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Séminaire n°2 : Le récit de voyage staëlien : l’exemple de la Russie dans Dix

années d’exil.

Texte n°1 : STAËL, Dix années d’exil : “Moscou”, Fayard, p. 271-272.


Les coupoles dorées annoncent de loin Moscou. Cependant, comme la ville est bâtie dans une
plaine et que le pays environnant comme toute la Russie n’est aussi qu’une plaine, on peut arriver
dans une grande ville sans en être frappé d’avance, et c’est seulement du haut d’une tour qu’on
l’admirait dans toute sa splendeur. Quelqu’un disait avec raison que Moscou était plutôt une province
qu’une ville. En effet, l’on y voit des cabanes, des maisons, des palais, un bazar comme en Orient, des
églises, des établissements publics, des lacs, des bois, des parcs. La diversité des mœurs et des nations
qui composent la Russie entière se montrait dans ce vaste séjour. Voulez-vous, me disait-on, acheter
des châles de cachemire dans le quartier des Tartares ? Avez-vous vu la ville chinoise ? L’Asie et
l’Europe se trouvaient réunies dans cette ville. On y jouissait d’une liberté plus grande qu’à
Pétersbourg, où la cour doit nécessairement exercer une grande influence. Les grands seigneurs établis
à Moscou ne cherchaient point les places ; mais ils prouvaient leur patriotisme par des dons immenses
faits à l’Etat, soit comme établissements publics pendant la paix, soit comme secours pendant la
guerre. Les fortunes colossales des grands seigneurs russes sont employées à des collections de tout
genre, à des entreprises, à des fêtes dont les Mille et une nuits ont donné les modèles, et ces fortunes se
perdent aussi très souvent par les passions effrénées de ceux qui les possèdent. […] Un grand nombre
de maisons sont colorées en vert, en jaune, en rose et sculptées en détail comme des ornements de
dessert. Ces ornements semblables à des arabesques paraissent de loin comme des bordures au pied
des grandes églises.
Le Kremlin, cette citadelle où les empereurs de Russie se sont défendus contre les Tartares, est
entouré d’une haute muraille dont la corniche est dentelée et qui rappelle plutôt un minaret de Turquie
qu’une forteresse comme le sont la plupart de celles de l’Occident. Néanmoins, quoique le caractère
extérieur des édifices de la ville soit oriental, l’impression du christianisme se retrouve dans cette
multitude d’églises si vénérées qui attiraient les regards à chaque pas. On se rappelait Rome en voyant
Moscou, non assurément que les monuments y fussent du même style, mais parce que le mélange de la
campagne solitaire et des palais magnifiques, la grandeur de la ville et le nombre infini des temples
donnent à la Rome asiatique quelques rapports avec la Rome européenne.

Texte n°2 : “Pétersbourg”, p. 282.


De Novgorord jusqu’à Pétersbourg il n’y a plus que des marais et l’on arrive dans une des plus
belles villes de l’Europe comme si tout à coup un enchanteur faisait sortir toutes les merveilles de
l’Europe et de l’Asie au sein des déserts. La fondation de Pétersbourg est la plus grande preuve de
cette ardeur de la volonté russe qui ne connaît rien d’impossible ; tout autour la campagne est
horrible ; la ville est bâtie sur un marais et le marbre même y repose sur des pilotis de bois, mais on
oublie en voyant ces superbes édifices leurs fragiles fondements et l’on ne peut s’empêcher d’admirer
le miracle d’une si belle ville bâtie en si peu de temps. […]
On prétendait avec raison que l’on ne pouvait à Pétersbourg dire d’une femme qu’elle était
vieille comme les rues, tant les rues elles-mêmes sont modernes. Les édifices sont encore d’une
blancheur éblouissante et, la nuit, quand la lune les éclaire, on croit voir de grands fantômes blancs qui
regardent immobiles le cours rapide de la Néva. Je ne sais en effet ce qu’il y a de particulièrement
beau dans ce fleuve, mais jamais les flots d’aucune rivière ne m’ont paru si limpides. Des quais de
granit de trente verstes de long bordent ces ondes et cette magnificence du travail de l’homme est
digne de l’eau transparente qu’elle décore. Si Pierre Ier avait dirigé de tels travaux vers le midi de son
empire, il n’aurait pas obtenu ce qu’il désirait, une marine, mais peut-être se serait-il mieux conformé
au caractère de sa nation.
Les Russes habitants de Pétersbourg ont l’air d’un peuple du Midi condamné à vivre au Nord
et faisant tous ses efforts pour lutter contre un climat qui n’est pas d’accord avec sa nature. Les
habitants du Nord sont d’ordinaire très casaniers et redoutent le froid, précisément parce qu’il est leur
ennemi de tous les jours. Les gens du peuple parmi les Russes n’ont pris aucune de ces habitudes ; les
cochers attendent douze heures à la porte pendant l’hiver sans se plaindre ; ils se couchent sur la neige,
sous leur voiture et transportent les mœurs des lazzaroni de Naples au soixantième degré de latitude.

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