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Ministère des Affaires Etrangères

Agent du Gouvernement auprès de la Cour


européenne des Droits de l’Homme

Monsieur Johan Callewaert


Greffier adjoint
Grande Chambre
Cour Européenne des Droits de l’Homme

Bucarest, le 3 juin 2010

Requête n° 30814/06
Lautsi c. Italie

L1/
2452 R/AG/

Observations du Gouvernement roumain

Suite à la lettre du 27 mai 2010, par laquelle la Cour informait le


Gouvernement roumain qu’elle avait fait droit à sa demande d’intervention et
l’invitait à présenter ses observations dans l’affaire citée en marge, le
Gouvernement a l’honneur de porter à la connaissance de la Cour les
observations suivantes.

Le Gouvernement roumain estime, à l’instar du Gouvernement italien, que,


dans son arrêt rendu en formation de Chambre, la Cour n’a pas tenu compte
de la large marge d’appréciation dont les Etats doivent jouir lorsque des
questions sensibles entrent en jeu, comme c’est le cas en l’espèce.

Il faut rappeler à cet égard que, selon une jurisprudence constante de la Cour,
« l'étendue de la marge d'appréciation varie selon les circonstances, les
domaines et le contexte ; la présence ou l'absence d'un dénominateur
commun aux systèmes juridiques des Etats contractants peut constituer
un facteur pertinent à cet égard » (voir, parmi beaucoup d’autres, Fretté
c. France, no 36515/97, § 40, arrêt du 26 février 2002).
Allée Modrogan, n˚14 Téléphone : + 40 21 319 21 91
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ROUMANIE
Requête nº 30814/06 - Lautsi c. Italie

Ainsi, la présence des principes juridiques communs réduit la marge


d’appréciation de l’Etat, alors qu’au contraire, l’absence d’un « dénominateur
commun » aux systèmes juridiques nationaux laisse à l’Etat une large
marge d’appréciation.

Pour ce qui est de la question soumise à l’examen de la Cour dans la présente


affaire, aucun modèle européen ou universel ne peut être décelé dans la
matière. Ainsi, au niveau du Conseil de l’Europe et de l’Union Européenne, il y
a des pratiques différentes résultantes des expériences historiques
différentes.

De ce fait, les Etats doivent bénéficier d’une ample marge d’appréciation à


l’égard de la réglementation au niveau national des questions religieuses.

C’est par ailleurs ce que la Cour a retenu de manière constante dans les autres
affaires relatives à cette problématique, de sorte que l’arrêt Lautsi c. Italie
apparaît en contradiction avec la jurisprudence bien établie de la Cour
elle-même.

Ainsi, dans l’affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche (no 13470/87, arrêt


du 20 septembre 1994, § § 50 et 56), la Cour a constaté qu’ «  il n’est pas
possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la
signification de la religion dans la société. Semblables conceptions peuvent
même varier au sein d’un seul pays. Pour cette raison, il n’est pas possible
d’arriver à une définition exhaustive de ce qui constitue une atteinte admissible
au droit à la liberté d’expression lorsque celui-ci s’exerce contre les sentiments
religieux d’autrui. Dès lors, les autorités nationales doivent disposer
d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer l’existence et l’étendue
de la nécessité de pareille ingérence ». Dans cette affaire, relative à la
confiscation d’un film représentant, selon les juridictions autrichiennes, « une
attaque injurieuse contre la religion catholique romaine », la Cour a accordé
aux autorités nationales une large marge d’appréciation, solution motivée par le
fait que « la religion catholique romaine était celle de l’immense majorité des
Tyroliens » et que « les autorités autrichiennes ont agi pour protéger la paix
religieuse dans cette région et pour empêcher que certains se sentent attaqués
dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante ».

La Cour a conclu comme suit : « Il appartient en premier lieu aux autorités
nationales, mieux placées que le juge international, d’évaluer la
nécessité de semblables mesures, à la lumière de la situation qui existe
au plan local à une époque donnée. Compte tenu de toutes les circonstances
de l’espèce, la Cour n’estime pas que les autorités autrichiennes peuvent être
réputées avoir excédé leur marge d’appréciation à cet égard ».

