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Octave MIRBEAU

LE SALON

II

M. Alexandre Cabanel, M. Benjamin Constant

Dans le grand salon d'entrée, qu'on appelait autrefois le grand salon d'honneur, il y a, à
main gauche, une paroi qui semble prédestinée aux tentatives vastes et hardies : c'est là que,
l'an dernier, étaient pendus les fils de Respha, de M. Georges Becker ; c'est là que, cette
année, est placée la toile immense de M. Constant intitulée Mohammed II .
Nous reviendrons tout à l'heure à ce tableau ; il mérite d'être salué avec une
considération toute particulière. Mais parlons un peu d'abord du professeur de M. Constant.
Le livret nous dit que M. Constant est élève de M. Cabanel. Comment ! Ce serait M.
Cabanel qui aurait appris à M. Constant à mettre sur pied des compositions de cette
importance ! Jamais de la vie !... Car il est clair qu'on ne peut enseigner que ce que l'on sait
soi-même.
M. Constant veut bien se rappeler et faire connaître aux lecteurs du livret qu'il a passé
par l'atelier de M. Cabanel ; voilà ce que signifie la mention « élève de... » ; mais cela ne veut
pas dire que M. Cabanel ait appris quelque chose à M. Constant. Nous voudrions bien savoir
comment M. Cabanel s'y serait pris pour enseigner à un “élève” l'art si complexe de la
composition, lui qui a si peu composé La Sulamite.
La Sulamite, c'est le tableau que M. Alexandre Cabanel est arrivé à produire cette
année.
Il paraît que le sujet est emprunté au Cantique des cantiques : il est heureux que
l'auteur ait pris soin d'en informer le public dans une note pleine de clarté, car on ne l'aurait
jamais deviné, et, sans cette note salutaire, on aurait pu prendre la chose pour le portrait d'une
fille folle, qui, à défaut de poudre de riz, s'est mis de la cendre sur le visage, et qui, d'ailleurs,
reste accroupie parce qu'elle habite une toile trop petite pour sa taille.
Par exemple, le cadre est superbe ; à cet égard-là, il n'y a rien à dire ; on a fait des
frais, et la dorure n'a pas été épargnée.
Et puis, la mise en scène est soignée. Il y a des repoussoirs tout autour, disposés de la
façon la plus ingénieuse du monde : à droite, un paysage gris ; à gauche, un paysage gris ; en
haut, une autre toile terne ; il était impossible de faire davantage pour mettre en valeur la
peinture de M. Cabanel, et lui donner bonne apparence, si cela était possible ; rien ne l'écrase,
rien n'attire ailleurs l'attention. On voit bien que ce n'est pas inutilement que M. Cabanel
occupe une situation importante et jouit d'une autorité magistrale dans le monde des
machinistes du Salon. Son tableau est amorcé comme une souricière, il faut que le regard
s'arrête sur lui, bon gré mal gré...
Et pour quoi faire, seigneur Dieu ?... Pour contempler une image dont personne ne
parlerait, parbleu ! si elle n'était signée du nom d'un membre de l'Institut.
Cela, un tableau biblique ? Cela, La Sulamite ? Cela, l'épouse du Cantique des
cantiques, écoutant la voix du bien-aimé qui l'appelle « sa colombe » et lui dit : « Levez-vous
et venez » ?
Elle, se lever ? Allons donc ! Elle en serait bien empêchée ! Et le cadre qui s'y
oppose !... Oh ! il est très beau, le cadre, nous l'avons constaté : si beau que la jeune personne
le regarde et l'admire tant qu'elle peut : elle chérit les dorures, elle fixe avec un intérêt de
brunisseuse la brillante bordure qui la domine, elle ne songe pas au "bien-aimé" ; non, elle ne
se doute pas de son existence ; elle ignore absolument le majestueux roi Salomon et n'est en
extase que devant son cadre, son beau cadre... Coquette, d'ailleurs, elle pose pour le public ;
elle a mis à cette intention une sorte de chemise de gaze achetée chez une marchande à la
toilette ; puis elle s'est peint la figure en gris, avec du noir autour des yeux, suivant la mode
orientale. Ce n'est pas une épouse, c'est tout le contraire ; ce n'est pas une Juive ancienne,
mais une demoiselle des plus modernes et des plus banales. Voilà pour la “couleur locale”.
Quant à l'autre couleur, elle est grise, comme nous le disions. En revanche, le dessin est mou
