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Estèves Aline. Evidentia rhétorique et horreur infernale : le portrait de Tisiphone chez Stace. In: Bulletin de l'Association
Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°60, décembre 2001. pp. 390-409;
doi : 10.3406/bude.2001.2464
http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_2001_num_60_4_2464
force persuasive d'un discours, car ce sens est perçu comme celui qui provoque
les émotions les plus marquantes : plusieurs figures de style tirent ainsi leur
efficacité du fait qu'elles jouent sur l'activation d'une image mentale. Cf. Rh. Her.,
IV, 45, IV, 59, IV, 62; De Orat. III, 160-161 ; III, 202.
8. « Menargeia, mise en lumière de l'objet descriptif, sans doute en raison de
son étymologie, de son application première aux claires visions homériques
ainsi que de sa fonction ornementale, reste indissolublement associée aux
notions de clarté, de scintillement. Le plus souvent, les topoi traités sont eux-
mêmes des objets lumineux et chatoyants : scènes de guerre où les armes
reluisent, incendies de ville, tempêtes fulgurantes, prodiges célestes ou encore
armures, boucliers, objets d'orfèvrerie, tissus brodés, prés émaillés de fleurs des
loci amoeni, et la beauté féminine elle-même », P. Galand-Hallyn, Les yeux de
l'éloquence, op. cit., p. 108.
9. « Le troisième est de lui donner un surcroît de brillant, ce qui constitue à
proprement parler l'élégance. Aussi Venargeia, dont j'ai fait mention dans ce qui
concerne les préceptes de la narration, doit être rangée parmi les ornements,
parce qu'elle est évidence, ou, comme d'autres disent, hypotypose plutôt que
clarté <d'un exposé>, que la première se laisse voir ouvertement, tandis que la
seconde, en une certaine mesure, se montre », /. 0., VIII, 3, 61, traduction de
J. Cousin, Paris, Belles Lettres, 1977. Toutes les traductions de Quintilien sont
tirées des Belles Lettres.
10. Quintilien établit une liste des descriptiones (IV, 2, 123-124) : l'hypotypose,
terme générique, définit toute description, et se confond parfois avec l'évidence
(IX, 2, 40, à rapprocher de Rh. Her. sur la descriptio, IV, 51 et la demonstratio, IV,
68 ; du De Orat., III, 202) ; description des lieux (IX, 2, 44) ; description des
personnes, nommée ethopoia ou mimesis, qui porte à la fois sur les paroles et les
gestes (IX, 2, 58) ; ces indications répondent à un objectif démonstratif, peindre
un type de caractère : grâce à ces détails, le personnage prend la forme d'une
imago agens, et les gestes, les attitudes et les propos décrits comme le
caractérisant, permettent d'identifier la nature de son âme. Cf. aussi à ce propos Rh. Her.
IV, 65. Sur Y imago agens comme description qui s'inscrit dans la mémoire cf. Rh.
Her. III, 37.
EVIDENTIA RHÉTORIQUE ET HORREUR INFERNALE 393
subiecimus euidentiae. (...) ab aliis hypotyposis dicitur, proposita
quaedam forma rerum ita expressa uerbis ut cerni potius uideantur
quam audiri11. L'évidence s'inscrit ainsi dans l'histoire de la
mimesis, puisqu'elle a pour fonction de représenter un objet par
l'intermédiaire de la parole ; sa spécificité vient de ce qu'elle le
donne à « voir » ; ce travail du texte est conçu comme un
ornement, apportant un relief expressif à la description.
Le recours à l'évidence, enfin, épouse une fonction perlocu-
toire précise : il s'agit de susciter des émotions chez l'auditoire,
afin de le persuader du caractère vraisemblable des faits
décrits 12. Quintilien établit en effet un lien très net entre le rôle
« spectaculaire » de l'évidence, qui « met sous les yeux » de
l'auditeur l'objet d'un discours, et sa capacité à susciter une émotion
puissante, exerçant un effet persuasif sur l'auditoire : magna
virtus res de quibus loquimur clare atque ut cerni videantur enuntiare.
Non enim satis efficit, neque, ut débet, plene dominatur oratio, si usque
ad aures valet, atque ea sibi iudex de quibus cognoscit narrari crédit,
non exprimi et oculis mentis ostendi 13. L'évidence, qui sert à « con-
11. « Quant à la figure, dont Cicéron dit qu'elle place la chose sous les yeux,
elle sert généralement, non pas à indiquer un fait qui s'est passé, mais à
montrer comment il s'est passé, et cela non dans son ensemble, mais dans le détail :
cette figure, dans le livre précédent, je l'ai liée à Yevidentia (l'illustration). (...).
