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PENNY JORDAN

LA FUGITIVE

AUX DOIGTS DE FÉE

HARLEQUIN : Horizon
Résumé

Quelle sérénité, en cette douce matinée d'automne ! Posant un instant son


aiguille, Jessica contemple par la fenêtre le paisible jardin de son petit
cottage.
N'est-ce pas la vie dont elle a toujours rêvé ? Tandis que s'égrènent les
heures à la vieille horloge, filer la laine et tisser les couleurs… Alors,
pourquoi, grands dieux, pourquoi ce cauchemar ne cesse-t-il de la hanter ? Ne
s'effacera-t-il donc jamais, le souvenir terrible de cette lointaine journée ?
1

En entendant sonner 11 heures, Jessica leva la tête de son dessin, sa


concentration brisée. Elle avait acheté cette amusante horloge de parquet à
une séance de troc d’antiquités, comme il en existe encore dans ce coin
tranquille de l’Avon.
Au début, elle n’avait nullement regretté de se séparer, en échange, d’une
de ses plus grandes tapisseries. Sa joie était restée intacte lorsque, à la
livraison de sa précieuse acquisition, il avait fallu pratiquement la démonter
pour l’installer dans le petit vestibule de son cottage. Elle ne s’était pas
davantage plainte lorsqu’elle avait dû faire appel aux services d’un horloger
spécialisé dans la restauration de ces mécanismes antiques. Non, rien de tout
cela n’avait terni sa joie.
En revanche, quand elle prit conscience de la fréquence avec laquelle
l’horloge allait rompre son cher silence, elle commença à douter de la sagesse
de son « achat ». Certes, l’inconvénient n’en était pas toujours un.
Aujourd’hui, par exemple, si l’encombrant carillon ne l’avait pas dérangée,
peut-être aurait-elle oublié que la poste fermait de bonne heure… Elle
n’aurait pu envoyer comme promis sa tapisserie achevée à la boutique de
décoration de Bath qui se chargeait de vendre ses modèles.
Dès son plus jeune âge, Jessica s’était découvert une passion pour la
broderie. Elle se souvenait encore de l’indulgence ironique, puis de
l’irritation croissante qu’elle inspirait à ses parents, à ses débuts. Elle ne
s’était intéressée à la tapisserie que plus tard, une fois perfectionnée dans ce
premier art. Dans cette optique, elle avait passé un été enrichissant à suivre
les cours de l’École Royale des Travaux d’Aiguille. Ces quelques semaines
avaient renforcé sa conviction : sa passion pour la tapisserie ne se satisferait
pas d’être considérée comme un simple hobby.
Aujourd’hui, cinq ans plus tard, elle travaillait occasionnellement pour le
compte du National Trust, à la restauration et à la conservation de tapisseries
anciennes, tout en dessinant et créant ses propres modèles. Elle
commercialisait ces derniers dans une boutique de Bath, ou bien encore, elle
les vendait à des amis et des relations.
Son atelier en mansarde possédait une fenêtre qu’elle avait fait élargir et
qui laissait entrer à flots la lumière indispensable à son occupation. Il donnait
sur la campagne environnante, et cette vue lui avait inspiré bon nombre de
ses créations. Tous les jours, le panorama changeait, parfois de manière à
peine perceptible, parfois du tout au tout, et jamais elle ne se lassait de le
contempler.
Elle aimait cette province d’Angleterre et sa paix tranquille, tout comme
elle aimait la solitude et le mode de vie qu’elle s’était choisi. Au cœur de la
nature, elle se sentait en sécurité, ce dont elle avait désespérément besoin.
Elle frissonna à cette pensée. Combien de temps encore porterait-elle le
fardeau du souvenir ? Combien de temps encore avant de se réveiller le matin
sans ce serrement de cœur, cette peur paralysante ? Ses cauchemars lui
faisaient revivre chaque nuit les détails de cette journée terrifiante…

Elle avait commencé par la routine habituelle : se lever de bonne heure,


quitter le confortable appartement londonien de ses parents pour se rendre à
son travail. Son père dirigeait une banque commerciale fondée par un de ses
ancêtres, cent cinquante ans auparavant. Depuis sa plus tendre enfance,
Jessica souffrait d’être la fille unique de parents qui auraient tant désiré un
fils. Oh ! Certes, ils ne s’en plaignaient jamais ouvertement. Mais tout au
long de sa scolarité, ils l’encouragèrent à se perfectionner en mathématiques,
physique, sport. Pour se conformer à leurs désirs, elle s’appliquait avec un
acharnement louable. Eux n’avaient qu’une crainte : elle ne marcherait pas
sur les traces de son père, la banque passerait entre d’autres mains, la
tradition familiale serait interrompue…
Et à chaque fois que son père faisait mine d’être confiant, affirmant sans
conviction aucune qu’aujourd’hui, les femmes étaient aussi compétentes que
les hommes, qu’il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne lui succède pas, son
discours sonnait faux. Et pour cause… Elle l’entendit confier un soir à sa
mère, avec des accents fatalistes, que ce n’était pas la fin du monde, que
Jessica se marierait bien un jour, et que ses fils prendraient alors la relève…
Son avenir était néanmoins tout tracé : elle irait à l’université et, dès
l’obtention de son diplôme, rejoindrait son père à la banque où elle recevrait
l’enseignement indispensable pour prétendre lui succéder.
Les choses se passèrent différemment…
A la fin de ses études, son diplôme en poche, elle sut que sa carrière dans
la banque serait de courte durée. Toutes les fois qu’elle pénétrait dans
l’imposante bâtisse, elle sentait un poids terrible lui tomber sur les épaules,
avec la sensation qu’à chaque heure qui passait, quelque chose en elle
s’étouffait un peu plus, mourrait même bientôt si elle ne réagissait pas très
vite.
Son père était décidé à lui apprendre le métier depuis l’échelon le plus bas
jusqu’au siège suprême, celui de la direction. A la banque, tout le monde lui
témoignait une grande gentillesse. Elle ne s’en sentait pas moins suffoquer
sous le poids des responsabilités présentes et à venir.
Dès que son emploi du temps le lui permettait, elle s’échappait dans
l’Avon, chez sa marraine, une amie d’enfance de sa mère. Elle était
consciente de la déception croissante de ses parents. Mais comment leur
expliquer son malaise ?
Alors s’était produit l’événement qui avait provoqué un véritable
cataclysme dans son existence…

**

La pendule de l’entrée égrenant les trois coups du quart rappela Jessica à


l’ordre. Si elle ne se dépêchait pas, la poste allait fermer. Avec un soupir, elle
se leva et jeta un coup d’œil dans le miroir en pied qu’elle conservait près de
la porte. Elle se trouvait parfois un peu mince pour son goût. En revanche,
elle ne se plaignait pas de ses yeux gris et de ses lèvres pleines, ni de la
couleur de ses cheveux, d’un blond cendré très tendre, éclairci par de
fréquentes expositions au soleil. D’un geste machinal, elle repoussa une
mèche derrière son oreille, découvrant quelques secondes des poignets
fortifiés par les longues heures passées à tisser et coudre.
La tapisserie à laquelle elle travaillait en ce moment lui avait été
commandée par un couple de jeunes mariés qui venaient d’emménager dans
une maison à proximité de Bath. Lui occupait un poste important dans une
compagnie d’assurances. Arabella, son épouse, n’était pas désagréable,
quoiqu’un peu prétentieuse pour le goût de Jessica : leurs deux garçons de
moins de cinq ans étaient destinés à suivre leurs études dans les
établissements les plus prestigieux du pays…
La tapisserie moderne que leur destinait Jessica occuperait une place de
choix dans leur spacieux vestibule rectangulaire. Ce serait la première chose à
accrocher le regard des visiteurs à leur entrée. Jessica y avait longuement
réfléchi avant de se lancer dans une série de croquis. Arabella avait vu
quelques-unes de ses créations à la galerie de Bath, et après la lecture d’un
article élogieux dans un magazine à propos de son travail, elle avait décidé de
laisser Jessica entièrement libre dans la conception du modèle. Avec une
seule consigne :
— Que ce soit amusant, spirituel. C’est tout ce que je vous demande !
Jessica n’attendait plus que l’approbation d’Arabella quant aux diverses
esquisses qu’elle projetait de lui présenter bientôt.
Comme chaque fois qu’elle élaborait un projet, Jessica ne supportait rien
qui l’en détournât. Elle se hâterait de s’acquitter de cette formalité à la poste,
pour rentrer le plus vite possible et se remettre au travail.
Au moment où elle ouvrait la porte de son atelier, un miaulement aigu lui
parvint de dehors. Avec une grimace, elle se demanda quel trophée de chasse
Cluny, son chat, lui avait encore rapporté… Elle avait recueilli son fidèle
compagnon par une nuit d’orage, en novembre, après l’avoir trouvé
recroquevillé, trempé et tremblant, au fond de son jardin. Depuis, il avait
atteint la taille adulte et se comportait comme le maître des lieux.
Jetant un coup d’œil par la fenêtre, elle poussa un soupir de soulagement.
Cette fois, il rentrait bredouille… Comme tous les animaux de sa race, Cluny
était un chasseur-né. Dès les premières semaines, elle avait pourtant essayé
de le débarrasser de cette déplorable habitude. Rien n’y avait fait, et elle
s’était peu à peu habituée aux cadeaux sanguinolents qu’il lui rapportait
parfois. « Tout le monde mérite de vivre », se plaisait-elle à lui répéter. Cette
conviction profonde de la jeune femme s’était encore davantage enracinée en
elle depuis qu’elle s’était rendu compte qu’il suffisait de pas grand-chose
pour passer de vie à trépas. Pour rien au monde elle n’aurait renoncé à la
sécurité de son cottage et à son existence sans histoire. Elle avait peu d’amis,
et n’introduisait chez elle que les plus intimes. Et pourtant, jamais elle ne
s’était tout à fait débarrassée de son angoisse profonde.
De l’été qui s’achevait, elle ne garderait que de bons souvenirs. A présent,
octobre resplendissait derrière sa fenêtre, avec son ciel bleu et la clarté du
soleil d’automne. La pureté même de l’atmosphère laissait augurer un
refroidissement imminent.
Elle descendit l’étroit escalier en bois de chêne dont les marches et la
rampe cirées régulièrement faisaient sa fierté, tout comme le tapis d’escalier
turquoise sombre, acheté à une vente aux enchères. Seuls deux de ses clients
avaient objecté qu’une moquette synthétique aurait été à la fois plus propre et
plus chaude. Comme par hasard, c’était avec eux qu’elle avait eu le plus de
difficultés…
Au rez-de-chaussée, de trois petites pièces elle avait fait un seul grand
espace en abattant les cloisons. Le coin où elle se plaisait le plus était celui du
salon, exigu et confortable, avec ses deux fenêtres donnant sur le petit jardin
de devant et la route qui traversait le hameau. Elle l’avait rempli, ainsi que le
coin cuisine-salle à manger, de meubles anciens achetés au hasard de ses
pérégrinations dans les villages et les salles des ventes. Seuls les trois
placards aux portes de chêne de la cuisine avaient été confectionnés par un
menuisier du coin. Une table ronde trônait au centre, entourée de chaises
hétéroclites ; de l’autre côté du mur bas, un canapé confortable tendu d’un
tissu de laine par ses soins et égayé par quelques coussins en patchwork.
Au sol, la tommette disparaissait sous une collection de tapis, mais ce qui
frappait le plus ceux qui visitaient l’intérieur de Jessica pour la première fois
restait l’abondance des couleurs : des rouges vibrants, des verts et des ors, des
bleus lumineux, tous si harmonieusement mariés que le visiteur ébloui en
gardait un souvenir ravi.
Pour ceux qui faisaient la connaissance de Jessica en dehors de chez elle,
les beiges éteints et les blancs passe-partout de ses vêtements étaient
trompeurs. Beaucoup en déduisaient qu’elle était d’une nature discrète,
effacée et sans grande fantaisie. Ils se trompaient… Enfant, lors d’une
promenade dans les magasins, elle avait supplié sa mère de lui acheter une
robe de velours rubis. Elle la revoyait encore, sentait encore sous ses doigts la
douceur du tissu, jusqu’à son odeur. Sans pouvoir cacher sa consternation, sa
mère l’avait, avec douceur mais fermeté, entraînée vers une autre, couleur
olive, en lui disant qu’une future banquière laissait ces frivolités à d’autres.
A présent, plus par habitude que par choix, Jessica continuait de s’habiller
dans ces teintes effacées. D’ailleurs, elle se souciait peu de ces artifices. Pour
elle, un vêtement était avant tout fonctionnel, servant à protéger le corps de la
chaleur ou du froid et, dans son cas, à préserver un certain anonymat. Qui
s’intéresserait à une jeune femme presque maigre, sans maquillage, vêtue de
ces couleurs ternes ?
Ses parents n’avaient jamais accepté sa décision de venir habiter dans
l’Avon. Ils l’avaient suppliée de réfléchir, mais elle avait tenu bon, en
s’appuyant sur le rapport de son médecin. Celui-ci spécifiait qu’elle avait
besoin de calme et de tranquillité, d’éloignement. La tension permanente qui
régnait à la banque l’avait trop fortement affectée, elle devait récupérer et
reprendre des forces avant de songer à travailler de nouveau en ville.
Depuis, cinq ans s’étaient écoulés. Ses parents avaient fini par se résigner.
Cependant, sa mère n’avait jamais tout à fait renoncé à la voir un jour revenir
à Londres. Tous les trois ou quatre mois, elle relançait l’offensive, en
songeant sans doute à l’hypothétique gendre qui, selon elle, sauverait la
situation. Mais, libre pour la première fois de sa vie, Jessica abhorrait les
obligations qu’imposait selon elle le mariage. A ses yeux, il signifiait
responsabilités, devoirs, renoncement, toutes choses qu’elle avait fuies
comme la peste.
Dans la petite entrée, elle saisit le colis postal et sortit dans le jardin. Le
soleil était encore chaud. Elle admira au passage les asters d’automne plantés
l’an dernier. Leurs couleurs pourpres, mauves et lilas la ravissaient, et elle se
pencha pour en caresser doucement les pétales. Le jardinage était sa seconde
passion, et elle cultivait son jardin avec autant de soin qu’elle confectionnait
ses tapisseries…
Avec le garage situé à une dizaine de kilomètres, la poste était le seul lieu
public dans le village. Elle constituait le centre de ralliement des habitants
alentour. Martha Gillingham, la postière, encourageait vivement les
commérages. Elle était au courant de tout ce qui se passait dans la région.
Jessica l’intriguait. Jamais elle n’avait connu de jeune femme à la fois
aussi intelligente, jolie et sauvage qu’elle. Elle mettait son célibat sur le
compte d’amours déçues et faisait courir le bruit que Jessica s’était réfugiée
au village aussitôt après une rupture.
Elle se trompait…
Jessica n’avait jamais connu l’amour. Pour commencer, parce que ses
responsabilités antérieures ne lui en avaient pas laissé le temps. A
l’université, elle avait travaillé d’arrache-pied pour décrocher ses diplômes,
de peur de causer une déception trop grande à ses parents. Plus tard, son
statut privilégié de « fille du directeur » l’avait isolée des jeunes gens de son
entourage. Par la suite, après le terrible événement, elle s’était retrouvée à
cent lieues de songer à l’amour.
D’ailleurs, sa condition de célibataire lui plaisait. Malgré tout, les
questions et l’insistance de Mme Gillingham réussissaient toujours à la
dérouter et à réveiller en elle une certaine angoisse. Il n’y avait pourtant rien
de malicieux dans ces interrogatoires bon enfant qu’avec le temps, Jessica
avait appris à contourner avec tact et diplomatie.
A son arrivée au bureau de poste, un peu avant la fermeture, la jeune
femme s’aperçut avec consternation qu’il était vide. Elle se retrouvait à la
merci des commentaires inquisiteurs de Martha Gillingham… Sur le qui-
vive, elle la regardait peser son colis, lorsqu’une bouffée d’air frais derrière
elle l’avertit de l’entrée d’un deuxième client. Martha arrêta instantanément
ce qu’elle était en train de faire pour gratifier le nouveau venu d’un
chaleureux sourire.
— Monsieur Hayward ! Bien le bonjour ! Alors, vous voilà installé ?
— Pas encore, malheureusement.
L’homme possédait une voix profonde, agréable, et sans même le
regarder, Jessica sut qu’il souriait. Le laitier lui avait parlé de ce nouveau
venu qui avait acheté la vieille maison abandonnée en bordure du village,
mais elle le rencontrait pour la première fois aujourd’hui.
— A ce propos, je me demandais si vous pouviez me rendre un service,
disait-il. Mais finissez de servir cette demoiselle.
Pourquoi décela-t-elle dans ces quelques mots innocents une trace de
reproche ? Il les avait pourtant proférés avec tous les signes d’une excellente
éducation. Instinctivement, Jessica se retourna pour se retrouver face à face
avec un homme jeune, vêtu d’un jean et d’un chandail de laine épais
semblable au sien. Dans ses cheveux d’un noir de jais, elle aperçut des
éclaboussures de peinture ou de la poussière de plâtre.
Elle conclut de ce bref examen que cet homme ne s’en laissait sûrement
pas conter, et que rien ne devait plus l’agacer que la bêtise. De lui, elle savait
seulement qu’il avait acheté sa maison à une vente aux enchères et qu’il avait
l’intention d’y camper pendant toute la durée des travaux. Il n’était arrivé au
village que le week-end dernier et prenait la plupart de ses repas au pub local,
le Bell, en attendant que la cuisine soit utilisable. Il travaillait à Londres,
disait-on.
Martha Gillingham termina de peser le paquet avant de faire les
présentations. Jessica ne put éviter de serrer la main du nouveau venu : une
main large, à la peau tannée.
— Je vous en prie, appelez-moi Daniel, dit-il avec un sourire engageant.
— Et moi Jessica, se crut-elle obligée de répondre.
Quand elle précisa son nom de famille, il haussa les sourcils, tout en se
gardant du moindre commentaire.
— Ce prénom vous va bien, déclara-t-il simplement.
Jessica sentit que la flatterie n’était qu’un moyen de dissimuler son
étonnement. Mme Gillingham les observa un instant, l’air satisfait, avant de
dire d’un ton entendu :
— Jessica fait de la tapisserie, monsieur. Il faudra que vous alliez jeter un
coup d’œil sur son travail. Vous pourriez avoir besoin d’une de ses créations
pour décorer votre maison.
Jessica serra les poings, sidérée par l’habileté de Martha à manipuler, en
quelques phrases, ceux qui étaient assez idiots pour la laisser faire. Pourvu
que Daniel Hayward n’imagine pas qu’elle lui avait commandé cette
publicité !
Apparemment non, car il lui adressa un sourire rassurant avant de dire :
— Encore faudrait-il avoir des murs, pour y suspendre des tapisseries !
Cette poussière…
Il s’effleura les cheveux.
— … vient d’un plafond qui s’est écroulé sur ma tête ce matin.
En voyant la colère flamboyer dans ses yeux, Jessica en eut le frisson. Il
ne devait pas faire bon se frotter à lui…
— J’ai renvoyé l’entrepreneur pour sa négligence. Je venais justement
vous voir à ce propos : connaissez-vous quelqu’un qui accepterait de venir
sur place et de me faire un devis ?
Mme Gillingham gonfla la poitrine, très fière qu’il lui demande ainsi
conseil.
— Il y a bien Ron Todd… Il s’occupe de pas mal de travaux dans la
région. Il y a aussi celui qui s’est occupé de votre cuisine, Jessica. Comment
s’appelait-il, déjà ?
— Alan Pierce.
Et voilà ! Jessica se trouvait bien malgré elle entraînée dans la
conversation. Si Daniel Hayward ne l’avait pas regardée avec une telle
insistance, peut-être aurait-elle réussi à s’éclipser. D’ailleurs, si elle ne
prenait pas très vite la poudre d’escampette, elle allait bientôt se trouver
partie prenante dans une affaire qui ne la concernait nullement.
— Un excellent ouvrier, approuva Mme Gillingham. Il suffirait que vous
voyiez la cuisine de Jessica pour vous en convaincre…
Jessica prit peur. A quoi jouait donc la postière ? Elle était, ni plus ni
moins, en train de l’offrir en pâture au nouveau venu ! Inutile de se demander
si Daniel Hayward était ou non marié. Mme Gillingham était connue pour
son intégrité et sa moralité. Et pour qu’elle joue ainsi les entremetteuses,
Jessica pouvait être certaine qu’elle avait pris ses renseignements.
Partagée entre la colère et un plaisir étrange et inexplicable, Jessica
s’entendit soudain inviter Daniel à venir voir par lui-même comment Alan
Pierce avait su transformer trois petites pièces sombres et exiguës en un vaste
loft.
2

