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Annales de Bretagne et des pays

de l'Ouest

Le temps, « père de toutes choses ». Chronos - Kronos


Mme Simondon

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Simondon . Le temps, « père de toutes choses ». Chronos - Kronos. In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 83,
numéro 2, 1976. pp. 223-232;

doi : 10.3406/abpo.1976.2806

http://www.persee.fr/doc/abpo_0399-0826_1976_num_83_2_2806

Document généré le 22/05/2016


Le temps, «père de toutes choses»

Chronos - Kronos

par Mme SIMONDON

C'est dans une ode composée en 476 avant J.-C. en l'honneur


de Théron d'Agrigente que Pindare nomme le Temps « père de
toutes choses », ô itàvTtov rca-cTip (01. II 17). Cette formule, unique
dans l'œuvre de Pindare, s'insère dans un ensemble de réflexions
sur les vicissitudes de la vie humaine et l'accomplissement
inéluctable du destin : « Rien de nos actions justes ou injustes ne peut
être anéanti. Le Temps même, père de toutes choses, ne saurait
faire qu'elles n'aient pas été accomplies. » Les commentateurs des
Odes n'ont pas accordé beaucoup d'attention à cette définition du
temps. Certains, comme C. M. Bowra, ont tenté d'expliquer non la
formule elle-même, mais l'ensemble des vers 15 à 18 en se référant
à la vie de Théron, à l'alternance des succès et des revers de sa
carrière de tyran, aux conflits avec Hiéron de Syracuse (1). D'autres,
comme J. H. Finley (2), sans distinguer non plus le vers 17,
rapportent cette réflexion sur le temps à l'inspiration générale de l'ode,
exceptionnelle chez Pindare, puisque la deuxième Olympique est
le seul poème, avec trois fragments de thrènes conservés par
Platon et Plutarque, à exposer une doctrine de la survie et de la
transmigration des âmes, où l'on reconnaît les traits principaux
de l'eschatologie orphique. Ces croyances sont généralement
attribuées au destinataire de l'ode, Théron, plutôt qu'à Pindare lui-
même. La ville de Théron, Agrigente, qui fut aussi la ville d'Empé-
docle, était un lieu favorable au développement d'une telle inspiration.
Revenons à la formule sur le temps. Il faut se garder de lui
donner un sens banal puisque toute l'ode paraît contenir un
enseignement ésotérique. Mais son propre contexte ne l'explique pas
clairement. Ni les références biographiques, ni le contenu du mythe
eschatologique ne permettent de la justifier avec précision. S'agit-il
d'un hapax forgé par Pindare ou d'un emprunt à un contexte
oublié ? Si l'on prend les termes à la lettre, on peut dire qu'ils
expriment un sens cosmogonique ou théogonique : Chronos est un dieu,
et il engendre toutes choses. C'est donc dans un contexte
cosmogonique qu'il faut essayer de les comprendre.

(1) CM. Bowra : Pindar, Oxford 1964.


(2) J.-H. Finley : Pindar and Aeschylus 1966.
224 ANNALES DE BRETAGNE
f
La conception du temps comme origine (àpxh) universelle existe
dans plusieurs cosmogonies grecques : celle de Phérécyde de Syros
(vie siècle) et deux cosmogonies dites orphiques, exposées et
commentées par des compilateurs pour la plupart tardifs.

Phérécyde de Syros : textes nos 1, 2, 3. ■

Phérécyde se situe au début ou au milieu du VIe siècle av. J.-C.