D'autres l'appellent hypotypose, et la définissent comme une représentation des
faits proposée en termes si expressifs que l'on croit voir plutôt qu'entendre ». A
propos des trois qualités fondamentales de la narration, qui doit être claire,
brève, vraisemblable, Quintilien remarque aussi que certains théoriciens
mentionnent d'autres qualités de style, dont la qualité d'évidence ; il fait alors
référence à Cicéron (1.0. IV, 2, 64).
12. Quintilien, à la suite de Cicéron, souligne à maintes reprises que cette
représentation du texte constitue l'un des moyens les plus efficaces de convaincre
l'auditoire, parce qu'en provoquant des émotions qui sont source de persuasion,
elle procède insidieusement à l'argumentation. Cf. De Orat. I, 53, et I, 219-224.
Deux types d'émotion sont plus particulièrement liés à l'usage de l'évidence,
l'indignation (Rh. Her. II, 49, et Cicéron, De Invent. I, 104) et la pitié (Cicéron,
ibid., I, 107). Chez Quintilien l'on trouve nombre de remarques sur le juge, qui
est plus enclin à croire et à considérer comme vrai ce qui a provoqué chez lui
une émotion : on pourra se rapporter par exemple au livre VI, 2, 5-7. Quintilien
souligne d'ailleurs, au cours d'une comparaison entre Démosthène et Cicéron,
que les orateurs romains l'emportent sur les grecs dans le recours à l'émotion
persuasive, le moyen les plus efficace de persuader avec les traits d'esprit, /. O.
X, 1, 107.
13. « C'est une grande qualité que de présenter les choses dont nous parlons
avec une telle clarté qu'elles semblent être sous nos yeux. Le discours, en effet,
ne produit pas un effet suffisant et n'exerce pas pleinement l'emprise qu'il doit
exercer, si son pouvoir se limite aux oreilles et si le juge croit qu'on lui fait le
récit des faits qu'il connaît, au lieu de les mettre en relief et de les rendre
sensibles au regard de son intelligence », Quintilien, 1.0. VIII, 3, 62. On peut y voir
un rappel de l'assertion se trouvant en VI, 2, 32.
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crétiser » la parole, c'est-à-dire à la faire passer du domaine en
quelque sorte « abstrait » de l'audition (narrari crédit) à celui plus
« palpable » de la représentation mentale (ut cerni videantur,
exprimi), met l'objet du discours devant les yeux comme s'il
s'agissait d'un objet concret, réel, visible14. De cette image
« active » suscitée par le travail de l'évidence naît une émotion,
qui conduit au ravissement, aussi bien persuasif [efficit, plene
dominatur) qu'esthétique (oculis mentis ostendi), de l'auditoire : la
beauté du texte vivifié par l'évidence le subjugue, et cette
adhésion esthétique conduit à une adhésion émotionnelle, en quoi
réside la force persuasive la plus efficace pour l'éloquence
romaine 15.
L'évidence se trouve donc au carrefour de tout ce qui a trait à
la vue : elle incite l'orateur à travailler son texte dans le sens de
la représentation, de manière que les mots provoquent la
naissance dans l'esprit de l'auditoire d'une image, si vive qu'elle
s'imprime dans la mémoire et suscite ainsi une émotion
durable 16. Emporté par ce qu'il croit avoir vu de ses propres
et par là-même dans son cur (c'est seulement à ce moment-là que l'évidence
a prouvé son efficacité, celle qui lie la représentation à la vue et donc à une
émotion vive) la scène décrite. On lira sur les rapports entre la mémoire, la vue,
et les images saillantes, De Orat. II, 357-360.
17. Le discours vise toujours à la persuasion : les descriptions, toujours
conditionnées par la persuasion, la font reposer sur l'émotion et les images.
Quintilien affirme, en VTII, 3, 11 : Numquam vera species ab utilitate diuiditur (jamais la
vraie beauté ne se sépare de l'utilité). Sur les liens établis par la rhétorique latine
entre description et argumentaire, et leur transposition dans la poésie, le lecteur
pourra consulter l'article très éclairant de P. Galand-Hallyn, « Art descriptif et
argumentation dans la poésie latine », dans Figures et conflits rhétoriques, sous la
direction de M. Meyer, et A. LEMPEREUR, Bruxelles, 1991.
