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Octobre 2008

La Russie et l'Europe
Michel Deguy

La relation entre la Russie et l’Europe (U.E.) est opaque et encore obscurcie par les récents
événements du Caucase. Les échanges sont principalement économiques ; les rapports économiques
sont de force, et tendus, souvent dans une ambiance de chantage. Le retour triomphant de
l’orthodoxie (au sein d’une régression « intégriste » mondiale) accroît l’étrangeté réciproque des
cultures, que le goût littéraire, l’admiration mutuelle (comme au 19ème siècle entre les romanciers,
par exemple) ne tempèrent plus. Une sorte d’amnésie illettrée obombre l’ancienne relation. Le fléau
des milliardaires défigure « l’image » d’une Europe changée en résidence de luxe.

L’ébriété « identitaire » des patriotismes dopés aux célébrations « culturelles » et au sport, voire aux
émeutes nationalistes, l’hiver de l’inculture générale entretenue par des scolarités étanches et des
nostalgies de grandeurs historiques ; la lassitude de l’Esprit, qui naguère encore cherchait sa
communauté (Husserl, Valéry, Nobel, Man, Patocka et tant d’autres « grands esprits »), la
défonction de la grande littérature, l’inappétence des systèmes d’enseignement pour l’apprentissage
enfantin de plusieurs langues…, tous ces mauvais alliages conspirent aux malentendus persistants, à
ce « temps du mépris » (Malraux) continué entre nations. Contre quoi seulement cent projets de
traduction dans l’acception la plus polysémique et générale du terme, celle de la confiance en
« l’épreuve de l’étranger » (Antoine Berman), pourraient, et sauraient, réorienter un effort et un
espoir plus communs.

En voici un.

Comment forcer, si je puis dire, la Russie à s’intéresser à une Europe autre qu’économique, pour un
moment de respect (c’est le cas d’employer ce grand mot kantien) et d’admiration. Or la Russie a
une enclave en Europe : elle a maintenu contre toute vraisemblance une tête de pont, une colonie
européenne extorquée par Staline à l’inculture de la politique américaine. Sa patte polaire énorme
(que sa boulimie arctique récente élargit encore) pose sur un morceau d’Europe et de quelle
excellence ! Je veux parler de Königsberg, le « mont royal », la Ville d’Emmanuel KANT ! Ainsi la
cité, la patrie, du Moïse de l’Europe, dont le nom fait mémoire de l’âge des Lumières, fut
recouverte, et demeure cachée, sous le pseudonyme de Kaliningrad ! Outrance et outrage
stupéfiants quand on se rappelle que Kalinine fut ce compagnon de Staline dont l’effarante
longévité soviétique nous assure que l’énormité des crimes dépasse de loin celle de ses collègues,
qu’aucun tribunal international n’évoquera ni ne jugera jamais.

Je propose – non d’offenser la Russie, bien sûr – mais, à défaut de pouvoir reprendre la cité en lui
restituant son nom très illustre en Europe, de proclamer « Königsberg » capitale intellectuelle et
spirituelle de l’Europe, plutôt pour toujours que pour un an ; et donc d’y organiser une grande fête
inaugurale de la culture européenne avec l’accord et la participation des autorités russes. Fête des
Lumières, de l’émancipation humaine, du cosmopolitisme européen, et de nul autre Être Suprême
que de la raison démajusculée. Qu’il n’y ait pas que l’accélérateur de particules helvétique et
l’intelligence scientifique à transcender les obscurantismes et les chauvinismes.

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