Des récits plus ou moins légendaires en font un contemporain
des sept Sages, un Maître de Pythagore et, comme ce dernier, un
shaman, auteur de prodiges et de miracles. S'il a eu un disciple
illustre, lui-même, dit-on, n'a pas eu de maître, mais a tiré sa
doctrine de « livres secrets phéniciens » (Suda ; Philon de Byblos
ap. Eusèbe P. E. I 10, 50). Le plus intéressant pour notre propos
est le témoignage d'Aritote (Met. N 4 1091 b 8) qui cite Phérécyde
parmi les théologiens « mixtes », cl \\.z\xz\.y^.ïvo^ tûv 8eoX6ywv, c'est-à-
dire « ceux qui ne disent pas tout sous une forme mythique »,
tu \xx[ p,u5ixûç àrcxvTa Xiyzw, et qui « font du premier créateur la
chose la meilleure », tô yevvTÎtrav ttpûtov àpurxov. En effet, parmi les
premiers principes que Phérécyde met à l'origine du monde, il y a
le Temps, Chronos, à côté de deux figures mythiques, Zas et Chthonié
(texte n° 1 Diogène Laerce I 119 et texte n° 2 Damascius Des
premiers principes, 124 b).
Le nom de Chronos a intrigué certains historiens de la pensée
grecque, qui s'étonnent qu'un théologien ancien ait pu mettre un
principe aussi abstrait à l'origine du monde. Par exemple, Wila-
mowitz (Kleine Schriften V) et Zeller (Die Philosophie der Grie-
chen I). Aussi ont-ils voulu lire Kronos à la place de Chronos,
suivant en cela l'exemple de plus anciens commentateurs de
Phérécyde, mais avec d'autres arguments. Hermias, dans la Satire des
Philosophes païens (texte n° 4), transmet le nom de Kronos au
lieu de Chronos : « Phérécyde dit que les principes (ou origines)
sont Zeus, Chthonié et Kronos, Zeus l'éther, Chthonié la Terre,
Kronos le Temps ; l'éther est ce qui agit, la terre ce qui subit, le
temps ce dans quoi les choses deviennent ». On remarque que la
notion de temps origine est réintroduite dans le commentaire alors
que le nom a disparu de la citation. Le même jeu sur les deux
noms se retrouve dans les commentaires des cosmogonies orphiques.
Wilamowitz et Zeller écartent, eux, le nom et le sens de Chronos-
Temps et installent le fils d'Ouranos à une place et dans une
fonction qu'il n'occupe jamais dans les cosmogonies les plus anciennes.
Dans la Théogonie d'Hésiode, Kronos n'est pas un dieu primordial,
il n'a pas de fonction cosmogonique ; il apparaît, dans la succession
des mythes de souveraineté, comme roi, puis roi détrôné par son
propre fils Zeus, et relégué au fond du Tartare (3). Chez Phérécyde,

(3) Voir J.-P. Vernant : Métis et tes mythes de souveraineté dans la Revue de
de l'Histoire des Religions (Annales du Musée Guimet) III 1971, p. 29-76.
ANNALES DE BRETAGNE 225

Kronos est le héros d'un épisode mythique, la lutte contre le serpent


Ophioneus, type bien connu de théomachie dans les cosmogonies
grecques et orientales (texte n° 5) (4).
Nous ne savons pas du tout si Phérécyde a associé lui-même
Chronos et Kronos. Car il est impossible de se faire une idée
complète et unifiée de sa cosmogonie puisque nous ne disposons que de
très courts fragments difficiles à raccorder entre eux. Nous
admettrons, en suivant la tradition la plus largement attestée, que
Phérécyde a mis, à l'origine du monde, le Temps Chronos (5).
La citation de Damascius, qui suit Eudème, donc une source
antérieure, apporte quelques précisions sur la création du Temps
(texte n° 3). Chronos fabrique avec sa semence le feu, le vent (ou
l'air ?) et l'eau (la terre existe déjà), et les dépose dans cinq cavités,
nuxol, sorte de matrices où se forme une autre génération de dieux.
Il faut faire la part de la citation et du commentaire : le mot
■jweûfxa est assez suspect. S'agit-il, comme le pense Kirk, d'une
exégèse stoïcienne introduisant une explication physique (6), ou, comme
le suggère West, de la coexistence chez Phérécyde d'une idée
mythique (dieux dans les cavernes) et d'une pensée physique plus
rationnelle (les éléments contenus dans la semence du dieu sont
mélangés dans des proportions diverses) ? (7). Selon la Suda, on
donnait à la cosmogonie de Phérécyde le titre de Theokrasia. Ce
double aspect de pensée mythique et physique s'accorderait avec
le jugement d'Aristote sur Phérécyde, « théologien mixte ». Chronos
crée donc les éléments ou des éléments, puis des dieux. Cosmogonie
précédant une théogonie, comme chez Hésiode. L'idée du Temps
comme père cosmique est en tout cas sans précédent dans les
mythes grecs de création.