18. Cf. D. Madelenat, L'épopée, P.U.F., Paris, 1986, p. 30-39. Le lecteur
trouvera des indications précieuses mais dispersées sur la richesse ornementale
traditionnelle de l'épopée, dans les ouvrages de J. Bayet et P. Grimal, op. cit., et
des développements dans la Poétique où Aristote met en relation cette richesse
avec la longueur des uvres, notamment V, 10-15, XXIV, XXVI. Sur le fait
que l'épopée a davantage de champ pour la description que le discours oratoire,
on pourra consulter à titre d'exemple De Orat. III, 27, et 1.0. X, 1, 27; X, 1, 85.
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d'une finesse telle, qu'elle semble rendre compte d'un objet
d'art réel : joutes navales, forêt sacrée, combat guerrier, etc. 19.
Or, avec le portrait de Tisiphone Stace joue de déviances
esthétiques majeures, que nous voudrions souligner ici. En s'ap-
puyant sur les procédés de l'évidence, ce portrait s'écarte, par
son esthétique, de la tradition épique, qui veut que les
morceaux brillants nés du travail de l'évidence s'intègrent à une
esthétique idéalisante20, car ce que Stace choisit de « faire
voir », c'est un personnage infernal, type de personnage qui,
dans la tradition épique, est l'objet, tout au plus, d'une esquisse
descriptive - excepté chez Lucain : si, dès l'entrée en matière du
livre I, Stace nous livre le portrait détaillé de Tisiphone, ses
prédécesseurs, Virgile et Ovide, sur le même thème21, se
contentaient d'un « récit descriptif » 22.
19. Sur ce point, cf. J.-C. De Nadaï, op. cit, p. 49-68; 103-121 ; P. Galand-
Hallyn, Le reflet des fleurs, op. cit., chapitre i, p. 42-48 ; chapitre il
20. « Ainsi le poète est-il constamment prévenu dans son éventuel désir de
« mettre sous les yeux » de ses lecteurs des objets susceptibles de plaire à
l'imagination, soit par la qualité d'un réfèrent, qui serait lui-même délicieux, (...); soit
par la transfiguration idéale qu'opère généralement la représentation artistique,
la beauté d'une bataille ne se concevant en effet que pour celui qui prend une
certaine distance, et qui est affranchi de l'urgence de l'action », J.-C. De Nadaï,
op. cit., p. 64. Sur la fonction habituellement idéalisante de l'évidence dans ses
rapports avec la mimesis, on consultera cet ouvrage, qui fait un rappel p. 64-68
de la conception de l'image selon Aristote et donne des exemples chez Virgile.
Cf. également P. Galand-Hallyn, Le reflet des Fleurs, op. cit., p. 44-47, qui
montre qu'Homère a tendance à développer les ekphraseis pour les images de
félicité ; en revanche, « il est rare qu'Homère s'attarde à une peinture de
l'horrible », mais « lorsque le poète choisit de décrire un épisode pénible, il tend à
dévier rapidement de son sujet initial, ne retenant de lui que les traits
susceptibles d'être sublimés, envisagés sous l'angle de l'esthétique ».
21. Virgile, En. VI, 570-574; Ovide, Met. IV, 481-488 pour Tisiphone; mais
la critique rapproche aussi souvent la Tisiphone de Stace de l'Allecto
virgilienne. S. Franchet d'Esperey, dans Conflit, violence et non-violence dans la
Thébaïde de Stace, Belles Lettres, Paris, 1999, p. 227, voit en ce portrait une
différence majeure vis-à-vis de l'Allecto virgilienne, que Virgile présentait « en
situation », se refusant à une pause descriptive, tandis qu'Ovide ferait un long
portrait de Tisiphone : cette dernière remarque nous semble moins fondée,
étant donné que le texte d'Ovide ne s'appesantit sur le portrait du personnage
que sur deux vers, tandis que la suite du texte procède, comme chez Virgile, à
un portrait en action - même si celui d'Ovide se prolonge sur davantage de
vers. Cf. note 33.
22. Le « récit descriptif » s'intègre à la narration, et ne constitue pas un arrêt
descriptif caractérisé, statique; cf. P. Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs, op. cit.,
p. 29-33. Cf. également J. E. Bernard, Le portrait chez Tite-Live, coll. Latomus,
vol. 253, Bruxelles, 2000, p. 16-18 sur les différentes techniques descriptives du
portrait, et p. 55-56 sur les ressources de Yevidentia dans la composition d'un
portrait.