Il faut souligner que, dans l’affaire Leyla Şahin c.  Turquie ([GC],
no 44774/98, par. 109, CEDH 2005-XI), concernant l’interdiction de porter le
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foulard islamique dans les établissements de l’enseignement supérieur en


Turquie, la Cour a réaffirmé que, vu la diversité de situations existantes en
Europe pour ce qui est des questions et symboles religieux, le choix des
décisions à adopter en la matière doit appartenir, en premier chef, aux
autorités nationales. La partie pertinente de cet arrêt rendu par la Grande
Chambre se lit ainsi :

« Lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’Etat et
les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent
raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu
d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national
(voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC],
no 27417/95, § 84, CEDH 2000-VII et Wingrove c.  Royaume-Uni, arrêt du 25
novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1957-1958, § 58). Tel est notamment le cas
lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les
établissements d’enseignement, d’autant plus, comme le démontre l’aperçu de
droit comparé, au vu de la diversité des approches nationales quant à cette
question.(…) La réglementation en la matière peut varier par conséquent d’un
pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées
par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public
(voir, mutatis mutandis, Wingrove, précité, p. 1957, § 57). Dès lors, le choix
quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation doit, par
la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’Etat
concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré. »

Pour ces raisons, la Cour a conclu à la non violation des articles 9 de la


Convention et 2 du Protocole no 1.

Elle a accordé la même place considérable à la marge nationale d’appréciation


dans deux affaires relatives au port du foulard islamique dans les écoles
publiques en France, à savoir Dogru et Kervanci c. France (nos 27058/05 et
31645/04, arrêts du 4 décembre 2008, par. 63), réaffirmant les principes
exposés dans l’affaire Leyla Şahin. Dans ces affaires également, « compte tenu
de la marge d’appréciation qu’il convient de laisser aux Etats dans ce
domaine », la Cour a conclu à la non violation de l’article 9 de la Convention.

Ensuite, dans plusieurs affaires françaises traitant la même question, la Cour a


prononcé le 30 juin 2009 des décisions d’irrecevabilité, réaffirmant que,
« lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l'Etat et les
religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement
exister dans une société démocratique, il y a lieu d'accorder une importance
particulière au rôle du décideur national. Tel est notamment le cas lorsqu'il
s'agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les
établissements d'enseignement » (Aktas – requête no 43563/08 ; Bayrak -
requête no 14308/08 ; Gamaleddyn – requête no 18527/08 ; Ghazal - requête

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no 29134/08 ; Jasvir Singh - requête no 25468/08 ; Ranjit Singh - requête no


27561/08).

Le Gouvernement roumain considère que cette approche aurait dû être


appliquée également par rapport à la question de l’exposition des symboles
religieux dans les écoles publiques.

Toutefois, malgré cette jurisprudence abondante reconnaissant aux autorités


nationale une ample marge d’appréciation dans les affaires traitant une
problématique extrêmement sensible, celle religieuse, la Cour a retenu une
solution totalement différente dans l’affaire Lautsi c. Italie, sans pour
autant avoir mentionné lesquels étaient les motifs l’ayant conduite à
s’écarter de sa propre jurisprudence.

Le Gouvernement rappelle à cet égard que, bien que la Cour ne soit pas
formellement tenue de suivre ses décisions antérieures, il est dans l'intérêt de
la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l'égalité devant la loi qu'elle
ne s'écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (voir, par
exemple, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001-I).

Pourtant, dans la présente affaire, bien que la Cour a décidé de se distancer de


sa jurisprudence antérieure, toutefois elle n’a fourni aucune raison pour
justifier sa nouvelle approche. Qui plus est, la Chambre n’a fait aucune
référence à la marge d’appréciation dont les autorités italiennes auraient dû
bénéficier en l’espèce.

Le Gouvernement admet que la Cour doit tenir compte de l'évolution de la


situation dans l'Etat défendeur et dans les Etats contractants en général et
réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant au niveau
de protection à atteindre (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99,
§§ 67-68, CEDH-2002-IV). Pourtant, de l’avis du Gouvernement, dans le
domaine des symboles religieux, un tel consensus est loin d’être réalisé, vu
la diversité des situations existantes dans les pays européens.

Par ailleurs, le Gouvernement roumain ne conteste pas que l’école publique


doive apparaître comme un lieu qui respecte toutes les conceptions religieuses
et philosophiques.

Toutefois, un des principes généraux sur lesquels la Chambre s’est fondée dans
l’arrêt du 3 novembre 2009 apparaît comme équivoque toujours par rapport à
la jurisprudence de la Cour, notamment dans les affaires concernant d’autres
signes religieux. Ainsi, dans le paragraphe 47 de l’arrêt, la Deuxième Section a
retenu que «  le respect des convictions des parents doit être possible dans le
cadre d'une éducation capable d'assurer un environnement scolaire ouvert et
favorisant l'inclusion plutôt que l'exclusion, indépendamment de l'origine sociale
des élèves, des croyances religieuses ou de l'origine ethnique. L'école ne devrait
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pas être le théâtre d'activités missionnaires ou de prêche ; elle devrait être un


lieu de rencontre de différentes religions et convictions philosophiques, où les
élèves peuvent acquérir des connaissances sur leurs pensées et traditions
respectives ».