Les cosmogonies orphiques :

Rappelons quelques points sur la « question orphique » pour


situer ces cosmogonies. Le plus critique des livres consacrés à
l'orphisme, « The Arts of Orpheus » (Berkeley, 1941) de I. M. Lin-
forth soutient que le mot orphique s'applique dès le VIe siècle
jusqu'à 300 à la pratique d'un culte, mais qu'aucune littérature
(pomportant hymnes, cosmogonies, théogonies) ne peut être
qualifiée d'orphique avant la période hellénistique. Attitude qui n'a pas
été suivie par la plupart des savants jusqu'à ces dernières années
et qui a fait l'objet d'un jugement très humoristique de E. R. Dodds
(Les Grecs et l'Irrationnel, 1950) : « Depuis 20 ans, dit ce dernier,
j'ai perdu beaucoup de science... » Cette tendance hypercritique a été

(4) Lutte de Zeus contre Typhée chez Hésiode, de Marduk contre le serpent
Tiamat dans le mythe de création babylonien, du dieu de l'orage contre le
serpent Illuyanka dans le mythe hittite...
(5) C'est ce qu'admettent P.-M. Schuhl, M.-L. West, W. Jaeger...
(6) The presocratic Philosophers p. 58.
(7) Early greek Philosophy and the Orient 1973.
226 ANNALES DE BRETAGNE

renversée assez récemment par la découverte en 1962 d'un papyrus


grec à Derveni. Ce papyrus, daté du milieu du IVe siècle av. J.-C.
d'après les critères de l'écriture et de l'archéologie (8), contient un
commentaire sur un poème cosmogonique attribué à Orphée. De
plus, quelques vers d'un autre poème désigné par des
commentateurs tardifs comme appartenant à la Cosmogonie des Rhapsodes
(Pseudo-Aristote nspî x6ojxou 7 401 a 25 = Kern 0 F 21 a), se
trouvent cités par le commentateur du papyrus. Voilà qui nous permet
de faire remonter nos sources plus haut. On peut donc admettre
l'existence de cosmogonies orphiques au moins au Ve siècle, car il
faut tenir compte d'un certain laps de temps pour qu'une pensée
soit réfléchie, diffusée et finalement commentée. Chronos figurait-il
dans le poème commenté du papyrus ? Impossible de le savoir
puisque tout n'est pas conservé (le papyrus a brûlé en partie) et
que ce qui reste lisible n'est pas totalement publié.
Nous nous limiterons donc aux témoignages tardifs de Damascius
sur les deux traditions parallèles des cosmogonies orphiques, celle
de Hiéronymos et Héllanicos, et celle des Rhapsodes (textes n05 6
et 7) (9). Si l'on débarrasse le texte de Damascius des notions et
des termes propres au néoplatonisme, on lit que Chronos est un
dieu primordial, premier principe dans la cosmogonie des
Rhapsodes, troisième dans celle d'Hiéronymos après l'eau et la terre. Il
engendre (voir schéma) Ether noteros (humide), Chaos apeiron
(infini), Erèbe omichlodès (brumeux), puis un œuf bisexué d'où
sortent les germes de toutes choses (7tàv-cwv aTOpixàTtov t6 7cXf)0o<;) ; le
premier né de l'œuf se nomme Protogonos (ou Zeus ou Pan) ; selon
la tradition des Rhapsodes, Chronos engendre Ether et Chaos, puis,
de même, un œuf qui donne naissance à un autre premier-né Phanès.
Si l'on compare ce type de cosmogonies à d'autres mythes de
création, ceux d'Hésiode, d'Epiménide, d'Akousilaos, ou à celui que
rapporte Aristophane dans les Oiseaux, on remarque un certain
nombre de constantes : l'œuf cosmique (qui n'est pas
spécifiquement grec), le chaos, les principes du solide, de l'humide et du
nocturne, et surtout l'apeiron, l'infini ou l'illimité, ou encore
l'indéterminé, que des penseurs ioniens comme Anaximène et Anaximandre
ont placé à l'origine du Tout. Dans la tradition orphique, un Temps
sans âge (àyôpaoç) engendre un Chaos sans limite (10). Comme l'écrit
C. Ramnoux, « tout se passe dans la nuit de l'indétermination. Mais
tout ce qui s'y passe contient le germe des futures
déterminations » (11).