EVIDENTIA RHÉTORIQUE ET HORREUR INFERNALE 397
Il semble de fait que Stace, tout en s'établissant dans la
filiation de Virgile, par le thème choisi, le personnage de Tisiphone,
ait recours à une forme esthétique paradoxale, qui témoigne
essentiellement, en raison de son intensité expressive dans le
domaine de l'horreur infernale, de l'influence de Lucain 23.
23. S. Franchet d'Esperey, op. cit., p. 227-228 voit dans ce portrait une
transformation « hyperbolique » de la « vision traditionnelle », en ce que Stace,
qui reprend à Ovide sa « vision hideuse » du personnage, en accentue les
caractéristiques terrifiantes et répugnantes. Stace exacerbe ainsi « tout ce qui va
dans le sens de l'horreur », et « va encore plus loin qu'Ovide dans la morbidité :
la Furie n'est plus l'agent de la vengeance, comme chez Eschyle; elle n'est pas
seulement non plus l'agent du conflit et du furor, comme chez Virgile ; des
Enfers elle apporte autre chose : la hideur, la corruption de la chair, la
souillure ».
24. Les influences littéraires qui transparaissent dans récriture de Stace
remontent à Lucain et Sénèque, mais aussi à Virgile. On consultera à ce propos
l'introduction à la Thébaïde de R. LESUEUR, op. cit., xi à xix; les articles de
L. MlLOZZI, « Alcuni nuovi contributi allô studio dell'imitazione virgiliana nella
Tebaide », Orpheus 1995 16 (2) : 417-433 ; de P. Venini, « Ancora sull'imitazione
seneana e lucanea nella Tebaide di Stazio », R.F.I.G XCV 1967 : 418-427; et de
D. Vessey, « Lucan, Statius, and the baroque epic », C. W.LXlll 1970 : 232-234.
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criptive se modelant sur l'aphasie terrifiée du narrateur 25. Ici, la
créature infernale est bien perçue comme un être qui paralyse
le narrateur, sous l'effet de l'horreur qu'elle suscite; mais son
apparition, au rebours de la tradition, contraint le narrateur à
rendre compte de cette horreur en procédant à un portrait
appuyé 26.
L'originalité de Stace ne tient donc pas au thème choisi, mais
au déplacement esthétique qu'il impose au motif, en ayant
recours à une expansion descriptive expressive pour le portrait
de ce personnage infernal, procédé qui laisse soupçonner une
influence lucanienne :
Stace, Theb,l,v. 103-110:
28. Sur les influences de ces auteurs au niveau de l'uvre entière, cf.
F. DELARUE, op. cit., p. 41-175. Tisiphone se rapproche principalement de
l'Allecto virgilienne (p. 63). Pour les auteurs dont s'inspire Stace, (Homère,
Euripide, Virgile, Ovide, Lucain, Sénèque le tragique) cf. F. Caviglia, La Tebaide,
libro I, éd. dell'Ateneo, Roma, 1973, p. 8 de l'introduction. Stace use de rappels
sémantiques à l'égard de ses devanciers : F. Caviglia rapproche les vers 104-
105, de Virgile, En. VI, 300; les vers 109-110, de En. VI, 301 ; VI, 555; VI, 251.
Ces mêmes vers constituent aussi un jeu d'aemulatio par rapport à Ovide, Met.
VI, 482, sq. Certains syntagmes évoquent ponctuellement Silius Italicus, Pun.
II, 465, sq. (thème des yeux enfoncés) ; Valerius Flaccus, Arg. VI, 447(la peau
gonflée de venin; la rougeur similaire à celle d'une éclipse lunaire).
A. -M. Taisne, qui étudie dans L'esthétique de Stace, Belles Lettres, Paris, 1994, les
indices qui dans le texte font état d'une aemulatio, p. 18-20, ajoute Hésiode à la
liste de F. Caviglia. Pour Tisiphone, Stace s'inspire bien de Virgile, Ovide,
Lucain, mais surtout de Sénèque (p. 87). Stace mêle les indices pittoresques de
Tisiphone à ceux de l'allégorie de la Mort, délivrés par Virgile (p. 212). S. Fran-
CHET D'ESPEREY, op. cit., fait l'état de la question sur les thèses qui situent Stace
par rapport à ses deux modèles majeurs que sont Virgile et Lucain, p. 7-17. Tisi
phone, à la fois agent et allégorie de la malédiction d'dipe, trouve ses modèles
dans l'Allecto virgilienne et la Discordia d'Ennius (p. 209).
