en était cause. Cet
homme qui était tout de glace s’était échauffé à
un point depuis mon arrivée en Chypre, qu’il
n’était plus connaissable. Il était devenu agis-
sant, remuant, intrigant. Il avait voulu engager
les Hollandais & les autres Francs à ne me point
reconnaître, & s’était donné pour cela des mou-
vements dont on ne l’aurait jamais cru capable,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 517

& enfin il avait réussi auprès des Anglais déjà


fâchés, à cause que je n’avais pas fait saluer leur
Vaisseau de guerre ; & auprès des Vénitiens, qui
prirent son parti, sans qu’ils eussent aucune rai-
son. Cela aurait pu faire de la peine à tout autre
qu’à moi. Je les laissai faire sans m’embrasser
de leur froideur, toujours prêt de les recevoir
quand ils jugeraient à propos de revenir.
Le vingt, je fis convoquer la Nation, pour
assister à la publication de mes Provisions, des
ordres du Roi, & des Ordonnances de M. de
Guilleragues Ambassadeur à Constantinople.
Tout le monde étant assemblé, le Chancelier en
fit la lecture à haute voix, & l’Assemblée répon-
dit qu’elle se soumettait avec joie aux ordres du
Roi, qu’elle me reconnaissait pour son Consul,
& qu’en cette qualité on m’obéirait en toutes
occasions. Cette délibération fut écrite sur le
Registre & signée de toute l’Assemblée. Après
cela tout le monde vint me faire la révérence.
Je les embrassai tous en particulier, je fis servir
une collation qui servit de prélude à un grand
souper, que je donnai à tous ceux qui voulurent
bien y rester.
M. Dupont que j’avais fait inviter à se trouver
518 MÉMOIRES

à l’Assemblé, n’y voulut point assister. Je lui


en fit intimer le résultat par le Chancelier, & je
lui fis donner une copie de mes Provisions, &
des Ordonnances de M. l’Ambassadeur. Il ne
répondit rien, mais il s’en alla chez le Consul
d’Angleterre rapporter ce qui s’était passé à no-
tre Assemblée, & recevoir ses bons avis.
Je fus averti qu’il pratiquait le Trucheman
du Cadi, pour inspirer à ce Chef de la Justice de
ne point recevoir ma visite, ni me reconnaître
comme Consul, attendu que je n’avais pas mon
Barar de la Porte, il ne put rien faire, les Turcs
se moquèrent de lui. Je connus encore davan-
tage sa mauvaise volonté, & je pris des mesures
pour en éviter les suites. J’en donnai avis à M.
l’Ambassadeur, & je protester au Sieur Dupont
qu’il serait responsable, & qu’il répondrait en
son propre nom de tout ce qui pourrait m’arri-
ver de fâcheux & à la Nation, par ses intrigues
& par les mauvaises manœuvres qu’il faisait
contre l’honneur du Consulat & le bien public.
Le même jour vers le soir je reçus des pré-
sents de gâteaux feuilletés & autres pâtisseries,
que le Cadi, le Mutsellem, le Muhhassil & les
autres Grands du Pays m’envoyèrent. Ces pré-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 519

sents étaient accompagnés des hautbois, trom-


pettes, tambours & timbales du Château & du
Pacha. Ils jouèrent une heure à ma porte, & s’en
retournèrent contents de ma libéralité.
Le vingt-un Novembre j’envoyai mes pré-
sents aux Puissances du Pays. Ils consistaient en
draps des plus fins, en satins, en confitures, &
en argent comptant, selon la coutume. Ils furent
reçus agréablement, & on m’en fit faire des re-
merciements par mes Drogmans qui les avaient
présentés.
Ils demandèrent en même temps au Cadi le
jour & l’heure qu’il voudrait me donner pour
recevoir ma visite. Il répondit poliment qu’il
laissait cela ma commodité, & qu’il la recevrait
toujours avec joie quand je voudrais lui faire cet
honneur.
Le vingt-deux Novembre j’envoyai l’aver-
tir que j’aurais l’honneur de l’aller voir sur les
trois heures après midi. J’envoyai mon-Huissier
convoquer toute la Nation Française & Hollan-
daise pour m’accompagner dans cette cérémo-
nie. Tout le monde s’étant assemblé dans la salle
Consulaire, nous en partîmes en cet ordre.
Mes quatre Janissaire ayant leurs bonnets
520 MÉMOIRES

de cérémonie, & leurs cannes de cinq pieds de


long garnies d’ivoire à la main, marchant deux
à deux ouvrirent la marche.
L’Huissier du Consulat vêtu d’une robe
d’écarlate à boutons d’or, avec des manches
pendantes jusqu’à terre les suivait il avait à la
main une longue baguette d’ébène garnie d’ar-
gent, terminée en double fleur de Lys ; c’était
une nouvelle marque de dignité, que mes Pré-
décesseurs n’avaient jamais fait porter à leurs
Huissiers. Il marchait seul à quelques pas des
Janissaires.
Mes deux Truchemans marchands sur une
même ligne venaient ensuite, ils étaient habillés
magnifiquement, & avaient des calpats fourrés
de martre zibeline. Ces bonnets sont les marques
de leur Office & faisaient le quatrième rang.
Après eux venaient mes quatre Chatets ou
Valets de pied habillés de rouge, avec leurs bon-
nets à la Polonaise. Ils allaient deux à deux avec
beaucoup de gravité.
Je les suivais à quelque distance accompa-
gné de M. Dupont à ma gauche. J’étais habillé
à la Turque, à 1’exception du chapeau que nous
portions tous pour nous distinguer des gens du
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 521

Pays, J’avais sur ma robe de dessous une grande


veste d’écarlate d’Angleterre fourrée de martre
Zibeline ; qui m’avait coûté trois cents pistoles.
Elle était toute ouverte par devant, de façon que
ma grande Croix de Chevalier que je portais au
col, attachée à un grand ruban de tabis blanc
avec un petit ruban couleur de feu, paraissait
toute entière, comme les Commandeurs de robe
longue la portent.
Notre Nation ayant cédé les honneurs aux
Hollandais, ils me suivirent deux à deux. Après
eux marchaient mon Vice-consul d’Alexandret-
te, mon Chancelier, les Députés de la Nation, &
tous nos Marchands, fort magnifiquement ha-
billés. Ma suite était si nombreuse, & nous mar-
chions si lentement, que j’étais arrivé à la mai-
son dit Cadi ; qui était au dessous du Château,
que la queue était encore à la porte de la Maison
Consulaire.
Toute la Ville qui attendait un nouveau Con-
sul depuis longtemps, bordait les rues, de ma-
nière que nous avions peine à passer.
Les Officiers du Cadi me vinrent recevoir à la
première porte, & me conduisirent à sa chambre
d’Audience, où je m’assis avec les principaux
522 MÉMOIRES

de ma suite dans les fauteuils que j’y avait fait


porter selon la coutume.
Le Cadi qui m’attendait dans une chambre
voisine, vint à moi, me salua en parlant, & s’as-
sit entre ses carreaux sur le bord de l’estrade,
& sans attendre mon compliment, il me fit le
sien sur mon arrivée, qu’il accompagna de té-
moignages d’amitié, & d’une correspondance,
parfaite pour les intérêts communs dans des ter-
mes si honnêtes & si polis que les assistants en
étaient étonnés.
Isaac mon premier Drogman ou Trucheman
y répondit par mon ordre en bons termes. Car
dans cette première visite je me servais toujours
de cette cérémonie ce que je ne fis pas dans les
autres, n’ayant pas besoin de ce secours.
Je lui fis connaître par ma réponse que le
Sieur Dupont ayant fini son temps, l’Empereur
mon Maître l’avait rappelé, & m’avait envoyé
en sa place. Que j’espérais recevoir des marques
de sa justice dans les occasions qui se présente-
raient, en exécution des nouveaux Traités avec
le Grand Seigneur, & que je ne manquerais pas
d’en rendre témoignage à Sa Majesté, & à son
Ambassadeur a la Porte. Que je contribuerais en
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 523

tout ce qui dépendrait de moi au bon succès des


affaires, & que j’espérais ainsi qu’il marquerait
son respect pour l’Empereur son Maître, en pro-
tégeant la Nation Française, & celles que nous
protégions ; & comme c’était le commerce qui
avait, pour ainsi dire, fondé la Ville d’Alep, &
celle de Tripoli, & les entretenait dans la pros-
périté & dans l’abondance j’avais lieu d’atten-
dre qu’il donnerait ses soins pour l’augmenter
& se rendre toujours plus florissant.
M. Dupont ne jugea pas à propos d’entrer
dans la conversation. Il ne dit jamais mot. Il
semblait que les politesses du Cadi l’avaient
rendu muet, & plus timide qu’il ne l’était pour
l’ordinaire. On nous servit du sorbet excellent,
des pipes & du tabac, du café, & quand la con-
versation eût durée environ une heure, on ap-
porta l’eau de fleur d’orange qu’on nous mit sur
les mains, & que nous mîmes nous-mêmes sur
le visage, & on nous étendit des toilettes de soie
sur la tête, & on passa sous les toilettes des cas-
solettes avec le parfum, qui s’attachant à l’hu-
midité, y reste assez longtemps. Ce parfum n’est
que du bois d’aloès coupé en petit éclats, qui
étant mi sur de la braise allumée, fait une fumée
524 MÉMOIRES

des plus agréables, &que l’on croit très saine.


Ce bois précieux vient des Indes Orientales. Ce
n’est pas le tronc de l’aloès dont le suc épaissi
entre dans la composition de quelques remè-
des. C’est un grand arbre très rare, & par con-
séquent très cher. Les Mogols qui viennent à la
Mecque l’apportent en buches ; plus elles sont
grosses & plus on les estime ; les Turcs & les
Persans en consomment beaucoup. C’est un
présent de conséquence qu’une grosse buche
de cet arbre.
Le parfum chez les Turcs est la marque du
congé. J’achevai donc mes compliments. Nous
nous levâmes, le Cadi se leva aussi, m’em-
brassa, me promit son amitié & me souhaita
toute la prospérité imaginable dans 1’exercice
de ma charge, après quoi nous nous en retour-
nâmes dans le même ordre que nous étions ve-
nus, excepté que je pris la droite sur M. Du-
pont, & que les gens du Cadi qui vinrent nous
conduire, marchèrent devant à la tête de mes
janissaires.
Nous trouvâmes dans la Salle Consulaire
une grande collation, qu’on y avait préparée par
mon ordre. Comme cette visite mettait le Sceau
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 525

à ma réception, chacun m’en félicita le verre à la


main, & renouvela les assurances qu’on m’avait
données de respect d’obéissance & d’attache-
ment. Il n’y eut que M. Dupont qui ne voulut
point prendre part à la cérémonie, il s’enferma
dans sa chambre & ne parut point.
Le vingt-deux Novembre, les Sieurs Jean
Rigaud. & Gratiani ayant été nommés pour fai-
re l’estime des meubles & des réparations de
la Chapelle & de la maison Consulaire, en fi-
rent un état, qui monta à 2774 piastres. Il ne
fut pas plutôt signé & remis à la Chancellerie
que M. de Cesarople en fit saisir le montant en-
tre mes mains, en vertu d’une Ordonnance de
l’Amirauté de Marseille, & d’une autre de M.
de Guilleragues: pour des prétentions particu-
lières qu’il avait sur M. Dupont. Tous les autres
créanciers en firent autant, après avoir obtenu
condamnation contre lui sur les Requêtes qu’ils
avaient présentées car il ne voulait payer per-
sonne, & ceux à qui il devait attendaient mon
arrivée pour se faire payer.
Ayant appris que le Mutsellem avait témoi-
gné une grande envie de faire connaissance avec
moi, & ne pouvant lui rendre visite en cérémonie,
526 MÉMOIRES

parce que cela ne convient pas à un Consul de


France, qui ne doit cela qu’aux Pachas ou Vice-
rois, je lui envoyai dire que j’irais le voir le
vingt-six Novembre à deux heures de nuit, l’en-
voyai avertir les Députés de la Nation de m’y
accompagner, laissant aux autres la liberté de
venir s’ils le jugeaient à propos. Il y en eut un
allez grand nombre qui se rendirent chez moi à
l’heure marquée. Nous soupâmes de bonne heu-
re, après quoi je fis allumer quatre flambeaux de
cire blanche de dix livres pièce, qui furent portés
devant moi par mes quatre Chaters, qui suivaient
mes quatre Janissaires, l’Huissier & mes deux
Truchemans, & accompagnés des deux Dépu-
tés, & d’un bon nombre de nos Marchands, &
de toute ma Maison. Nous passâmes à travers
des bazars & des contrées dont les portes nous
furent ouvertes, & nous arrivâmes ainsi au Sé-
rail du Pacha où le Mutsellem était logé.
Ma suite était trop grande pour avoir l’air
d’une visite incognito, il n’y avait que la nuit
qui la pouvait faire passer pour telle.
Aly Aga Mutsellemn était un homme d’es-
prit, grand, bien fait, extrêmement poli. Dès
qu’il fut averti que j’entrais chez lui, il vint m’at-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 527

tendre au haut de l’escalier ; il m’embrassa, me


baisa plusieurs fois, me donna plusieurs témoi-
gnages de son amitié, & de la joie qu’il avait
de me voir. Il me prit par la main, & me con-
duisit dans une chambre très propre, meublée
de carreaux magnifiques à la mode du Pays, &
m’ayant fait asseoir la place d’honneur, qui est
l’angle de la chambre, je lui fis mon compli-
ment sans le secours de mes Drogmans, ce qui
lui plut beaucoup, aussi bien qu’aux Seigneurs
qui étaient avec lui. Il y répondit avec toute la
politesse imaginable, & on commença une con-
versation qui fut très gaie, & qui roula sur diffé-
rentes matières. On fit placer les principaux de
ma suite sur le sofa, & on nous servit du café,
pour accomplir les lois de la politesse Turque.
Il m’embrassa encore, & me pria de vivre avec
lui familièrement, &de le considérer comme
un bon ami qui m’aimait sans m’avoir connu
que par les rapports que des amis communs lui
avaient fait de moi. Il me demanda mon amitié,
m’assura de la sienne, dont il voulait me donner
des marques dans toutes les occasions,
Cependant on étendit la nappe ordinaire sur
le sofa, on y apporta un très grand & très vaste
528 MÉMOIRES

bassin de cuivre étamé, qui avait près de quatre


pieds de diamètre, chargé de cinquante petits
plats de porcelaine remplis de viandes rôties,
des ragoûts, de fruits, de confitures, de compo-
tes, de pâtisseries à la Turque. Quoique j’eusse
soupé, il fallut recommencer. Nous nous assî-
mes sur des carreaux, les Français de mon côté,
& les Turcs auprès du Mutsellem. La délicates-
se des mets nous donna de l’appétit. On servit
du vin & des liqueurs, & le Mutsellem n’oublia
rien pour nous exiter à manger & à boire.
Le Mutsellem ordonna à six de ses jeunes
domestiques de divertir la compagnie par une
danse à la mode du Pays. Ces jeunes gens étaient
très bien habillés. Ils avaient aux doigts des
castagnettes d’argent pour marquer la cadence,
& dansèrent avec beaucoup de légèreté & de
méthode ; ils accompagnèrent leurs danses de
chansons tendres, & comme leurs voix étaient
très belles, cela faisait une espèce de concert en
dansant fort agréable.
Cependant on servait du vin & des liqueurs
à la ronde & sans discontinuation, ce qui aurait
à la fin incommodé les plus braves buveurs, si
l’on n’avait pas en Turquie le privilège de causer
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 529