(8) Une conférence de P. Boyancé faite aux Etudes Grecques sur le papyrus
de Dervéni a été publiée dans la Revue des Etudes Grecques tome LXXXVII
janvier-décembre 1974. Voir aussi l'article de St. Kapsomenos dans Archaiolo-
gikon Deltion 19, 1964, p. 17-25.
(9) Damascius ne présente pas la première tradition comme orphique, mais
Athénagoras (Pro Christianis 18) attribue un récit identique à Orphée.
(10) L'épithéte àyrjpaoç se rencontre ailleurs, dans d'autres fragments
orphiques cités par Proclus (In PI. Remp. II 138,8) avec àçQi-zàutyzlc,, le temps
aux « pensers impérissables ».
(11) La nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque, 1959.
ANNALES DE BRETAGNE 227

Chronos (texte n° 6) est accompagné d'Anankè, la nécessité


cosmique encore appelée Adrastée. Ici encore on reconnaît des
analogies anciennes : Empédocle, dans le fragment 115 des Katharm.es,
énonce un décret d'Anankè, 'Avàrx-nç xp^a, qui règle non seulement
la vie des dieux et le respect du « grand serment », mais les
échanges des éléments entre eux, mer, terre, éther, feu solaire. Rappelons
que cette figure mythique existe avec les deux noms dans le
système cosmologique de Platon ; le décret d'Adastée dans le Phèdre
(243 c) décide de la destinée des âmes, et le fuseau d'Anankè, dans
la République (X 616 c) fait tourner les sphères célestes. Le lien
entre le Temps et la Nécessité est exprimé aussi dans le témoignage
d'Athénagoras sur la cosmogonie d'Héllanicos (Pro Christianis 18) :
le temps, par l'intermédiaire d'un œuf cosmique, enfante Terre et
Ciel qui enfantent à leur tour les Parques (Clotho, Lachésis, Atropos).
P. M. Schuhl, qui accorde une qualité grecque et une date ancienne
à ces spéculations orphiques sur le temps et la nécessité, les
rapproche des religions iraniennes (temps immortel nommé Zeruvan
Akarana) et des religions de l'Inde (dieu Kala) (12).
Chronos est représenté comme un animal fabuleux, à plusieurs
têtes, un serpent ailé. Le symbolisme de cette représentation est
difficile à interpréter. Les ailes du Temps sont figurées plus tard
très souvent jusqu'à la Renaissance et au-delà. Mais que signifient
le taureau et le lion, dans une image du temps ? (13). Ces deux
symboles appartiennent aussi à Eros, autre dieu primordial . d'autres
cosmogonies orphiques ou non orphiques. Les partisans d'une date
tardive pour le concept de temps cosmique voient dans cette
représentation l'influence d'une iconographie orientale, babylonienne ou
assyrienne, mais qui ne saurait se manifester avant l'époque
hellénistique, à cause de son extravagance (Kirk and Raven, p 39, op.
cit.). Jugement curieux sur l'art hellénistique et argument tout à
fait contestable ! Comme le fait remarquer P. M. Schuhl, la poésie
archaïque connaît des animaux fabuleux comme la chimère de
YIliade (VI 181), l'art orientalisant aussi. Mais pas de Chronos :
aucun recours à l'iconographie ancienne ne peut éclairer cette figure
cosmogonique.
Que conclure du rapprochement des témoignages sur le Temps
Chronos ?
1) L'idée que le Temps est créateur et origine du monde peut
être considérée comme ancienne. Chronos chez Phérécyde est bien
attesté. L'existence de cosmogonies orphiques est vraisemblable dès
le Ve siècle. On ne peut considérer comme authentique tout le contenu
des témoignages, mais la concordance avec le texte de Pindare et
la tradition de Phérécyde confirme l'ancienneté du Temps orphique.
La formule de Pindare est d'autant plus intéressante qu'elle est plus

(12) Essai sur la formation de la pensée grecque, p. 233. Voir aussi M.-I. West :
Early greek Philosophy and the Orient, p. 34-35.
(13) P. Lekatsas attribue ces symboles aux divinités lunaires : Eros, Athènes
1963, ch. 8 et 9.
228 ANNALES DE BRETAGNE

isolée, et qu'elle se situe dans un contexte d'inspiration orphique.