29. Cf. J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, Klincksieck,
Paris, 1949, p. 341 : le thème des Enfers se caractérise par une semi-obscurité,
cette « idée de décoloration » entraînant « la représentation des objets en noir,
teinte qui joue le rôle le plus important, symbolisant d'autre part la nuit et la
mort ». Ater et caeruleus sont les adjectifs les plus utilisés. L'étude est développée
p. 362-363, où sont notées les différentes associations substanuf-épithète qui
sont topiques de la peinture du monde infernal.
30. Les serpents ont aussi leurs caractéristiques chromatiques topiques :
J. André, op. cit., p. 360, souligne que les adjectifs les plus courants pour les
caractériser sont ater et caeruleus, comme dans la topique infernale, ceux-ci
faisant d'ailleurs partie de la peinture traditionnelle des Enfers ou des êtres
infernaux, ce qui mène à une contamination chromatique. Chez Virgile, Tisiphone
est décrite dans le cadre des Enfers, et son apparition se fait sur fond de décor
sombre (atris hiatibus, sub umbras) ; la couleur rouge est rattachée au seul terme
cruor, et n'apparaît qu'à cette occasion. Ovide amplifie la thématique
chromatique : l'isotopie du rouge donne une version exaspérée du seul cruor de Virgile,
en insistant en particulier sur la liquidité du sang (on relève les syntagmes made-
factam sanguine, fluidoque cruore rubentem). Virgile dote Tisiphone de quelques
attributs infernaux (flagello, anguis), tandis qu'un seul serpent apparaît dans le
portrait d'Ovide (tortoque (...) angué).
31. Le terme de théâtralité n'est habituellement employé que pour les textes
de théâtre, dans lesquels apparaissent des notations de gestes, de voix, des indi-
400 ALINE ESTÈVES
ment de l'ordre du continuum narratif; dramatisation versifiée,
avec des enjambements, ainsi qu'une redistribution des mots
dans le vers à des fins expressives, agrémentée d'une scansion
témoignant d'une émotion bouleversante 32.
Mais l'esthétique de ce portrait repose sur une expansion
descriptive dont l'intensité expressive n'a rien de traditionnel : les
vers 103-110 donnent du personnage une image non en
action33, mais subitement statique. Sont alors redistribuées de
manière originale les données esthétiques topiques 34.
Si l'on se penche sur l'esthétique de ce portrait dans ses
procédés généraux, on remarque en effet que Stace substitue, à
un personnage en action et fugitivement entraperçu chez Vir-
40. Ces remarques sont inspirées par les travaux de J. DANGEL. Cf. en
particulier
n° 10, «Univ.
L'hexamètre,
de Granada,
une Granada,
stylistique 1999,
des styles
63-94.
métriques », Florentia Iliberritana,
41. J. André, op. cit., p. 43-52 souligne la valeur affective et symbolique de
ater: « à côté du noir pur, ater est le noir terne et laid, nuance d'où proviendra
la valeur affective qui lui est propre », d'où plusieurs objets qui seront qualifié
d'ater en raison de la tristesse ou du sentiment de malaise qu'ils véhiculent,
comme les nuages, la nuit, les serpents. Ces sentiments peuvent être ceux de
l'effroi, et ater est alors attaché à la peinture traditionnelle des Furies, des
serpents, de la mort J. André cependant ne relève pas le verbe umbrare dans sa
liste des verbes employés en épopée pour décrire l'obscurcissement : il semble
que cet usage soit original ; la rareté du terme dans ce contexte contribue à
susciter une inquiétante étrangeté.
42. J. André, op. cit., rappelle p. 340 que le thème du regard rouge est
topique quand il s'agit de peindre des serpents, notamment ceux qui se trouvent
sur la tête des Furies. Mais il souligne que Stace se distingue volontiers par une
certaine originalité, puisqu' « aux épithètes virgiliennes dont il use modérément
(ater, caerukus), il préfère le vert, ou même une couleur insolite ». Ici, Stace a
bien recours aux épithètes virgiliennes, mais il opère aussi un déplacement de
la topique : il insiste massivement et localement sur la couleur sombre ; il
rattache l'isotopie du rouge aux yeux de Tisiphone et à sa bouche, et non aux yeux
des serpents qui forment sa chevelure. Ce faisant, il déplace les attentes du
lecteur, et procède à un portrait original, que l'on peut qualifier d'étrange.