Ce jour-là, Jessica avait quitté l’appartement à 8 heures, comme chaque


matin depuis qu’elle travaillait à la banque. S’y présenter après le reste du
personnel lui aurait paru inconvenant. Son père, lui, arrivait plus tard, déposé
par son chauffeur.
La journée s’annonçait sans histoires. La routine… Le mois de mars
touchait à sa fin, avec ses vents aussi froids que soudains et ses giboulées
imprévues. Cette année, le printemps tardait à se manifester. Jessica serra
frileusement sur elle son manteau de drap bleu marine, uniforme des jeunes
femmes destinées comme elle à de hautes carrières administratives. Un
chignon disciplinait ses cheveux soigneusement entretenus par une visite
mensuelle chez un des coiffeurs les plus réputés de Knightsbridge. Sous le
manteau, elle portait un tailleur classique gris pâle et un chemisier de coton à
rayures roses et blanches ; à ses pieds, des mocassins de cuir bleu marine.
La banque de son père était située en plein cœur de la « Cité », le quartier
des affaires de Londres, à quelques rues de Threadneedle Street. Ses
concurrents lui enviaient sa position avantageuse à l’angle d’une rue, juste en
face d’un petit jardin public.
Tous les matins, le portier saluait Jessica avec respect. Selon les vœux de
son père, les employés de la banque étaient censés la traiter comme leurs
autres collègues de travail. Mais en réalité personne, pas même ses
supérieurs, n’oubliait qu’elle occuperait un jour le fauteuil directorial.
Quoi que puissent en penser certains envieux, Jessica aurait donné cher
pour passer inaperçue. Il lui arrivait de surprendre des réflexions hostiles à
son égard, elle se sentait coupée de ses collègues, sans alliés, et souffrait de
son isolement. Ses liens de parenté avec le directeur général ne lui valaient
pourtant aucun des privilèges qu’elle aurait été en droit d’attendre. Loin de là.
Le soir, pendant qu’ils se détendaient chez eux ou sortaient entre amis, elle
avait à subir les discours pontifiants de son père. Et ses diplômes ne la
dispensaient pas de continuer à apprendre, grâce à des lectures soigneusement
choisies par lui.
Elle se ressentait physiquement de ces pressions continuelles. Plus maigre
qu’il n’aurait fallu, elle n’avait pas le teint lumineux et frais des jeunes filles
de son âge. Même ses cheveux paraissaient tristes, et ses frêles épaules
semblaient ployer sous le poids d’un trop lourd fardeau.
Jessica était intimement convaincue que travailler à la banque ne serait
jamais pour elle qu’une contrainte. Malgré cela, elle ne pouvait se résoudre à
décevoir ses parents, surtout son père, en leur annonçant qu’elle ne se sentait
pas à la hauteur de leurs ambitions.
Une seule consolation, un seul rayon de soleil au milieu de toute cette
grisaille : le cours hebdomadaire de perfectionnement en broderie et travaux
d’aiguille, auquel elle était inscrite depuis le début de l’année déjà.

Ce matin-là, elle ne retrouva pas comme à l’accoutumée le portier à


l’entrée réservée au personnel, derrière la banque. Plus surprenant encore, la
porte n’était pas fermée à clé. Elle pénétra dans la pénombre de l’étroit
passage victorien qui menait aux bureaux, à l’arrière du grand hall ouvert au
public.
La première chose qui la frappa, en approchant de la salle du secrétariat
administratif, fut le silence… Et la seconde, le groupe d’hommes masqués
dont l’un avançait à sa rencontre, tandis que les autres tenaient en joue le
reste du personnel.
— Taisez-vous et venez par ici.
Tremblant de tous ses membres, elle s’exécuta. Il lui fallut quelques
secondes avant de comprendre qu’ils étaient victimes de l’événement le plus
redouté de toutes les banques : un hold-up à main armée. Les instructions
générales sans cesse répétées aux membres du personnel stipulaient qu’il ne
fallait rien tenter qui pût mettre leur vie ou celle des autres en danger.
Jessica aperçut parmi les employés le plus proche collaborateur de son
père. Son teint, qui virait d’ordinaire sur le ponceau, avait à cet instant un
aspect vitreux. Il partageait avec le comptable la responsabilité des clés de la
chambre forte. Tous les matins, l’un ou l’autre en ouvrait les portes aux
caissiers. Quand le besoin s’en faisait sentir, environ deux ou trois fois par
semaine, la Banque d’Angleterre, leur voisine, les approvisionnait en argent
liquide. En l’occurrence, la veille, après la fermeture des portes au public, ils
avaient reçu d’elle une somme considérable. Jessica comprit avec horreur que
les cambrioleurs avaient eu vent de ce dépôt.
Elle vécut avec une angoisse sans nom l’arrivée des membres du
personnel, un à un, jusqu’au dernier. Aucun ne soupçonnait, en pénétrant
dans la pièce, comme elle quelques instants plus tôt, le sort qui l’attendait.
Dans tous les esprits, la même question terrifiante planait : « Vais-je ou non
sortir vivant de cette aventure ? »
En rendez-vous avec un de ses plus gros clients, le père de Jessica n’était
pas attendu à la banque avant le début de l’après-midi. Apparemment, les
malfaiteurs le savaient aussi, car dès qu’ils furent certains que les employés
se trouvaient là au complet, ils les conduisirent, sous la menace de leurs
armes, à l’intérieur de la salle des coffres dont ils fermèrent à clé les grilles
blindées en les laissant sous surveillance.
Toujours contraints au silence et surveillés par un garde, ils sentirent la
tension croître dans la pièce, jusqu’à devenir insupportable. Avant peu, ils
seraient quelques-uns à céder à la panique. Ils n’attendirent pas longtemps…
Tout à coup, une voix de femme, stridente, rompit le silence. C’était celle
d’une secrétaire, à bout de nerfs. En parlant, elle pointa un doigt accusateur
en direction de Jessica…
— C’est d’elle que vous devriez vous occuper ! C’est la fille du
directeur ! Elle vous rendra plus de services que nous !
Jessica crut que son cœur allait s’arrêter de battre. Sa terreur fut portée à
son comble, lui nouant douloureusement l’estomac. Un des hommes armés se
tourna vers elle. Un masque lui couvrait entièrement le visage, à l’exception
des yeux, froids et calculateurs. Il lui fit signe d’approcher. Comme elle
hésitait, John Knowles, le comptable, avança courageusement d’un pas.
— Elle est jeune, laissez-la tranquille…
Quand l’homme lui heurta la tempe avec la crosse de son revolver, un
murmure horrifié parcourut l’assistance. Tremblant de tous ses membres,
Jessica fit un premier pas, puis un deuxième. Lentement, l’homme tourna
autour d’elle, s’arrêta derrière son dos. Le sentir aussi proche galvanisa la
frayeur de la jeune femme.
Le bruit de la porte du coffre, en s’ouvrant, attira l’attention de l’homme.
Il abandonna là Jessica pour rejoindre un de ses compagnons. Un instant, elle
se crut sauvée. Mais la seconde d’après, elle entendit qu’on l’appelait. Avec
peine, elle se tourna et vit qu’on lui faisait signe d’approcher. Peu après, elle
ressortait du coffre, escortée de deux hommes masqués. En entendant la
lourde porte se refermer derrière elle, elle crut défaillir. Coupée des employés
de la banque, qui eux étaient en sécurité, elle se sentit perdue.
— Conduisons-la au patron, dit un des hommes.
Le « patron », un gaillard immense, la toisa de la tête aux pieds. Jamais
elle n’avait connu de regard plus terrifiant que le sien.
— La fille du directeur ? répéta-t-il quand ses sbires l’eurent mis au
courant.
— Oui. On pourrait en obtenir une bonne rançon.
Le « patron » fit signe à son complice de se taire. Après avoir examiné
Jessica durant quelques interminables secondes, il hocha la tête.
— Emmenons-la avec nous. Elle nous couvrira jusqu’à ce que nous
soyons en lieu sûr.
Les événements qui suivirent devaient hanter longtemps les cauchemars
de Jessica. Bâillonnée, les yeux bandés, elle fut traînée sans ménagement
jusqu’à la sortie de la banque et poussée à l’intérieur du véhicule blindé
servant ordinairement au transport des fonds. Là, elle sentit d’autres
présences, bien que tous gardassent le silence.
Au moment où la camionnette démarrait, elle entendit quelqu’un dire :
— Dans combien de temps vont-ils donner l’alarme, d’après vous ?
— La banque ouvre dans cinq minutes, normalement. Ça nous laisse au
moins une demi-heure avant que les clients s’aperçoivent de quelque chose.
Après, il va falloir qu’ils fassent ouvrir le coffre. Étant donné que l’autre
trousseau de clés est dans le Kent, avec le directeur…
— D’ici là, nous serons arrivés à…
Un juron coupa la parole à celui qui parlait. Sans doute lui rappelait-on la
présence de Jessica. Le silence retomba. La jeune femme était assise à même
le plancher de la camionnette, les poings liés derrière le dos. Elle ne doutait
plus qu’elle allait mourir. Elle leur avait servi d’otage, et comme bon nombre
de ces malheureux, elle périrait…
Quand le véhicule s’arrêta, on la fit descendre. Une main se glissa sous
son bras pour l’entraîner dans un escalier. Elle compta quatre étages, avant de
se sentir poussée dans une pièce qui sentait le renfermé et le moisi. On
l’obligea à s’asseoir par terre. Cette fois, songea-t-elle, c’était la fin. Sans
oser remuer, elle entendit la porte se refermer. Avaient-ils laissé une
sentinelle ? Le silence dura, intolérable, presque assourdissant.
Très vite, elle perdit toute notion du temps. Ses bras et ses mains
s’engourdirent rapidement, car elle n’osait toujours pas bouger, persuadée de
sentir la présence d’un vigile à ses côtés. Elle avait la gorge sèche,
douloureuse. Mais pour rien au monde elle n’aurait osé réclamer de l’eau.
Dans tout son corps, elle souffrait de crampes intolérables.
A la voir ainsi, presque tranquille, personne n’aurait deviné l’enfer qu’elle
était en train de vivre. Se pouvait-il que l’inventeur de ces mots célèbres,
« Un homme courageux ne meurt qu’une fois ; un lâche, des milliers…», eût
vécu dans sa chair les tourments de l’imagination ? Non, il n’aurait pas
montré autant d’injustice…
Jessica ne tarda pas à sombrer dans un état semi-comateux qui lui apporta
enfin quelque soulagement. Elle se sentait comme anesthésiée, coupée de son
corps douloureux. Il lui était toujours impossible de bouger, et elle conservait
la position dans laquelle elle avait été abandonnée là, en ce lieu inconnu.
Mais curieusement, elle avait l’impression que la finesse de son ouïe avait
doublé, à guetter ainsi le moindre bruit. A force de n’en percevoir aucun, en
dehors de celui de sa propre respiration, elle finit par se convaincre, non sans
peine, qu’elle était seule.
Au lieu d’éprouver un soulagement bien légitime, elle fut alors assaillie
par la panique aveugle et frénétique d’un enfant qui se sent abandonné. Elle
ne pouvait remuer, ainsi ligotée et ankylosée. Soudain, elle entendit un
bruit… qu’un être humain n’aurait pu produire. Elle en éprouva aussitôt une
telle frayeur que ses cheveux se dressèrent sur sa tête. La sensation d’une
« chose » courant sur ses jambes nues lui aurait arraché un cri déchirant, si
son bâillon ne l’avait pas rendue muette.
Submergée par la terreur, elle essaya désespérément de se libérer une
main et ne parvint qu’à s’user la peau jusqu’au sang. Puis, le même état semi-
comateux l’enveloppa de nouveau, doublé de résignation : elle allait mourir
ici, dans ce lieu inconnu, oubliée de tous…
Combien d’heures resta-t-elle ainsi, pauvre petite chose angoissée et
paralysée ? Elle n’aurait su le dire, car elle n’aspirait plus qu’à sombrer dans
les profondeurs de l’oubli…
Quand les secours arrivèrent enfin, tous furent bouleversés par le
spectacle pathétique qu’offrait Jessica, et envahis par une immense pitié.
Un appel anonyme avait prévenu la banque que toute tentative pour
retrouver l’otage avant l’expiration d’un délai de cinq heures pouvait se
solder par sa mort. En revanche, s’ils respectaient leurs engagements, ils
recevraient un télégramme les informant du lieu où elle était séquestrée.
La police n’ayant aucun indice pour orienter ses recherches, ils avaient
été contraints de se plier à ce chantage, sans grand espoir pour la vie de
l’otage. Contre toute attente, ils avaient reçu le télégramme à l’heure
convenue. Il ne contenait qu’une adresse, celle d’un immeuble désaffecté au
milieu d’un terrain vague, dans la banlieue de la ville.
Pour Jessica, l’interrogatoire qui suivit la libération fut presque aussi
éprouvant que l’emprisonnement lui-même. Ce cauchemar l’avait tellement
éprouvée qu’il faillit la conduire tout droit à la dépression nerveuse. Elle resta
muette plusieurs heures d’affilée, encore sous le choc. Et dès qu’elle retrouva
l’usage de la parole, ce fut pour convoquer ses parents… et leur annoncer
qu’elle ne remettrait jamais plus les pieds à la banque. Désormais, elle vivrait
dans le petit cottage hérité de sa grand-mère maternelle. Là, elle exercerait les
seules activités dont elle ferait désormais son métier : la broderie et la
tapisserie…
3

