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PRIX RÉSERVÉ

L'ACADÉMIE ET M. MIRBEAU

M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie Française, doit mentalement


remercier les dieux, protecteurs des Immortels.
Ils lui ont accordé de pratiquer, avec un certain nombre de ses collègues, une vertu
d'essence vraiment académique : l'indécision, dont il célébrait naguère les merveilleux effets.
Et c'est à propos de l'attribution du prix Toirac que M. Boissier s'et acquis ainsi de
nouveaux titres à la vénération de ses admirateurs.
Décerné tous les ans, ce prix, d'une valeur de quatre mille francs, est destiné à
« récompenser la meilleure pièce jouée au Théâtre-Français pendant l'année précédente ».
La commission chargée de désigner le dramaturge lauréat de 1904 s'est divisée en
deux camps égaux. Dix suffrages sont allés à une œuvre réellement puissante et originale, Les
affaires sont les affaires, de notre éminent collaborateur Octave Mirbeau. Dix académiciens
ont choisi une pièce de profond mérite et de hautaine valeur, Le Dédale, de M. Paul Hervieu.

L'opinion de M. Mirbeau

– Ce résultat inattendu – surprenant, puisque, pour la première fois, le prix Toirac est
réservé jusqu'en 1905 – vous inspire-t-il quelques réflexions ?
M. Mirbeau, ainsi interrogé, me regarde, hésitant quelques brèves secondes, puis,
souriant, me traduit son impression.
– J'ignorais ma candidature au prix Toirac [...]. L'examen de la commission
académique n'éveilla aucun bruit. [...]. Un écho de journal signala le résultat du vote et c'est
ainsi que je fus renseigné... après la lettre. Le rapport de M. Émile Faguet sur le prix Toirac
était des plus bienveillants, sa conclusion très favorable : le vote fut... ce que vous savez.
– Est-ce l'une de ces manifestations platoniques, en honneur sous la Coupole, qui
viserait l'œuvre ou l'écrivain pour des raisons étrangères à la littérature ?
– Mes renseignements ne vont point jusque là. Un seul détail me paraît piquant dans
cette aventure. En donnant leurs suffrages à la pièce d'Hervieu, les académiciens ont voté
contre Hervieu lui-même, puisque ma candidature était son œuvre ! Avouez que le fait ne
manque point de saveur. Ajoutez encore qu'un scrupule des plus délicats avait amené Hervieu
à refuser, l'an dernier déjà, et cette année aussi, d'être le bénéficiaire du prix Toirac, alors qu'il
eût aisément recueilli tous les suffrages.

À l'Académie des Dix

-- Dois-je conclure...
– Il vous faut donc une « morale de l'aventure » ? En toute franchise, il me plaît mieux
qu'il en soit ainsi. Par courtoisie, par déférence, je n'aurais pu écarter les lauriers académiques
et, cependant, ils m'inspirent quelques craintes respectueuses.
Puis, heureux de n'avoir plus à parler de lui, Mirbeau détourne la causerie.
– Il m'apparaît comme plus logique de récompenser d'autres efforts, d'encourager
plutôt des jeunes, des écrivains pour qui le laurier n'est pas uniquement une vaine image de la
gloire.
Ainsi l'Académie – puisqu'il faut bien user de ce terme – l'Académie des Goncourt a
décerné sa première récompense à un auteur méritant, à un homme dont la situation matérielle
s'est trouvée – pour quelque temps – mise à l'abri de la gêne ou des privations.
Nous allons encore cette année choisir un paysan, oui, un simple paysan qui ignore
absolument Paris, les « gens de lettres » et les intrigues, et qui a écrit une œuvre vraiment
forte, personnelle, toute de belle franchise et d'admirable effort vers la compréhension de la
terre. Il y a de la couleur, de la lumière, du plein air dans chaque page de ce livre qui est
noblement écrit.
Sur cet éloge d'un inconnu qu'il a été heureux de connaître, de révéler, Mirbeau cesse
de traduire ses impressions.
Le prix Toirac n'aurait grandi en rien le drame puissant que joue la Comédie-
Française.
Et puis je songe que la silhouette du lutteur âpre et passionné qu'est Isidore Lechat,
s'évoquerait difficilement en un décor de salon académique.
L'Humanité, 5 juin 1904

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