43. Le verbe rubere recouvre plusieurs nuances : cf.J. André, op. cit., p. 76-77.
Employé avec igneus et ferreus, il semblerait qu'il concourre à développer
l'isotopie de la lumière flamboyante, igneus étant souvent associé à la couleur de
l'aurore (p. 335) ou à celle du soleil (p. 337). Mais cette notation devient plus
404 ALINE ESTÈVES
S'il y a bien rougeoiement dans ce portrait, ce n'est pas dû à
la présence massive du sang comme chez Ovide, mais à une
lueur proche de la flamme, et concentrée dans les yeux.
Cependant, le chromatisme rouge est aussi rattaché, quoique
discrètement, à celui du sang : le substantif sanie évoque ainsi une
forme de rougeoiement, mais comme ce terme désigne très
exactement le sang putréfié, ou le venin, il connote surtout la
noirceur et le monde infernal, effrayant44. Stace reprend donc
l'isotopie du sang, mais sans l'exacerber comme Ovide. En
revanche, le terme qu'il emploie, sanie, décale légèrement la
thématique originellement virgilienne, en la faisant plus
sordide «.
En réalité, les deux isotopies ne sont jamais traitées
séparément, mais toujours mêlées, et cette particularité esthétique
montre comment Stace crée, à partir des données esthétiques
« immuables » attachées à l'imaginaire de ce personnage, sa
propre esthétique, caractérisée par la noirceur mêlée
d'incandescence 46. La figure du contraste chromatique semble en effet
constituer l'un des traits majeurs du portrait, puisque le noir et
le rouge sont juxtaposés. La comparaison aux vers 105-106 est
à cet égard significative, car elle rend compte de
l'obscurcissement (nubila), et renforce au même instant la suggestion chro-
inquiétante quand on sait aussi que rubere, comme c'est le cas ici, est employé
pour parler des éclipses de lune dues à la magie (p. 337-338), et que l'emploi de
ferreus est ici inhabituel : « cette lueur qui brille dans les yeux de Tisiphone
pourrait à la rigueur s'expliquer par le seul éclat de l'acier, n'était la comparaison
suivante qui se réfère à la couleur de la lune dans les enchantements. Il y a dans
cette valeur particulière et accidentelle de ferreusle souvenir à la fois du fer rougi
au feu et de l'emploi d'igneuspoui l'éclat des yeux » (p. 183). Stace emploie donc
des termes dont la polysémie permet de jouer aux frontières de Pétrangeté :
rubere introduit le monde de la magie ; igneus, qui aurait pu être anodin, devient
suspect, parce qu'il ne se rattache pas ici au regard, mais à la couleur de
l'haleine, ce qui contribue à remplir l'atmosphère d'un effet de brumeux-lumineux.
Ferreus confirme cette recherche de l'ambiguïté atmosphérique, en appelant
l'imagination du lecteur à se figurer une couleur indéterminée : dans cette
indétermination se loge aussi la caractère étrange et effrayant de la figure. Sur
l'introduction du fantastique dans la poétique de Stace, en particulier dans sa
relation avec la présence d'êtres infernaux, cf. F. Delarue, op. cit., p. 421-423.
44. De ce substantif, S. FRANCHET d'Esperey, op. cit., p. 228, dit qu'«il
contribue aussi à rendre la vision repoussante, car il ajoute à l'idée du poison
celle de la corruption de la chair ».
45. Sur le thème du sang, cf. note 30.
46. Le portrait du Sphinx, Thébaïde, II, 505-515, ressortit à la même
esthétique, celle du rougeoiement et de la noirceur incandescente. Ce détail
esthétique semble caractériser les personnages dont Stace veut livrer un portrait
« horrifique », en ce qu'ils ont un lien de parenté avec le monde infernal : cf. par
ex. Cerbère, II, 26-31 ; le serpent, V, 508-511.
EVIDENTIA RHÉTORIQUE ET HORREUR INFERNALE 405
matique d'incandescence, avec le verbe rubet, qui passe de la
rougeur attachée traditionnellement, pour ce personnage, au
champ lexical du sang, à celui de la lumière47. Les vers 107-108
prolongent l'effet recherché, avec la juxtaposition, en fin de
vers, en correspondance pied-mot, d'un adjectif qui dénote une
lumière de feu (igneus), et d'un adjectif de noirceur (atro) :
apparaît ainsi dans l'imagination du lecteur une bouche évoquant un
four de braises, sombre et incandescent à la fois.
