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L'actualité internationale en note critique

Passage au crible
Pour une analyse transnationaliste
de la scène mondiale
N°13 · 2 février 2010 · www.chaos-international.org

Quand nécessité fait loi


La conférence de réconciliation nationale pour l’Afghanistan Londres, 28 janvier 2010

Par Hervé Pierre

« Nous devons tendre la main à tous nos compatriotes, en particulier à nos frères désabusés qui ne
sont pas membres d'Al-Qaida ou d'une autre organisation terroriste », a déclaré Hamid Karzaï devant les
délégués de 70 pays rassemblés à Londres, le 28 janvier 2010. L’option de la réconciliation, amorcée dès
2003 par un président afghan distinguant déjà les bons des mauvais talibans, est devenue en 2009 une
priorité politique pour Kaboul. Cette réorientation stratégique devrait se traduire par la convocation au
printemps 2010 d’une grande assemblée traditionnelle (Loya Jirga). Elle devrait également conduire à la
création d’un fonds de 358 millions d’euros permettant de dissuader les plus pauvres de rejoindre la
rébellion.

Rappel historique
En 1979, l’invasion soviétique fait suite au renversement du président Daoud par l’insurrection
communiste. Elle provoque l’émergence de multiples groupes de résistants qui – dans le contexte de la
Guerre froide – reçoivent un soutien substantiel des États-Unis. Cependant, la relative unité des
mouvements de moudjahiddines ne survit pas au retrait de l’Armée Rouge qui s’opère à partir de 1989. La
situation devient rapidement anarchique et les rivalités entre chefs font de nombreuses victimes civiles. À
partir de 1992, des étudiants (taleb), qui prétendent rétablir l’ordre et la justice, se regroupent en zones
tribales pakistanaises autour du mollah Omar. Leurs succès militaires se multiplient pour culminer en
1996 avec la prise de Kaboul. Le nouveau régime – pas nécessairement antioccidental à ses débuts –, se
radicalise vite au contact de Ben Laden. Il développe alors un programme politique exclusivement fondé
sur la charia et favorise nettement l’ethnie pachtoune.
À dominante tadjike, l’Alliance du Nord – soutenue par les États-Unis – renverse le gouvernement
taliban en 2001 dont la chute de Kandahar en 2002 marque la fin. À partir de 2003, la rébellion prend
progressivement le relais. Elle est composée d’une myriade de groupes concurrents qui partagent
simplement la volonté de résister à toute forme d’ingérence extérieure. Les orientations de ces derniers
demeurent très diverses et le pragmatisme de certains leaders – venus très tardivement au talibanisme –
ne manque pas d’être remarqué. En 2003, The Economist évoquera même pour la première fois l’existence
d’un neo-talibanisme pour décrire ce que des chercheurs comme Amin Tarzi considèrent alors comme un
phénomène totalement nouveau.

Cadrage théorique
Le discours performatif destiné à diaboliser l’adversaire sert paradoxalement les intérêts des
deux camps engagés dans une lutte absolue. Il laisse par conséquent peu de place pour une troisième voie
qui chercherait à distinguer les bons des mauvais.
1. Le discours performatif. J.L. Austin a montré comment certains discours ne remplissent pas une
fonction descriptive ou informative, mais constituent bien plutôt des actes en soi. Donner aujourd’hui aux
rebelles afghans le nom de taliban présuppose qu’il existe une unité de facto entre les groupes
combattants et qu’on peut établir un lien historique avec le mouvement ayant dirigé l’Afghanistan de
1996 à 2001. De plus, la forte charge émotionnelle du terme représente une arme politique servant tout
autant ceux qui se réclament du mouvement que ceux qui le combattent avec acharnement.
2. La diabolisation. L’adversaire est perçu comme un bloc homogène, défini négativement, par
opposition à un autre modèle. À l’origine de cette vision simpliste et déformée de la réalité classiquement
analysée par Robert Jervis, existe une tendance à surestimer ses propres référents qui conduit – par
manque d’empathie – à nier la pertinence, voire l’existence même de rationalités différentes. Réduit à
une essence supposée, l’Autre incarne uniquement l’image de l’Ennemi irréductible, catalyseur de toutes
les peurs, angoisses et fantasmes.