autant qu’on le veut le verre à la main. Je pro-


fitai de ces moments pour entretenir Mutsellem
des intérêts de ma Nation. J’allai au-devant de
toutes les choses sur lesquelles les Gouverneurs
sont depuis sont depuis longtemps en posses-
sion de la brouiller, & de lui faire des avanies.
Je le priai de me faire avertir de ce qu’il pour-
rait savoir avant moi, je lui promis que nous ac-
commoderions toutes choses sans l’entremise
de certaines personnes qui gâtent pour l’ordi-
naire les affaires au lieu de les accommoder. Il
me donna là-dessus tout le contentement que
je pouvais souhaiter, & il m’a tenu parole : car
pendant tout le temps qu’il a été en place, il m’a
accordé de bonne grâce tout ce que je lui ai de-
mandé, & je lui dois cette justice qu’il a été au-
devant de tout ce qui pouvait le faire plaisir, &
que nous avons accommodé de bien des affaires
fâcheuses, qui auraient coûté bien de l’argent à
la Nation, & bien des chagrins & des peines au
Consul.
Le sorbet & le café vinrent ensuite & à la
fin le parfum, & il était temps ; car il était plus
de minuit. Nous nous levâmes & comme je lui
faisais mes remerciements en prenant congé de
530 MÉMOIRES

lui, il me présenta une toilette de satin en bro-


derie, dans laquelle il y avait une chemise de
mousseline brodée de soie sur les coutures, un
caleçon, un mouchoir, un peigne pour la barbe
de dents de poisson, avec un étui en broderie
d’or. Il fit présenter des mouchoirs à tous nos
Marchands, & fit distribuer des étrennes à tous
mes gens.
Il vint me conduire avec ses amis jusqu’au
haut de l’escalier, où après m’avoir embrassé
avec beaucoup de tendresse, je pris congé de
lui. Il demeura toujours au même endroit, en me
comblant de souhaits & de bénédictions, jusqu’à
ce qu’étant tout à fait au bas, je lui fis une der-
nière révérence, & il s’en retourna boire avec
ses amis.
Il nous fit accompagner par ses Officiers, qui
marchèrent à la tête des miens. Un des Grands
du Pays nommé Abdarahan Cheleby Receveur
Général des revenus de la Mecque, avec le Sou-
bachi, qui est comme notre Chevalier du Guet,
vinrent à mes côtés jusqu’à la porte de ma mai-
son avec beaucoup de falots.
Ce Soubachi qui était un très galant hom-
me, aurait bien souhaité me venir rendre visite,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 531

mais cela ne lui étant, pas permis, à cause des


conséquences, il m’en fit des excuses. Je le priai
d’avoir des égards pour notre jeunesse, en l’as-
surant que les plaisirs qu’il me ferait en ces oc-
casions ne lui seraient pas inutiles.
J’eus occasion dès le lendemain d’éprouver
la bonne volonté du Mutsellem. On m’apprit
qu’il y avait dans les prisons un Chrétien Ma-
ronite Valet du Sieur Jean Fouquier Marchand
Hollandais, résidant en cette Ville depuis très
longtemps & on me pria de le réclamer.
Il avait battu un Turc, & le Cadi l’avait con-
damné à avoir le poing coupé. Il avait eu l’es-
prit de nier le fait, qui est très grave en Turquie,
& demandé du temps pour produire des témoins
qui étaient alors absents. On lui avait accordé
un délai de quelques jours. J’envoyai mes Tru-
chemans à mon nouvel ami le Mutsellem, avec
une Lettre par laquelle je le priais de relâcher le
prisonnier, & de que je lui en aurais une obliga-
tion infinie. Dès qu’il eût lu ma Lettre, & sans
marchander sur cette reconnaissance, comme
on fait ordinairement en Turquie, il fit remet-
tre le prisonnier entre les mains de mes Truche-
mans & m’écrivit qu’il prenait avec joie cette
532 MÉMOIRES

occasion de me marquer son amitié, & que je


fisse selon ma prudence ce que je voudrais du
prisonnier. C’était me dire de le faire disparaître
pour quelque temps, & je n’y manquai pas.
Il envoya en présence de mes Truchemans
un présent de trente piastres au Cadi pour ses
épices, & pour l’obliger à déchirer les informa-
tions.
Le prisonnier m’ayant été remis, je le ren-
voyai à son Maître à qui je fis dire de l’envoyer
hors de la Ville pour quelque temps. J’écrivis
aussi au Mutsellem une Lettre de remercie-
ments, que j’accompagnai d’une très belle ves-
te de drap de Hollande, avec les trente piastres
qu’il avait envoyés au Cadi, & je terminai ainsi
une affaire très délicate.
Le 28 Les Chefs des Teinturiers en bleu de la
Ville, dont nos Français font un commerce con-
sidérable me vinrent rendre visite. Après plu-
sieurs civilités, ils m’assurèrent que je n’aurais
jamais lieu de me plaindre de la manière dont
ils en useraient avec nos Marchands. Je les ex-
hortai à se souvenir de leur parole, & je les as-
surai que leurs intérêts me feraient très chers.
Je les fis fumer boire du sorbet & du café je les
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 533

renvoyai très contents.


Le lendemain le Corps des Censals ou Cour-
tiers, des Sarrafs ou Changeurs, des Emballeurs,
& autres dont nos Marchands ont accoutumé de
se servir, me vinrent rendre visite. Ils me firent à
peu près les mêmes compliments & les mêmes
promesses que les Teinturiers, & je les traitai à
peu près de même manière.
Mustapha Effendi Chef des Chérifs ou des-
cendants de Mahomet, m’avait fait faire bien
des politesses depuis mon arrivée, cela méri-
tait un retour de ma part ; mais quoiqu’il fut
en grande considération dans tout le Pays, ce
n’était pas la coutume qu’un Consul de France
lui rendit une visite de cérémonie. Je crus user
avec lui comme avec le Mutsellem, & le voir la
nuit de la même manière que j’avais vu le Mut-
sellem.
Mustapha Effendi était un homme véritable-
ment savant, & surtout en Médecine, en Astro-
logie, en Poésie, dans les Lois & dans la Politi-
que. Il avait été Cadi-Lesquer, Cady d’Alep, &
était encore alors en possession des plus belles
Charges du Pays, & consulté comme un oracle.
Il était très riche. Son application continuelle
534 MÉMOIRES

à l’étude lui avait causé des vapeurs que l’on


avait prises pour des attaques d’épilepsie. On
l’avait traité sur ce pied-là, & le hasard avait
voulu que les remèdes avaient eu leur effet. J’al-
lai lui rendre visite le 30 Novembre à deux heu-
res de nuit sans le faire avertir. La clarté de mes
flambeaux me découvrit dès que j’entrai dans
sa première cour. Il descendit avec précipitation
suivi de tous ses domestiques, m’embrassa plu-
sieurs fois me remercia de l’honneur que je lui
faisais, me demanda mon amitié, m’assura de la
sienne, & me prenant par la main me conduisit
à ses appartements. Il me fit remarquer en pas-
sant un fort beau jardin, qui malgré la saison qui
était rude pour ce Pays, avait conservé toute la
beauté & les agréments du Printemps. Il y avait
un grand nombre de gros orangers en pleine ter-
re chargés de fleurs & de fruits, & des fleurs de
presque toutes sortes d’espèces.
Un grand escalier nous conduisit dans une
galerie ouverte d’un côté, toute dorée & peinte la
Turque, dont les murailles & le plancher étaient
incrustés de marbres de différentes couleurs,
en compartiments très ingénieux, dont il avait
donné les desseins. Il y avait à côté un Kiochq
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 535

en balcon fort bien meublé, arec des couffins de


brocart & de velours, où l’on pouvoir se reposer
& prendre le frais en été, & jouir de la vue du jar-
din. Nous entrâmes ensuite dans une autre gale-
rie, fermée de vitres peintes, qui sert de salle, où
il reçoit le monde & donne ses audiences. Cette
salle était toute lambrissée, peinte en azur & en
or avec des fleurs, & toute environnée d’une ta-
blette a six pieds au-dessus du plancher. Il me
fit asseoir à la place d’honneur, qui est l’angle
qui regarde la porte, On nous servit du café, &
on entra dans une conversation, où Mustapha fit
paraître la profonde connaissance qu’il avait de
l’Histoire de sons Pays & des Pays Étrangers.
On y parla de guerre, de commerce, de politi-
que. Il s’expliquait sur toutes ces choses d’une
manière savante ; mais qui n’était point pédan-
te, comme le sont d’ordinaire les conversations
de nos Savants d’Europe. Elle était polie, li-
bre, galante, assaisonnée d’un sel qui la rendait
toute brillante. On nous présentait de temps en
temps des eaux de cannelle, de citron, du thé &
du chocolat.
On apporta enfin la collation a peu près
comme le Mutsellem me l’avait donnée, excepté
536 MÉMOIRES

qu’il n’y avait ni viandes ni ragouts ; mais seu-


lement des fruits, des compotes, des confitures
sèches & liquides en infusion, & de la pâtisse-
rie. On buvait à la ronde de l’eau de cannelle,
& de plusieurs autres boissons extraordinaires
& inusitées parmi nous, très bonnes à la vérité,
& dont on pourrait se servir quelquefois mais
dont l’usage immodéré pourrait à la fin incom-
moder. On ne nous servit point de vin, & je n’en
fut pas surpris parce que nous étions chez un
Cherif, qui est censé plus obligé qu’un autre à
l’étroite observance de le Loi & des conseils de
Mahomet. Je crois bien que notre hôte qui était
un savant, en buvait en particulier : car il savait
que les conseils, n’obligent qu’autant qu’on s’y
oblige volontairement ; mais il ne se croyait
pas dispensé de donner l’exemple, & de ne pas
scandaliser les faibles.
Ce régal & la conversation durèrent jusqu’à
minuit le plus agréablement du monde. L’hor-
loge nous avertit qu’il était temps de se lever
de table, j’en demandai la permission à Musta-
pha mais il voulut achever les cérémonies or-
dinaires. Il fit apporter le café, le sorbet, l’eau
de fleur d’orange & le parfum, & me fit présent
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 537

d’un magnifique mouchoir brodé de fleurs.


En me reconduisant, il voulut me faire voir
de nouveaux appartements, qu’il avait fait bâtir
au-dessus de celui où nous étions. Nous entrâmes
dans une grande pièce qui servait d’anticham-
bre où se tiennent les domestiques, vis-à-vis la
salle d’audience qui y est jointe, & dont la porte
à deux battants est toute de glaces de Venise. De
là nous passâmes à deux autres grandes cham-
bres toutes lambrissées & peintes en or & azur,
les planchers couverts de tapis magnifiques, &
les sofas garnis de coussins de brocards, & de
velours en broderie. Une tablette avec de petits
balustres dorés régnait autour, & était chargée
de vases & de tasses de cristal & de porcelaine,
de pendules, de petits cabinets de la Chine, &
d’une infinité de bijoux de prix, disposés d’une
manière bien entendue, qui auraient pu parer
les cabinets de nos plus grands Seigneurs & des
plus curieux. Il y avait quelques fenêtres avec
des grilles dorées, pour y faire venir les femmes,
& leur donner le plaisir de voir sans être vues.
Tous ces appartements étaient bien éclairés, &
on y avait brûlé du bois d’aloès.
Je remis à une autre visite à voir sa Biblio-
538 MÉMOIRES

thèque, qui était nombreuse & bien choisie, &


je pris congé. Il vint me conduire avec tous ses
gens jusqu’à l’endroit où il m’avait reçu, me
priant de le venir voir souvent & en ami. Nous
nous réparâmes enfin après plusieurs embrassa-
des, & des protestations réciproques d’amitié &
de services.
Le 6 Décembre, le Sieur Dupont m’ayant
témoigné qu’il voulait quitter la maison Con-
sulaire & aller loger chez un particulier, je le
priai de n’en pas sortir. Je lui offris gratis deux
chambres, la table, les Truchemans & les Janis-
saires quand il en aurait besoin, attendu qu’il
ne convenait pas qu’ayant été Consul, il quittât
la maison Consulaire que quand il s’embarque-
rait pour retourner en France. Que cela pourrait
faire croire aux Turcs & aux autres Nations, que
ses compatriotes avaient peu d’estime & d’af-
fection pour lui, ce qui lui attirerait leur mépris.
Je savais qu’il avait demandé un appartement
aux Pères Carmes qui le lui avaient refusé, pour
ne pas s’exposer de nouveau aux incommodités
qu’ils en avaient reçus ci-devant. Mais je ne pus
rien gagner sur son esprit. Il sortit de chez moi, &
se retira chez le Sieur Jean Fouquier Marchand
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 539

Hollandais où il fit transporter ses hardes, & en-


tre autres choses un sac de sequins, & autres
monnaies d’or d’environ, vingt-quatre mille li-
vres.
Le sept du même mois, l’Aga de la Douane
me vint rendre sa première visite. Je le reçus
dans une chambre que j’avais fait meubler à la
Turque. Après les compliments ordinaires, nous
nous entretînmes longtemps sur l’intérêt des
Marchands que je lui recommandai fortement,
& ayant tiré de lui toutes les assurances possi-
bles d’une bonne volonté pour la Nation, je lui
fis servir une grande collation en confitures, &
après le vin, les liqueurs, le sorbet, le café, l’eau
de senteur & le parfum, il prit congé de moi
avec de grandes marques d’amitié.
Le huit, il arriva de Constantinople un Aga,
qui avait ordre de ramasser des lévriers & autres
chiens de chasse pour les plaisirs du Grand Sei-
gneur chez les Français & les Anglais. Il deman-
da l’avis de mon ami le Mutsellem, qui ne man-
qua pas de nous délivrer de cette importunité,
en lui disant qu’il ne devait pas s’adresser au
Consul de France, parce qu’il savait qu’aucun
de notre Nation n’avait des chiens ; mais qu’il
540 MÉMOIRES

en trouverait chez les Anglais autant qu’il en


aurait besoin.
L’Aga s’en alla chez le Consul d’Angleterre,
& lui exposa sa commission. Mais comme les
Anglais sont fiers & rogues, & qu’ils n’aiment
pas se priver de ce qui leur fait plaisir, d’autant
qu’ils avaient deux chasses réglées chaque se-
maine, il fut très mal reçu, le Consul le refusa sè-
chement, & lui fit dire par son Trucheman qu’il
ne vendait point de chiens, & qu’il en donnait
encore moins. Le Trucheman qui aurait dû en-
velopper un peu cette réponse, ménagea si peu
ses termes, que l’Aga s’en trouva extrêmement
offensé, & en présence du Sieur Gamaliel Ni-
ghtingale Consul, il donna des coups de bâtons
au Trucheman, & son bonnet étant tombé, l’Aga
le foula aux pieds. Il tira son sabre, le Truche-
man en évita les coups par la suite, & le Con-
sul s’étant sauvé dans sa chambre qu’il barri-
cada sur lui, n’osa en sortir qu’après la retraite
de l’Aga, qui lui dit beaucoup d’injures, & le
menaça de l’indignation du Grand Vizir & du
Grand Seigneur.
Les Anglais firent d’abord grand bruit de
cette affaire. Toute la Nation s’assembla, elle en-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 541