Les jeux de couleur ne sont pas seuls à créer une atmosphère
d' « inquiétante étrangeté ». Stace a également recours, pour
donner du relief à ce personnage, malgré l'absence de
mouvement, à des effets de ligne, et s'attache à le décrire comme un
être soumis aux lois de la deformitas: il trace des courbes, des
hérissements, livre des indices de fluctuations organiques, qui
donnent au portrait de Tisiphone une présence, une épaisseur
concrète, et ce malgré son caractère statique. Il joue par
exemple sur la ligne tranchante, avec l'évocation de la densité
hérissée des serpents (centum Mi umbrabant cerastae, turbd), la
raideur des vêtements [riget), leur rugosité (horrida), et propose
également une ligne plus arrondie, plus courbe, avec les mentions
organiques, comme le gonflement et Pétirement de la chair (suf-
fusa, tenditur, glisciij, ou le creux des orbites (abactis oculis). Ces
deux traits concurrents servent à tracer le buste du personnage ;
les creux et les hérissements concourent à donner l'image d'une
laideur monstrueuse, dans une esthétique contrastée appuyée,
parce qu'employée en redondance avec le contraste
chromatique.
Les jeux de scansion le confirment : suffiisa, dont la métrique
verbale est un anti-bacchée (-u), et veneno, un bacchée (u-), se
rencontrent dans un contre-rythme d'autant plus sensible, que
ces deux distributions métriques constituent une inversion de la
scansion dactylique. Les vers 109 et 110 mettent fin à cet arrêt
descriptif en évoquant l'accoutrement du personnage sous
forme de relief exaspéré, comme l'évoquent les mots riget,
précédé d'une penthémimère, et horrida, placé au cinquième
pied : la scansion étaye la plasticité du relief hérissé.
Stace a donc choisi de redistribuer l'ensemble des motifs
attachés traditionnellement de manière allusive à Tisiphone, pour
en faire des attributs concrets, appuyés et dévoyés du person-
47. On remarquera que rubet, scandé de deux brèves, semble inviter le lecteur
à se figurer une lueur clignotante, ce qui constitue une originalité de plus chez
Stace - même si elle reste très succincte - dans l'élaboration esthétique
renouvelée de ce personnage.
Bulletin Budé 28
406 ALINE ESTÈVES
nage : la noirceur est celle de l'accoutrement, la rougeur non
celle du sang, mais de l'incandescence de ses yeux; quant au
cortège traditionnel des douleurs, il s'apparente non à une
assemblée d'allégories infernales, mais à une myriade de maux
ayant des implications physiques 48.
L'évidence est essentiellement travaillée dans ses potentialités
d'expression pittoresque. L'expressivité du texte tient moins à la
peinture d'une figure en action comme chez Virgile et Ovide,
qu'à un portrait peint avec relief, qui confère à Tisiphone un
effet de présence, l'évidence servant à jouer sur des horizons
confus : Stace brouille les frontières qui reposent sur la
différence entre le vrai, le vraisemblable et l'invraisemblable, pour
fonder une esthétique nouvelle. Cette description, composée
d'une « déviance » descriptive globale puisque Stace peint
longuement, sous un jour étrangement réaliste et en même temps
étrangement irréel, un être mythique, contribue à placer
Tisiphone sous l'éclairage persistant d'une « inquiétante
étrange té ».
La Tisiphone de Stace épouse donc un modelé
particulièrement concret, sans perdre en expressivité, malgré l'absence de
mouvement : se dresse devant nous une figure impressionnante,
au relief anguleux, aux lueurs bizarres, qui reste très dynamique
malgré un arrêt descriptif caractérisé, car Stace l'agrémente de
touches fantastiques, qui réintroduisent dans ce personnage, si
familier et pourtant si insolite, une note d'étrangeté terrifiante.
Il s'en dégage une émotion différente de chez Virgile ou Ovide,
qui se modèle sur l'ambiguïté du personnage : elle est faite
d'horreur religieuse mêlée de dégoût intense; en donnant un
ancrage corporel poussé à ce personnage, Stace fait ainsi
échapper son texte à l'émotion simplement terrifiante,
déterminée par un contexte religieux, que pratiquaient ses
prédécesseurs.