Depuis, cinq années s’étaient écoulées. Le souvenir de ces heures


interminables la hantait encore. Et voilà que l’horreur se reproduisait ! Était-
elle donc maudite ?
Comme l’homme armé faisait mine d’approcher, elle se mit à hurler.
Furieux, il lui asséna un violent coup de crosse à l’épaule. Une douleur aiguë
la traversa puis, sentant ses jambes se dérober sous elle, elle comprit qu’elle
perdait connaissance…
Lorsqu’elle reprit ses esprits, la foule se pressait dans le petit bureau de
poste. Jessica était allongée à même le sol, un coussin sous la nuque. Une
personne agenouillée près d’elle lui prenait sa tension.
Tout à coup, son regard terrifié croisa celui de Daniel Hayward,
chaleureux et compatissant. Elle s’y accrocha comme le noyé à la bouée de
sauvetage. Embarrassée d’être le point de mire des curieux, elle tenta de se
redresser. Hayward fut le premier à songer à la rassurer.
— Tranquillisez-vous, il est parti.
Mme Gillingham s’empressa d’expliquer :
— Si vous aviez vu le courage de M. Hayward ! Il n’a pas hésité un seul
instant et s’est jeté sur le malfaiteur pour le désarmer. J’en ai profité pour
courir jusqu’à la porte et appeler à l’aide.
— N’exagérons rien. C’est Jessica qui a détourné l’attention de notre
visiteur en criant. Du coup, j’en ai profité pour me jeter sur lui et le
neutraliser. La prochaine fois, soyez tout de même plus prudente,
mademoiselle. Vous aurez de la chance si votre bras ne reste pas ankylosé
quelques jours…
Son bras… Elle essaya de le soulever. Une douleur cuisante traversa ses
muscles endoloris.
— Ne vous affolez pas. Vous n’avez rien de cassé, la rassura Daniel.
N’empêche, vous avez pris un mauvais coup. Je vais vous raccompagner chez
vous. Ma voiture est dehors. Mme Gillingham a fait mander le médecin.
Vous vous sentirez beaucoup mieux allongée sur votre lit que sur ce carrelage
froid…
Avec des gestes attentionnés et doux, il l’aida à se lever. Il y avait belle
lurette qu’on ne l’avait pas traitée avec autant de gentillesse. Instinctivement,
elle s’appuya contre lui et se laissa entraîner vers la sortie, tout en refusant
poliment l’aide qui lui était proposée par d’autres personnes présentes.
— La police voudra sûrement vous interroger, dit-il en l’installant sur le
siège passager d’une Mercedes sport blanche flambant neuve.
La même que celle de son père… Cette coïncidence fortuite lui fit
éprouver tout à coup une profonde nostalgie. La présence de ses parents lui
aurait été d’un grand réconfort… Elle ne les avait pas revus depuis plusieurs
mois. A l’occasion des fêtes de fin d’année, elle leur avait rendu visite,
contrainte et forcée, dans la maison de son enfance. Durant ce séjour
londonien, elle n’avait pas réussi un seul instant à se détendre. En partie à
cause de sa phobie de la foule et de l’anonymat de Londres, bien sûr… Mais
surtout en raison d’un sentiment de culpabilité dont elle ne s’était jamais tout
à fait défaite. Elle appréhendait avec terreur les pressions que ses parents ne
manqueraient pas d’exercer sur elle pour la « remettre sur le droit chemin ».
Entre eux, l’écart s’était encore creusé. Elle en ressentait une profonde
tristesse, mais pour rien au monde elle n’aurait renoncé à sa nouvelle
existence. Grâce à elle, elle s’épanouissait chaque jour davantage, et elle avait
l’impression de se connaître mieux, de vivre enfin.
— Où habitez-vous ? demanda Daniel Hayward. D’après Mme
Gillingham, quelque part dans cette direction…
Rassemblant tant bien que mal ses pensées, elle lui indiqua le chemin. A
leur arrivée, elle devina que ses voisins proches les observaient discrètement
derrière leurs rideaux. Elle ne leur en voulut pas. Que reste-t-il aux vieilles
personnes pour égayer leur journée ? S’ils avaient su…
— J’ai bien envie de vous transporter à l’intérieur, dit Daniel. Vous
n’avez pas encore l’air bien remise.
Elle voulut protester, mais elle y renonça vite lorsqu’il la souleva de terre
avec douceur et fermeté. La distance était brève. Jessica eut cependant le
temps de sentir sa force hors du commun et les battements de son cœur.
Jamais elle n’avait connu pareille intimité avec un membre du sexe opposé.
Et pourtant, au-delà de son émotion après le choc qu’elle avait enduré, et du
recul instinctif que lui inspirait un contact aussi physique, elle perçut en elle-
même un autre sentiment… Un sentiment proche de celui que fait naître en
chacun la vision d’une rivière fraîche et poissonneuse réchauffée par la
chaleur du soleil. Elle retint son souffle, ses doigts se crispant à son insu sur
l’épaule de Daniel.
Comme s’il percevait les pensées folles qui lui traversaient l’esprit, et ses
efforts pour dompter les émotions contradictoires qui se bousculaient en elle,
il plongea les yeux dans les siens. Dans son regard doré, elle crut lire un
message silencieux : « Je comprends ta peur, petite fille… Mais rassure-toi,
de ma part tu ne crains rien. »
Alors qu’il tournait la clé dans la serrure et transportait Jessica à
l’intérieur, une pensée étrange prit forme dans l’esprit de la jeune femme. Il
lui semblait que des liens indestructibles venaient de se tisser entre eux. En
quelques secondes, ils avaient l’un et l’autre surmonté les barrières des
conventions sociales et la méfiance innée que suscite toujours l’inconnu. Au-
delà de toute explication logique, ils avaient communiqué sans se parler. Que
signifiait ce mystère ? Et quelle répercussion allait-il avoir sur leurs
existences ?
Le son de la voix de Daniel Hayward la ramena à la réalité.
— Voulez-vous que je vous dépose dans votre chambre ou bien…
Jessica secoua la tête, soudain confuse.
— Non, ce n’est pas la peine. Le canapé sera aussi confortable que mon
lit.
Il l’y déposa avec d’infinies précautions et se proposa de lui tenir
compagnie jusqu’à l’arrivée du médecin. S’il ne lui avait pas adressé en
même temps un sourire aussi bienveillant, Jessica s’y serait sans doute
opposée. Mais comment renoncer à autant de gentillesse ? En d’autres
circonstances, elle n’aurait vu en lui, avec un physique comme le sien, qu’un
de ces jeunes loups ambitieux dont ses parents rêvaient pour elle, et qu’ils
fréquentaient dans les soirées mondaines de la capitale. Cette pensée la
déconcerta.
— Qu’y a-t-il ? demanda Daniel en percevant le changement subtil qui
s’opérait en elle. Je vous ai fait mal ?
Elle secoua la tête, surprise de se sentir aussi à l’aise avec lui qu’avec un
ami cher. Ce n’était pourtant encore qu’un inconnu, rencontré à peine une
demi-heure auparavant. Et elle estimait avoir déjà abusé de son temps… Mais
alors qu’elle lui proposait de rentrer chez lui, il prit fermement sa main entre
les siennes.
— Non, je reste, affirma-t-il d’un ton sans réplique.
La chaleur de ses paumes accrut le trouble de Jessica. Pourtant, avec lui
elle avait l’impression d’être en sécurité. D’ailleurs, l’idée de se retrouver
seule, même quelques instants, la terrifiait. La présence réconfortante de
Daniel Hayward tenait en respect les souvenirs qu’elle préférait garder
enfouis au plus profond de sa mémoire. Sa frayeur expliquait sans doute son
envie étrange de se blottir contre lui…
En attendant l’arrivée du médecin, Daniel proposa de préparer le thé. Elle
crut deviner qu’il appréciait le choix varié d’arômes que contenait son
placard à épicerie. Il choisit un mélange russe, un des préférés de Jessica,
qu’il lui servit avec une rondelle de citron vert.
— J’aime beaucoup cette pièce, déclara-t-il soudain. Elle est non
seulement confortable, mais intime et très originale. C’est ce genre
d’atmosphère que je voudrais recréer chez moi.
Ce commentaire fit rire Jessica, de la part d’un homme apparemment
aussi fortuné que lui. Aucune propriété dans le village ne soutenait la
comparaison avec celle qu’il venait d’acquérir.
— Avec une maison comme la vôtre, vous devriez faire appel à une
entreprise de décorateurs.
A sa grande surprise, il secoua négativement la tête.
— Je ne partage pas votre avis. Je n’ai pas du tout envie que ma maison
ressemble à toutes celles que nous montrent les magazines spécialisés.
D’ailleurs, j’en suis encore loin. Je m’en suis aperçu ce matin, il reste pas mal
de travaux avant de songer à la décoration proprement dite. En ce moment, je
campe dans deux pièces, ajouta-t-il avec une grimace. J’espérais vraiment
que le plus gros des réparations serait achevé avant Noël. Je m’aperçois
qu’on en a encore pour quelques mois. Voilà pourquoi j’en veux autant à cet
entrepreneur.
— Il aurait peut-être été plus raisonnable de rester à Londres, au moins en
attendant que la maison soit habitable, remarqua Jessica.
— Raisonnable, peut-être, acquiesça-t-il. Mais vient un moment où vivre
au rythme dément de la ville commence à peser. Ma profession m’oblige à
travailler dans la capitale, pas à y habiter, heureusement.
— Votre profession ?
Comme il ne répondait pas tout de suite, elle s’en voulut de sa curiosité.
C’était la première fois qu’elle désirait tout savoir d’un inconnu… Cet
homme la fascinait, il n’existait pas d’autre mot. Son hésitation à répondre la
fit rougir. Comment lui expliquer que par inexpérience et à cause de sa vie de
recluse, elle avait un instant oublié les bonnes manières ?
Heureusement, il parla enfin, d’une voix étrangement sombre, et presque
à contrecœur.
— Je suis économiste. A la City.
Économiste… Il devait donc être en contact direct avec le marché
financier. Connaissant la haine que toute forme de publicité inspire à ceux qui
évoluent chaque jour dans ce domaine, elle comprit ses réticences à parler et
changea vite de sujet.
— L’Avon a beau être loin des sentiers battus, beaucoup de gens qui
travaillent à la City s’implantent par ici, ces derniers temps. Quand on sait
que l’hiver, la neige bloque certains villages plusieurs jours d’affilée, c’est
assez surprenant, vous ne trouvez pas ?
Il rit, comme si l’idée de se trouver bloqué là par le mauvais temps ne lui
faisait ni chaud ni froid.
— Et vous ? demanda-t-il soudain. Je sais déjà que vous vivez de vos
tapisseries et de vos broderies, belle Pénélope… Je me demande même si le
modèle splendide que j’ai récemment vu accroché au mur, chez un ami, n’a
pas été dessiné et créé par vous. J’aurais pensé qu’un artisan de votre âge,
pour se faire connaître, se rapprocherait d’une grande ville. Sinon Londres,
au moins Bath, qui est tout de même une capitale, pour tout ce qui a trait à la
décoration intérieure.
— Je déteste les villes… et la foule, répondit-elle en baissant les
paupières. Je ne me plais que dans le calme des campagnes.
— Vous recherchez l’isolement, autrement dit.
Les yeux dorés de son interlocuteur la regardaient avec curiosité et
intérêt. Aussitôt, elle fut sur la défensive.
— Cela tombe sous le sens, continua-t-il. Une jeune femme aussi jolie et
intelligente que vous vivant seule dans un petit village… Je ne pense pas me
tromper de beaucoup en affirmant que vous n’avez pas grandi ici. Alors, que
fuyez-vous ?
La gorge de Jessica se noua. Pour un peu, elle aurait fondu en larmes.
C’était la première fois qu’on l’interrogeait aussi directement sur son passé ;
la première fois que quelqu’un percevait son angoisse profonde au-delà des
apparences. Elle aurait aimé lui répondre, mais la peur l’en empêcha.
Pourquoi ? Craignait-elle sa moquerie, ses sarcasmes ? Qu’il haussât les
épaules avec un sourire indulgent, comme ses parents, et même certains de
ses amis ? Ou bien redoutait-elle qu’il ne comprenne rien au traumatisme
qu’elle avait subi, cinq ans plus tôt, et à la transformation radicale qui s’était
ensuivie ?
Une sensation de panique la submergea à l’idée de lui confier tout ce