voya les principaux demander justice au Mut-


sellems & au Cadi, & ils n’obtinrent aucune
satisfaction On leur répondit qu’ils ne devaient
pas pour quelques chiens risquer de ressentir
les effets de la colère du Grand Vizir. Les amis
qu’ils consultèrent là-dessus, les blâmèrent, &
leur dirent que le plus court & le meilleur con-
seil qu’ils pouvaient leur donner était d’avaler
cet affront doucement, & de cesser d’aller à la
chasse pendant que cet Aga serait dans la Vil-
le, de crainte qu’il ne fit enlever ou tuer leurs
chiens, ce qu’il ne manquèrent pas de faire, &
que ce serait un double affront pour eux.
Les autres Nations Chrétiennes ne furent
point fâchées de voir ainsi mortifié l’orgueil
des Anglais, à qui il arrive souvent de pareilles
aventures, qu’ils ne soutiennent pas mieux que
celle-ci.
Le 14 il arriva un nouveau Mutsellem, qui
vint relever Ali Aga mon bon ami. J’en eus un
chagrin d’autant plus grand, que ce nouveau pas-
sait pour un très méchant homme, & l’était en
effet. Il fallut se conformer au temps. Dès le len-
demain, je lui envoyai le présent ordinaire. Il le re-
fusa brusquement, prétendant qu’il ne convenait
542 MÉMOIRES

pas à un homme comme lui ; mais voyant au bout


de quatre jours, que je ne songeais pas à lui en
envoyer un autre plus considérable, il pria mon
Trucheman de le lui rapporter. Il reçut, m’en fit
remercier ; mais je ne jugeai pas à propos de
faire aucune démarche pour gagner ses bonnes
grâces de cet homme, je ne l’allai point voir, me
doutant bien qu’il ne serait pas longtemps en
place, parce que j’étais averti, que l’on prenait
des mesures pour le faire révoquer.
Le 22 tout le Clergé des Maronites me vint
saluer en corps. Je les reçus à la manière du
Pays, & je leur donnai la collation. Ils me priè-
rent de leur continuer la protection dont le Roi
les a toujours honorés, aussi bien que tous les
catholiques du Pays. Je le promis au nom de
Sa Majesté, conformément aux ordres que j’en
avais.
Le 24 je fis dresser; dans ma Chapelle un
trône Pontifical, où M. l’Évêque de Cesarople
Officia Pontificalement aux premières Vêpres
de Noël & les trois jours suivants. Cette solen-
nité qui se fit avec toute la décence imaginable
attira un grand concours de Chrétiens.
J’avais fait faire des ornements neufs de sa-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 543

tin blanc, avec des croix rouges & vertes des


Ordres de Notre-Dame du Mont-Carmel & de
S. Lazare. Le trône Épiscopal était paré de satin
incarnat.
Le 28 Le nouveau Mutsellem m’envoya
demander le Chrétien Maronite Valet du Sieur
Fouquier Hollandais, qui avait battu le Turc,
prétendant le faire châtier selon les Lois pour
cette affaire. Mais comme il avait été châtié par
son prédécesseur, je refusai de le lui remettre ;
mais je lui fis donner sous main quelque chose
& j’étouffai cette affaire.
Le 29 Le Patriarche des Suriens accompa-
gné de quatre Évêques ses Suffragants me vint
rendre visite. Après les cérémonies ordinaires,
je lui donnai à dîner en maigre, parce que les
Prélats de cette Église ne mangent jamais gras.
Le repas fut proportionné à la dignité des per-
sonnes. Les Députés de la Nation, les Hollan-
dais, & les principaux Marchands furent de la
partie. Nous fûmes près de trois heures à table.
Il ne manqua rien de tout ce qu’on pût trouver
de meilleur dans Alep, en poisson, en pâtis-
serie, en fruits, en confitures, en vins & en li-
queurs. Les Suriens chantèrent les grâces à leur
544 MÉMOIRES

manière, après quoi le Patriarche prenant à la


main un petit Crucifix d’argent doré, qui avait
toujours été proche de son assiette pendant le
repas, il en donna la bénédiction à toute l’as-
semblée. Les verres qui étaient demeurés pleins
de vin pendant cette cérémonie furent vidés à
ma santé, après quoi je les conduisis dans une
autre chambre où je leur fis servir du sorbet, du
café, & à la fin les eaux de senteur & le parfum.
Le Patriarche & ses Évêques se levèrent, il me
remercia, m’embrassa, & me donna toutes les
marques possibles d’amitié que je pouvais es-
pérer en échange des miennes.
Le troisième janvier 1680, je fis ma première
sortie à cheval. J’étais accompagné des Nations
Française & Hollandaise, & de tous mes gens.
Nous fîmes une partie du tour des murailles de
la Ville, & nous allâmes nous reposer à Cheq
Abulbequer, qui est un Couvent de Derviches
fort beau & fort bien bâti. J’en ferai la descrip-
tion dans un autre endroit.
Le Dedé ou Supérieur me reçût dans une
grande salle couverte d’un dôme avec beaucoup
de civilité. Après quelques moments de conversa-
tion & le café, il nous fit voir les belles sculptures,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 545

& toutes les autres choses de ce lieu. Après quoi


il nous fit servir une grande collation dans un
appartement très propre où nous bûmes du vin
que j’avais fait apporter, sans que ces Religieux
s’en scandalisent. Je les trouvai, tous fort polis
& fort accommodants. Après le parfum, nous
prîmes congé, nous achevâmes le tour de la Vil-
le, & nous revînmes au logis, où je donnai à
souper à la plupart de ceux qui m’avaient ac-
compagné.
Le 25 Les Arabes attaquèrent la Caravane,
qui apportait les effets du Vaisseau le Moine d’or
Hollandais, & de la Polacre du Patron Gasquy
de Cassis, qui étaient arrivés depuis quinze jours
à Alexandrette. On se battit vigoureusement de
part & d’autre, & il y eut des blessés ; mais on
ne perdit qu’une balle de draps appartenant au
Sieur Prescott Anglais, une caisse d’aiguilles,
du Sieur Philbert, & une cassette de corail du
Sieur Conrad Calerberner Hollandais. Les Fran-
çais & les autres Nations étaient montés à che-
val, bien armés, aussitôt qu’on eût averti que
la Caravane était assiégée au Cam-rout ; ils y
arrivèrent assez à temps pour obliger les Ara-
bes à se retirer sans autre butin que ce qu’ils
546 MÉMOIRES

avaient enlevé d’abord.


J’avais eu soin de donner avis de mon re-
tour au grand Émir Turabeye, Prince des Ara-
bes du Mont-Carmel. J’avais accompagné ma
Lettre de quelques présents. Il me répondit le
26, & sa Lettre toute remplie des témoignages
d’une sincère amitié, était accompagnée d’une
belle cavale qu’il m’envoyait pour l’aller voir,
& d’un nouveau passeport des plus amples &
des plus avantageux.
Le 30, j’allai visiter incognito Mustapha Ef-
fendi Chef des Chérifs. Il me reçut de la même
manière que la première fois, & nous donna une
superbe collation.
Le deuxième février, le nouveau Muhhas-
sil ou Receveur Général des droits Royaux de
la Ville, y arriva, & vint prendre possession de
la Douane. Quelques jours après, il m’envoya
complimenter par son Trésorier, qui me présen-
ta de sa part un assortiment de linge consistant
en une chemise, un caleçon, une estringue ou
grande serviette longue, un mouchoir & un tapis
e toilette. Je le régalai d’une collation de confi-
tures, de café, de sorbet & du parfum. Et deux
jours après, je lui envoyai le présent ordinaire
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 547

d’une belle veste de drap. Ces sortes de présents


sont réglés en Turquie. Il ferait dangereux de les
augmenter ou de les diminuer. Dans ce dernier
cas, on serait obligé de les reprendre & d’en
renvoyer d’autres ; & dans le premier il faudrait
continuer sur le même pied dans la suite, & on
ferait une loi pour soi & pour les successeurs.
Le 28 Mustapha Effendi Chef des Chérifs
vint me rendre visite à sept heures du soir, &
demeura jusqu’à onze. M. l’Évêque de Cesaro-
ple & les principaux de la Nation s’y trouvèrent,
& m’aidèrent à faire les honneurs & soutenir
la conversation. Comme c’était un savant, elle
roula sur les Sciences, sur la Religion & sur la
Médecine. Je lui donnai une grande collation de
fruits, de confitures, de café, de sorbet, accom-
pagnée de toutes les cérémonies du Pays. Je lui
fis présent d’un étui avec le couteau & la four-
chette à manche de corail, qui lui avait été servi
exprès pendant le repas. J’allai le conduire en
cérémonie jusqu’à la porte du Khan, parce qu’il
en avait usé de la même manière toutes les soi-
rées que j’avais, été chez-lui. Mes Janissaires,
mes Truchemans, & tous les Marchands Fran-
çais qui avaient assisté au repas, le conduisirent
548 MÉMOIRES

chez-lui précédés de mes quatre Valets, de pied


vêtus de rouge avec de grands flambeaux de cire
blanche. A leur retour, je les envoyai conduire
M. 1’Évêque chez-lui avec la même cérémo-
nie,
Le 5 Mars, l’Aga des Spahis & celui des
Janissaires vinrent me visiter avec beaucoup de
politesse & d’amitié, je leur fis le même régal,
excepté que le vin & les liqueurs y furent servi
avec profusion. La conversation ne fut pas si
sérieuse : car les gens d’épée ne se piquent pas
d’être Savants.
Le 6 Mars Hussein Chiaoux, qui était com-
me l’intendant Général de la maison du Pacha,
vint me trouver pour accommoder une affaire,
qui me donnait beaucoup d’inquiétude depuis
quelques jours. Je le regalai de mon mieux, &
nous parlâmes de l’affaire dont était question.
La voici.
Le Sieur Conrad Calexberner Marchand Hol-
landais était venu à Alep tant encore fort jeune,
& y demeurait depuis très longtemps. C’était un
petit homme & un peu contrefait ; mais il avait
de l’esprit infiniment. Il parlait, lisait & écri-
vait le Français, l’Anglais, l’Italien & l’Arabe
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 549

comme sa Langue naturelle. Il était devenu


amoureux d’une Chrétienne en qui l’esprit sup-
pléait à ce qui lui manquait pour se faire aimer ;
& étant convenu avec elle de certaines condi-
tions, il acheta du Cadi, la permission de l’en-
tretenir. On voit que toutes choses se font dans
les règles en ce Pays ; mais cette coquette ne
s’en tint pas au Sieur Conrad. Il apprit quelque
chose de ses amourettes, il se fâcha, il devint
jaloux. D’ailleurs il s’aperçut que cette femme
lui causait de grandes dépenses, non seulement
pour son entretien, mais encore par les présents
considérables qu’il était obligé de faire aux
puissances du Pays qui étaient toujours en droit
de le ruiner par quelque avanie, Il fit tant qu’il
la maria au Facteur d’un Négociant Anglais,
à qui il donna une somme assez considérable,
& par ce moyen, il fit cesser les prétentions de
cette femme, qui disait qu’il lui avait promis de
l’épouser.
L’arrivée du nouveau Mutsellem qui recher-
chait toutes les vieilles affaires, afin d’en tirer
de l’argent, le fit craindre pour sa bourse. Il con-
sulta là-dessus Mustapha Effendi Chef des Ché-
rifs son ami, qui ne se trouvant pas alors en état
550 MÉMOIRES

de le garantir des poursuites de cet Officier avare,


lui conseilla de se retirer secrètement. Il suivit ce
conseil sans en rien communiquer à personne.
Il mit ordre à ses affaires, & faisant semblant
d’aller un soir à la promenade, il joignit hors de
la Ville les gens qui devaient l’escorter. Il alla
à Tripoli de Syrie, s’embarqua pour Chypre &
passa à Venise.
Quelques jours après son départ, le Mutsel-
lem en ayant avis, m’envoya dire de lui envoyer
le Sieur Conrad. Je répondis à son Envoyé, que
s’il me l’avait demandé huit jours plutôt, j’aurais
pu lui donner ce contentement. Il envoya cher-
cher mon premier Trucheman, & me fit dire
qu’il voulait absolument que je le lui trouvasse,
quand même il ferait caché dans la corne d’une
chèvre. C’est une expression dans la Langue
Turque, qui marque la nécessité de trouver une
chose ou une personne que l’on veut avoir. Je
lui envoyai dire que je ne reconnaissais plus un
Marchand, dès qu’il était hors des bornes de ma
Juridiction. Que je le priais de me dire ce qu’il
ferait, si un prisonnier s’était sauvé de ses pri-
sons & qu’il eût passé la mer, & que j’agirais
en cela suivant les bons conseils ; mais qu’étant
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 551

comme il était le maître du Pays & ayant des


troupes, il lui serait bien plus facile qu’à moi
de le faire chercher & de le prendre, & qu’en
ce cas je ne trouverais pas mauvais qu’il en fît
l’exemple dont il le menaçait.
Cette réponse le mit si furieusement en co-
lère contre le Trucheman, que peu s’en fallut
qu’il ne lui fît donner des coups de bâton. Il en
fit même apporter un faisceau pour cet effet ;
mais craignant mon ressentiment, il se contenta
de lui dire des injures & de lui faire des mena-
ces.
Cela fut cause que le jour suivant ayant en-
voyé un Chiaoux pour le ramener au Sérail, je
dis à cet Officier que les Truchemans de France
étaient accoutumés de représenter au Grand Vi-
zir, & même au Grand Seigneur, les intentions
de leur Maître, & qu’ils n’étaient pas des gens à
coups de bâton, & que je n’en enverrais jamais
au Sérail tant qu’il demeurerait à Alep, Qu’il
portât cette réponse au Mutsellem, & qu’il lui
dît que je parlais les Langues du Pays, & que
s’il avait quelque chose à me dire, il pouvait
m’envoyer une personne raisonnable, & que je
m’expliquerais avec elle sans avoir besoin de
552 MÉMOIRES

Truchemans. Je fis mettre mes Truchemans en


lieu sûr, & leur défendis de paraître dans la Ville
ni au Sérail jusqu’à nouvel ordre.
Je fus averti que le Mutsellem ne pouvant
avoir le Sieur Conrad, voulait s’en prendre à
son Associé. C’était un jeune Hollandais nom-
mé Vanbobart, qui avait dans sa maison pour
plus de vingt mille piastres d’effets. Je l’envoyai
chercher. Je le fis demeurer chez-moi, après lui
avoir fait mettre à couvert ses effets les plus pré-
cieux & ses Livres, & lui avoir fait fermer ses
magasins, de crainte que le Mutsellem ne lui fît
insulte, & n’enlevât des effets pour les dix-mille
piastres qu’il prétendait tirer de cette affaire.
Deux jours s’étant passés sans que le Mut-
sellem vît de mes Truchemans, & que je parus-
se vouloir entrer en quelque accommodement
avec lui, il m’envoya cet Hussein Chiaoux. Je
lui donnai la collation, à la fin de laquelle il me
dit a l’oreille, qu’il me priait d’accommoder
cette affaire pour l’amour de lui, pour l’honneur
du Sieur Conrad, & pour délivrer un Chrétien,
frère de celui qui avait conduit le Sieur Conrad
à Tripoli qu’il avait fait mettre aux fers. Il m’as-
sura que le Mutsellem était résolu d’en écrire au
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 553