Dire avec Wilamowitz que le temps ne pouvait être au VIe siècle
av. J.-C. un dieu cosmogonique parce qu'on ne pouvait pas penser
abstraitement le temps à cette époque suppose pas mal de préjugés.
D'abord rien ne prouve que le temps était pensé abstraitement en
tant que figure cosmogonique, ensuite donner un âge à l'abstraction
est un procédé très contestable. Les mythes cosmogoniques sont,
comme l'ont bien montré J. P. Vernant et C. Ramnoux, à mi-chemin
entre la pensée mythique et la pensée rationnelle, un effort vers
la découverte de l'intelligible.
Comment comprendre cette fonction créatrice du temps éternel
et divin ? J. P. Vernant fait remarquer que ce qui est sacralisé,
c'est le temps qui ne vieillit pas, Chronos ageraos, et qui est depuis
toujours : « Chronos a l'aspect d'un serpent fermé en cercle sur
lui-même, d'un cycle qui entourant et liant le monde, fait du cosmos,
en dépit des apparences de multiplicités et de changements, une
sphère unique et éternelle. L'image divinisée du temps trahit une
aspiration vers l'unité et la pérennité du Tout comparable à celle
qu'exprime sur un autre plan la philosophie de Parménide... Sous sa forme
divine, Chronos apparaît, en tant que principe d'unité et de
permanence, comme la négation radicale du temps humain, dont la qualité
affective est celle d'une puissance d'instabilité, présidant, ainsi que
le proclamait Paron, « à l'oubli et à la mort » (14). On peut penser
aussi au temps du Timée de Platon, celui du cercle de la nature
du « Même », par opposition à celui du cercle de 1' « Autre ».
Remarquons toutefois que la notion de temps cyclique n'est pas du
tout exprimée dans les cosmogonies orphiques.
On trouverait dans un autre contexte grec une sorte
d'équivalent affaibli de la notion de temps cosmogonique. Le temps hypostasié
de la Tragédie est d'une certaine façon créateur. Tout ce qui devient
et se produit dans le temps est dit « créé » par lui. « Maintes
vicissitudes naissent de la Parque qui achève toutes choses et de la
Durée, fille du Temps. »
yàp
MoTpa TeXeaaiôw-
Teip'AttSv xe Xp<5vou tiocTç
Euripide, Héraclides, 898.
Ou encore : « Le Temps immense, innombrable, fait naître toutes
les choses cachées et les cache quand elles ont paru à la lumière: »
"Anavt'b nanpôç xàvapCSniycoç Xpâvoç
T*aÔT)X.a xat <j>ocv£vxa
Sophocle, Ajax, 646.
Notons l'emploi de deux verbes exprimant la génération et la
naissance : téxtei, cpûa. On passe insensiblement de l'idée de Temps-
Création à l'idée de Temps-Révélation. Les événements naissent non

(14) Mythe et Pensée chez les Grecs, p. 68.


ANNALES DE BRETAGNE 229

plus au monde, mais à la connaissance et à la vérité. Idée exprimée


dans une autre formule de Pindare, dans la Xe Olympique, où le
Temps est appelé « le témoin unique de l'authentique vérité ».

