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Sans doute, mais la signification est différente selon les générations. Les
quinquagénaires, ça leur colle à la peau. Ouvrier, ça évoque le rapport à la
matière et à la machine. Mais ça éveille aussi un sentiment de perte, une
dévalorisation. Jusque dans les années 60, la classe ouvrière, on aimait ou pas,
mais on avait intérêt à la respecter. Elle existait dans les discours, et pas
seulement ceux du Parti communiste. L'ouvrier faisait partie de l'avenir.
Aujourd'hui, le message qu'on leur fait passer, c'est : «L'avenir peut se faire
sans vous.» Il y avait les «professionnels», ceux qui avaient le «métier», et
ceux qui étaient «au statut» : les gaziers, les cheminots... Ceux-là ont fait le
mythe de l'ouvrier. Mais grâce à la croissance économique, même les non-
qualifiés pouvaient progresser. Il fallait être un peu manchot, syndicaliste,
femme ou immigré pour rester à sa place tout au long de sa carrière...
A l'usine, on est jeune de plus en plus tard. Qu'on ait 30 ou 35 ans, qu'on soit
père de famille, on vous appelle le «gosse». Généralement, vous êtes
intérimaire. Les jeunes ont une répulsion pour le mot ouvrier. J'ai rencontré de
récents embauchés chez Peugeot. Ils étaient contents de l'emploi à PSA des
salaires plus élevés, un emploi relativement protégé , mais le travail les
ennuyait. La répulsion peut être plus violente : quand ils regardent les anciens,
les jeunes voient des hommes abîmés. Ils voient la résignation. Leur répulsion
est aussi une forme d'espoir : «Je ne veux pas être comme ça.» La société
dans son ensemble construit cette répulsion. Le PDG dit : «Je n'ai plus
d'ouvriers, je n'ai que des techniciens.» Le qualifié se considère lui-même sans
état d'âme comme technicien, ce qui coupe la tête noble des ouvriers. Les
pères disent à leurs fils : «Si tu ne vas pas à l'école, tu tomberas ouvrier.»
Tout se grippe dans les années 70 et 80. Avec la crise industrielle, on réduit les
effectifs, on s'attaque aux garanties et aux statuts : les grosses entreprises
fragmentent leur personnel avec l'intérim et la sous-traitance, parfois même
au coeur noble des métiers, là où le syndicalisme était le plus fort. Avec le
nouveau management des années 80, on raisonne en «points» ou en
«compétences». Mais les ouvriers ne sont pas dupes : les mots ont changé, les
étapes restent les mêmes. Idem pour le mythe de la polyvalence, qui serait
apparue dans les années 80. Dans les faits, la fabrication était tellement
désorganisée qu'on demandait déjà souvent à l'ouvrier de changer de poste ou
de remplacer un collègue... Ces dernières années, on a aussi embauché des
jeunes femmes, souvent maghrébines, dans les secteurs traditionnellement
masculins. Manière de fragmenter le collectif.
Non, elle se déplace. Sur les postes du tertiaire où le travail est répétitif les
filles de salle dans la santé, les caissières, les magasiniers, etc. , on entend
souvent : «On est comme des ouvriers. C'est la chaîne.» L'identité ouvrière
s'ouvre par le bas vers le tertiaire. Autour du travail «nul», pénible, contraint.
«Un ouvrier, c'est un travailleur qui fait des richesses pour les
patrons. Et un peu pour subvenir à ses besoins. J'ai fait six ans de
travail à la chaîne. Ils appellent ça opérateur.»
«J'emballe les biscuits. J'ai pas été beaucoup à l'école, alors, voilà : c'est la
première entreprise qui a voulu de moi. Maintenant, je fais partie des murs ! Je
suis ouvrière, et contente de l'être. C'est quand même mon entreprise qui me
fait vivre depuis trente-cinq ans ! Il y a un côté familial. Faut dire qu'on n'est
plus très nombreux. Pendant les pauses, on mange, on parle des petits-
enfants. Ou des sorties qu'on a faites avec l'entreprise : la dernière fois, c'était
la comédie musicale le Roi Soleil.
«Au début, c'était pour quelques mois. J'ai monté les moteurs, les joints de
coffre... En six ans, j'ai dû faire la moitié de la voiture. Chaque jour, j'en vois
passer 320 : 320 fois les mêmes gestes. Ouvrier, ouvrier... Ouais, je suis
salarié, quoi. De toute façon, je n'ai pas de métier. Ce que je fais, n'importe qui
peut le faire. Même vous, vous pouvez le faire.»
«Ouvrier, c'est un terme que j'essaie d'éviter avec mes apprentis. Ça a une
connotation négative. Je dis plutôt opérateur, régleur... Ouvriers, c'est les
vieux de la vieille, nos parents, quoi. D'ailleurs aujourd'hui, on dit "technicien
d'usinage". L'Education nationale sait choisir ses termes.»
«Au temps de mes parents, le travail, c'était une identité. Aujourd'hui, les gens
préfèrent se définir par leurs loisirs... Les chauffeurs de train, les conducteurs
de camion, ça faisait rêver les petits garçons. Maintenant vous dites que vous
êtes conducteur routier, c'est assimilé à manoeuvre.»
«Je désosse des volailles depuis trente-quatre ans. Je commence à avoir des
douleurs aux épaules. Quand une chaîne tourne à 2 000 pintades à l'heure, il
n'y a pas droit à l'erreur. "Ouvrière d'usine", c'est devenu dévalorisant. Ça
veut dire qu'on n'est pas capable de faire autre chose. Nous, aujourd'hui, on
est qualifiées d'"agents de fabrication". Ça n'évoque rien et le travail, c'est le
même. Mais c'est plus joli et, dans une assemblée, les gens vous montrent un
peu plus d'intérêt.»