Kiahia du Grand Vizir, qui pousserait cette af-


faire jusqu’à la ruine de ces Marchands.
Je l’écoutai tranquillement, & je lui dis que
si le Mutsellern était un ami du Kiahia du Grand
Vizir, j’étais moi-même intime ami du Grand Vi-
zir, ayant lié amitié avec lui dans le temps qu’il
était Caïmacan d’Andrinople, & ayant toujours
entretenu une étroite correspondance avec lui ;
qu’étant Consul des Hollandais, je prendrais leur
parti contre tous, & que je ne souffrirais jamais
que ceux qui étaient présents souffrissent pour
les absents, parce que les fautes étaient person-
nelles ; qu’il devait se présenter en Justice ; que
je m’y présenterais , & qui je n’avais pas besoin
de Trucheman pour faire valoir mes raisons ;
que j’en écrirais en sa présence à l’Ambassadeur
de l’Empereur mon Maître & au Grand Vizir &
que je prouverais à ce dernier que le Mutsellem
s’accordait avec les Arabes, & qu’il leur laissait
piller les Caravanes jusqu’aux portes d’Alep, au
lieu de les défendre & de les escorter comme il y
était obligé. Que par ce moyen il ruinait le com-
merce des amis du Grand Seigneur ; qu’il rui-
nait la Ville par les tyrannies qu’il exerçait tous
les jours fur les Chrétiens, les Juifs, & autres
554 MÉMOIRES

habitants d’Alep. Que récemment il avait donné


la liberté & la vie moyennant deux mille pias-
tres à dix-huit voleurs de grand chemin, qui
avaient volé & assassiné, & qui se promenaient
tous les jours dans la Ville. Que j’allais défen-
dre aux Vaisseaux Français & Hollandais qui
arriveraient à Alexandrette de rien débarquer, &
aux Marchands de rien vendre & acheter dans
Alep, jusqu’à ce que le Grand Vizir eût remédié
aux désordres qu’il causait par son avarice. Que
si le Grand Douanier se plaignait, je rejetterais
toute la faute sur sa mauvaise conduite, & que je
porterais ma tête aux pieds da Grand Seigneur
pour prouver ce que j’avançais.
Le Chiaoux fut extrêmement surpris de ma
résolution. Il me dit qu’il n’avait jamais rien vu
de semblable, mais qu’il persistait à me prier de
penser à un accommodement & à ne pas pous-
ser les choses à l’extrémité. Nous bûmes encore
ensemble, je lui fis donner le parfum, & après
bien des embrassades & des offres de service
réciproques nous nous séparâmes.
Mais comme je savais par une longue ex-
périence que les Turcs ne demandent jamais un
oiseau sans en attraper pied ou aile, je fis réflexion
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 555

que le Mutsellem méchant & avare comme il


était pourrait susciter une querelle aux Hollan-
dais qui pourrait porter un grand préjudice à
cette Nation, j’envoyai M. Jean Philibert député
de la Nation avec mon premier Trucheman chez
le Chiaoux Hussein. Je les instruisis de mes in-
tentions, & ils firent si bien leur personnage
qu’ils mirent le Chiaoux dans les intérêts du
Sieur Conrad. Il les mena au Mutsellem, & l’af-
faire fut si bien conduite, que moyennant cin-
quante sequins Vénitiens, que le Sieur Philibert
offrit, comme ami particulier du Sieur Conrad
l’affaire fut terminée, & le Chrétien délivré sur
le champ. Le Mutsellem lui ordonna de venir
baiser ma veste pour me remercier de la liberté
qu’il lui accordait à ma considération, & de me
dire qu’il vouloir être mon ami.
C’est ainsi que je sortis glorieusement d’une
affaire qui avait fait grand bruit dans le Pays.
Les Anglais toujours nos ennemis, & même des
Hollandais, croyaient qu’il nous en coûterait au
moins cinq ou six mille piastres : ils furent ex-
trêmement surpris de nous en voir sortis pour
si peu de chose apprirent ce que peut un Con-
sul, quand il joint la prudence avec la fermeté,
556 MÉMOIRES

qu’il sait employer avec sagesse l’autorité de sa


charge pour repousser les injures & la tyrannie
des Gouverneurs.
Le sept du même mois le Douanier avec
toute sa suite me vint rendre visite. Je le régalai
le plus magnifiquement qu’il me fut possible.
Le vin & les liqueurs l’ayant mis de bonne hu-
meur, il me fit toutes les caresses imaginables,
& des offres de service avantageuses pour les
deux Nations. Il me pressa même si honnête-
ment de les accepter, que je crus être obligé de
le prendre au mot. Je lui demandai une diminu-
tion de dix pour cent sur les droits de la Douane
en faveur des Hollandais & que leurs Vaisseaux
qui avaient payé cent soixante & cinq piastres
d’ancrage jusqu’alors, ne payassent plus que
quatre piastres comme les Vaisseaux François à
qui le Grand Seigneur avait accordé ce Privilè-
ge par les nouvelles Capitulations. Il m’accorda
ces deux choses sans hésiter, & de fort bonne
grâce, mais comme il n’était pas juste qu’il le
privât d’un avantage si considérable, j’engageai
la Nation Hollandaise à lui faire un présent qui
le pût dédommager en partie. Il fit expédier dès
le lendemain ses ordres aux Officiers qui étaient
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 557

à Alexandrette, & deux Vaisseaux qui y arrivè-


rent dans le même temps, jouirent de la diminu-
tion que je leur avais obtenue.
Le dix-huit, une Esclave Chrétienne du Re-
présentant du Consul de Venise en cette Ville,
alla se faire Mahométane, à cause de quelques
mauvais traitements qu’elle avait reçus de son
maître, & parce qu’étant plus âgée qu’une autre
Esclave plus jeune & plus belle qu’elle, son maî-
tre n’avoir plus pour elle les mêmes égards qu’il
avait auparavant. Le commerce scandaleux que
cet homme entretenait avec ses Esclaves, avait
obligé M. l’Évêque de Cesarople de le menacer
de l’excommunication, & cela serait arrivé si
ce Prélat n’avait pas été obligé de partir pour
la Perse. Cependant comme cette Esclave avait
été achetée de l’argent de ce Vice-consul, il ob-
tint permission de la vendre au marché public,
& il en tira trente-cinq piastres. Tout le monde
fut également surpris de la facilité du Cadi à lui
accorder une telle permission, & de sa lâcheté
prendre une somme si modique.
Le Mutsellem ne dit mot pendant quelques
jours, après quoi il fit prendre l’esclave & tira
d’elle une déclaration qu’elle avait toujours été
558 MÉMOIRES

Mahométane ; & comme c’est un crime capital


d’avoir abusé d’une femme Turque, il fit tant de
peur au Vénitien, qu’il en tira cinq cens sequins
Vénitiens, & l’obligea de racheter la femme &
de lui donner sa liberté.
Le 20 Deux Spahis ayant fait la débauche
dans un jardin, s’en retournèrent à la Ville si
pleins de vin, qu’ils tombaient à tous moments
de dessus leurs chevaux, & encore plus souvent
quand ils voulaient s’aider réciproquement à
remonter à cheval. Ils s’aperçurent malheureu-
sement qu’une troupe de Français, qui se pro-
menaient hors de la Ville, s’arrêtaient pour les
regarder & se moquaient, d’eux. Ils en eurent
un grand dépit qu’ils piquèrent vers eux. Ceux
de nos Français qui avaient meilleures jambes
gagnèrent la porte de la Ville, les autres se refu-
gièrent dans le cimetière des Turcs, où le grand
nombre des sépultures & leur hauteur les mirent
en sûreté, parce que les chevaux n’y pouvaient
aller sans se rompre le col. Un seul nommé Du-
bois voulut faire ferme & les attendre, & aussi
le seul qui paya pour les autres ; car les Cava-
liers l’ayant joint, lui enlevèrent son chapeau,
& lui portèrent plusieurs coups du plat de leurs
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 559

sabres sur la tête, il en para beaucoup il en re-


çût quelques-uns qui le mirent tout en sang. Les
deux Spahis étant encore tombés, il prit ce mo-
ment pour se sauver dans la Ville & se refugia
dans la maison d’un Chrétien. On m’apporta
cette nouvelle d’une manière à me faire croire
qu’il ne fallait plus que l’enterrer. J’y envoyai
mes Janissaires, qui l’amenèrent après avoir li-
vré une espèce de combat contre ces Spahis qui
assiégeaient la maison. J’appris les noms de ces
Spahis, & ceux de leurs protecteurs qui se trou-
vèrent chez Mustapha Effendi, où ils devaient
souper avec le Mutsellem & l’Aga des Spahis,
j’y envoyai mes Janissaires & mes Truchemans,
avec les Députés de la Nation porter mes plain-
tes & demander Justice. Ces Officiers les en-
voyèrent chercher, & ne les ayant pu trouver, ils
m’envoyèrent dire de ne me mettre en peine de
rien, & qu’ils me rendraient une si bonne justice
que je ferais content.
Cette affaire fit grand bruit dans la Ville.
Toutes les Nations y prirent intérêt, parce qu’il
s’agissait de la sûreté publique. Il y allait aussi de
mon bonheur, j’en vins à bout. Les deux Cava-
liers furent trouvés & mis en prison, on leur donna
560 MÉMOIRES

des coups de bâton, & on leur fit payer quatre


cents piastres d’amende, & Cheikh Hassein Aga
leur Capitaine ne voulut point les mettre en li-
berté sans mon agrément. Il obligea les pères de
ces cavaliers de me venir demander leur grâce.
Je fus si touché des larmes de ces vénéra-
bles vieillards, qui se jetèrent plusieurs fois à
mes pieds, que j’envoyai prier le Mutsellem &
l’Aga des Spahis de les délivrer, & les remercier
de la justice qu’ils n’avaient rendue. Ces Offi-
ciers les délivreront, & après les avoir menacés
d’un châtiment plus rude s’ils retombaient dans
la même faute, ils les mirent entre les mains de
mes Truchemans qui me les présentèrent. Ils me
demandèrent pardon & mon amitié, protestant
que c’était le vin qui leur avoir fait faire cette
mauvaise action. Je leur fis une petite remontran-
ce, & je les renvoyai après leur avoir fait donner
à chacun une tasse de café. Cette correction les a
rendus sages, & la manière dont j’en ai agi avec
eux les a tellement affectionnés à notre Nation,
qu’ils nous ont rendus beaucoup de services. La
manière dont j’avais conduit ces deux affaires me
fit beaucoup d’honneur, & m’acquit le respect &
l’amitié des gens du Pays, qui ne se gouvernent
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 561

pour l’ordinaire que par la crainte du mal qu’on


leur peut faire, ou par le bien qu’ils peuvent es-
pérer.
Le 22 & le 23 de Mars, nous sentîmes quel-
ques légères secousses d’un tremblement de
terre, & je perdis le même jour mon bon ami
Mustapha Effendi Chef des Chérifs, ou des des-
cendants de Mahomet. Il mourut subitement
dans sa cinquante cinquième année. Il avoir
été attaqué d’épilepsie, & en avoir été assez
bien guéri ; mais on s’aperçu que les remèdes
n’avaient fait que suspendre les attaques de
ce mal dangereux, & que la cause n’en ayant
point été ôtée, un redoublement furieux de ce
mal l’avait emporté tout d’un coup. Sur quoi il
faut observer que le commerce des femmes est
toujours funeste à ceux qui font, ou qui ont été
attaqués de ce mal, & c’est ce qu’on ne peut
persuader aux Turcs.
Comme Mustapha Effendi était ici le Chef
des Chérifs, grand homme de Loi, qui avait exer-
cé les premières Charges du Pays avec beau-
coup de dignité, & qu’il était très riche & très
considéré, son enterrement fut fait aussi d’une
manière très distinguée. Les Crieurs montèrent
562 MÉMOIRES

d’abord sur les Minarets ou Tours de toutes les


Mosquées, & annoncèrent sa mort au Peuple,
& chantèrent pendant longtemps les prières ac-
coutumées pour le repos de son âme. Vers le
midi les Compagnies des Dévots qui sont com-
me nos Confréries, précédées de leurs Banniè-
res allèrent le prendre chez-lui, & le portèrent
au milieu de la cour de la grande Mosquée, où
tous les principaux de la Ville se rendirent avec
une infinité de peuple. On fit la prière du midi
en présence du corps, & des prières particuliè-
res pour le repos de son âme. On le porta en-
suite à un quart de lieue hors de la Ville au ci-
metière des Grands du Pays, où il fut enterré
dans le sépulcre de ses ancêtres, Le convoi fut
fort grandi, les enfants suivirent le corps à pied
& pauvrement vêtus, mais non pas de noir. Le
Mutsellem & les autres Ministres y allèrent à
cheval, & après que l’inhumation eût été faite,
on se retira, les larmes aux yeux. Car quoique
pour l’ordinaire les gens qui ont été en Charge
aient plus d’ennemis que d’amis, on remarqua
que tout le monde en disait du bien & était fâ-
ché de sa mort. Je perdis un ami généreux &
très puissant que j’ai toujours regretté.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 563

Le 30 Mars, le Messager que M. l’Évêque de


Cesarople avoir envoyé à Constantinople, avec
les procédures contre le Sieur Dupont, arriva,
& apporta une Ordonnance de M. de Guillera-
gues. Ambassadeur à la Porte, rendue le 27 Fé-
vrier précédent, portant que M. l’Évêque serait
payé de 3913 piastres un tiers pour la rente de
trois années de Consulat qu’il avait exercé con-
tre la volonté de ses Collègues, & cela préféra-
blement à tous les autres Créanciers dudit Sieur
Dupont & que les 2864 piastres trois quarts que
te devais pour le prix entier des meubles de la
maison Consulaire, resteraient entre mes mains
jusqu’à la fin du procès. M. l’Évêque les avait
fait saisir, & se donna bien des mouvements pour
m’engager à lui remettre cette somme. Mais le
Sieur Dupont avoir appelé de cette Ordonnance,
& m’avait fait signifier son appel. M. l’Évêque
m’en témoigna d’abord de la froideur. Ce qui
me fit connaitre que quelque vertu que l’on ait,
il est rare que l’on soit à l’épreuve de l’intérêt
particulier,
Je fus obligé de rendre une Ordonnance le
premier Avril contre le Sieur Dupont, sur les
plaintes réitérées que la Nation faisait contre lui,
564 MÉMOIRES

parce qu’il continuait de porter l’habit Consulai-


re, & d’aller dans cet équipage seul par la Ville,
d’entrer dans les cabarets & autres lieux publics
contre l’usage & la bienséance qu’on est obligé
de garder dans le Pays.
Le deux, le Muhhassil étant venu à la Doua-
ne pour voir consigner les marchandises qui
étaient venus d’Alexandrette par la dernière
Caravane, les Marchands me pressèrent de m’y
trouver. J’y consentis, parce que je n’avais que
la cour du Khan à traverser, & que ce n’était
pas une visite de cérémonie. J’y arrivai dans
le temps qu’il en sortait. Nous nous embrassâ-
mes, & nous nous fîmes mille caresses & mille
protestations d’amitié, en attendant de nous en
donner des marques plus sensibles, lorsque la
belle saison nous permettrait de nous aller di-
vertir dans quelque jardin. Nous rentrâmes dans
la Douane, il me donna la place d’honneur entre
lui & le Chah-Bender, ou Prévôt des Marchands
qui étaient accompagnés de beaucoup de gens de
considération. Il me fit servir du café & du tabac.
Je lui fis un présent de confitures dont toute la
compagnie mangea, & où je ne touchai pas, par-
ce que nous étions en Carême, & qu’un Chrétien
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 565

qui est homme public doit donner bon exem-


ple.
Nous eûmes le plaisir de voir déballer & visi-
ter une prodigieuse quantité de draps & d’autres
marchandises. Je pris congé de lui, ayant été aver-
ti que le Consul d’Angleterre n’attendait que ma
sortie pour faire sa visite ; mais quand il apprit
que nous nous étions fort caressés, en présence
& à l’étonnement de plus de deux cents person-
nes ; qui étaient à la Douane, & de ses Truche-
mans, qui lui rapportèrent que nous nous étions
parlé longtemps à l’oreille, sans qu’ils puissent
rien entendre de ce que nous nous disions, il en
fut si déconcerté qu’il ne voulut point venir, &
envoya faire ses compliment au Muhhassil par
ses Truchemans.
Je fus averti le 3 Avril qu’on demandait
six & demi pour cent aux Arméniens, pour le
droit de la Douane, sur l’argent monnayé qui
leur était venu sur le Vaisseau du Capitaine Bre-
mond. Cela me parut si exorbitant, que je réso-
lus de faire tous mes efforts pour faire modérer
cette taxe. La justice m’y obligeait, & notre Na-
tion y avait intérêt, d’autant que les Arméniens
donnent un profit considérable à nos Vaisseaux,
566 MÉMOIRES

par les chargements considérables qu’ils y font.