Remarquons l'ambiguïté du Temps tragique ; il est dit immense


et innombrable (on pense au v-iyoLç xpévoç orphique), dans la même
fonction de révélation. « II n'est rien que le temps, en vieillissant,
n'efface » XP^voç xaOccipel rcàvra yr\pà<Txij}\> (Ewchyle, Euménides,
286) (15). L'idée du temps qui crée, qui révèle, qui cache et qui
détruit s'est perpétuée à travers les siècles jusqu'à la Renaissance,
comme l'a montré Panofsky dans le chapitre « Father Time » du
livre consacré à l'iconologie et aux thèmes humanistes de la
Renaissance. Les cosmogonies grecques et leurs échos divers en proposent
l'une des premières expressions.
2) Le second point de notre conclusion sera de relever
l'intérêt de la confusion, volontaire ou non, entre Chronos et Kronos.
On voit naître ici une équivoque qui a été longtemps entretenue
en Grèce et ailleurs qu'en Grèce. La tradition de Phérécyde a les
deux noms. Chronos-Temps seul est nommé dans les cosmogonies
orphiques, mais les commentateurs ont fait le rapprochement des
deux figures : Proclus, dans le commentaire du Cratyle (396 b),
s'exprime ainsi : « Orphée appelle la cause originelle de tout Chronos,
nom presque homonyme de Kronos. » Plutarque, dans le De
Iside (32), ne dit pas que cette confusion vient des orphiques ; il
parle des Grecs en général qui « nomment de façon allégorique
Chronos Kronos, àXXriYopoûcrt Kpivov tôv Xp6vov. Le plus ancien témoignage
paraît être celui d'Aristote (De Mundo 401 a). Mais peut-être faut-il
faire remonter plus haut le jeu sur les deux noms. Dans la Xe
Olympique qui célèbre la fondation du sanctuaire d'Olympie par Héraclès,
celui-ci donne un nom à la colline de Kronos. A ce baptême
assistent les Parques et le témoin de l'authentique vérité, le Temps,
Chronos (16). On pourrait ajouter aux exemples grecs la figure
du Saturne latin ou du Chronos égyptien (17). Plutarque identifie
Chronos avec le dieu à la tête de chien Anubis (De Iside, 44) et il
ajoute un nouveau jeu de mots : « Kronos étant celui qui engendre
tout de lui et conçoit tout en lui, t£xtwv t\ èau-coû xal xuûv év
èau-ccô, il a reçu le nom de chien, xûwv. La pratique des jeux de mots
et de l'étymologie, même fausse, était très sérieuse pour les Grecs.
La tragédie a constamment utilisé les noms signifiants (Hélène,
Apollon, Penthée...). Dans certains cas, une légende étiologique est
tirée d'un nom (Pégase : Hésiode, Théogonie 281). Aujourd'hui les

(15) Sur les formes du Temps personnifié avant et dans la Tragédie, voir 'e
chapitre u du livre de Mme de Romilly, le Temps dans la Tragédie grecque.
(16) L'association entre le nom de la colline Kronos et le nom du témoin
Chronos a été remarquée par Cornford (C.R. 26 1912).
(17) Voir l'article de R. Pettazoni « Chronos in Egitto » dans Hommages à
G. Bidez et F. Cumont (Coll. Latomus VII).
230 ANNALES DE BRETAGNE

sémiologues s'intéressent à ces jeux du langage et remettent en


honneur les théories du Cratyle de Platon. Pour les historiens du mythe
la signification des noms prend beaucoup d'importance : l'onoma est
en quelque sorte une forme concentrée du mythe. Les rapports
linguistiques entre Chronos et Kronos ont pu influencer l'évolution
de leur représentation mythique.
Il est vraisemblable cependant que, malgré cette homonymie
exploitée surtout dans les exégèses néoplatoniciennes, Chronos et
Kronos ont été nettement distingués par les Grecs. Le dieu Temps
est une figure exceptionnelle de certains mythes cosmogoniques
anciens. Reste une question en suspens : à quelle nécessité religieuse
ou philosophique répondait le besoin de placer le Temps à
l'origine du monde, comme un « étant toujours », au lieu d'y placer,
comme d'autres mythes l'ont fait, la Nuit, le Chaos ou l'Amour ?
Mme S.
ANNALES DE BRETAGNE 231

Pindare : Olympiques II 17-19


Texte n° 1.
tCv 6e nenpocYtiévwv
lu ôCxç te val nocpâ ôCkocv ktiotrytov oiÔ'av
Xp6vos o ikîvtuv toxttÏ
ôtf ' npywv
« Rien de nos actions, justes ou injustes, ne peut être anéanti. Le
temps même, père de toutes choses, ne saurait faire qu'elles n'aient pas
été accomplies... »
Traduction de Puech, B.-L.

Phérécyde de Syros :
Diogène Laerce I 119 (DK 7 B 1).
Texte n° 2.
cifiÇeToa ôè toS ZvpCov 16 iz pip\Cov o avvéypatyzv qZ fi &pxf\ Zaç \ièv
Ttat Xpdvoç rjaav àtl nai X^ovCt) ,..
Subsiste de l'homme de Syros le livre qu'il a écrit et qui commence
ainsi : « Zas et Chronos ont toujours existé et aussi Chthoniè... »

Damascius : Des premiers principes 124 b (D K 7 A 8) :


Texte n° 3.
«epEKiSÔTjç ôè i Ztfpioç ZtfvToc ncv eîvat &ei xaï Xpdvov xat Z&ovtav tocç
xpzXç TtptSxaç àpyâç... -côv-ôè Xpdvov ito\.1\oai en toC y6vou èautoS itOp
Kat iïVEt?tia wal u6a)p... èç Sv £v îtfvxe \iv%oTç ôtupruaévcov TtoWriv 5\Xt]
îï ■&eC5v ,x?) Ê Xé
Phérécyde de Syros dit que Zas, Chronos et Chthoniè ont toujours
existé, comme les trois premiers principes... Chronos créa de sa propre
semence le feu, le souffle (l'air?), et l'eau... de ces éléments, une fois
répartis dans cinq « muchoi » (retraites, recoins), furent composées
d'autres races nombreuses de dieux.