et les lignes sont dépourvues d'harmonie et de style à faire rougir un débutant.
Mais le tout est léché, blaireauté, luisant et poli comme une glace à se faire la barbe.
Que faut-il de plus pour mettre en liesse les bourgeois et les bourgeoises ?
N'ayez crainte, ce tableau-là trouvera acquéreur. Il n'est ni composé, ni dessiné, ni
peint, mais il est signé Cabanel : cela suffit, par le temps qui court.
Maintenant, revenons à M. Constant. M. Benjamin Constant a d'abord le très sérieux
mérite de n'avoir aucunement l'air d'être l'élève de M. Cabanel ; il est de force à donner
d'excellentes leçons à son professeur, et notamment à lui apprendre comment on compose un
tableau, chose dont M. Cabanel ne se doute guère.
Le Mohammed II de M. Benjamin Constant est, non seulement une des toiles les plus
vastes du Salon, mais aussi une des compositions les plus sérieuses et les mieux venues.
C'est un de ces tableaux comme il n'est pas au pouvoir de tout le monde d'en créer.
Une toile de cette dimension est faite pour effrayer, car ce n'est pas une facile affaire que de
mettre sur pied une vaste machine avec plusieurs douzaines de bonshommes hauts de deux
mètres, et de donner à un pareil ensemble l'unité, la vie, l'harmonie, sans lesquelles l'art
n'existe pas.
Et notez que le public est peu disposé à encourager ces vastes tentatives. Quand on
rencontre, au Salon, une toile colossale, on a souvent quelque peine à s'y reconnaître, habitué
que l'on est aux petits tableaux destinés aux petits appartements d'aujourd'hui, et il arrive
parfois qu'on se demande tout bas ce que peuvent devenir, l'Exposition close, de si grandes
peintures, et dans quels pays on les déposera.
C'est égal, il est singulièrement salutaire d'avoir, une fois en sa vie, osé s'atteler à une
composition comme le Mohammed II ; il faut être jeune pour en avoir le courage, et il faut
certes être quelqu'un pour ne pas échouer piteusement.
M. Constant est loin d'avoir échoué. Il a réussi au contraire à produire, nous ne dirons
pas un chef-d'œuvre, mais une oeuvre, et une oeuvre importante ; et voilà pourquoi nous
avons voulu signaler son Mohammed II dès le début de cette revue du Salon.
C'est la scène historique du 29 mai 1453. Constantinople est conquise ; Mohammed
fait son entrée triomphale dans la future capitale de l'empire ottoman ; il est entouré de ses
vizirs, de ses pachas et de ses gardes ; seul il est à cheval ; il tient à la main son oriflamme
verte surmontée du croissant, et il se détache sur le fond rouge du grand drapeau déployé
derrière lui. Il s'avance, précédant une foule superbement groupée, fière, farouche, brillante et
magnifique ; il franchit la porte Saint-Romain, foulant aux pieds les cadavres des vaincus. On
aperçoit des édifices en feu ; le siège a dévasté la vieille capitale des empereurs d'Orient : c'est
lugubre comme la guerre, mais c'est grand et noble comme la victoire.
La composition est d'une ampleur superbe, le groupe au centre duquel apparaît
Mohammed produit, en pleine lumière, un effet excellent, sans confusion, sans affectation
théâtrale, sans lignes heurtées, sans rien qui gêne ou irrite. — Un peu de vide, peut-être, à
droite ; trop grands aussi, à ce qu'il semble, les corps qu'on distingue dans l'ombre répandue
sur le premier plan, ou bien, s'ils ont la taille exacte qu'ils doivent avoir, le groupe des
vainqueurs placé au deuxième plan devrait être traité d'une façon plus sobre et moins
détaillée. Mais nous nous bornons à indiquer les critiques sans vouloir insister, et nous
répétons que la toile de M. Constant est une des compositions les plus fortes qui soient au
Salon de 1876.
Le Portrait de M. Emmanuel Arago fait, nous devons le dire, beaucoup moins
d'honneur à M. Benjamin Constant. La tête de M. le sénateur Arago n'est point de celles qui
inspirent ; l'artiste a fait ressemblant, c'est tout ce qu'il pouvait faire. Mais pourquoi parler de
ce portrait, qui n'a ni grandes vertus, ni grands défauts ? — Quand on a peint et surtout
composé le Mohammed II, on n'a pas perdu son année.
Émile Hervet

L'Ordre de Paris, 4 mai 1876

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