Avadis Chelebi Arménien, avec qui j’étais lié
d’une étroite amitié depuis plus de vingt ans,
m’en était venu prier. J’envoyai querir un très
honnête Marchand appelé Mahmed Chelebi-
Ben-Choufa notre ami commun, & après avoir
raisonné sur cette affaire, je fis prier les Doua-
niers de venir chez moi ; ils y vinrent. Nous
disputâmes assez longtemps, & à la fin j’ob-
tins d’eux une diminution de deux & demi pour
cent. En ma présence ils passèrent un contrat
en Chancellerie, dont ils me prièrent d’être le
garanti & le juge en cas de quelque difficulté à
l’avenir.
Le grand Douanier m’envoya demander s’il
n’y avait point d’abouquets dans les caisses de
monnaye venues sur le Vaisseau du Capitaine
Bremond. Ces caisses étaient dans ma chambre
depuis sept ou huit jours, & j’attendais le retour
de l’Aga qui était allé au-devant d’une Caravane
de Perse. Avant de les délivrer aux Propriétai-
res, j’envoyai chercher les principaux intéres-
sés dans ces caisses, qui m’assurèrent qu’il n’y
avait que des réales d’Espagne. Sur cette décla-
ration je fis prier le Douanier de monter à ma
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 567

chambre. Les caisses furent ouvertes en sa pré-


sence, & visitées par deux Serrafs ou Changeurs
publics, & les réales s’étant trouvées de bon
aloi, elles furent consignées à ceux à qui elles
appartenaient.
Le même jour 3 Avril, les Sieurs Guyen &
Laugier qui étaient extrêmement jaloux du com-
merce que faisait le Sieur Philibert Commis de
la Compagnie du Levant, vinrent me trouver ac-
compagnés de ceux de nos Français qui faisaient
le moins d’affaires, & qui sont toujours ceux
qui font le plus de bruit dans les Assemblées. Ils
me dirent que le Sieur Philibert avoir reçu six
mille piastres abouquets par le Vaisseau du Ca-
pitaine Bremond, qu’on avait cachés dans des
barils de rocailles, c’est ainsi qu’on appelle des
filières de verre de toutes sortes de couleurs. Ils
ajoutèrent, que si cela était su des Turcs ou des
Anglais & Hollandais, qui fuiraient leur négoce
avec cette sorte de monnaie, on pourrait susciter
des avanies si grandes que toute la Nation en se-
rait ruinée, & que je devais pourvoir à sa sûreté,
je les renvoyai en leur promettant de faire une
Assemblée générale au premier jour, & qu’on
y prendrait les mesures propres pour remédier
568 MÉMOIRES

aux malheurs dont ils se croyaient menacés.


Le 5 Avril, ayant fait assembler tous les
Marchands Français, je leur proposai ce que l’on
m’avait représenté ; l’affaire fut mise en déli-
bération, & il fut résolu que l’Arrêt du Conseil
du premier juillet 1677, & l’Ordonnance de M.
Rouillé Intendant de Provence du 23 Octobre,
seraient-exécutés selon leur forme & teneur, &
que je donnerais une Ordonnance pour obliger
les Facteurs de m’écrire d’Alexandrette, de ju-
rer qu’ils ne recevraient point de ces abouquets,
ni autres monnaies portées par ledit Arrêt & Or-
donnance, que les Capitaines des Bâtiments en
donneraient leur déclaration, & qu’ensuite. on
déballerait les marchandises dans le bord, pour
découvrir s’il y aurait des monnaies & de quel
titre elles étaient, & que s’il arrivait quelque
avanie pour les monnaies, elle serait supportée
par le particulier qui l’aurait exposée, & non par
le corps de la Nation.
Le Sieur Philibert ne manqua pas de se pour-
voir des le lendemain contre le résultat de cette
Assemblée. Il me représenta par sa Requête que
ses abouquets étaient bons, fabriqués en Hol-
lande, & des mêmes que l’on exposait tous les
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 569

jours, & qui faisaient tout le commerce du Pays.


Qu’ils lui avaient été envoyés par la Compagnie
du Levant, & que n’étant point altérés, il pouvait
selon la teneur de l’Arrêt les exposer librement,
comme une monnaie courante dans tout l’Empi-
re du Grand Seigneur. Il ajoutait qu’il n’y avait
que l’envie de quelques particuliers, & l’animo-
sité générale contre la Compagnie qui avait ins-
piré de public que ses abouquets étaient altérés.
Qu’on n’avait rien dit quand le Sieur Laugier en
avoir reçu & exposé ; & qu’enfin il se soumet-
tait à la visite & à tout ce que M. Rouillé avait
statué par son Ordonnance.
Le 8 après que je me fus fait représenter l’ho-
mologation du Roi sur cette Compagnie, l’Ar-
rêt du Conseil, l’Ordonnance de M. Rouillé &
autres pièces, j’ordonnai que le Sieur Philibert
remettrait tous les abouquets qu’il avait reçus,
qu’ils seraient visités par deux Serrafs, qu’on
en fondrait une partie, & qu’étant trouvés du
titre ordinaire, il lui serait libre de les exposer
dans le commerce, jusqu’à ce qu’il en eût été
autrement ordonné par le Roi, & que le Sieur
Philibert jurerait que c’étaient les mêmes abou-
quets qu’il avait reçus. Tout cela fut exécutée,
570 MÉMOIRES

les abouquets furent apportés, visités par deux


Serrafs en présence des Députés de la Nation &
des parties. Ils furent trouvés meilleurs que les
anciens, & après que le Sieur Philibert eût prêté
le serment que c’étaient les mêmes qu’il avait
reçus, ils lui furent rendus par une nouvelle Or-
donnance que je rendis, par laquelle j’ordonnais
encore que les monnaies cachées qui pourraient
venir au Sieur Philibert, lui seraient remises
comme les autres marchandises, renvoyant au
Commerce de Marseille le soin de défendre ses
intérêts à la Cour contre la Compagnie du Le-
vant, & que la monnaie venant de Livourne &
autre lieux suspects, serait visitée à Alexandrette
de la manière qu’il avait été délibéré par l’As-
semblée, & que les abouquets qui ne seraient
pas du titre de ceux que j’envoyai au Sieur Mi-
chel mon Vice-consul, demeureraient entre ses
mains jusqu’à ce qu’il en fût ordonné.
Je fis ensuite mon Procès verbal que je fis
publier à toute le Nation en corps assemblée,
laissant la liberté aux assistants d’écrire leurs
rairons pour le bien du commerce aux Échevins
& aux Députés de Marseille pour y pourvoir
comme ils le jugeraient à propos.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 571

Le 18 Avril, qui était notre Jeudi Saint, les


Hollandais firent une partie de promenade à
cheval dont le Sieur Dupont était. Ils trouvèrent
des voleurs dans un lieu assez désert proche le
jardin du Sultan Murad.
Ces voleurs les ayant reconnus par plusieurs
passades qu’ils firent autour d’eux, & ne leur
voyant point d’armes à feu, vinrent sur eux la
lance baissée.
Les Sieurs Fouquier & Vanbobart ayant
évité les coups que ces voleurs leur portaient,
furent environnés & dépouillés jusqu’à la che-
mise. Mais le Sieur Dehaut Gentilhomme Hol-
landais, qui était venu en ce Pays par curiosité,
fut jeté par terre d’un coup de lance à travers le
corps, & reçut encore un coup de sabre sur la
tête, qui le laissa presque mort. Il fut dépouillé
comme les autres, & les voleurs se retirèrent. Le
Sieur Dupont s`échappa, & vint à toutes jambes
à la Ville nous donner cette nouvelle. Mais la
peur l’avait saisi à un point qu’il ne pût nous
dire aucune circonstance, ni où il avait laissé les
blessés. J’envoyai avec lui mes Janissaires, un
Trucheman & quelques gens de la maison avec
un Chirurgien. Les gens du Pacha de Mara se
572 MÉMOIRES

joignirent à eux avec quelques Hollandais. Ils


partirent sous la conduite du Sieur Dupont, qui
n’étant pas encore revenu de sa peur, s’égara, &
ne pût jamais leur montrer le lieu de l’action ;
de sorte que la nuit étant survenue, ils revinrent
à la Ville sans avoir pu trouver le blessé ni les
dépouillés.
J’envoyai des gens à Gideida, Village de
Chrétiens pour en apprendre des nouvelles. Ils
me rapportèrent qu’il y en avait un extrême-
ment blessé, & que les autres étaient dans un
jardin auprès de celui du Roi. Je fis prompte-
ment préparer du pain, divin & des rafraichis-
sements avec des Chirurgiens ; mais pendant
ces allées & ces venues les portes de la Ville
se fermèrent, & le Serdar ne voulut jamais en
ouvrir une, quelque gratification qu’on lui pro-
mît. De sorte qu’on ne pût leur donner aucun
secours, & ils furent obligés de passer la nuit
hors de la Ville.
Le lendemain avant le jour, je mis mes gens
en campagne avec des Chirurgiens. Ils trouvè-
rent le Sieur Dehaut étendu à terre, où il avait
passé la nuit nu en chemise. Il avait perdu beau-
coup de sang, & avait beaucoup souffert du
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 573

froid. Le coup de lance l’avait percé de part en


part, le fer était entré sous l’épaule, & était sorti
sous la mamelle entre le cœur & le poumon. Le
coup fut si violent que la lance rompit, & le fer
resta dans le corps. Un jardinier passant par la
le retira. Le coup sur la tête était considérable ;
mais heureusement n’ayant pas porté à plomb, il
avait glissé & n’avait pas offensé le cerveau Les
Sieurs Fouquier, Vanbobart & Dupont couchè-
rent chez des Chrétiens de leurs amis, & laissè-
rent le Sieur Dehaut entre les mains de quelques
Chrétiens du Pays, qui le gardèrent pendant la
nuit, qui le couvrirent avec leurs habits, mais
qui n’osèrent le porter dans leurs maisons, ni
lui donner un verre d’eau, de crainte que s’il fût
mort entre leurs mains, le Mutsellem ne les eût
rendus responsables de sa mort, & ne les eût
ruinés selon la tyrannique coutume du Pays.
Enfin le Sieur Victor Neviare très habile
Chirurgien étant arrivé avec mes gens, mit le
premier appareil à ses blessures, & ne déses-
péra pas tout à fait de sa guérison.
Le Trucheman revint sur ses pas, & m’ap-
porta cette nouvelle. Je l’envoyai sur le champ
aux Officiers du Grand Seigneur, & ceux de la
574 MÉMOIRES

Justice pour en faire les informations, & avait la


permission de transporter le blessé dans la Vil-
le. On l’obtint, & on le transporta sur un bran-
card avec des matelas & des couvertures. Il était
précédé de mes Janissaires, & suivi de presque
toutes les deux Nations. On le porta à la maison
du Sieur Vanbobart où il était logé.
Le 20 je fis représenter au Consul d’Angle-
terre & au Vice-consul de Venise, que ces sortes
d’accidents pouvant arriver à toutes les Nations,
il était à propos de nous joindre, & faire en com-
mun toute la dépense nécessaire pour avoir jus-
tice & faire faire un exemple ; ils agréèrent ma
proposition, & me prièrent de poursuivre l’af-
faire en mon nom seul de la manière que je le
trouverais à propos, & qu’ils contribueraient à
la dépense que je ferais.
Le 21 J’envoyai les Députés de la Nation
avec mes Truchemans, informer le Mutsellem
des circonstances de cet assassinat, & lui signi-
fier que je voulais absolument en avoir raison à
quelque prix que ce fût. Qu’on soupçonnait fort
ses Soldats, & que les conjectures que l’on avait
étaient très fortes. Le Mutsellem promit de faire
venir tous les Jardiniers, d’informer & de punir
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 575

de mort ceux que l’on pourrait attraper.


Le 22 J’appris très certainement que ces
assassins étaient des gens du Mutsellem. J’en-
voyai lui dire ce que j’avais découvert, & que
s’il n’en faisait pendre un devant la porte de
chaque Consul que j’aurais recours à la justice
du Cadi, que je demanderais un Ars c’est-à-dire
témoignage des Grands du Pays sur cette affai-
re & sur plusieurs autres, & que je l’enverrais
à Constantinople où elle serait poursuivie avec
vigueur.
Le 23 Hussein Chiaoux du Sérail vint m’as-
surer de la par du Mutsellem, qu’aucun de ses
gens n’avait part dans cette affaire ; mais que
je me donnasse patience, & qu’il me donnerait
une satisfaction entière.
Le 24, le nommé Pistre Chirurgien de Mar-
seille marié à Alep étant à la chasse fut attaqué
par deux Cavaliers, qui n’étant armés que de
leurs sabres n’osèrent lui faire violence. Mais
ils tâchèrent de l’engager à tirer sur des oiseaux
qu’ils lui montraient, afin de tomber sur lui &
de le voler sans risques. Il s’en exempta en mar-
chant toujours vers la Ville, & ayant trouvé la
porte d’un jardin ouverte, il y entra, fit du bruit,
576 MÉMOIRES

auquel les Jardiniers accoururent, & en leur pré-


sence il sauta sur ce Cavalier qui le pressait, le
désarma & le traîna plus de deux cents pas, sou-
tenu par les Jardiniers, espérant de le pouvoir
conduire au Mutsellem. Il le relâcha cependant
à la prière de quelques Turcs de considération,
qui se trouvèrent dans le chemin. Il vint me faire
ses plaintes. Je l’envoyai au Mutsellem lui con-
ter son aventure, & quelques moments après,
j’envoyai les Députés de la Nation lui dire de
ma part, que s’il ne mettait pas ordre à ces bri-
gandages, je l’y mettrais moi-même d’une ma-
nière dont il se repentirait.
J’envoyai le jour suivant les Députés au
Muhhassil, lui représenter les deux affaires qui
venaient d’arriver hors de la Ville, & lui dire
que si le Mutsellem ne me donnait pas satis-
faction, en faisant une punition exemplaire de
ces voleurs, je serais contraint de faire cesser
le commerce jusqu’à ce que les Marchands le
pussent faire avec plus de sûreté.
Le Muhhassil se transporta d’abord chez le
Mutsellem, & lui protesta que si j’exécutais les
menaces que je lui avais faites, il le rendrait res-
ponsable à Constantinople de tout le préjudice
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 577

qu’il en recevrait.
Le 27, le Muhhassil ayant jugé à propos
d’écrire à la Porte contre le Mutsellem, m’en-
voya une Lettre pour le Kiahia du Grand Vizir,
me priant de la mettre dans mon paquet, & de
faire agir M. notre Ambassadeur, afin qu’elle
pût produire l’effet qu’il en attendait.
Le 13 mai, il arriva un nouveau Cadi à Alep.
Il y fit son entrée sur les sept heures du matin.
Tous les Grands du Pays tant d’épée que de Loi,
allèrent environ une lieue au-devant de lui, &
l’ayant conduit à une portée de mousquet de la
Ville, le Mutsellem & le Muhhassil le quittèrent
& rentrèrent par une autre porte, ne laissant de
gens d’épée auprès de lui, que le Sardar ou Aga
des Janissaires & le Soubachi. Les gens de Loi
l’accompagnèrent jusque chez lui.