qu’elle avait enduré. Une terreur sans nom… Son médecin lui avait expliqué
l’origine de ce mutisme obstiné : parler de l’épreuve terrible signifiait, pour
elle, revivre ces heures dans toute leur horreur. Au contraire, le silence lui
donnait l’impression de les dominer. Il lui avait dit qu’elle ne viendrait à bout
de ses angoisses qu’en leur permettant de s’exprimer une dernière fois, sans
réserve, avec la même force que le jour de l’attentat.
La gorge nouée, elle se recroquevilla sur le canapé, sur la défensive. La
partie de son cerveau qui raisonnait encore l’enjoignait à se ressaisir. Son
compagnon allait finir par trouver curieux ce mutisme affolé, se demander ce
qu’il avait bien pu dire pour le provoquer.
Heureusement, un bruit venu du dehors créa diversion. Daniel leva la tête,
les sourcils froncés.
— Ce doit être le médecin. Je vais lui ouvrir.
Il proposa avec tact de les laisser seuls, mais Jessica lui demanda de
rester. Sa présence la rassurait, malgré sa gêne de l’importuner ainsi. Comme
elle se confondait en excuses, il secoua la tête et prit ses mains entre les
siennes.
— Mais non, voyons… Personnellement, je souhaitais rester, mais j’avais
peur de vous importuner.
Dans la chaleur de son regard, elle lut une promesse qui la bouleversa.
Lui aussi parut submergé par une émotion inexplicable. Jessica avait toujours
écouté avec une moue sceptique ces récits de coups de foudre instantanés, de
révélations amoureuses inattendues. Aujourd’hui, elle se demandait si elle
n’avait pas eu tort de douter…
En attendant, l’amour restait à ses yeux un bonheur éphémère, auquel ne
croyaient que les impulsifs et les têtes brûlées. Ne se reconnaissant pas dans
cette catégorie, elle en conclut que la peur ressentie dans le bureau de poste
lui montait tout simplement à la tête. Et pourtant… Les sentiments confus
qu’elle éprouvait pour Daniel n’avaient rien de superficiel. Au contraire, elle
avait l’impression de l’avoir toujours attendu. Et lui paraissait la comprendre
comme personne d’autre : ses peurs, ses appréhensions, son besoin d’être
rassurée, ses faiblesses et sa force.
Comme s’il percevait son intense confusion, il s’occupa de débarrasser
les tasses et de vider la théière dans le coin cuisine. Pendant ce temps, le
médecin invita Jessica à ôter son chandail pour lui examiner l’épaule et le
bras. Ils avaient tous deux enflé, et l’on devinait aisément qu’un hématome
de bonne taille ne tarderait pas à apparaître.
— Voyons… il n’y a rien de cassé, mais vous allez vous sentir un peu
raide, durant quelques jours. Portez votre bras en écharpe au moins pendant
quarante-huit heures, je vous le conseille vivement.
Son bras droit ! Quelle malchance !
— Je vais vous laisser des cachets que vous prendrez si la douleur
augmente trop. En général, après un choc comme celui-ci, les gens réclament
aussi des comprimés à prendre le soir, au coucher…
Jessica frémit et secoua la tête avec détermination. Elle avait ingurgité des
somnifères durant plusieurs semaines, après le hold-up. En fait de l’aider à
dormir, ils l’avaient surtout abrutie, et elle avait vite renoncé à les prendre,
contre l’avis de ses parents.
— Vous êtes raisonnable, approuva le médecin. Je prescris de ces
remèdes le moins possible, d’autant plus que souvent, une tisane fait l’affaire.
La consultation terminée, il referma son sac et s’apprêta à partir.
Cependant, arrivé à la porte, il se retourna, les sourcils froncés.
— Vous vivez seule, je crois ?
Jessica hocha la tête, soudain effrayée.
— Pourquoi me demandez-vous cela ? L’homme n’a tout de même pas
pris la fuite ? Je croyais que…
— Il ne s’agit pas de ça, la rassura aussitôt le médecin. Seulement, avec
votre bras droit en écharpe, vous risquez de vous trouver un peu handicapée.
Je pourrais en toucher deux mots à Mme Gillingham…
— Pas la peine, intervint Daniel. Je tiendrai compagnie à mademoiselle,
au moins cette nuit.
Jessica se retourna vers lui, interdite. Mais le temps qu’elle revienne de sa
stupeur, le médecin était déjà parti. Tendue à l’extrême, elle interrogea Daniel
du regard.
— Je sais, dit-il avec calme et assurance. J’aurais au moins pu vous
consulter avant. J’étais sûr que vous préféreriez ma présence à celle de Mme
Gillingham, mais que vous n’oseriez le dire. Si je me suis trompé…
Jessica secoua la tête. Là n’était pas la question. Ils se connaissaient
depuis une heure à peine ! Non seulement elle se sentait anormalement attirée
par lui, mais on ne se débarrassait pas du jour au lendemain des habitudes
d’une vie entière ! Quand elle consentit enfin à croiser son regard, elle y
décela une lueur moqueuse.
— Ne vous souciez donc pas du « qu’en-dira-t-on »…
A la fois mortifiée et irritée, elle rougit un peu.
— Il ne s’agit pas du tout de ça ! Même si j’ai horreur de donner prise aux
commérages. En l’occurrence, j’entends d’ici Mme Gillingham se frotter les
mains…
— Alors, expliquez-moi de quoi vous avez peur, déclara-t-il.
Il se laissa tomber sur le canapé, si près de Jessica qu’elle s’affola
davantage encore.
— Pas de moi, tout de même ? insista-t-il.
Comment lui dire qu’elle redoutait surtout ses propres réactions ?
— Je n’ai tout simplement pas l’habitude de recevoir, choisit-elle de
répondre.
— Si je comprends bien, dans un certain sens je vous dérange, n’est-ce
pas ? Je comprends tout à fait, rassurez-vous. Comme vous, j’ai toujours vécu
seul. Mais vient toujours un temps où…
Il laissa sa phrase en suspens. Sans qu’elle eût besoin de tourner la tête, à
la chaleur de son souffle contre sa tempe, elle devina qu’il s’était encore
rapproché. Lorsqu’elle sentit qu’il lui prenait la main, elle ne songea pas à
protester. Ce qui ne l’empêcha pas d’être assaillie soudain par un
tremblement irrépressible.
— Je me fie à mes propres sentiments et à mes propres réactions, mais ils
m’aveuglent peut-être…, commença-t-il. Si je me trompe, n’hésitez pas à me
le dire, Jessica, mais j’ai l’impression que votre surprise n’est pas loin
d’égaler la mienne.
La timidité la paralysait. A grand-peine, elle hocha la tête.
— Il nous reste tant de choses à apprendre, l’un de l’autre, continua
Daniel. Mais rien ne presse, n’est-ce pas ? Pour le moment, contentons-nous
d’avoir tous les deux envie de prendre la route ensemble…
Jessica acquiesça de nouveau dans le silence. Ne laissait-il pas entendre
qu’il n’avait aucune intention de hâter les choses ? Il paraissait deviner
combien leur étrange rencontre la déroutait, l’effrayait même, et percevoir
son exaltation à la pensée qu’il partageait ses sentiments.
En levant la tête vers lui, elle se demanda aveuglément à quoi
ressembleraient ses baisers. Comme si la pensée s’était inscrite au fond de ses
yeux, elle vit ceux de Daniel s’assombrir.
— Ne me regardez pas comme ça, protesta-t-il avec douceur. Si je
commence à vous embrasser, je ne saurai plus m’arrêter…
Jessica se raidit contre l’élan qui la projetait vers lui. Durant quelques
secondes, elle ne sut si elle saurait résister au désir qui flambait au fond de
ses prunelles. Luttant de toutes ses forces contre la tentation, elle s’éclaircit la
voix.
— Parlez-moi de votre maison. Comment l’avez-vous trouvée ? Et que
comptez-vous en faire ? Vous êtes notre premier émigré londonien. Il y en a
d’autres, dans la région, mais surtout du côté de Blanchester. La distance par
rapport à la capitale ne vous effraie pas ?
Pourvu qu’il n’ait pas la cruauté de laisser sa tentative désespérée sans
réponse ! Elle le vit hésiter brièvement, puis se ressaisir.
— Non. Cela fait un certain temps que je cherche une propriété en dehors
de Londres. Au contraire, je suis ravi.
Jessica le considéra, les sourcils froncés.
— Et l’agent immobilier aussi, sûrement. Voilà deux ans que le Court est
en vente. Sans compter qu’il a subi plusieurs fois des actes de vandalisme.
— Inutile de me rappeler tout cela, j’ai pu le constater, répondit-il avec
amertume. Quand vous vous sentirez mieux, j’aimerais bien que vous me
donniez quelques conseils, pour la cuisine. Mon architecte manque un peu
d’imagination et je préférerais, autant que possible, éviter les aménagements
stéréotypés que présentent les spécialistes.
Peu à peu, Jessica se ressaisissait, d’autant plus vite que son intérêt pour
les aménagements futurs de la propriété de Daniel était sincère. Lorsqu’il jeta
un coup d’œil sur sa montre et annonça qu’il était près de 7 heures, elle n’en
crut pas ses oreilles.
— Ça ne vous ennuie pas que je vous laisse seule une demi-heure
environ, le temps d’aller chercher quelques affaires ? Je peux demander à
Mme Gillingham de vous tenir compagnie en attendant.
Jessica secoua la tête.
— Pas la peine. D’ailleurs, ne vous sentez pas obligé de passer la nuit ici.
Je…
— Ne revenons pas sur notre décision, coupa-t-il avec fermeté. Et ne
vous avisez pas de bouger de ce canapé avant mon retour.
Elle n’eut aucun mal à lui obéir, à se laisser porter par le rêve éveillé dans
l’univers féerique qu’avaient ouvert les promesses implicites de Daniel.
Jamais elle n’aurait cru pouvoir être un jour la proie d’un tel égarement.
Tomber si soudainement amoureuse d’un inconnu – et si intensément – ne lui
ressemblait guère. Et pourtant, elle n’imaginait déjà plus de vivre sans lui.
Dire qu’il partageait son émerveillement et sa surprise ! Fermant les yeux,
elle ne put résister à la tentation d’imaginer la saveur de ses baisers et de ses
caresses…
Aussitôt, un frisson la parcourut et ses joues s’empourprèrent. Pour la
première fois, elle éprouvait le désir dans sa chair… Jusqu’à ce jour, jamais
elle n’avait été affectée par ces émois incontrôlés. Quelque chose, chez cet
homme, avait provoqué le miracle, mais quoi ? Ses réactions, autant
physiques qu’émotionnelles, étaient-elles authentiques, ou seulement
engendrées par la peur ? Au plus profond de son cœur, elle sentit que ce
bonheur tout neuf, qui n’osait encore se manifester, se trouvait déjà tempéré
par la prudence. Mais son épuisement était trop grand pour qu’elle
approfondisse son analyse de cette étrange sensation.
A l’étage, la sonnerie du téléphone lui parvint de l’atelier. Il s’agissait
donc d’un appel professionnel… Son premier élan fut de monter répondre,
puis elle se rappela sa promesse à Daniel de ne pas bouger en son absence, et
se ravisa donc. Il s’était montré si bon pour elle, sans la connaître ! Une telle
générosité, un tel désintérêt étaient le signe d’une nature directe, qui ne
s’embarrassait pas d’artifices mondains et allait droit au but. En de
semblables circonstances, elle n’aurait sans doute pas manifesté la même
gentillesse spontanée, car elle aurait craint que son attitude n’éveille la
méfiance, et même le ressentiment.
Daniel, non. Son altruisme était la preuve d’un profond respect pour ses
semblables. A cause de cela, elle n’éprouvait aucune crainte à lui ouvrir sa
porte et son cœur. Après le hold-up, à la banque, le psychologue lui avait
expliqué que la méfiance qu’elle éprouvait instinctivement à l’égard d’autrui
remontait beaucoup plus loin que la terrible épreuve dont elle avait été
victime. Il lui avait rappelé que durant des années, elle s’était efforcée de
vivre en conformité avec le désir de ses parents, et qu’elle se rebellait
aujourd’hui contre cette soumission aveugle.
Avec le recul, elle avait honte de sa panique, à la poste. Même Mme
Gillingham avait montré plus de sang-froid, malgré son âge. L’épuisement la
gagnait peu à peu, contrecoup de sa frayeur, et elle renonça à poursuivre sa
réflexion. Elle jeta un coup d’œil sur sa montre. Une heure déjà que Daniel
était parti ! Avait-il donc changé d’avis ?
4