Mais l'originalité de Stace épouse une forme trop novatrice
pour résulter d'un simple jeu mondain d'aemulatio: ce corps et
ce visage figés, hauts en couleur, tracent un portrait anguleux,
qui égratigne l'imagination. Sa place, en tant que première
description apparaissant au début de l'histoire, semble délivrer au
lecteur un message crypté, dont le contenu doit être décodé :
est-ce là la simple manifestation d'un goût d'époque, une
recherche purement gratuite de 1' « esthétique du laid » ? Nous y
voyons un sens plus profond - et à ce titre l'adjectif horrida, sous
50. Stace décrit une guerre Thébaine qui n'est pas toujours pure violence, et
rappelle parfois la peinture de la guerre civile faite par Lucain, parce qu'il
donne à voir des scènes de réalisme sanglant : les « corps sanglants » dans la
Thébaïde provoquent souvent un arrêt circonstancié de la narration. Ces corps
semblent alors décrits pour le seul plaisir esthétique que susciterait leur chro-
matisme, ou l'ingéniosité de l'auteur s'attachant à décrire les blessures, dans un
but de variatio sur le thème, qui pourrait sembler malvenu, ou relever du
mauvais goût. La tradition épique voudrait au contraire que le texte limite ces
expansions en s'attachant à donner un sens à chaque blessure, en les inscrivant
au sein d'un code d'honneur héroïque, et peigne ces blessures d'un pinceau
léger, laissant certes fuser quelques gouttes de sang, mais sans s'attarder sur une
intériorité corporelle suspecte, ou un épanchement sanglant. Cf. sur cette
tradition descriptive et les ressources de l'évidence quand il s'agit dépeindre le laid
P. Galand-Hallyn, Le reflet des Fleurs, op. cit., p. 44-47. On a souvent parlé d'une
attirance pour le mauvais goût, qui serait caractéristique d'une époque, et
auquel Lucain, Sénèque et Stace sacrifieraient. Sur le problème de la beauté du
texte, et des tensions qui peuvent surgir dans la pratique littéraire entre réalisme
de la laideur et grandeur sublime, le lecteur consultera A. Michel, La parole et
la beauté, Belles Lettres, Paris, 1982, première partie, chapitre IV, p. 101 sq.
Plusieurs passages descriptifs de la Thébaïde établissent un lien très net entre le
caractère atroce d'un événement et le regard tétanisé posé sur cette horreur, qui
EVIDENTIA RHÉTORIQUE ET HORREUR INFERNALE 409
ce point, de la tradition, car l'évidence sert alors à détailler des
éléments descriptifs normalement épurés en poésie épique,
ceux qui relèvent du macabre et du sordide. Le poème fait dès
lors part d'une violence qui n'est plus idéalisée, mais qui se
montre comme horrible, d'où ne peuvent découler pour le
lecteur les sentiments de pitié ou de terreur pures, car le texte, qui
nous présente un enrayement de la laideur, en procédant à un
« arrêt sur image », concentré sur des éléments aussi terrifiants
qu'étranges, empêche la beauté esthétique de procéder à
l'élévation sublime.
Notre passage exploite donc les ressources émotionnelles que
permet l'évidence, dans la mesure où il nous livre effectivement
une description bouleversante, qui ébranle l'imagination du
lecteur, et impose à son esprit le « spectacle » d'un personnage
infernal. Mais si pour Cicéron et Quintilien, l'évidence est le
parangon de l'ornement littéraire, la façon la plus sûre de
rendre son récit aussi émouvant que beau, ici l'évidence
débouche sur une ambiguïté esthétique majeure, dont l'emploi
est réitéré dans la Thébaïde, et qui consiste à composer une
mosaïque de morceaux brillants, où surgissent de fascinantes
« fleurs de sang » 51, le texte proposant des images qui éveillent
une émotion en raison de l'incongruité esthétique attachée à
leur effet de présence.
L'évidence, dévoyée, permet d'introduire horreur et dégoût,
fruits de l'étonnement, de la surprise esthétique, comme une
ultime transgression dans l'ordre de la réception émotionnelle :
le portrait de Tisiphone est révélateur de ce programme
poétique, il en constitue la clef de lecture, et nous montre que
désormais, pour imager le caractère horrible et terrifiant d'une
« inquiétante étrangeté », l'écriture doit elle-même se prêter à
une métamorphose 52.
Aline Estèves.
Université de Paris IV, Paris-Sorbonne
et Université de Bourgogne.
justifie Pappesantissement descriptif: cf. par ex. la mort de Tydée, VIII, 751-766,
mais aussi quelques descriptions de champ de bataille, VII, 760-768 ; IX, 266-
269, etc.
51. Expression empruntée à P. Galand-Hallyn, Les yeux de l'éloquence, op. cit.,
p. 177.
52. Stace se situe ainsi dans la droite lignée de Lucain, qui avait systématisé
le recours à l'évidence pour ce genre de description atypique. Cf. J.-C. De
Nadaï, op. cit., p. 80-96.