Voici l’ordre de cette entrée.

Six litières faites à peu près comme les nôtres


étaient à la tête. Elles étaient portées par deux
mulets. Six autres en forme de paniers portées par
un seul mulet venait ensuite. Dans les dernières
578 MÉMOIRES

étaient des gens de sa suite, & dans les premiè-


res douze femmes qu’il amenait de Constantino-
ple. Comme elles ne pouvaient être vues qu’au
travers des jalousies de leurs litières, il fut im-
possible de découvrir si elles étaient belles ou
laides.
Après ces femmes venait le bagage porté
par quarante-trois mulets, avec quelques mar-
mitons & autres bas Officiers montés sur des
chevaux tant bons que mauvais.
Ils étaient suivis d’une centaine de Janissai-
res morte-payes du Château, marchand deux à
deux avec de vieilles épées au côté, & chacun
leur mousquet sur l’épaule pour la forme seu-
lement : car ils n’étaient point chargés faute de
poudre.
Cette Soldatesque à pied était suivie de vingt
Esclaves ou Serviteurs à Cheval du nouveau
Cadi, tous jeunes & bien faits, habillés de neuf
de pied & cap. Leurs sades ou soutanes étaient
de toile blanche bien fine, & leurs kerekefs ou
manteaux de drap de diverses couleurs. Ils mar-
chaient deux à deux à la suite du Kihia de leurs
Maître qui les conduisait.
Après eux venait un grand nombre de Ché-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 579

rifs avec leurs turbans verts marchand à cheval


deux à deux, & derrière eux parut pour la pre-
mière fois Mehemet Effendi, le Nakib ou leur
Chef, qui avait succédé depuis peu à son père
Mustapha Effendi. Il avait à son côté le Sardar
ou Aga des Janissaires.
Immédiatement après paraissait le nouveau
Cadi. Il avait un turban blanc plus gros qu’un
boisseau ; mais un fort méchant serragé, qui est
une veste de drap à manches pendantes.
A sa gauche marchait le Mufti, dont la gran-
de barbe blanche avait quelque chose de fort vé-
nérable. Sa sesse ou turban était de mousseline
blanche, & aussi grosse que celle du Cadi. Son
caftan était d’étoffe de soie isabelle, & son fer-
ragé de drap violet doublé de martre zibeline.
C’était un vieillard de très bonne mine ; à la
droite du Cadi était son Naïb ou Greffier, qui est
aussi son Lieutenant, avec un turban à peu près
comme celui de son Maître.
Ces trois personnes étaient suivies & com-
me environnées de quantité de gens qui mar-
chaient sans ordre ; ce fut ainsi que le nouveau
Cadi entra dans Alep. Il fut accompagné de tous
ces gens jusqu’à sa maison, où après les compli-
580 MÉMOIRES

ments & les cérémonies ordinaires, on le laissa


en repos le reste du jour.
Je lui fis demander Audience le 25. Je l’eus
sur les deux heures après-midi. J’y allai comme
à celle de son prédécesseur, dont j’ai donné le
détail ci-devant.
Le 21, M. l’Évêque de Cesarople me vendit
son tiers dans la propriété du Consulat d’Alep.
Les deux autres tiers appartenaient aux Sieurs
Hector Vignier & Joseph Dupont. J’envoyai sa
démission en Cour, afin d’avoir l’agrément du
Roi & l’expédition des Lettres Patentes.
Le 22, je reçus une seconde Ordonnance de
M. de Guilleragues du 26 avril, en confirmation
de la première, portant de payer à M. l’Évêque
de Césarople les sommes auxquelles le Sieur
Dupont avait été condamné envers ce Prélat, &
une autre Ordonnance, du même jour pour arrê-
ter le Sieur Dupont, & l’envoyer à Alexandrette
pour y être embarqué, ses dettes préalablement
payées, & cependant lui faire quitter les habits
rouges.
Le 27, nous vîmes l’heureux succès des Let-
tres que le Muhhassil & moi avions écrites à la
Porte contre le Mutsellem. Il en arriva un autre
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 581

qui le déposséda. Il avait commis tant de malver-


sations dans sa Charge, qu’il sortit de la Ville, &
alla camper dehors, de crainte d’être assigné &
obligé de comparaître devant le Cadi, qui ne lui
aurait rien pardonné. Nous fûmes ainsi délivrés
d’un très méchant homme.
Le 30, Il arriva de Constantinople un Chiaoux
de la part du Janissaire Aga, pour affermer cer-
tains droits qu’il a dans Alep. Cet Officier mit
cette Ferme à un prix si haut, que mes trois Ja-
nissaires ne la purent prendre. Pour les punir,
il leur ôta la garde de ma maison, & en envoya
d’autres que je ne connaissais point, & auxquels
je ne pouvais pas me fier. Je les renvoyai, & je
fis dire au Chiaoux, que le Grand Seigneur nous
ayant permis de prendre tels Janissaires qu’il
nous plairait, je ne voulais point absolument re-
cevoir ceux qu’il m’avait envoyés, & que s’il
ne me renvoyait pas les miens, je n’en prendrais
point du tout, & que je garderais la paye.
Cependant je montai à cheval le même jour
avec toute la Nation bien armée & sans Janissai-
res, les Grands s’en formalisèrent, & le Chiaoux
fut contraint de donner la Ferme à un prix rai-
sonnable à mes Janissaires & à me les renvoyer.
582 MÉMOIRES

Ils montèrent aussitôt, à cheval, & vinrent à tou-


tes jambes me joindre au Village de Bab-allak
ou nous, étions allés nous divertir.
J’appris le 30 par une Lettre du Sieur Michel
mon Vice-consul à Alexandrette, qu’un Matelot,
Français servant d’Estivadour sur un Vaisseau
Anglais, était disparu depuis quelques jours,
& qu’on n’en avait pu savoir des nouvelles. Il
avait eu querelle avec les Officiers du Vaisseau
qui l’avaient menacé ; on avait même voulu le
tuer dans le Vaisseau, & il y avait de grandes
apparences qu’on l’avait assassiné, & ensuite
enterré ou jeté dans les marais. Ce qui fortifiait
cette pensée, était un corps qu’on avait trouvé
dans le marais à demi mangé des bêtes, & que
l’on croyait être celui du Matelot en question ;
j’en fis donner avis sur le champ au Chevalier
Galamiel Nightingale Consul des Anglais, & je
lui envoyai la Lettre du Sieur Michel, afin de
l’instruire plus particulièrement. Je lui deman-
dai raison de cet assassinat, & un ordre à tous
les Capitaines de sa Nation de mettre à terre tous
les Français qui étaient dans leurs bords, ce qui
l’intrigua beaucoup. Je lui fis encore signifier
les ordres que j’allais envoyer à Alexandrette,
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 583

d’informer de cette affaire, & d’envoyer les pro-


cédures à la Cour en cas qu’il ne me rendît pas
justice.
Le Consul d’Angleterre répondit qu’il ferait
toute la diligence possible pour informer de son
côté, & que s’il pouvait découvrir les coupables
il les enverrait à Londres enchaînés, pour être
remis à M. l’Ambassadeur de France, qui les
ferait punir comme il le jugerait à propos. Sur
quoi nous écrivîmes à Alexandrette à nos Vice-
consuls. Mais une seconde Lettre du Sieur Mi-
chel, qui me Fut rendue le 3 de juin nous tira
d’affaire. Il me manda que le Matelot était re-
trouvé, qu’il avait, été pris par les Kurdes, qui
après l’avoir dépouillé, l’avaient gardé enfermé
chez eux, dans le dessein de l’obliger à se faire
Mahométan, & que n’ayant pu en venir à bout,
ils l’avaient laissé aller, & que le corps qu’on
avait trouvé dans le marais, était celui d’un Grec
que les Kurdes avaient tué.
J’envoyai promptement, cette nouvelle au
Consul d’Angleterre, & la paix fut rétablie.
Le 13, notre nouveau Mutsellem voulut
donner des preuves de son exactitude à nettoyer
les environs de la Ville, des voleurs qui étaient
584 MÉMOIRES

accoutumés à y commettre de grands désordres.


Il. se mettait toutes les nuits en embuscade, & il
eut le bonheur de prendre sept Guides qu’il fit
empaler dès le lendemain, quoique les Puissan-
ces du Pais lui offrissent 2000 piastres pour leur
sauver la vie. Mais. Outre qu’il avait juré de
ne pardonner jamais à aucun voleur, il craignait
que ce ne fût un piège qu’on lui tendait pour le
perdre.
_______________

Négociation dont le Chevalier d’Arvieux fut


chargé auprès du Grand Duc de Toscane
par le Commerce de Marseille.

U
N Armateur Anglais nommé Plumen,
qui armait ordinairement dans le Port
de Livourne avait fait plusieurs prises
sur les Français, malgré les défenses expresses
du Grand Duc, & la promesse solennelle qu’il
avait faite au Prince d’exécuter ses ordres à la
Lettre. Ce désordre alla si loin, que le commer-
ce de Marseille fut obligé d’en porter ses plain-
tes à la Cour de Toscane ; mais ce Ministre qui
n’était pas assez au fait de ces sortes d’affaires
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 585

agissait sans succès ; & Plumen continuait ses


brigandages, tantôt sous son nom, tantôt sous
des noms empruntés, & conduisait ses prises
tantôt à Gênes & tantôt à Livourne.
A la fin la. Chambre du Commerce résolut
d’envoyer un Agent à la Cour de Toscane ; &
comme tout le moule était persuadé de l’habi-
leté du Chevalier d’Arvieux, de son zèle pour la
justice & pour l’avantage de ses compatriotes, &
de l’estime toute particulière que le Grand Duc
faisait de sa personne, on crut qu’on ne pou-
vait faire choix d’une personne qui s’en acquit-
tât mieux que lui. Il accepta cette commission.
Ses instructions sont datées du 13 juin 1697, les
voici.

_______________

A M. le Chevalier d’Arvieux Député par la


Chambre du Commerce de Marseille, pour al-
ler à Florence poursuivre la liquidation des
prises des Bâtiments Français, faites par les
Vaisseaux armés en course par le nommé Plu-
men Anglais résidant à Livourne, présente-
ment détenu prisonnier à Florence.
586 MÉMOIRES

M
ONSIEUR de Pont-Chartrain Minis-
tre & Secrétaire d’État, ayant informé
la Chambre du Commerce par la Let-
tre qu’il lui a fait l’honneur de lui écrire le 27
Février 1697, que M. le Grand Duc ayant bien
voulu sur les instances qui lui ont été faites par
M. Dupré Envoyé Extraordinaire du Roi, enga-
ger Sa Sainteté de faire arrêter le nommé Plu-
men Anglais qui se trouvait à Rome, qui a con-
trevenu à la neutralité, du Port de Livourne en y
armant un Vaisseau le Philippe & Marie, lequel
de concert avec un autre nommé le Roi Charles,
a causé un dommage considérable au commer-
ce des Français, Sa Majesté a chargé le dit Sieur
Dupré de demander que Plumen soit tenu de ré-
parer & de restituer les Bâtiments qu’il a pris
ou leur valeur ; & que comme il est nécessaire
pour cet effet qu’il en soit précisément informé,
le Roi voulait que la Chambre examinât inces-
samment tout ce qu’elle aura d’avis des prises
faites par ces deux Vaisseaux ensemble, ou par
le Philippe & Marie seul, telles que la Barque
du Patron Fougasse & le Vaisseau du Capitaine
Boisson, pris sous le Château de Limasso, &
qu’elle en fît un mémoire exact qui contint les
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 587

circonstances & la valeur des prises, pour être


envoyées audit Sieur Dupré avec les preuves
qu’on en pourra avoir.
En exécution de cet ordre, la Chambre a
dressé un état circonstancié de la qualité & va-
leur des prises faites par ces deux Vaisseaux le
Philippe & Marie & le Roi Charles ; mais en-
core par ceux nommés la Marie & le Panthère,
duquel état copie a été envoyée à M. de Pont-
chartrain & à M. Dupré.
M. Dupré par la Lettre qu’il a fait l’Honneur
d’écrire à la Chambre le 16 Avril dernier, con-
tenant qu’il a reçu copie de l’état, ajouté qu’il
aurait été à souhaiter qu’on y eût pu ajouter quel-
que preuve de ce qui y et contenu, qu’il y faut
retrancher tout d’un article les deux Vaisseaux
pris par le Panthère, parce que cela ne regarde
point Plumen même Son Altesse. Le Grand Duc
a fait déjà donner mainlevée des marchandises
qui étaient sur ces Bâtiments, lesquelles il avait
demandé d’être séquestrées.
Par son autre Lettre du 20 dudit mois d’Avril,
il écrit que M. le Grand Duc lui a fait dire que
Plumen ne convient pas de tous les faits ni de la
valeur des chargements. Qu’il serait nécessaire
588 MÉMOIRES

que la Chambre, ou les intéressés aux prises, en-


voyât quelque personne à Florence avec un pou-
voir pour régler cette affaire, soit par accommo-
dement, ou par route autre voie dont pourraient
convenir ceux qui agissent pour Plumen avec
ce Député, en présence des Commissaires nom-
més par Son Altesse ; mais qu’il n’y a pas à le
flatter qu’on puisse avoir la restitution d’autres
Vaisseaux, que de ceux qui été pris par le Phi-
lippe & Marie, sur lequel Plumen était actuel-
lement. M. le Grand Duc déclarant encore au
Roi, comme il l’a toujours fait, qu’il ne s’y est
engagé, que parce que Plumen lui avait donné
parole, que le Vaisseau seul sur lequel il était
monté n’en attaquerait point de Français, & qu’il
n’avait pas promis pour le Roi Charles, auquel
il n’avait rien à commander, ayant Patente du
Prince d’Orange, & qu’après cela il paraît qu’il
serait encore plus inutile de vouloir parler des
deux Vaisseaux pris par le Panthère.
M. Dupré écrit encore par son autre Lettre
du même jour, qu’il lui était nécessaire d’avoir
une copie du contrat de vente faite à Livourne
du Vaisseau appelé de ce temps-là le St. Augus-
tin, & à présent le Roi Charles par la veuve Car-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 589

bonnel de la Ciotat à laquelle il appartenait ; cet-


te vente, dit-il, à ce qu’on assure, ayant été faite
à Rigly, Cheper & Plumen, Moïse Attias & Bru-
nety, moyennant le prix de trois mille cinq cents
piastres, cette pièce étant d’autant plus néces-
saire que Plumen soutient, comme il a toujours
fait, que le Roi Charles ne lui appartenait pas, il
ne peut pas être responsable des prises ; & qu’au
contraire le Capitaine Picketin qui le commande
a Patente du Prince d’Orange, ledit Sieur Du-
pré ajoutant qu’on ne traite point cette affaire à
la Cour de Florence, comme l’on pourrait faire
une contravention ordinaire à la neutralité, pour
laquelle il ne faudrait pas même attendre que
M. le Grand Duc eût voulu demander au Pape la
permission de le faire arrêter dans Rome ; mais
son Altesse ne s’est résolue à faire cette démar-
che de hauteur, que sur les vives in stances qu’il
lui en a faites, en lui représentant qu’il était de
sa gloire de ne pas souffrir que l’insolence de
cet Anglais demeurât impunie, lequel lui avait
si indignement manqué de parole : car Son Al-
tesse n’avait consenti que Plumen n’armât son
Vaisseau le Philippe & Marie, que sur l’assu-
rance qu’il donna de ne point faire la course, &
590 MÉMOIRES

c’est ce qui l’a véritablement piquée, & qui et


cause qu’elle s’est déterminée à le faire arrêter,
même dans un Pays Étranger, M. Dupré ajoutant
encore qu’il serait souhaiter que l’on pût don-
ner des preuves de ses Associés, jusqu’à présent
n’ayant pu en découvrir aucune.
En conséquence des ordres du Roi, dont la
Chambre a été informée par la Lettre que M. le
Bret Premier Président & Intendant en Proven-
ce, a fait l’honneur d’écrire à la Chambre le 21
Mai dernier, pour députer une personne habile,
& intelligente, & qui sait bien instruire du détail
du commerce, pour entrer dans la discussion de
la liquidation dédites prises ; & suivre unique-
ment les ordres qui lui seront donnés par M. Du-
pré ; & tenir la conduite qu’il lui prescrira, sans
qu’il soit besoin qu’il se charge du pouvoir des
Marchands intéressés dans ces Bâtiments, la-
dite Chambre ayant fait choix, avec l’agrément
dudit Seigneur Intendant, de M. Laurens d’Ar-
vieux Chevalier de l’Ordre de Mont-Carmel &
de St. Lazare de Jérusalem, comme étant parfai-
tement habile & intelligent en fait de commerce,
pour aller à Florence au sujet de la restitution en
question.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 591