A son retour, Daniel trouva Jessica endormie. Il la réveilla doucement, et


ne put s’empêcher de sourire devant l’expression de bonheur surpris qui
colora aussitôt son regard.
— J’ai mis un temps fou pour revenir, mais il a fallu que je passe au pub
prévenir que je n’y dînerais pas ce soir. Ils savaient déjà tout de l’attaque à
main armée dont nous avons été victimes à la poste. Ils m’ont demandé de
vos nouvelles et vous font savoir qu’ils pensent bien à vous. Mme Markham
a insisté pour que j’emporte une salade de poulet froid. Si vous avez besoin
de quoi que ce soit, vous pouvez l’appeler sans hésiter, elle me l’a répété à
plusieurs reprises.
Tant de gentillesse fit monter les larmes aux yeux de Jessica. Elle
connaissait mal Mme Markham, et avait toujours pensé que celle-ci lui en
voulait d’être aussi peu sociable et communicative.
— Que vous arrive-t-il ? s’étonna Daniel, en lui effleurant la joue. Je n’ai
pourtant rien dit qui me vaille une telle réaction !
De sa poche, il sortit un mouchoir propre dont il lui tamponna tendrement
les yeux, comme s’ils se connaissaient déjà depuis une éternité. Il ignorait
pourtant tout de cet état mélancolique qui la faisait parfois fondre en larmes à
la vue d’un film triste, ou à la lecture d’un récit tragique.
— Au fait, j’aurais dû vous poser la question plus tôt, mais y a-t-il
quelqu’un que vous voudriez prévenir ? Votre famille, par exemple…
— Ma famille ? Non, ce n’est pas la peine.
Daniel fronça les sourcils. Jessica se sentit obligée de lui fournir une
explication.
— Mes parents s’en…
Dire qu’ils s’en moquaient aurait mal traduit la réalité. Mais sa mère
mobiliserait aussitôt le chauffeur pour descendre la voir au village, aussi vite
que la circulation le lui permettrait. Jessica n’avait aucune envie de subir ses
cajoleries et ses tentatives pour, une fois de plus, lui faire « entendre raison ».
Aux yeux de sa mère, tous les prétextes étaient bons pour tenter de ramener
sa fille au berceau familial. Et d’ailleurs… d’ailleurs… Oserait-elle se
l’avouer ? Elle n’avait qu’une envie : rester seule avec Daniel.
Pour soulager sa conscience, elle finit par répondre :
— Mes parents sont toujours très occupés. Inutile de les inquiéter. Après
tout, il ne s’est rien passé de grave !
Le regard avec lequel Daniel accueillit ces quelques mots la fit rougir.
Elle connaissait ses yeux teintés de compassion et d’inquiétude ; elle les avait
vus assombris par la passion. Pour la première fois, elle y lut une accusation.
Passagère certes, mais elle était certaine de ne pas s’être trompée. Que lui
reprochait-il ? Vite, elle changea de sujet.
— Puisque que vous êtes assez gentil pour me tenir compagnie ce soir, le
moins que je puisse faire, c’est de vous servir à dîner, annonça-t-elle d’un ton
faussement léger.
Elle fit mine de se lever, mais Daniel l’en empêcha.
— Le médecin a pourtant été clair. Il faut que vous vous reposiez. Vous
n’avez tout de même pas déjà oublié ?
— J’ai cru comprendre qu’il ne parlait que de mon bras, protesta-t-elle en
souriant. Le reste fonctionne parfaitement, que je sache.
Soudain, elle surprit dans son regard une admiration toute masculine. La
caresse de ces yeux dorés, lente et délibérée, sur toute sa personne, la troubla.
Puis tout à coup…
— J’aurais employé d’autres termes…, murmura-t-il avec un sourire
lourd de sous-entendus.
Sur ces mots, il se leva, comme s’il avait déjà oublié l’incident.
— Au fait, dans quelle pièce comptez-vous me faire dormir ? Je vais y
monter mes affaires.
Comment pouvait-il parler avec autant de détachement ? Son corps à elle
se ressentait encore de l’examen détaillé dont il venait de faire l’objet.
— Il n’y a que deux chambres. Posez vos affaires dans celle qui donne
sur la rue, répondit-elle d’un ton distrait.
— Je propose que pour ce soir on s’en tienne à l’excellente salade de
poulet de Mme Markham. J’allais oublier : j’ai rapporté aussi deux parts de
tourte aux pommes. Vous m’en direz des nouvelles.
Sans rien perdre de ses gestes, Jessica le vit se pencher pour ramasser un
sac déposé sur le carrelage. Le cuir souple en était légèrement râpé, mais la
jeune femme reconnut tout de suite un bagage d’une qualité excellente. Son
père en avait de semblables et se vantait d’utiliser encore aujourd’hui tous les
sacs de voyage et valises de cuir qu’un oncle lui avait offerts, au temps où il
étudiait encore à Oxford.
L’évocation de ces objets familiers fit surgir le visage de ses parents
devant ses yeux, et la pensée du gouffre qui la séparait d’eux lui serra le
cœur. Certes, aucun conflit direct ne surgissait jamais entre eux. A chaque
fois que sa mère réussissait à la convaincre de venir passer quelques jours
dans la maison de son enfance, Jessica y était accueillie à bras ouverts. Elle
savait que rien ne plairait davantage à ses parents que de la voir revenir vivre
chez eux. Rien… hormis l’annonce d’un mariage prochain, ou la venue d’un
petit-fils.
A sa dernière visite, elle avait partagé leur hospitalité avec sa cousine.
Jessica ne s’était jamais bien entendue avec Emma, fille unique de la sœur de
sa mère. Le père d’Emma exerçait la profession de notaire de province. Ils
vivaient confortablement, mais Jessica soupçonnait Emma de rancœur et de
jalousie à son endroit. Avec seulement quelques mois de différence, elles
avaient toutes deux fréquenté le même pensionnat. A de nombreuses reprises,
Emma y avait laissé jaillir son animosité vis-à-vis de sa cousine.
A présent, elles ne se voyaient plus que rarement. Emma travaillait chez
un couturier réputé de Kensington et avait annoncé depuis longtemps que son
unique désir était de trouver un parti aussi riche que le père de Jessica, pour
satisfaire ses ambitions et combler les frustrations de son enfance.
— Trop de mariages se soldent par un divorce. Si tu ne l’aimes pas
d’abord pour lui-même, je ne vois pas l’intérêt de l’épouser, avait tenté
d’objecter Jessica, choquée.
— Ce que tu peux être prude ! s’était moquée Emma. Le divorce ne me
fait pas peur. Tu peux être sûre que je n’en sortirai pas sans une somme
d’argent substantielle. Ça te va bien de prendre des airs supérieurs ! Tu ne
connais rien à la vie. Ton père roule sur l’or…
— L’argent n’est pas tout.
Cette remarque lui valut un éclat de rire.
— Il n’y a vraiment que toi pour dire des âneries pareilles. Tout le monde
n’est pas aussi romantique, petite cousine…
Elles n’avaient guère plus de dix-huit ans, le jour où Emma lui avait tenu
ce discours. Après l’épreuve terrible de Jessica à la banque, Emma était
venue lui rendre visite chez elle. A l’époque, une ambitieuse plus rusée
qu’elle avait séduit le petit baronnet fortuné avec lequel Emma était sur le
point de se fiancer. Elle écumait de rage. En apprenant que Jessica ne
remettrait jamais plus les pieds à la banque, elle avait laissé éclater son
indignation.
— Tu as tort, Jessica ! Si j’avais ta chance, je ne la gâcherais pas ainsi !
Tu ne t’imagines tout de même pas toute ta vie couturière ! s’était-elle
exclamée, dénigrant à plaisir les dons artistiques de sa cousine.
Jessica avait subi ses sarcasmes sans y répondre, mais depuis, le fossé
s’était creusé encore davantage entre elles. Emma avait fini par se marier,
puis divorcer, et cherchait aujourd’hui un parti avantageux.
— Revenez sur terre…
En entendant la voix douce de Daniel, elle se rendit compte avec
confusion qu’elle s’était une fois de plus égarée dans une de ces longues
rêveries auxquelles elle était parfois sujette. Elle leva vivement la tête et vit
que Daniel lui souriait. Un long frisson lui parcourut tout le corps, des images
troublantes défilèrent devant ses yeux. Sa peau… comme elle eût aimé goûter
la saveur de sa peau…
Pendant qu’il montait s’installer dans la chambre d’amis, elle se leva et se
rendit dans le coin cuisine. Elle n’était tout de même pas invalide ! Après
avoir rempli la bouilloire de la main gauche, elle se lança dans les préparatifs
du dîner. Cluny ne tarda pas à se manifester avec des miaulements
frénétiques, et Jessica alla lui chercher une boîte de pâtée. D’un geste
machinal, elle s’apprêtait à l’ouvrir lorsqu’une douleur fulgurante lui arracha
un petit cri étouffé. De surprise, elle lâcha la boîte de conserve pour se masser
l’épaule.
Alerté par le bruit, Daniel la rejoignit en courant dans la cuisine. Il la
trouva agenouillée sur le carrelage, à la recherche de la pitance égarée de
Cluny.
— Laissez-moi faire ! gronda-t-il, furieux qu’elle n’ait tenu aucun compte
de ses conseils. Pourquoi diable ne m’avez-vous pas attendu ?
Il s’adressait à elle comme à un enfant insubordonné. Elle s’apprêtait à
répliquer mais, s’avançant pour l’aider à se redresser, il ne lui en laissa pas le
temps.
— Je n’ai qu’un bras invalide, pas le reste, protesta-t-elle. D’ailleurs,
Cluny avait faim.
— Cluny ?
Baissant les yeux, il avisa le chat. Il devait aimer les animaux car sa
colère fondit aussitôt.
— Je crois comprendre pourquoi vous lui avez donné ce nom : en
hommage aux tapisseries du fameux musée français ?
— Exactement, répondit Jessica, contente qu’il ait fait de lui-même le
rapprochement.
L’idée que cet économiste distingué ne limitât pas ses intérêts au seul
domaine professionnel lui plaisait. Cette qualité dénotait un esprit large et
curieux, avec lequel elle se sentait plus d’une affinité.
— Eh bien, pour ce soir au moins, il va falloir que ce chat se contente de
mes services. Et vous de même.
— Franchement, ça m’ennuie beaucoup d’abuser de votre gentillesse,
protesta Jessica avec fermeté.
— Je vous assure que la cuisine n’a pour moi aucun secret. Ma mère nous
a tous élevés de la même façon, sans la moindre distinction de sexe.
— Tous ?
— Nous étions quatre. J’ai deux frères et une sœur.
Jessica le considéra avec envie.
— Vous en avez eu de la chance ! J’étais fille unique.
— Aïe ! Vous avez dû vous sentir bien seule, toute votre enfance,
remarqua-t-il en se penchant pour déposer une assiette pleine devant Cluny.
— Oh, ma mère se donnait beaucoup de mal pour éviter que je m’ennuie !
Elle m’emmenait au spectacle, ou chez des amis, ou faire des courses, mais…
— Mais vous ne les aimiez pas, ou alors vous vouliez punir vos parents
de s’être arrêtés à vous.
Jessica leva vers lui un regard étonné. Comment avait-il deviné ? Elle-
même comprenait seulement aujourd’hui, en l’évoquant devant lui, son
acharnement à préserver sa solitude.
— Moi qui suis l’aîné de la famille, expliqua Daniel, je vous assure qu’il
m’arrivait de reprocher le contraire à mes parents ! Surtout à la naissance des
jumeaux !
— Des jumeaux ?
— David et Jonathan. Vous avez compris, désormais, que mes parents ont
un faible pour les prénoms bibliques. A leur naissance, j’avais sept ans.
Rachel leur a succédé, un an plus tard.
— Vous ne leur en voulez plus, maintenant ?
Elle avait du mal à imaginer son nouvel ami gardant rancune bien
longtemps. Il haussa les épaules en riant.
— Quelquefois, tout de même. Quand les jumeaux débarquent à
l'improviste chez moi, avec un troupeau d’amis, par exemple. Remarquez,
maintenant qu’ils travaillent tous les deux aux États-Unis, ils me manquent.
— Et votre sœur, Rachel ?
— Ah ! Elle a l’air bien partie pour nous surpasser tous ! Elle a décidé de
suivre les traces de mon père et de devenir chirurgien. David, lui, est
biochimiste, et Jonathan travaille dans la publicité.
— Votre père aurait peut-être préféré que ce soit un de ses fils qui lui
succède, non ?
— Pas le moins du monde. Quelle drôle d’idée…
Comment lui expliquer que ces mots lui avaient été inspirés par la
déception de ses propres parents ? Le moment n’était peut-être pas encore
venu. Elle faisait confiance au jugement de Daniel, mais quelque chose la
retenait, comme si elle craignait d’être encore mal comprise.
— Vous avez l’air bien pensive, tout d’un coup, remarqua Daniel.
Jessica haussa les épaules, en s’efforçant de sourire.
— Je fais toujours cette tête-là quand j’ai faim, dit-elle d’un ton
délibérément léger. Il paraît que la tourte aux pommes de Mme Markham est
délicieuse.
Elle vit bien qu’il n’était pas dupe. Un instant, elle crut qu’il allait insister
et se demanda ce qu’elle pourrait bien lui répondre. Mais il parut se résigner.
Elle n’aurait su dire si elle en éprouvait de la déception ou un grand
soulagement…

En début de soirée, ils reçurent la visite d’un policier local qui désirait
enregistrer leurs dépositions. Un peu gênée d’avoir été la seule à céder à la
panique, Jessica s’acquitta de ce devoir avec force bredouillements et
hésitations. Quel contraste avec les déclarations claires et posées de Daniel !
Comme Jessica s’excusait d’être aussi brouillon, l’homme la rassura.
— C’est bien naturel, mademoiselle, après le choc que vous avez eu.
Grâce à M. Hayward, nous avons coffré le malfaiteur.
Il était près de 10 heures lorsqu’il prit congé d’eux. Jessica était épuisée,
avec une seule envie : se coucher et sombrer dans l’oubli du sommeil. Quand
Daniel revint, après avoir raccompagné le commissaire à sa voiture, Jessica
prit les devants.
— Je n’en peux plus. Cela vous ennuierait si je vous abandonnais,
maintenant ? J’ai l’impression de dormir debout…
— Attendez. Je vais vous préparer une tisane, comme l’a suggéré le
médecin ?
Jessica refusa. Un moment, elle crut que Daniel allait proposer de la
porter jusqu’à sa chambre… Mais il n’en fit rien, se contentant de s’assurer
qu’elle montait l’escalier sans encombre. N’importe qui d’autre que lui aurait
tenté de tirer profit de leur isolement. Son sérieux confirmait les conclusions
qu’elle avait déjà tirées le concernant. Pour la première fois depuis qu’elle
avait emménagé dans ce cottage, elle était heureuse de ne pas y être seule…
Quand vint le moment de se déshabiller, les mouvements de ses bras
arrachèrent à Jessica quelques petites grimaces de douleur. Son premier
mouvement fut d’appeler Daniel à l’aide. Dieu merci, il lui restait assez de
raison pour ne pas mettre son projet à exécution…
Après moult efforts, enfin déshabillée et en chemise de nuit, elle se glissa
entre ses draps. La tête à peine posée sur l’oreiller, elle fermait les yeux.
Elle dormit à poings fermés plusieurs heures durant. Même le grincement
des marches, quand Daniel monta se coucher, ne troubla pas son sommeil.
Devant sa porte, il s’arrêta quelques secondes, l’oreille tendue. Puis, rassuré,
il gagna sa propre chambre.
Jessica dormit paisiblement une bonne partie de la nuit. Lorsque le
cauchemar survint, fidèle au rendez-vous, il s’intensifia très vite,
kaléidoscope terrifiant de ses peurs et angoisses passées. L’obscurité la
suffoquait, l’aveuglait. Encore profondément endormie, elle se mit à remuer
dans son lit comme une possédée, revivant avec une acuité poignante la
douleur des liens lui transperçant la peau et le goût acide de la peur, dans sa
bouche. Arrachant son bâillon imaginaire, elle hurla à pleins poumons, cri
sauvage et primitif qui déchira le silence de la maison…
5