Analyse
Le processus de réconciliation par réintégration dans le jeu politique national d’une fraction des
talibans marque une évolution notable qui témoigne d’une appréciation plus fine de cette rébellion sans
unité. Si elle se concrétisait, la politique de la main tendue pourrait sonner le glas des talibans au sens
propre – la fonte des effectifs combattants – comme au sens figuré avec la disparition de toute unicité du
discours. Cependant, cette évolution se heurte à deux difficultés majeures.
1. Le credo de la guerre contre le terrorisme. La promotion d’une politique de réconciliation
nationale montre la faiblesse – perçue par tous les acteurs de la scène afghane –plus que la force du
président Karzaï. Ce dernier – dont la popularité et la crédibilité déjà bien entamées ont souffert du
simulacre d’élections démocratiques en août 2009 – entretient des rapports très tendus avec
l’administration Obama. La perspective d’une réduction drastique des forces de la Coalition à l’horizon
2011 ne lui laisse par conséquent pas d’autres choix que de renforcer ses propres effectifs. Plus que de
désarmer le dushman (bandit), l’exécutif afghan entend surtout conquérir une puissance propre à
modifier le rapport de force. Dans cette logique, la réconciliation pour la paix apparaît donc comme un
leurre, un calcul politique du président Karzaï, destiné uniquement à renforcer sa position personnelle
dans un contexte de guerre.
Diaboliser l’adversaire justifie le combat, les appels de fonds et, les renforts de troupes. Il suppose
également le soutien inconditionnel des opinions publiques car l’ennemi local est connecté à une guérilla
transnationale dont le cerveau, le mollah Omar, voire Ben Laden, serait à l’origine. En réponse aux
propositions du président Karzaï, la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton a choisi d’agiter le
spectre du retour à l’obscurantisme religieux, préférant essentialiser le taliban plutôt que de lui
reconnaître une part de rationalité. Pour soutenir cette politique de rapprochement, elle a finalement
déclaré qu’« on ne fait pas la paix avec ses amis ». Engagés dans une guerre totale contre le terrorisme
international, les États-Unis partagent en l’espèce le monde en deux ensembles qui s’excluent
mutuellement et ne laissent place à aucune troisième voie.
2. La contestation, comme ressource rentable. Au niveau micro, le marginal qui s'offre – à peu de
frais – le qualificatif de taliban, obtient localement une visibilité sans commune mesure avec la réalité de
son pouvoir. Ainsi, le dushman de la vallée de Tagab inscrit-il sa lutte locale et opportuniste dans un
ensemble mythique qui le dépasse. Mais une telle posture lui procure soutien logistique et caisse de
résonance. Au niveau macro, les leaders du djihadisme mondial, réfugiés dans les zones tribales
pakistanaises, catalysent et s’approprient des formes diverses de violence sociale qu’ils transforment
ensuite en ressource rentable sur la scène mondiale. C’est dire combien les propositions de Londres sont
rejetées en bloc par ceux qui font de la lutte contre l’Occident un fonds de commerce. À cet égard le
Conseil du commandement des talibans a clairement indiqué le 28 janvier que « Les tentatives de l'ennemi
d'acheter les moudjahidine en leur offrant de l'argent et des emplois pour qu'ils abandonnent le jihad étaient
vaines ».
La solution au problème afghan via la réconciliation nationale masque difficilement ses
ambigüités. En effet, cette politique est promue par calcul, soutenue par défaut, voire refusée en bloc par
les principaux protagonistes. En l’occurrence, le communiqué final de la conférence de Londres apparaît
très révélateur car – en dépit du nombre de discussions sur le sujet – il ne mentionne qu'une seule fois le
terme même de réconciliation.

Références
Tarzi Amin, Crews Robert D., The Taliban and The Crisis of Afghanistan, Cambridge, Harvard University Press, 2008.
Austin John, Quand dire, c’est faire, trad., Paris, Seuil, 1970.
Ledgard Jonathan, « Taking on The Warlords…», The Economist, 22 mai 2003.
Jervis Robert, Perception and Misperception in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976.

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