M. d’Arvieux en exécution de sa Commis-


sion étant arrivé à Florence ; après avoir com-
muniqué ses ordres à M. Dupré, & avoir pris
connaissance de l’état auquel se trouvera l’af-
faire en question, il suivra uniquement les or-
dres qui lui seront donnés par M. Dupré, & tien-
dra la conduite qu’il lui prescrira.
Mais comme dans l’état que la Chambre a
fait dresser, dont elle fait expédier copie audit
Sieur d’Arvieux, il y a des Bâtiments, suivant
ce que M. Dupré a écrit & qu’on a rapporté ci-
dessus, qui ne doivent point y être compris &
desquels on ne peut prétendre aucune restitu-
tion. Ledit Sieur d’Arvieux sera informé.
Que le Vaisseau la Marie, qui est celui que
Plumen a armé en premier lieu à Livourne, a
pris sur les Français le Vaisseau l’Hercule com-
mandé par le Capitaine Jan Michel de Marseille
sur la hauteur de Tunis le 9 Février 1696, & le
Vaisseau Sainte Marie commandé par Capitaine
jean Brune de Marseille pris de sortie de Cap
Nègre dans le même mois, & quoiqu’il paraisse
par ce que M. Dupré a écrit que ces prises ne
sont point dans le cas pour lequel M. le Grand
Duc a fait arrêter Plumen ; néanmoins on peut
592 MÉMOIRES

représenter que Plumen étant marié, naturalisé


& établi à Livourne, étant par conséquent deve-
nu Sujet de Son Altesse, il n’a pu faire un arme-
ment pour courir sur les Sujets de Sa Majesté,
ni par conséquent prendre leurs Bâtiments & ef-
fets ; l’union qu’il y a entre Elle & Son Altesse
ne permettant pas que leurs Sujets entreprennent
de courir les uns contre les autres, estimant que
ces raisons doivent porter M. le Grand Duc à
faire restituer ces deux Vaisseaux & leurs char-
gements.°
Il observera qu’il y a eu une méprise dans
l’état des prises ; quand on y a énoncé que le
même Vaisseau la Marie avait pris celui nommé
Sainte Barbe, commandé par Capitaine Joseph
Fougasse de la Ciotat le 27 Avril 1696 à la hau-
teur du Cap de la Casse en Sardaigne, & ensuite
conduit à Tunis ; au contraire c’est le Vaisseau le
Philippe-Marie, qui est celui nommé ci-devant
l’Hercule pris sur le Capitaine Jean-Michel par
la Marie, lequel a ensuite pris la Barque No-
tre-Dame de Bon Rencontre commandée par
Patron Jean Turcon de Marseille, de sortie de
ladite Ville pour Chypre & Alexandrette à cin-
quante milles des Gozes de Candie ; & encore
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 593

le Vaisseau la Vierge d’Espérance commandé


par Capitaine François Lioncy de Cassis, sur la
hauteur de Baffe en l’Île de Chypre le 17 Juillet
1696. Ce dernier Bâtiment ayant été omis dans
l’état, & compris dans le nouveau dont copie a
été donnée audit Sieur d Arvieux, étant à remar-
quer que Plumen étant embarqué sur ce Vaisseau
le Philippe & Marie, avec lequel il a fait lesdites
trois prises, c’est là le cas, ou le sujet pour lequel
M. le Grand Duc l’a fait arrêter, pour lui avoir
manqué de parole, de ne faire point la course
avec ledit Vaisseau.
Il y a encore dans le premier état les prises
faites par le Vaisseau le Roi Charles Capitaine
Pickerin Anglais ; elles consistent en la Barque
Notre-Dame de Grâce, commandée par Blaise
Viany de Cassis destinée pour l’armée Véni-
tienne, en la Barque St. Claude commandée par
Patron Trophème Brillan de Martigues, au sor-
tir, de la Goulette le 26 juin 1696, destinée pour
Marseille, & au Vaisseau le César commandé
par Capitaine Henri Boisson de Marseille, pris
de sortie de Seïde le 9 Août audit an, sous le
Château de Limasso où il était ancré.
Ce Vaisseau le Roi Charles, est celui appelé
594 MÉMOIRES

ci-devant le S. Augustin, pour lors commandé


par feu Antoine Carbonnel de la Ciotat, duquel
Vaisseau Gabrielle & Magdeleine Carbonnel
ses filles & héritières en passèrent la vente en
faveur de Moïse Attias Juif résidant à Livourne,
pour le prix de trois mille six cents piastres de
réaux par contrat du premier Octobre 1694, reçu
par le Sieur Joseph Barsoty Notaire public audit
Livourne.
Plumen prétend ne devoir point être tenu à
restituer ces dernières prises faites par le Roi
Charles, sur ce fondement qu’il n’y avait rien à
commander, que Charles Pickerin qui le com-
mande avait Patente du Prince d’Orange, & que
par conséquent il n’avait rien promis à M. le
Grand Duc à l’égard de ce Vaisseau le Roi Char-
les. Mais outre qu’il est de notoriété publique,
que cet armement a été fait aussi par Plumen,
Pickerin n’y ayant qu’un fort petit intérêt ; il est
prouvé par l’information faite à Tunis par forme
de Consulat par le Patron Trophème Brillan, que
lorsque sa Barque été prise par ledit Vaisseau le
Roi Charles, ledit Pumen y était embarqué, la
Chambre du Commerce ne croyant pas qu’après
une semblable preuve ; il soit besoin d’en rap-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 595

porter d’autres pour prouver que c’était Plumen


qui avait fait cet armement & que ce qu’il avance
que Pickerin avait sa Patente du Prince d’Oran-
ge, ne soit une supposition ; & quand même
ce dernier fait serait véritable, ce serait inuti-
lement qu’il voudrait s’y fonder, puisqu’ayant
armé l’un & l’autre de ces Vaisseaux dans le
même temps, dans le dessein de les faire aller
conjointement faire la course ; il est vrai de dire
que d’avoir promis à M. le Grand Duc de ne la
point faire, cela doit être sous-entendu par tous:
les deux, puisque c’était lui qui les avait égale-
ment armés ; qu’il les avait fait partir en même
temps, & qu’il était sur le Roi Charles lorsqu’il
a pris la Barque de Brillan, comme on a dit ci-
dessus.
Quant aux Associés de Plumen en ces arme-
ments, il est encore de notoriété publique que
ce sont les nommés Rigly & Cheper, auxquels
la Chambre fit signifier un acte protestatif pour
les rendre responsables de la représentation du
Vaisseau & changement du Capitaine Boisson,
pris sous la Forteresse de Limasso, où il était
ancré, quoiqu’ils aient répondu par cet acte n’y
avoir aucun intérêt.
596 MÉMOIRES

Le contrat de vente du Vaisseau St. Augus-


tin à présent le Roi Charles en faveur de Moïse
Attias, est une preuve de la Société qu’il avait
avec Plumen en cet armement, qui est présumée
l’être aussi à l’égard de Philippe & Marie armés
en même temps par Plumen, qui passait indiffé-
remment tantôt sur l’un tantôt sur l’autre pen-
dant la courte, suivant les occasions & à mesure
des prises qu’il faisait, pour donner les ordres
& les destinations des lieux où elles devaient
être conduites pour y être vendues. Cette affaire
suivie de près & pied à pied sur les lieux, peut-
être éclaircie, & on peut découvrir les intéressés
en s’informant ou en faisant une procédure dans
les formes, par qui ces mêmes prises peuvent
avoir été vendus, & qui en a retiré le prix, qui
sont les cas par où on peut découvrir une So-
ciété secrète.
Et à l’égard des prises des Vaisseaux des
Capitaines Vicard & Roudene faites par le Pan-
there Corsaire Anglais armé à Livourne, & où
il les a conduites, comme M. Dupré informe la
Chambre, que M. le Grand Duc a déjà fait don-
ner mainlevée des marchandises qui étaient sur
ces deux Bâtiments, desquels il avait demandé
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 597

la séquestration, on n’estime pas qu’il y ait rien


à espérer sur ce sujet, sur le fondement que Plu-
men pouvait avoir part à cet armement particu-
lier. Mais comme il est de l’intérêt & de la gloi-
re de Son Altesse que cet Armateur soit réprimé
pour avoir été attendre à l’entrée de Livourne,
les Bâtiments qui y avaient leurs chargements
destinés, il semble qu’il est à propos que M.
Dupré en fasse instance auprès de M. le Grand
Duc, pour non seulement réprimer ce Corsaire ;
mais encore l’obliger à raffiner ces deux injus-
tes prises.
Il sera nécessaire que M. d’Arvieux étant
arrivé à Livourne, ait une conférence avec M.
de Gibercourt Consul, pour informer non feu-
lement des véritables Associés de Plumen en
ses armements mais encore des moyens qu’il y
aurait à prendre pour découvrir où sont les ef-
fets de ce Plumen, pour en informer ensuite M.
Dupré, & suivre les mouvements qu’il jugera à
propos, tout de même que pour la poursuite de
cette affaire.
On a remarqué ci-dessus que l’acte de ven-
te du Vaisseau St. Augustin passé en faveur de
Moïse Attias du premier octobre 1694, a été
598 MÉMOIRES

reçu, par le Sieur Joseph Barsoty Notaire public


à Livourne, & ainsi si cette pièce est nécessaire,
il en faudra prendre une copie, de même que du
Consulat fait par les Officiers de ladite Ville, à
la requête du Fanon Trophème Brilland, sur la
prise de sa Barque faite par le Roi Charles au
mois de juin 1696. Ce Consulat est fort néces-
saire pour prouver que Plumen étant embarqué
sur ce Bâtiment, il y était par conséquent inté-
ressé, & par ce moyen responsable des trois pri-
ses qu’il a faites.
Outre le premier état du prix & valeur des
dites prises, on remet audit Sieur d’Arvieux les
pièces suivantes, qu’on a recouvrées des Capi-
taines, Patrons ou intéressés de partie desdits
Bâtiments ; savoir :
La copie d’une police du chargement de la
Barque de Trophéme Brilland, & du compte de
l’achat & dépenses des marchandises ; le tout
signé pour copie par le Sieur Jean Boyer auquel
elles appartenaient, étant à observer que dans
le premier état les piastres n’ayant été évaluées
qu’à trois livres pièce, elles doivent l’être sur
le pied de trois livres dix sols, comme elles va-
laient pour lors sur la place.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 599

L’état du chargement du Vaisseau le César,


commandé par Capitaine Henry Boisson, certi-
fié par les Sieurs Intéressés en son chargement.
L’état du chargement de la Barque Notre-
Dame de bon Rencontre, commandée par Pa-
tron Jean Turcon, aussi certifié par les Sieurs
Intéressés.
L’état du chargement du Vaisseau la Vierge
d’Esperance, commandé par Capitaine François
Leone de Cassis, affirmé & signé par le Capitai-
ne. Ce chargement avait été fait à Alexandrette
& était destiné pour Livourne.
L’état du chargement du Vaisseau Sainte
Barbe, commandé par Capitaine Charles Fou-
gasse de la Ciotat, affirmé & signé par lesdits
Capitaines & ses Intéressés.
En cas qu’il soit besoin d’avoir d’autres piè-
ces que celles ci-dessus, non seulement à l’oc-
casion de ces Bâtiments, mais encore des autres
compris en l’état, ledit Sieur d’Arvieux en in-
formera la Chambre pour y parvenir, comme
encore de tout ce qui sera nécessaire au sujet de
la liquidation & restitution en question.
Ledit Sieur d’Arvieux informera M. Du-
pré du préjudice que le commerce des Français
600 MÉMOIRES

reçoit par la permission que M. le Grand Duc


donne aux ennemis de l’État d’armer de concert
dans Livourne avec des italiens ses Sujets, &
notamment les Vaisseaux le Roi Charles, & la
Navé Galère commandée par le Capitaine Re-
gio Génois, armé par Arcy Marchand Anglais,
& que ce dernier a pris à la vue du Port de Li-
vourne le Vaisseau du Capitaine Jaubert venant
d’Alexandrie, riche d’environ quinze mille pias-
tres, & d’ailleurs que la Chambre est informée
que dans le même Port de Livourne on prépare
des Brigantins & Galiotes pour courir sur les
Bâtiments destinés pour la Foire de Beaucaire,
la Chambre s’étant donnée l’honneur d’infor-
mer de ces faits M. de Pontchartrain Ministre
& Secrétaire d’État, afin de faire faire des ins-
tances à M. le Grand Duc pour empêcher ces
Armements, & faire restituer les Vaisseaux &
chargements du Capitaine Jaubert. Fait à Mar-
seille le 13 Juin 1697. Signé David Magy, Co-
lombe, Charpuis, J. Fabre, J. Jouvene, Bruny,
Rolland, Louis Gautier.
Le Chevalier d’Arvieux se rendit a Floren-
ce ; il y fut reçu du Grand Duc comme une per-
sonne qu’il connaissait depuis longtemps & dont
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 601

il honorait le mérite. Il trouva Plumen dans les


prisons, il poursuivit vivement la condamnation
de ce Pirate, & obtint contre lui une Sentence
dont voici la teneur en Français.
_______________

Traduction de la Sentence du Grand


Duc de Toscane.