Lorsque Daniel fit irruption dans sa chambre, il trouva Jessica dressée sur
son séant, tout à fait réveillée. Elle tenait les bras serrés autour de son corps
tremblant, et fixait aveuglément un point dans le vide. Daniel s’assit juste
derrière et l’attira doucement contre lui.
— Jessica, il n’y a rien, murmura-t-il à son oreille. Ce n’est qu’un
mauvais rêve.
Il lui parlait comme on parle à un enfant effrayé, songea confusément
Jessica lorsque sa voix pénétra la spirale de terreur consécutive à son
cauchemar.
— C’est fini, maintenant, continuait-il. Vous ne craignez rien. Ce qui
s’est passé hier matin ne…
A ces mots, Jessica parvint à articuler :
— Pas hier, non…
Sa gorge lui faisait mal, elle avait tant crié… Mais elle devait la vérité à
Daniel, ne serait-ce que pour ne pas perdre la face.
— Pas hier, répéta-t-elle d’une voix rauque. Il m’est déjà arrivé…
quelque chose de similaire.
— Avez-vous envie d’en parler ?
Il avait prononcé ces mots presque à contrecœur. Jessica se demanda
soudain si elle n’avait pas un peu présumé de la générosité et du
désintéressement de Daniel. Après tout, ses confidences le gêneraient peut-
être plus qu’elles ne l’intéresseraient.
A cette pensée, elle eut aussitôt un mouvement de recul. Et comme s’il
l’avait senti, il resserra l’étreinte de ses bras.
— Évitez de me faire des confidences que vous regretteriez plus tard…
Changeant de position pour capter le regard de Jessica, d’un doigt qui
tremblait un peu il redessina le contour de sa bouche. Lorsqu’il reprit la
parole, il abandonna spontanément le vouvoiement, comme s’il lui paraissait
tout à coup incongru au regard des sentiments qui les projetaient déjà l’un
vers l’autre.
— C’est complètement fou, murmura-t-il. Je n’ai jamais rien ressenti
d’aussi fort… J’ai tellement peur d’être exigeant avec toi, de t’effrayer !
Jessica sourit, soudain trop timide pour répliquer qu’elle était déjà sa
prisonnière. La caresse de ces longs doigts nerveux, si délicate, sur ses lèvres,
l’affolait. Aux battements de son cœur, elle devina que le trouble de son
compagnon était au moins égal au sien.
— Rien ne t’oblige à me dire quoi que ce soit, souffla-t-il, en posant la
joue contre la sienne.
Quelques brèves secondes, elle fut tentée de tourner la tête et de recevoir
son baiser. Mais le moment était mal choisi pour y songer. Elle devait
d’abord chasser la peur intense qui lui nouait la gorge.
— J’aimerais tant te parler, murmura-t-elle. J’en ai besoin…
Daniel écouta sans l’interrompre une seule fois le récit du hold-up à la
banque de son père. Elle perçut une émotion indéfinissable dans l’expression
de son regard, au moment où elle relatait son attente insupportable, durant
des heures, dans l’immeuble désaffecté.
— J’ai mis un certain temps avant de m’apercevoir que j’étais seule…
Durant quelques secondes, elle revécut les mêmes angoisses
insoutenables que par le passé, malgré la présence rassurante de Daniel et
l’étreinte de ses bras. Lui, de son côté, ne tenta pas d’atténuer la cruauté de
l’épreuve, comme s’il était convaincu de l’importance de ce retour en arrière,
comme s’il estimait venu pour elle le moment de se libérer à jamais du passé.
Et quand Jessica reprit contact avec la réalité, la première chose qu’elle vit
flamboyer au fond des yeux de Daniel fut la colère. Une colère insondable
pour ceux qui lui avaient causé un tel traumatisme.
— Tout cela me paraît si lointain, dit-elle, la voix rauque.
— Et si proche… Les souvenirs sont aussi vivaces qu’au premier jour.
— Oui… Après, j’ai longtemps été malade. Dépression nerveuse, choc,
épuisement, tout s’y est mis. Quand j’ai refait surface, j’ai décidé de ne plus
jamais remettre les pieds à la banque. Je comprenais enfin que toute ma vie,
pour plaire à mes parents, j’avais essayé désespérément de me glisser dans un
personnage, des habitudes, un rôle qui n’étaient pas les miens. Depuis ma
plus tendre enfance, mon destin était tout tracé. On me répétait que j’étais
destinée à succéder à mon père. Bien sûr, je leur ai causé à tous deux une
immense déception.
— Depuis, tu ne les vois plus qu’à de rares occasions, avança
prudemment Daniel.
— Je préfère les éviter. Ils n’ont pas encore renoncé à me ramener dans le
droit chemin.
— Tu veux dire par là qu’ils espèrent encore te voir revenir à la banque ?
— Bien sûr. Je crois qu’il n’ont jamais compris ce qui se passait en moi
depuis ma plus tendre enfance. S’ils savaient, ils tomberaient des nues.
— A cause de cela, ils ont perdu ta confiance.
Jessica perçut ces quelques mots comme une accusation. Elle leva les
yeux, sans pour autant discerner la moindre hostilité dans le regard clair de
Daniel. Malgré tout… elle frissonna, comme si un vent froid venait soudain
de traverser la pièce.
— Eux et tout leur entourage, acquiesça-t-elle. Mon père a une influence
considérable sur les gens. Il a essayé de se servir de mes anciennes amies
pour me faire revenir à Londres.
— A t’entendre, tes parents sont des êtres égoïstes et sans cœur.
La culpabilité envahit aussitôt Jessica.
— Je n’ai rien dit de tel ! Ils s’imaginent simplement savoir mieux que
moi ce qu’il me faut pour être heureuse.
— C’est le travers de beaucoup de parents… En attendant, si je
comprends bien, il suffirait que je t’annonce que je les connais pour être
aussitôt mis à la porte, vrai ou faux ?
Elle lui lança un regard incertain. La taquinait-il ? Un instant, elle retint
son souffle, incapable d’articuler le moindre son.
— C’est inévitable, bien sûr, dit-elle enfin. Dois-je en conclure que tu
connais mon père ? Après tout, ça n’aurait rien d’étonnant. Vous travaillez
dans le même quartier, le même secteur…
Cette pensée lui donna le frisson, un frisson bien différent de ceux qui
l’avaient parcourue quelques moments auparavant. Une crainte sans
équivoque se lisait dans ses yeux. Comme Daniel ne répondait rien, elle
secoua lentement la tête.
— Je préfère ne pas en parler. J’ai passé suffisamment de temps à
m’apitoyer sur moi-même. Maintenant, je ne doute plus de l’affection de mes
parents. Je sais bien qu’ils ne me forceront jamais la main. Mais j’ai trop peur
de ne pas supporter la déception de mon père, et de finir par céder au
chantage. Pour comprendre, il faut que tu saches que cette banque a été
fondée par un de mes ancêtres, et que les directeurs s’y succèdent de père en
fils depuis plusieurs générations. Il faudrait que je me marie et que j’aie un
fils pour…
— Est-ce vraiment ce que tu as l’intention de faire ? demanda-t-il
pensivement.
La réponse ne se fit pas attendre, aussi catégorique qu’immédiate.
— Oh non ! En tout cas, sûrement pas dans cette optique.
— De quoi te soucies-tu ? Ton père finira bien par trouver un associé
pour l’aider.
Il paraissait soudain si indifférent que Jessica craignit de l’ennuyer.
— Je me sens mieux, maintenant, dit-elle en faisant mine de s’écarter de
lui. Tu dois être fatigué. J’abuse déjà assez de ta gentillesse sans, en plus, te
priver de sommeil !
— C’est déjà fait, rétorqua-t-il, avec un regard insistant sur ce qu’il
devinait de sa poitrine, à travers l’étoffe diaphane de la chemise de nuit.
Il lui sembla sentir sur sa peau la caresse des yeux dorés… Ses joues
s’empourprèrent et le désir jaillit en elle, aussi inattendu qu’intense.
Lorsqu’elle s’aperçut que son souffle précipité la trahissait, sa confusion
grandit encore.
— Jessica…
Il avait prononcé son nom dans un murmure à peine audible. Tout le
corps de la jeune femme se mit à trembler. Le message qu’elle lisait dans les
prunelles de Daniel était sans équivoque.
— Je te désire, murmura-t-il. Mais le moment n’est pas encore venu…
pour aucun de nous deux.
La sagesse de sa parole acheva de l’émouvoir. D’ordinaire, de tels mots
étaient l’apanage de la femme, en de semblables situations…
— Pardon, murmura-t-elle, hypnotisée par la flamme qui brûlait dans le
regard si tendre.
— Pardon de quoi ? demanda-t-il avec une trace de rudesse. De me
désirer ?
Du bout des doigts, il effleura la courbe de son sein. Le plaisir jaillit
instantanément en elle, à lui couper le souffle. Sentir sa bouche sur sa peau,
se donner à lui, se plonger dans l’abandon…
— Daniel…
Comme s’il devinait l’intensité de son trouble, il prolongea sa furtive
caresse sur son ventre, puis sur les cuisses fuselées… Se pouvait-il qu’il
n’ignorât rien de son désarroi ? Qu’il fût assailli par le même trouble ?
— Oui, moi aussi j’ai très envie de toi, murmura-t-il soudain, comme s’il
lisait en elle à livre ouvert. Je donnerais cher pour me glisser dans ce lit, à ton
côté, t’embrasser à en perdre le souffle, recueillir sur tes lèvres tes soupirs de
volupté…
Il appuya sa déclaration d’une nouvelle caresse, qui arracha à Jessica un
gémissement.
— Je pourrais passer le reste de la nuit à adorer ta beauté délicate, mais il
ne faut pas.
Sur ces mots, il se leva précipitamment, comme s’il craignait de céder à la
tentation. Susciter un tel désir était pour Jessica une expérience toute
nouvelle. Elle faillit le supplier de rester, mais il avait raison, le moment
n’était pas encore venu…

— Comment te sens-tu, ce matin ?


— J’ai l’épaule tout ankylosée et le bras raide.
Jessica s’était levée de bonne heure. Sitôt habillée, elle était descendue
dans la cuisine. A sa grande surprise, elle y avait retrouvé Daniel, qui
préparait le café. Pour la première fois, elle éprouva de la gêne en sa
présence. Elle avait l’impression qu’à la lumière froide et crue d’octobre, elle
ne pouvait rien lui cacher de ses sentiments et de son trouble… Le doute
s’insinuait déjà dans ses pensées. Cette nuit, elle s’était trahie. Quant à
Daniel… Devait-elle le croire sincère, lorsqu’il disait qu’il ne voulait rien
précipiter ? Ou bien son désir s’était-il éteint aussi vite qu’il était venu ?
En préparant le petit déjeuner, elle évita soigneusement son regard, et elle
aurait continué ainsi s’il n’avait pas mis fin à son manège en lui prenant la
théière des mains.
— Regarde-moi, Jessica. Tout ce que j’ai dit cette nuit, je le pensais
vraiment. Maintenant, si toi tu as le moindre regret, surtout n’aie pas peur de
l’exprimer à haute voix.
L’expression de Jessica reflétait son trouble. Daniel lui parlait avec une
telle gravité…
— Tu as raison, je me comporte comme une gamine.
— Cela n’arrive pas qu’aux « gamines », comme tu dis, d’envisager les
choses différemment à la lumière crue du matin.
Pour la première fois, elle percevait une trace de cynisme dans sa voix.
— Je ne regrette pas d’avoir évoqué mon passé devant toi, bredouilla-t-
elle. Et je t’assure que je n’ai aucune arrière-pensée pour… pour nous deux.
Simplement, c’est la première fois qu’il m’arrive de…
— A moi aussi, coupa Daniel d’un ton farouche. Personne d’autre que toi
ne m’a jamais inspiré des sentiments aussi forts et aussi soudains.
Il s’interrompit pour se passer la main dans les cheveux, visiblement
embarrassé.
— Je me sens totalement désarmé. Une partie de moi-même me dit :
« Sois patient, ne hâte rien. » L’autre : « Prends garde qu’elle ne t’échappe ! »
Son aveu décontenança Jessica. Comment ? Lui aussi ressentirait donc les
mêmes incertitudes ? Un homme aussi équilibré et responsable que lui ? Tout
à coup, il lui fit moins peur. Et quand il s’approcha d’elle pour lui prendre la
main, elle la lui abandonna sans crainte.
— Écoute, dit-il doucement, tu as besoin d’un peu de temps pour faire le
point, ce que je conçois tout à fait. L’inconnu déconcerte toujours. Je te
mentirais en te disant que tu es la première femme avec qui je ferai l’amour.
En revanche, il faut me croire quand j’affirme que je n’en ai jamais aimé
aucune autant que toi, si intensément que je crains à tout moment de te voir
disparaître, comme un mirage, un beau rêve impossible.
Jessica s’assit, bouleversée par cet aveu candide et sans détour.
— Comment peux-tu en être sûr alors que nous nous connaissons à peine
depuis vingt-quatre heures ?
— Je t’ai « reconnue » dès la première seconde, rétorqua Daniel avec un
calme terrifiant. Tu m’as regardé, et j’ai su que c’était toi, comme si ma vie
n’avait pas été tout à fait complète avant ce jour. Je ne te fournirai aucune
explication rationnelle, tu t’en doutes. La raison n’a pas de prise sur ce que tu
m’inspires.
Comme elle restait interdite, il sourit.
— Dis-toi bien que si n’importe qui venait me trouver pour me tenir le
même discours, je lui rirais au nez. Et tu ferais de même, j’en suis sûr… Et
pourtant, rien de ce que je viens de te dire ne te choque vraiment. Car je ne
fais que décrire ce que tu éprouves toi-même. Je sais que tu prends encore
tout cela pour une divagation de ton esprit. Ce n’en est pas une, crois-moi.
— Je… je crois en effet que les circonstances particulières dans lesquelles
nous nous sommes rencontrés…
— Je te signale que j’ai eu cette révélation avant l’arrivée du malfaiteur.
Ton raisonnement ne tient pas.
Jessica hésita encore puis rassembla son courage.
— J’ai peur, Daniel. Très peur de m’abandonner tout à fait.
— Tu ne comprends donc pas que pour moi, c’est exactement la même
chose ? Tous les couples qui éprouvent un jour le désir profond de s’unir
corps et âme ne ressentent-ils pas la même angoisse ? Je ne peux pas t’aider,
Jessica. Il faudrait pour cela qu’il me reste un peu d’objectivité… Demande-
toi de quoi tu as le plus peur. De renoncer à ta sacro-sainte solitude,
d’enchaîner ta vie à la mienne, ou d’être victime d’une illusion ?
— Tout à la fois, avoua-t-elle. Mais surtout que notre relation ne dure
qu’un temps.
— En d’autres termes, tu n’es pas encore suffisamment sûre de tes
sentiments.
Il lui tendait un piège. Comment ne pas y tomber ?
— Ou bien est-ce des miens que tu doutes ? continuait-il. Là encore, je
n’ai aucun moyen de te convaincre. Seul le temps y parviendra. J’attends tout
de toi, Jessica : le mariage, une famille, des enfants…
La voyant réagir à chacun de ses mots, il sourit.
— Très bien, j’ai compris. Tu n’es pas encore prête pour un engagement
total.
— Accorde-moi un peu de temps, murmura-t-elle avec un regard
suppliant. Tu parais si sûr de toi… Pour moi, tout cela est si nouveau, si
inattendu ! J’aimerais te connaître mieux.
Il acquiesça d’un hochement de tête.
— Commençons aujourd’hui. Accompagne-moi chez les entrepreneurs
que Mme Gillingham m’a recommandés. J’ai besoin de quelqu’un qui
restaure la maison avec beaucoup plus de soin et de considération que
l’imbécile qui a réussi à bousiller le plafond d’une des chambres.
— La maison est-elle classée ?
— Non, mais je tiens à en respecter l’architecture et le style originels.
J’avais prévu de me rendre à Bath, cet après-midi. J’ai rendez-vous avec un
spécialiste dans une association de sauvegarde des sites de la région. Il
m’aidera à trouver les matériaux que je recherche et saura me conseiller
utilement. Viens avec moi. Je te promets de ne rien hâter, de laisser faire le
temps. D’ailleurs, il n’est pas question que tu travailles, le médecin a été
formel. Et je te connais assez pour savoir que tu te précipiteras dans ton
atelier dès que j’aurai le dos tourné.
Il la connaissait si bien, déjà ! De son côté à elle, elle ne pouvait en dire
autant. Par moments, elle en avait l’impression, et puis soudain une réaction
imprévisible de sa part la déroutait tout à fait. Passer la journée avec lui…
Pourquoi pas, dans le fond ? Elle craignait de broyer du noir en restant seule
dans son petit cottage. Et puis elle en profiterait pour passer à la boutique qui
distribuait ses tapisseries.
Vite, elle lui répondit, avant de changer d’avis.
— Entendu, je t’accompagne. En même temps, nous passerons chez
l’entrepreneur dont je t’ai parlé. Il habite à la périphérie de Bath.
— Tu me fais très plaisir, tu sais, dit Daniel.
Il se pencha, comme pour l’embrasser. Un frisson parcourut Jessica. Mais
après quelques secondes d’hésitation, il parut se raviser.
— Non, ce ne serait pas raisonnable. Je viens de te promettre de ne rien
précipiter.
Jessica dissimula tant bien que mal sa déception et annonça qu’elle avait
deux ou trois détails à régler avant de partir. Loin de protester, comme elle
avait si souvent entendu faire les fiancés ou maris de ses amies, Daniel
déclara qu’il en profiterait, avec sa permission, pour passer quelques coups de
téléphone.
— Et ne t’occupe pas de débarrasser la table du petit déjeuner, ajouta-t-il.
Cela me prendra moins de temps qu’à toi, avec ton bras en écharpe.
Émerveillée par tant d’attentions, Jessica ne sut que répondre. En le
regardant faire, elle adressa mentalement ses félicitations à la mère de cet
homme pour son éducation. Se sentant observé, Daniel ne tarda pas à relever
la tête.
— Que veux-tu ! A la naissance des jumeaux, il a bien fallu que je mette
la main à la pâte, pour aider ma pauvre mère débordée. Elle qui avait tant
désiré que son aîné soit une fille… Il n’y a qu’une chose à laquelle je ne me
sois jamais résigné : pousser le landau dans la rue. J’avais trop peur de
rencontrer des copains d’école !
— Ta mère voulait une fille ? répéta Jessica qui n’en croyait pas ses
oreilles. Mais tous les parents désirent d’abord…
— Des garçons ? Pas tous, justement. La preuve…
— Tu as dû en souffrir, remarqua-t-elle.
— J’ai dit que ma mère aurait désiré une fille, pas qu’elle ne m’aimait
pas, Jess, précisa-t-il d’une voix douce. Nuance…
Comment avait-elle pu en douter ? Ses propres parents l’avaient aimée,
non ? Ou bien…
Le doute au cœur, elle monta se préparer.
Comme toutes les femmes amoureuses, en ouvrant la porte de son
armoire elle s’aperçut qu’elle n’avait « rien à se mettre »… Ou plutôt qu’elle
ne voyait pas dans sa garde-robe de quoi susciter l’admiration de Daniel.
Pourquoi les femmes se souciaient-elles autant de leur apparence ? C’était
idiot, et pourtant, pour impressionner Daniel, elle aurait voulu qu’on se
retourne sur son passage dans la rue, et se sentir admirée, enviée même…
Pour la première fois depuis qu’elle était en âge de choisir elle-même ses
vêtements, elle déplora son goût pour les couleurs ternes, les styles passe-
partout et les tenues fonctionnelles.
Lors de son dernier passage à Londres, sa mère avait beaucoup insisté
pour faire avec elle un peu de shopping dans les boutiques à la mode et chez
les couturiers des quartiers chics. Mais Jessica s’était entêtée à refuser chaque
tenue qu’elle lui proposait, prétextant que ses revenus ne lui permettaient pas
un tel luxe, et qu’elle n’avait besoin de rien. Aujourd’hui, il était trop tard
pour regretter les cachemires pastel, les soies fines, les jupes étroites et
féminines…
Avec un soupir, elle décrocha une jupe plissée de laine écossaise, la plus
jolie qu’elle possédât. Elle l’avait achetée sur un coup de tête l’hiver dernier,
dans une boutique de Bath, avec un col roulé angora d’un jaune très doux.
Avec un foulard, des gants de cuir fin et des bottes hautes, elle passerait.
En jetant un coup d’œil critique sur son reflet, dans le miroir, elle se
demanda si sa personnalité s’accommodait de couleurs aussi vives. Elle
hésita un instant à tout enlever et à remettre son jean délavé. Une douleur
dans l’épaule l’en dissuada. Elle avait déjà suffisamment souffert en
s’habillant.
Intimidée et la gorge nouée par l’appréhension, elle redescendit au rez-de-
chaussée. La cuisine resplendissait, sans une miette sur le carrelage ni une
tasse oubliée dans l’évier. Daniel l’attendait dans le coin salon, en lisant un
de ses livres sur la tapisserie.
— Je me suis permis…, expliqua-t-il en refermant l’ouvrage. Il m’a attiré
le regard. Il y a des boiseries dans la pièce où j’aimerais installer mon bureau,
au Court. Il faut que je les fasse restaurer, bien sûr, mais j’imaginais très bien
une tapisserie pour orner le mur du fond, quand ce sera fait.
— Bonne idée. Surtout si les lambris sont anciens et correctement remis à
neuf.
— Ils datent du XVIIIe, m’a-t-on dit. Je ne suis malheureusement pas
expert en la matière. Raison de plus pour confier les travaux à quelqu’un de
sensible à ces détails. Dire qu’en commençant la restauration de la maison, je
me vantais encore d’avoir passé l’âge de me faire escroquer ! Je m’aperçois
qu’il n’est jamais trop tard pour se défaire de ses illusions…
— Ce genre de mésaventure arrive souvent, compatit Jessica. Je
reconnais que de mon côté, j’ai eu de la chance. Dès le début, on m’a
recommandé quelqu’un de confiance. Je pense que tu t’entendras bien avec
lui. Évidemment, il est assez demandé. Au début, il te paraîtra même un peu
taciturne. Mais l’essentiel, c’est qu’il travaille à la perfection.
Daniel ne lui avait toujours pas adressé le moindre compliment sur sa
tenue, mais à la façon qu’il eut de l’envelopper du regard, elle comprit qu’elle
avait atteint son but. Son admiration à peine déguisée fit monter la chaleur
aux joues de la jeune femme…
— Je crois que nous ferions bien de ne pas nous attarder, murmura-t-il.
Ou je risquerais fort d’oublier toutes mes bonnes résolutions…
Une fois installée sur le siège passager de la Mercedes, Jessica regretta de
ne pas avoir ôté sa veste de laine avant de partir. Daniel avait allumé le
chauffage, et elle suffoquerait avant d’arriver. Avec d’infinies précautions,
elle s’efforça de s’en débarrasser sans remuer son épaule endolorie. En
assistant à ses efforts infructueux, Daniel finit par avoir pitié d’elle.
— Attends, je vais t’aider.
Il se gara sur le bord de la route de campagne et coupa le contact.
— Tourne-toi de côté. Ce sera plus facile de faire glisser la manche sur
ton bras.
Jessica s’exécuta, lui présentant son dos. Alors qu’il l’aidait à se
déshabiller, elle sentit la caresse de son souffle sur sa joue, puis dans ses
cheveux.
Comme chaque fois qu’il esquissait ainsi un mouvement vers elle, les
battements de son cœur s’affolèrent.
— Nous y sommes presque…, dit-il.
Elle aurait donné cher pour voir l’expression de son visage, à cet instant.
Imagina-t-elle le frôlement léger de ses lèvres contre sa nuque ? Un frisson la
parcourut et des pensées folles lui traversèrent l’esprit. Quel dommage
qu’elle n’ait pas l’audace de se retourner et de dire : « Daniel, j’ai changé
d’avis. Rentrons chez moi, j’ai trop envie que tu me fasses l’amour… ! »
Quel dommage ? Au contraire, elle ne pouvait que s’en féliciter ! N’était-
il pas insensé de lier ainsi son sort à celui d’un inconnu ? Mais il était déjà
trop tard pour reculer…, songea-t-elle, sitôt cette première pensée formulée.
Connaîtrait-elle un jour les affres de l’abandon ? Daniel finirait peut-être par
se lasser, ou par découvrir qu’il s’était trompé sur ses sentiments réels, tout
simplement. Il s’éloignerait d’elle, sans un regard en arrière. Et Jessica
n’aurait pas assez de larmes pour pleurer son souvenir…
6