Hermias ; Satire des Philosophes... 12 (D K 7 A 9) :


Texte n° 4.
$. nev ôpxaç etvou Xlywv Zîjva hoc! X$ovCt)v ua\ Kpévov^, Zîjva jiev^tov
alo£pa fX^ovCnv ôe tt^v ^îjv, Kpdvov ôè -rbv xP^vov, ô jiev aUî)p to nououv
^ et y1\ tî Tt&oxov f ô 6e XP<5voç kv $ ta yuv^eva.
Cf. Probus ad Verg. Bue. 6 31 « ...ignem ac terram et tempus significans »

Celse ap. Origène c. Celsum VI, 42 (D K 7 B 4) :


Texte n° 5.
Scpe>ti5Ôr)v ôè itoWÇ ipxatdTepov y^v^nevov ÎHpaxXeCtou axpaxcCav
axpa-zttcf TtapaxaTTO|aévTiv nuôoitoietv nat ttJç jxèv fiye^Ôva Kpdvov entoô iô6vou
xîjç ètépaç ô"O<pi,ovfa ...
Phérécyde, qui vécut bien avant Heraclite, raconta l'histoire mythique
d'une expédition engageant deux armées l'une contre l'autre, la première
ayant pour chef Kronos, la seconde Ophioneus...
232 ANNALES DE BRETAGNE

Damascius ; De principiis 123 bis (Kern O F 54) :


Texte n° 6.
xrçv 6e xpCxrçv apxnv (aexa taç 6<3o -yevvTiôîîvac |aev en
çtiui Ha\ y^ç, ôpdEnovxa ôè eïvcti xeçaX&ç exovxa^TipoaTieçuKuC
nau \€ovtos , év \iéatfi ôè -6-eou np6aamov,exeiv ôè nal énl xEv u^wv
uxeptf, û>von<£a^at ôè Xpdvov &Y^Paov waï 'HçcchXïîçc xôv avxôv , ouvetyat
6e ahxty t?)v 'kv&ynr)v, çtfoiv oUcav ttjv oÔttjv xat 'AôpiaTeiav àaiSuatov
ôtupYuico{i£vr|v év itavx! xÇ Hdcji«p
Quant au troisième principe engendré après les deux autres et à partir
d'eux, je veux dire l'eau et la terre, c'est, dit-il, un dragon (serpent) avec
deux têtes de taureau et de lion et au milieu un visage de dieu; il a
aussi des ailes sur les épaules ; on le nomme « Chronos qui ne vieillit
pas » ou encore Héraclès ; il a pour compagne Ananké (Nécessité) qui
est la même nature qu'Adrastée être incorporel embrassant le monde
entier...

Damascius : ibid, 123 (O F 60) :


Texte n° 7.

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Dans ces poèmes circulant sous le titre de Rhapsodies orphiques, il y
a une sorte de théologie sur l'intelligible, que les philosophes interprètent
ainsi : pour principe unique de l'univers, ils posent Chronos, et ils font de
l'ether et du chaos deux autres principes, une dyade ; l'œuf est selon
eux une représentation de l'être simple...

Tableaux des différentes cosmogonies :


Phérécyde
Zas (Zeus) Chronos, Chthoniè
feu, air ?, eau
autres dieux et tous les êtres
Cosmogonie selon Hellanicos
Eau Ylè (Gè)
Chronos (Héraclès, Adrastée)
Ether Chaos Erèbe
Œuf
Tous les germes
Ouranos Gè
Protogonos (Zeus, Pan)
Cosmogonie des Rhapsodes
Chronos
Ether Chaos
Œuf
Phanès, Métis, Heriképée

Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest. — Tome LXXXIII, n° 2, juin 1976.

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