Le Gouvernement estime que la recommandation de l’interdiction des symboles


religieux dans les sales de classe, en ignorant le spécifique national du pays
et ses traditions, éléments qui avaient joué un rôle important dans d’autres
affaires touchant à des questions religieuses, ne peut pas servir aux principes
découlant des articles 9 de la Convention et 2 du Protocole n° 1.

De plus, le fait de ne prendre pas en compte le contexte historique, politique,


culturel et juridique dans ce type d’affaires et de ne pas considérer la marge
d’appréciation reconnue aux Etats en la matière ne pourrait pas se concevoir
avec le principe de subsidiarité institué par le mécanisme conventionnel.

Or, le juge national, par son rapport direct avec les réalités de son pays, est
mieux placé que le juge international pour se prononcer sur les questions
religieuses.

Par ailleurs, le Gouvernement estime que l’interdiction de l’exposition des


symboles religieux est incompatible justement avec le principe de la
neutralité sur lequel la Cour a fondé son raisonnement dans les autres affaires
avec lesquelles elle a été saisie dans ce domaine.

Le Gouvernement roumain garde à l’esprit le principe selon lequel l’Etat doit


garder une attitude neutre à l’égard de l’enseignement public et s’abstenir d’y
imposer des croyances.

Toutefois, si on comprend l’affaire Lautsi au sens que la présence des symboles


religieux représente per se une atteinte à la liberté de religion et à celle des
parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions et, de ce fait, que
l’intervention de l’Etat est nécessaire dans tous les cas afin d’interdire leur
exposition, un tel approche ne pourrait pas servir au principe de la
neutralité.

Ainsi, on ne voit pas comment ce principe pourrait se concevoir avec la


recommandation faite à l'Etat d΄intervenir et d΄enlever les symboles religieux
exposés dans les salles de classe des écoles publiques. Si la neutralité impose à
l’Etat de concilier les religions de ses citoyens, une telle mesure arriverait, en
réalité, à supprimer la manière de manifester les convictions religieuses des
autres.

D’autre part, il ne doit pas être oublié que de tels symboles peuvent renfermer
des sens représentatifs de l’héritage et de la culture d’une nation.

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Dans ces circonstances, le principe de neutralité est mieux servi si la prise


d’une décision concernant l’absence ou la présence des symboles religieux
dans les salles de classes publiques est laissée à la communauté formée de
professeurs, d’élèves et de parents. Une telle solution garantit pleinement la
liberté de conscience manifestée dans la possibilité des communautés de
choisir, mais elle se circonscrit aussi au pluralisme éducatif, « essentiel à la
préservation de la société démocratique ». Or, à la lumière de l’affaire Lautsi qui
recommande, sans nuancer, l’absence des symboles religieux, il nous semble
qu’une telle solution ne puisse plus être acceptée.

Finalement, le Gouvernement estime que l’affaire Lautsi c. Italie doit être


distinguée des affaires Buscarini et autres c. Saint-Marin ([GC],
no 24645/94, CEDH 1999-I), relative à l’obligation des élus de prêter serment
sur les Evangiles et Folgerø et autres c. Norvège ([GC], 15472/02, CEDH
2007-VIII), portant sur le refus des autorités internes d'accorder aux enfants
une dispense totale du cours obligatoire sur le christianisme, la religion et la
philosophie.

A la différence des deux affaires précitées, où l’impact sur les sentiments


religieux de certaines personnes pouvait s’avérer considérable, il faut retenir
que, dans l’espèce Lautsi, la simple présence du crucifix dans les sales de
classe, sans être accompagnée d’aucune obligation, ne constitue pas un
élément qui touche lesdits sentiments d’une telle manière à déterminer une
violation des droits garantis par l’article 2 du Protocole n o 1 et 9 de la
Convention.

Au vu de ce qui précède, le Gouvernement roumain invite la Grande


Chambre à bien vouloir conclure à la non violation de l’article 2 du
Protocole n° 1 conjointement avec l’article 9 de la Convention.

Răzvan-Horaţiu Radu,

Agent du Gouvernement

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