N
OUS Cosme troisième du nom par la
grâce de Dieu Grand Duc de Toscane.
Faisons savoir que Guillaume Plumen
Négociant Anglais dans notre Ville & Port de
Livourne, & à présent prisonnier par notre ordre
dans les prisons du Jardin de notre Ville de Flo-
rence, pour nous avoir donné sa parole, que le
Vaisseau appelé Philippe & Marie Anglais, armé
dans notre Ville & Port de Livourne, & com-
mandé par le Capitaine Jean Brumy Anglais, sur
lequel ledit Plumen s’est embarqué, ne courrait
point & ne causerait aucun dommage, aux Bâ-
timents Français, n’a pas laissé d’attaquer & de
prendre trois Bâtiments Français, savoir le Vais-
seau la Sainte Barbe , commandé par le Capitai-
ne Jean Fougasse, qui venait de Constantinople
602 MÉMOIRES

& allait à Marseille ; le Vaisseau la Vierge d’Es-


pérance, commandé par le Capitaine Jean Leon-
cy qui allait de Chypre à Venise ; la Barque la
Notre-Dame de bon Rencontre, commandée par
le Patron Jean Turcon, qui allait de Marseille à
Chypre & Alexandrette avec tous leurs charge-
ments ; & comme ces prises ont été faites con-
tre la parole qu’il nous avait donnée, & que les
Intéressés Français dans lesdits Bâtiments &
chargements, nous ont porté leurs plaintes &
présenté une requête, demandant qu’il fût par
nous pourvu à la restitution desdits Bâtiments
& chargements qui leur ont été enlevés contre
la foi publique, & la parole que ledit Plumen &
ses associés nous avaient donnée : Nous étant
dûment informés de ces brigandages & dépré-
dations, Nous avons commis notre Auditeur
Pierre Angoly un de nos Auditeurs dans notre
Consulte de Grâce & de Justice, qui par notre
ordre a fait toutes les informations nécessaires,
& a entendu les parties dans leurs demandes &
défenses réciproques ; qui a examiné les procès
verbaux & autres pièces que les Intéressés dans
lesdites prises ont fait faire faire par-devant les
Consuls & autres Juges, & nous-mêmes nous
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 603

étant fait représenter toutes les Écritures, infor-


mations & autres preuves, & les estimations des
effets qui ont été enlevés par ledit Corsaires.
Nous de notre science parfaite & pleine con-
naissance, avons déclaré & déclarons surtout à
cause de la promesse & parole à Nous donnée
par ledit Plumen, que icelui Plumans prisonnier
dans nos Prisons à Florence, est tenu & obligé à
la restitution desdits Bâtiments & leurs charge-
ments, savoir du Vaisseau la Sainte Barbe, com-
mandé par le Capitaine Guillaume Fougasse, le
Vaisseau la Vierge d’Esperance par le Capitaine
François Leoncy, & la Barque la Notre-Dame de
bon Rencontre & par le Patron Jean Turcon &
leurs chargements que nous avons estimés & li-
quidés à la somme de quarante sept mille piastres
de huit, dont nous déclarons que ledit Guillaume
Plumen est redevable envers lesdits Intéressés
audits Bâtiments, & obligé de payer incessam-
ment ladite somme aux dits Intéressés, le dé-
chargeant après cette restitution de toute autre
demande, prétentions & autres réquisitions.
Nous déclarons encore qu’au moyen des di-
tes quarante-sept mille piastres de huit payées
aux Intéressés, nous le mettons en droit de répéter
604 MÉMOIRES

ses prétentions, si aucunes il a, contre le Ca-


pitaine Leoncy & autres Marchands Français,
pour les Vaisseaux, marchandises & Lettres de
change séquestrées à Venise, & encore contre le
Patron Jean Turcon, à qui il a vendu ladite Bar-
que, & partie de son chargement, & que pour
l’exécution de la présente Sentence, les parties
de café envoyées à Marseille par le Sieur Plu-
men pour son compte feront saisies & vendues
à compte de ladite somme, & que ledit Plumen
sera tenu & obligé de céder aux dits Intéressés
en bonne & due forme, avec les clauses & con-
ditions nécessaires, jusqu’à l’entier paiement
des quarante-sept mille pièces de huit, qu’il
sera obligé de payer sans délai, ou en deniers
comptants. Et pour l’exécution du présent Dé-
cret, nous ordonnons que notre Auditeur Pierre
Angoli donne tous les ordres nécessaires pour
l’exécution des Présentes dans les Tribunaux
qui seront jugés convenables pour l’exécution
des Présentes, jusqu’a leur entière exécution,
sur tous les biens, effets & crédits dudit Plumen,
afin que les Intéressés dans lesdites prises soient
entièrement satisfaits, & jusqu’à la concurren-
ce desdites quarante-sept mille piastres de huit.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 605

Fait en notre Conseil d’État le vingt-huit Sep-


tembre 1697. Signé à l’Original, le Grand Duc
de Toscane.

Et plus bas et écrit :

Nous Benoit Quaratesi Secrétaire d’État du


Sérénissime Grand Duc de Toscane, j’ai reçu
des mains de Son Altesse Sérénissime le pré-
sent Décret que j’ai lu par ordre de Son Altesse
Sérénissime, à la présence de l’illustrissime Sei-
gneur le Marquis François Ricardi Grand Maî-
tre de la Maison de Son Altesse Sérénissime, &
du Marquis Philippe Corsini Grand Écuyer de
Son Altesse Sérénissime le vingt-huit Septem-
bre 1697, & qui a été sur champ déposé dans
la Secrétairerie d’État par l’ordre exprès de son
Altesse Sérénissime.

Et plus bas est écrit :

Nous soussigné Secrétaire d’État du Séré-


nissime Grand Duc de Toscane, j’atteste à tous
ceux qu’il appartiendra que la présente copie a
été extraite de mot à mot, de son Original, qui a
606 MÉMOIRES

été déposé dans la Secrétairerie d’État de Son


Altesse Sérénissime par son exprès commande-
ment, & qui y est gardé, & pour assurance j’ai
signé ces Présentes de ma propre main les jour
& an ci-dessus. Signé à l’Original, Carlo Anto-
nio Gondy.
Le Chevalier d’Arvieux vint à bout de cette af-
faire épineuse en si peu de temps, & d’une ma-
nière qui satisfit extrêmement le commerce de
Marseille. Si quelqu’un doutait de la parfaite
estime que le Grand Duc avait pour lui, il en
fera convaincu par les copies des trois Lettres
suivantes, dont les deux premières sont adres-
sées par ce Prince au Chevalier d’Arvieux, &
la troisième à M. de Monrmort Intendant des
Galères à Marseille.
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 607

_______________

Lettre de Monseigneur le Grand Duc de Tos-


cane au Chevalier d’Arieux.

De Pise le 14 Mars 1698.

M
ONSIEUR, je m’intéresse tant à la
longue conservation de Madame la
Maréchale de la Mothe, que j’ai crû
m’appartenir de ne me point dispenser de lui
faire tenir quelque provision de remèdes de mon
Laboratoire renfermés dans un petit coffre que
je vous envoie pour lui faire tenir. Je fuis sûr
que ces remèdes lui parvenant par votre entre-
mise augmenterons de prix ; c’est pourquoi je
me promets de votre bonté que vous voudrez
bien vous charger de cette commission & de
lui être au même temps caution de mes senti-
ments. Soyez cependant toujours persuadé que
je n’oublie jamais votre personne aussi bien
que ce que vous valez, & vous pouvez compter
sur mon affection & sur mon estime, qui dure-
ront tout autant que mes jours. C’est de quoi
je vous assure, étant au reste en toute vérité,
608 MÉMOIRES

Monsieur,
A vous faire plaisir, le Grand Duc de Tos-
cane.

_______________

Lettre de Son Altesse Sérénissime le Grand


Duc de Toscane, au Chevalier d’Arvieux.

De Florence le 23 May 1698.

M
ONSIEUR, vous feriez tort à vous
même si après la connaissance vous
avez de l’estime que je fais de votre
personne, & de ce que vous valez, vous pouviez
douter qu’aux occasions qui se peuvent présen-
ter aux lieux où vous êtes, je n’eusse recours à
vos bons soins, & à l’affection que vous me té-
moignez. je veux croire que vous en voulez être
bien persuadé, après ce que je viens de vous en
dire, & je suis sûr que vous vous confirmez dans
ce sentiment véritable auquel je ne laisserai de
contribuer de mon coté. M. de Montmort s’en
retournant à Paris, conformément à ce que vous
me demandez, ne doit apparemment y être dé-
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 609

terminé que pour y recevoir de la bonté du Roi


quelque marque éclatante de la satisfaction que
S. M. a eue de ses longs services, & son mérite
distingué. Cependant je vous assure que vous
pouvez toujours compter sur la continuation de
mon amitié, par laquelle je suis,

A vous faire plaisir,


Le Grand Duc de Toscane,

_______________

Autre Lettre de Son Altesse Sérénissime le


Grand Duc de Toscane, à M. de Montmort
Intendant des Galères à Marseille.

P
ARMI les grandes obligations que j’ai au
Roi, ce n’a été qu’avec bien de la joie que
j’ai jointe celle d’avoir Sa Majesté agréé
610 MÉMOIRES

la députation faite par le Commerce de Mar-


seille de M. le Chevalier d’Arvieux, & de lui
avoir permis de se rendre auprès de moi, pour
faire valoir les raisons quel les Négociants de
ladite Place avaient sur les prises faites par le
nommé Plumen Anglais, contre la parole qu’il
m’avait donnée. Car je ne saurais vous exprimer
assez ma consolation, d’avoir pu à plusieurs re-
prises m’entretenir avec lui, dont le rare mérite
& les belles prérogatives qui le distinguent de
tout autre, font l’objet de mon affection la plus
tendre, que j’ai & que j’aurai toujours pour sa
personne. Comme il est mon ancien ami & que
je me suis fait une loi inviolable de lui garder
toute ma vie des sentiments les plus vifs qu’une
solide amitié peut inspirer ; ainsi je ne dois point
vous cacher la peine que je ressens de le voir
partir, & qui n’est pas moindre que celle que
l’on essuie dans la privation de ce qu’on a de
plus cher. Vous jugez bien par là que tout ce que
vous vous avisâtes de me dire à son avantage
dans votre Lettre du douze juin, qu’il me rendit
à son arrivée, ne m’en a pu augmenter l’idée
que j’en avoir déjà au plus haut degré. Mais je
fus ravi d’y avoir reconnu à fond la véritable
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 611

estime que vous avez pour lui. Il emporte avec


soi toute la mienne, & toute celle de ma Cour &
de ma Noblesse. Vous m’obligerez infiniment
de l’aimer pour l’amour de moi encore au-delà
de ce que vous faites, &c.

Votre affectionné le Grand


Duc de Toscane.

Fin du cinquième Volume.


612 MÉMOIRES
DU CHEVALIER D’ARVIEUX 613

TABLE DES MATIÈRES

Le Chevalier d’Arvieux part de Constanti-


nople, & revient en France. Journal
de son Voyage. (le 29 juillet 1672).............1

Second journal de Paris du Chevalier d’Arvieux.


(le 3 septembre 1672)........................................6

Mémoire présenté au Roy par le Chevalier


d’Arvieux à son retour de Constanti-
nople le 24 Septembre I672.....................10

Rétablissement de l’Ordre de Notre-Dame


de Mont Carmel, & de S. Lazare
de Jérusalem.............................................28

Histoire de Raphaël Lévy, Juif, & aujour-


d’hui Chrétien sous le nom de Louis
de Byzance.......................................................41

Journal du Voyage du Chevalier d’Arvieux


à Alger. (Départ Le 23 Décembre 1673)..........57

Traduction des Lettres du Pacha, du Dey,


du Divan & Milice d’Alger, écrites au
Roi le 23 Septembre 1674.............................104
614 TABLE DES MATIÈRES

Copie de la Lettre du Roi au Dey d’Alger.


(Le 4 décembre 1674)...................................166

Au Capitaine la Font Consul du Bastion :


(février 1675).................................................176

Lettre du Dey au Roi (17 Février 1675)................184

Lettre du Sieur Vaillant au Chevalier


d’Arvieux, à Alger..........................................188

Attestation contre le Billet du Sieur Jean


Vaillant. (21 février 1675).............................190

Traité de Paix fait entre le Royaume de


France & la Ville & Royaume
d’Alger. (17 mai 1666)...................................209

Description de la Milice & du Royaume


d’Alger, de son Gouvernement, & de
ce qui s’est passé depuis l’année 1660,
jusqu’en 1675................................................217

De la Ville d’Alger & de son Territoire.................219

De la Ville de Bougie............................................236

Du Gouvernement d’Alger....................................242
TABLE DES MATIÈRES 615

De la Milice, du Conseil d’État d’Alger,


& du nombre & des fonctions des
Officiers de la République.............................249

De la manière dont les Algériens font leurs


courses, du partage des prises, du rachat
des Esclaves...................................................262

Des supplices qui sont en usage à Alger................272

Des habillements des hommes & des


femmes d’Alger, & des ornements des
nouvelles mariées...........................................280

Arrivée à Marseille. Le 10 mai 1675....................289

Troisième Journal de Paris.


(23 septembre 1675)......................................299

Traduction du Khat-Chérif du Grand


Seigneur en faveur des Grecs, contre
les Religieux Latins possesseurs des
Saints Lieux de Jérusalem, & autres
de la Terre-Sainte. (Lune de Régol,
l’an 1086 de l’Égire)......................................303

Traduction du Certificat des Interprètes


Catholiques qui ont assisté à
616 TABLE DES MATIÈRES

l’audience que le Grand Vizir a donné


au Patriarche des grecs sur les affaires
de la Terre Sainte.
(vingt-quatre Janvier 1675.)...........................309

MÉMOIRE Sur les Consulats de la Nation


Française au Levant.......................................319

Avis sur les droits des Consuls..............................337

Mémoire de M Colbert sur les désordres


qui arrivent aux Échelles du Levant,
avec mes Réponses........................................341

Lettre au Dey d’Alger Hagy Mehemed


Tric-Ogli. A St. Germain Le
2 Décembre 1675...........................................352

TRADUCTION D’UN MÉMOIRE ÉCRIT


en Turc, qui contient les dépenses que
lesTurcs ont faites au siège de Candie
(depuis le mois de Zilhugé de l’année
de l’Hégire 1077, jusqu’au Vendredi
Premier de la Lune Gemad-Oual de
l’année 1081).................................................358

MÉMOIRE Envoyé au Prince Régent


de Portugal, pour châtier les Corsaires
TABLE DES MATIÈRES 617

d’Alger & ruiner leur République.................363

CAPITULATIONS Accordées entre,


l’Empereur de France & le Grand
Seigneur. (le 16 d’Avril de l’année 1673)......372

TRADUCTION De la Lettre que le Grand


Seigneur Sultan Mehemed IV a écrite
au Roi, pour accompagner les Capitula-
tions qu’il lui a envoyées. (27 d’Avril
de l’année 1673).............................................399

TRADUCTION De la Lettre que le Grand


Vizir Ahmed Pacha a écrite au Roi,
en lui envoyant les nouvelles
Capitulations..................................................402

MÉMOIRE Présenté au Roi, pour réprimer


l’insolence des Corsaires de Tripoli
d’Afrique, & pour les forcer à une
paix avantageuse aux Sujets de Sa
Majesté. (Avril 1676)....................................413

Journal du voyage à Alep......................................424

Commission du Roi pour exercer le Consulat


d’Alep. (22 juin 1679)...................................438
618 TABLE DES MATIÈRES

Négociation dont le Chevalier d’Arvieux


fut chargé auprès du Grand Duc de
Toscane par le Commerce de Marseille........584

Traduction de la Sentence du Grand Duc


de Toscane. (28 Septembre 1697)..................601

Lettre de Monseigneur le Grand Duc de


Toscane au Chevalier d’Arieux.
(De Pise le 14 Mars 1698).............................607

Lettre de Son Altesse Sérénissime le Grand


Duc de Toscane, au Chevalier d’Arvieux.
(De Florence le 23 Mai 1698)........................608

Autre Lettre de Son Altesse Sérénissime le


Grand Duc de Toscane, à M. de Montmort
Intendant des Galères à Marseille..................609

You might also like