Ils décidèrent de s’arrêter d’abord à la maison de Daniel. Jessica la


connaissait bien, pour être passée devant à plusieurs reprises en se rendant à
Bath. Quelle joie de visiter enfin l’intérieur ! Son amour pour les vieux
bâtiments remontait à sa plus tendre enfance, lorsqu’une tante de sa mère
l’avait invitée à passer une semaine de vacances chez elle dans le Cheshire et
lui avait fait visiter de vieilles propriétés médiévales et élisabéthaines.
C’étaient moins les palais ou les somptueuses demeures, dont raffolait
Jessica, que les vieilles fermes ou les domaines familiaux. En s’y promenant,
en s’imprégnant de leur atmosphère, elle avait à chaque fois l’impression de
faire un bond dans le temps, de revivre des scènes du passé.
La maison de Daniel avait été construite à l’apogée de la période
caroléenne. Au XVIIe siècle, Inigo Jones et Christopher Wren avaient mis fin
à l’architecture palladienne au cœur de Londres et dans certaines régions
alentour, mais d’après l’extérieur du Court, on pouvait espérer que la maison
de Daniel avait conservé au moins quelques-unes des boiseries de l’époque.
Elle ne résista pas à la tentation de lui poser la question.
— Celles d’une des chambres sont pratiquement intactes, alors que les
stucs du plafond sont eux terriblement endommagés. En revanche, au rez-de-
chaussée, dans un couloir et dans ce qui, à l’origine, devait être la
bibliothèque, elles sont encore en assez bon état. Malheureusement, les
étagères de la bibliothèque ont été arrachées par l’ancien propriétaire. Tout
comme les lambris du salon. Je te prie d’excuser le mauvais état des allées du
jardin…, ajouta-t-il en quittant la route pour s’engager sur un chemin
cahoteux.
Les grilles d’origine avaient été ôtées, et il n’en subsistait plus que les
deux supports en pierres de taille. Des somptueuses pelouses ombragées
autrefois par des arbres d’essences rares, il ne restait plus qu’une herbe
grossière, si bien qu’on apercevait sans peine la maison depuis le sentier, et
même depuis la route.
— Combien fait le terrain ? demanda Jessica.
— Un hectare, environ. Ce qu’on en voit là où nous sommes est le seul
endroit qui ressemble à un jardin. Le reste est en friche. Tout doit être refait,
mais pour le moment, je me contente de réaménager la maison.
— Tu aurais peut-être été plus avisé de rester à Londres en attendant que
les travaux aient avancé un peu.
— D’une certaine façon, oui. Mais il faut quelqu’un pour vérifier qu’ils
avancent. J’ai accumulé pas mal de retard dans mes congés à prendre, autant
en profiter.
En descendant de voiture, Jessica se planta devant la maison et l’examina
avec attention. Comme elle restait silencieuse et pensive, Daniel s’étonna.
— Qu’y a-t-il ? Tu parais bien songeuse, tout à coup.
La sensibilité de Daniel ne cesserait jamais de l’étonner. Sa capacité de
deviner chacune de ses pensées, ses moindres changements d’humeur, avait
de quoi déconcerter.
— C’est la maison, répondit-elle. La pauvre… Elle a l’air malheureuse
d’avoir été si longtemps négligée.
Voyant Daniel sourire, elle fut aussitôt sur la défensive.
— Les maisons vivent, tu sais.
— Alors, suis-moi à l’intérieur de celle-ci. Tu pourras la rassurer.
Jessica tenait à son petit cottage comme à la prunelle de ses yeux. Elle
n’en envia pas moins Daniel de posséder une telle merveille et d’avoir le
privilège et le plaisir de la restaurer. Les années avaient foncé la pierre, et
certains meneaux manquaient aux fenêtres. Comme elle en faisait la
remarque, Daniel répondit :
— Celles de la façade ne sont pas trop mal conservées. Attends de voir ce
qu’un imbécile a fait aux autres, sans doute avec l’idée d’éclairer davantage
l’intérieur !
Tout en parlant, il la précéda sur les marches du perron. Après avoir
tourné la clé dans la serrure de la grande porte, il s’effaça pour laisser entrer
Jessica. Il n’y avait pas de fenêtre dans le vestibule, et Daniel dut allumer tant
il y faisait sombre. Une ampoule nue pendait du plafond, éclairant une pièce
rectangulaire. Une infiltration d’eau à l’étage écaillait la peinture décolorée
par le temps. Une odeur de renfermé et de poussière flottait dans l’air… Les
plâtres étaient fendillés, il en manquait d’ailleurs des pans entiers, à certains
endroits. Jessica poussa un soupir navré en constatant l’état du parquet
autrefois élégant et soigneusement entretenu.
— Tu vas voir, tout est à peu près à l’avenant, parfois pire. Tu veux
visiter ?
Jessica hocha la tête. Il leur fallut un peu plus d’une heure pour tout voir.
En regagnant le vestibule, à la fin de la visite, Jessica comprenait à merveille
l’engouement qui avait saisi Daniel et l’avait poussé à acheter la maison. Elle
se rendait aussi très bien compte de l’ampleur des travaux. En l’écoutant lui
exposer ses projets, elle sentit grandir son admiration pour lui. La tâche serait
malaisée, et il avait beau s’être moqué d’elle lorsqu’elle avait affirmé que les
maisons avaient des sentiments, lui-même reconnaissait avoir éprouvé une
attraction irrésistible, la première fois qu’il avait visité celle-ci.
— Tu comprends mieux, maintenant, pourquoi je tiens à avoir une entière
confiance dans l’entrepreneur qui se chargera des travaux.
En redescendant dans le jardin, Jessica trébucha sur une marche inégale
du perron. Aussitôt, Daniel glissa un bras autour de ses épaules pour
l’empêcher de tomber, et l’attira contre lui. Le plus naturellement du monde,
il lui demanda si elle désirait visiter le jardin.
— Avec plaisir, si nous avons le temps.
— Mon rendez-vous n’est pas avant le milieu de l’après-midi. D’ailleurs,
j’avais l’intention de m’arrêter pour déjeuner. J’ai entendu parler d’un
restaurant excellent à la sortie de Bath. Un vieux manoir reconverti.
Jessica pensait connaître l’endroit, du moins de réputation. La proposition
de Daniel la surprit, car elle s’était attendue à un déjeuner sur le pouce, dans
un snack des faubourgs. Que Daniel ait choisi de la traiter avec autant de
galanterie la toucha infiniment.
— J’ai peur de ne pas être habillée pour cela, objecta-t-elle néanmoins.
Il fronça les sourcils.
— Ce ne sont pas tes vêtements que j’emmène déjeuner, Jessica. Tu
pourrais être en haillons, ça ne changerait rien pour moi. Je n’attache aucune
importance à ces apparences, sache-le. Maintenant, si tu préfères aller
ailleurs…
Ce compliment inattendu la toucha plus que s’il l’avait félicitée sur sa
mise. Craignant tout à coup que sa voix ne trahisse son émotion, elle secoua
la tête. La réaction de Daniel ne se fit pas attendre : il s’arrêta net de marcher
et plongea les yeux dans les siens en la prenant doucement par la taille. Ils
étaient si près que leurs souffles se mêlaient.
Les lèvres de Daniel explorèrent d’abord son front, puis ses tempes, ses
pommettes délicates, avant de prendre doucement sa bouche. Comme
toujours, le miracle s’accomplit, aussi abruptement que les fois précédentes.
Jessica eut la sensation de basculer dans un autre monde. Confusément, elle
se surprit en train de penser que si l’envie prenait Daniel de s’allonger dans
l’herbe et de lui faire l’amour, elle ne s’y opposerait pas. Au lieu de cela, il
interrompit leur baiser, en exprimant ses regrets dans un murmure. Privée
soudain de ses caresses et de la chaleur de ses lèvres, la jeune femme devint
livide.
— Ça va ? demanda Daniel.
Avant qu’elle ne trouve une explication à sa pâleur, il se confondit en
excuses.
— Ton bras… j’avais oublié ! T’ai-je fait mal ?
Incapable de parler, elle secoua négativement la tête...

Comme l’avait annoncé Daniel, les jardins étaient laissés à l’abandon,


envahis par les mauvaises herbes et les ronces, au point qu’il était quasiment
impossible d’imaginer leur splendeur passée.
— On devine que la propriété a été magnifique, autrefois, déclara Jessica
quand ils eurent terminé leur tour d’horizon. Je suis sûre qu’en cherchant bien
dans les librairies ou les bibliothèques du coin, tu dénicherais des ouvrages
qui t’aideraient à retrouver le style de ces demeures.
Son regard pensif glissait sur l’exubérante végétation. Elle l’imaginait
purifiée, redessinée… « Comme ce sera beau ! » songea-t-elle avec émotion.
A cette pensée, elle eut un frisson d’effroi. Ces réflexions trahissaient
l’ampleur de son engagement vis-à-vis de Daniel…
Celui-ci perçut son trouble. Mais se méprenant sur la cause, il dit d’un ton
ferme :
— Tu commences à avoir froid. Viens, allons déjeuner.
Une demi-heure plus tard, protestant toujours qu’un sandwich et une tasse
de café lui convenaient tout à fait, Jessica se laissa entraîner fermement dans
l’allée de gravier blanc du magnifique hôtel particulier. A en juger par la
solidité de l’architecture, il datait des débuts de l’époque victorienne. Il était
construit au milieu de plusieurs hectares de parc. Même de l’extérieur, il
paraissait évident que les soins les plus jaloux lui étaient prodigués par les
propriétaires. Comme pour beaucoup des nobles demeures d’Angleterre, la
reconversion dans l’hôtellerie avait sauvé celle-ci d’une décrépitude certaine.
Sans être bondée, la salle de restaurant abritait déjà de nombreux
convives. Daniel proposa à Jessica un apéritif. Mais comme il se contentait
lui-même d’une eau gazeuse minérale, elle commanda la même chose, tout en
le félicitant secrètement de sa sagesse.
Les spécialités du cuisinier, à partir de denrées fraîches de la meilleure
qualité, s’accompagnaient de sauces raffinées qui en rehaussaient la saveur.
Jessica commanda du saumon et découvrit la sauce la plus savoureuse qu’elle
ait jamais goûtée. A l’instar de Daniel, elle refusa de prendre un dessert et
dégusta avec délices le café raffiné que servait l’établissement.
L’heure du rendez-vous de Daniel approchait. Après une dernière liqueur,
ils reprirent le chemin de Bath. Jessica eut beau affirmer qu’elle était
parfaitement capable de se rendre seule à la boutique qui commercialisait ses
tapisseries, Daniel insista pour l’y accompagner. A leur arrivée, Jessica vit
aussitôt l’intérêt briller dans le regard de son amie Laura. Et elle ne put lui en
vouloir ni même s’étonner… Comment rester insensible au charme de
Daniel ?
Laura Grey avait ouvert quatre ans auparavant sa boutique de décoration
intérieure. Sans se laisser griser par son succès au détriment de la qualité, elle
s’était agrandie progressivement, sans hâte. Les connaisseurs la considéraient
comme l’un des meilleurs décorateurs de Bath, réputation méritée car elle
réussissait à concilier avec harmonie les desiderata de ses clients et ses
propres qualités artistiques.
Laura attendit patiemment le départ de Daniel avant de se tourner vers
Jessica, exigeant de tout savoir.
— Où diable as-tu déniché cet oiseau-là ? C’est une chance inouïe !
Jessica lui raconta en quelques mots dans quelles circonstances ils
s’étaient rencontrés, surprise de constater qu’elle n’avait guère envie de
s’étendre sur le sujet. Elle connaissait Laura depuis son installation au village
et s’était toujours très bien entendue avec elle. Son amie lui plaisait
particulièrement pour sa réserve, son sens des affaires, sa probité et son bon
goût. Mais aujourd’hui, elle sentait croître son irritation devant la curiosité
non dissimulée de la jeune femme. Et ses propos sur le sex-appeal de Daniel
la choquaient. Si elle s’était écoutée, elle l’aurait vertement remise à sa place.
Mais Laura n’aurait évidemment pas compris…
Elle s’éclaircit la voix.
— Je passais juste voir si tu avais bien reçu la tapisserie des Thomson,
dit-elle avec froideur.
Laura parut soudain décontenancée.
— Oui, répondit-elle enfin, après avoir observé Jessica avec perplexité.
Le facteur me l’a livrée ce matin. Une splendeur. Je la porte aux Thomson
demain. J’ai hâte de voir leur réaction.
Elle s’interrompit quelques secondes, avant de lancer, de but en blanc :
— Tu n’as qu’à me dire de m’occuper de mes affaires, si tu me trouves
trop indiscrète. Vu la manière dont tu me remets à ma place, j’en conclus que
ce Daniel Hayward est quelqu’un de… de très spécial, pour toi.
Jessica sentit un mélange de panique et de bonheur accélérer les
battements de son cœur. D’un côté, elle aurait voulu nier avec véhémence…
et de l’autre, elle se sentait près de céder à la tentation, bien féminine, de se
confier. Elle dut se contenter d’un compromis.
— Oui… en quelque sorte.
Laura pouffa de rire et revint à la charge, taquine.
— Tu vois ! Tu me l’as dit et le ciel ne t’est pas tombé sur la tête ! Je
t’avoue franchement que j’en suis ébahie. Depuis le temps qu’on se connaît,
c’est bien la première fois que cela t’arrive !
Ses yeux pétillèrent.
— Remarque, ça ne me surprend pas. Tu as beau essayer de le cacher, je
t’ai toujours trouvée très jolie. Au fait, que faisait ton charmant ami à Little
Parvham ? Il était de passage ?
— Non. Il vient d’acheter une maison là-bas.
Jessica lui expliqua brièvement la situation.
— Pour l’instant, il n’a parlé que des travaux de restauration, conclut-elle.
Mais s’il a besoin d’un décorateur intérieur, je te recommanderai à lui.
— Tu t’y connais dix fois plus que moi sur les maisons de cette période,
Jess.
— Oh, le mélange de styles est assez hétéroclite. Je ne sais pas du tout
comment Daniel compte tout uniformiser. Certaines pièces datent des années
cinquante ! Quelques fenêtres ont été modernisées de façon déplorable. Et
toutes les cheminées ont été rétrécies. Si tu voyais les plafonds, par endroits !
Je pense à une pièce, en particulier, où il a été abaissé, sans doute pour faire
plus moderne.
Elle haussa les épaules.
— Bref, tout est à reprendre. Tout à l’heure, nous passons voir
l’entrepreneur qui s’est occupé de mon cottage. J’espère qu’il pourra prendre
en charge le chantier.
— Mmmh… A ce propos, j’ai rendu visite à une cliente, ce matin. Elle
m’a montré une splendide tapisserie ancienne, dans la famille depuis des
générations. Par endroits, elle est assez endommagée. Je lui ai dit que je t’en
parlerais. Si ça t’intéresse de la réparer, tu peux l’appeler pour prendre
rendez-vous. Au fait, j’ai vendu presque tous tes coussins. Essaie de m’en
fournir une autre série avant Noël…
— J’en ai quelques-uns de prêts.
— Il va aussi falloir songer à augmenter un peu tes prix. J’étais à
Londres, la semaine dernière. Quand je vois les prix exorbitants de certaines
créations banales et de bien moindre qualité que les tiennes, je suis carrément
indignée !
— On ne peut pas comparer Londres et Bath.
— Peut-être, mais…
— J’y réfléchirai, c’est promis, coupa Jessica.
Elles bavardaient de choses et d’autres depuis un moment lorsque le
carillon de la porte retentit. En voyant Daniel entrer, Jessica éprouva une
immense joie. Il lui adressa un long sourire avant d’engager courtoisement la
conversation avec Laura. Celle-ci lui demanda s’il estimait concluant son
entretien avec l’expert.
— Absolument. Ils ont un stock phénoménal de boiseries et de cheminées
authentiques et d’époque. J’ai craqué pour un de leurs escaliers, une pièce de
l’école de Grinling Gibbons. Mais avant de l’acheter, j’aimerais que tu le
voies, ajouta-t-il en se tournant vers Jessica.
Les frais qu’occasionnerait la restauration de l’escalier du Court seraient
si élevés, songea-t-elle, qu’il valait peut-être mieux envisager cette solution.
Cependant, moins que la perspective de cet achat, c’était le fait que Daniel
sollicitât ainsi son avis, l’inclût dans ses projets, qui accélérait les battements
de son pouls. Avec une tendresse discrète, il lui glissa un bras autour de la
taille et s’enquit de son bras, avant de prendre cordialement congé de Laura.
— Je devrais peut-être te commander dès aujourd’hui une tapisserie pour
la bibliothèque, dit-il, l’air taquin, lorsque Jessica lui eut fait le récit de son
entretien avec Laura. Ainsi, j’échapperais à l’augmentation… Qui sait ? On
s’arrachera peut-être bientôt tes œuvres !
Jessica haussa les épaules.
— Il n’y a pas de danger. J’adore mon travail, et ça me fait très plaisir
qu’il soit apprécié. Mais je n’ai aucune envie de passer dans le courant des
modes. Ces engouements-là ne durent jamais. Tout ce qui m’intéresse, c’est
de gagner raisonnablement ma vie, je n’en demande pas plus.
Daniel s’arrêta de marcher pour se tourner vers Jessica. Aucune lueur
facétieuse dans ses yeux, bien au contraire ! Son regard grave donna le
frisson à la jeune femme.
— Je t’aime, Jessica.
La déclaration était si inattendue, au beau milieu d’une rue passante de
Bath, qu’elle resta un moment interdite. Mais peu importaient le lieu et le
moment, seuls comptaient l’homme et les mots qu’il venait de prononcer. Les
mêmes se bousculaient sur ses lèvres, comme des oiseaux contre les parois
d’une cage, mais sa timidité l’empêchait de les libérer. Jessica ne croyait pas
ce bonheur capable de durer, comme si elle doutait encore de son
authenticité.
— L’entrepreneur, articula-t-elle avec difficulté. Nous allons arriver en
retard au rendez-vous.
Fut-ce la déception qui ternit soudain l’éclat du regard de Daniel ? Ou
l’irritation ? Un soupir lui échappa.
— Tu as raison. Je te suis.
Alan Pierce habitait une maison occupée autrefois par les palefreniers des
écuries d’une grande maison de maître. La minutie avec laquelle il avait
effectué les réparations en disait long sur ses talents. Daniel inspecta
attentivement les pierres rondes de la cour intérieure, ainsi que les pièces
architecturales que Pierce était en train de restaurer.
— C’est tout à fait ce genre de fenêtres qu’il me faut pour le Court !
déclara-t-il en montrant du doigt les fenêtres à meneaux.
— Celles-là ne sont qu’une copie d’ancien, l’informa Jessica.
Elle avait proposé d’attendre dans la voiture, mais Daniel avait insisté
pour qu’elle l’accompagnât, comblant Jessica de bonheur. Cependant, le
doute la torturait encore : il lui avait parlé d’amour, mais ce mot n’avait pas
toujours la même signification pour tous… La vie avait rendu Jessica
prudente, même vis-à-vis de ses propres émotions. Certes, elle pensait aimer
Daniel. Et pourtant le doute, même infime, subsistait au plus profond d’elle-
même. Elle avait toujours cru que l’amour, si elle devait le rencontrer un jour,
ne naîtrait dans son cœur qu’après une longue maturation. Or ce qu’elle était
en train de vivre lui prouvait le contraire… Avait-elle donc le droit de se
laisser aller sans réagir ?
7

Au vu des plans apportés par Daniel et de ses descriptions précises du


Court, Alan Pierce proposa de passer le voir le lendemain. Avant d’accepter
de travailler pour lui, il s’assurerait de visu que ces travaux étaient dans ses
cordes et celles de ses ouvriers. S’ils parvenaient à un accord, sur le plan
financier, ils pourraient commencer dès la semaine suivante. Comme un délai
si bref paraissait surprendre Daniel, Pierce expliqua qu’un de ses chantiers
venait d’être annulé à la dernière minute. Une fois convenue l’heure du
rendez-vous, Jessica et Daniel prirent le chemin du retour.
Pour rien au monde Jessica ne s’en serait plainte, mais son épaule et son
bras la faisaient cruellement souffrir depuis plus d’une heure déjà. Elle se
félicitait de n’en rien laisser paraître lorsque, en se garant devant le cottage,
Daniel lui présenta ses excuses, l’air compatissant.
— Je suis vraiment désolé. Cette journée t’a épuisée. J’aurais dû y penser.
En parlant, il fronçait les sourcils d’un air préoccupé, au point que Jessica
crut un moment que sa faiblesse l’agaçait.
— Pardonne-moi, bredouilla-t-elle. D’habitude, je suis plus résistante que
cela.
Comme s’il percevait sa vulnérabilité soudaine, Daniel lui prit la main, et
de ses doigts frôla la paume ouverte.
— Ce n’était pas une critique, Jessica, murmura-t-il doucement. C’est à
moi que j’adressais le reproche.
Elle retint son souffle, comme hypnotisée par le son de sa voix. Et comme
il déposait un tendre baiser au creux de son poignet, elle frissonna sous
l’assaut des sensations troublantes qui l’envahissaient.
— Ne me regarde pas comme ça, gronda-t-il, bouleversé par son propre
trouble.
— Pourquoi ? demanda Jessica.
A cette question, un sourire se dessina sur les lèvres de Daniel.
— Parce que cela me donne envie de t’embrasser, tout simplement.
Il glissa les doigts dans les cheveux cendrés, et posa sa joue contre celle
de la jeune femme. Puis, avec une tendresse infinie, il prit ses lèvres, et un
tremblement de plaisir pur traversa Jessica. Jamais personne ne l’avait
embrassée aussi passionnément, avec une telle exigence, en pleine rue, où
n’importe qui pouvait surgir à tout instant. Mais pour rien au monde elle
n’aurait interrompu leur baiser…
Un bruit de moteur au loin la ramena à la raison. Où trouva-t-elle la force
de repousser Daniel ? A la fois confuse et émerveillée, elle se laissa entraîner
à l’intérieur du cottage. Un long moment s’écoula avant qu’ils ne retrouvent
l’usage de la parole. Jessica percevait chez Daniel une tension extrême, au
diapason de la sienne. Si elle s’approchait de lui, maintenant, si elle
l’effleurait, lui parlait, il lui ferait l’amour, elle en était certaine… Elle-même
le désirait comme jamais elle ne l’aurait cru possible. Au regard de cette
force, ses hésitations paraissaient dérisoires. Comment pouvait-elle douter
qu’elle l’aimait, pour toujours et à jamais ?
Tout à coup, la sonnerie du téléphone retentit, brutale et impérieuse. Et le
charme fut rompu. Jessica décrocha, sa voix un peu tremblante trahissant son
désarroi.
— Jessica ? Enfin te voilà ! J’ai essayé de te joindre toute la journée !
Elle reconnut aussitôt la voix de sa mère.
— Que se passe-t-il ?
Discrètement, Daniel s’éloigna.
— Mais… rien, ma chérie. Cela fait seulement un bon moment que nous
ne nous sommes pas parlé, toutes les deux.
La culpabilité envahit Jessica à ces mots et, en bredouillant, elle lui
présenta ses excuses.
— Tu as l’air toute bizarre, Jess. Je suis sûre qu’un tel isolement ne te
réussit pas. Nous en parlions justement avec ton père, l’autre soir. Nous
sommes inquiets, tu sais.
— Il ne faut pas. A la campagne, je cours beaucoup moins de risques qu’à
Londres.
Son ton abrupt parut peiner sa mère, et Jessica s’en voulut. Puis vint la
question tant redoutée, qu’elle devait affronter à chaque fois qu’un de ses
parents donnait signe de vie.
— Si tu venais passer le week-end à la maison ?
— Je ne peux pas, maman, mentit-elle, se maudissant de sa faiblesse.
Je… je suis déjà prise.
— Un rendez-vous ? demanda aussitôt sa mère, vivement intéressée.
A quelle explosion de joie Jessica n’aurait-elle pas droit si elle répondait
par l’affirmative ! Mais elle se dépêcha de changer de sujet et ne tarda pas à
raccrocher. Quand elle leva la tête, l’euphorie des derniers moments passés
dans les bras de Daniel avait cédé la place à l’incertitude. Daniel perçut son
changement d’humeur.
— Si tu préfères que je parte…
Elle secoua négativement la tête, malgré son envie d’être seule. Oubliant
quelques secondes son amour pour lui, elle éprouva une profonde nostalgie
pour sa vie tranquille et sans histoires d’avant leur rencontre.
— Non, je t’en prie, reste.
Comme s’il la devinait partagée, assaillie par le doute, Daniel entretint la
conversation tout au long du dîner, qu’il avait insisté pour préparer.
Contrairement à beaucoup d’hommes, dont l’unique centre d’intérêt se borne
à eux-mêmes et leur carrière, Daniel avait une foule de choses à raconter. Il
lisait beaucoup, impressionnant Jessica par sa culture. De fil en aiguille, elle
en vint à parler d’elle-même, sans voir le temps passer. Quand le carillon de
l’horloge retentit neuf fois de suite, elle sentit cependant l’épuisement la
gagner.
— Tu es fatiguée, dit Daniel. Je vais partir.
Partir ? Jessica le dévisagea, interdite. Pas un seul instant il ne lui était
venu à l’esprit qu’il pût ne pas passer la nuit chez elle, comme la veille. Il lui
frôla la joue, dans une caresse à la fois rassurante et tendre.
— Je t’ai promis de ne rien précipiter, rappela-t-il. Si je reste ici ce soir,
j’ai peur de ne pouvoir tenir ma promesse.
Il fronça les sourcils, hésitant à poursuivre.
— Je désire obtenir ta confiance autant que ton amour, Jess.
Elle faillit le supplier de rester, lui dire, au mépris de toute prudence,
qu’elle était maintenant sûre d’elle et de ses sentiments, et prête à se donner à
lui. Mais une fois encore, les mots restèrent bloqués dans sa gorge par une
timidité paralysante, une crainte indéfinissable. Quand elle se ressaisit, il était
déjà debout et se dirigeait vers la porte.
— Je vais chercher mon sac là-haut, annonça-t-il calmement. Demain, ça
me ferait plaisir que tu sois là, pendant qu’Alan Pierce visitera la maison. Ton
avis me sera précieux.
Sa requête procura à Jessica un grand plaisir et elle hocha la tête.
— L’indispensable touche féminine…, plaisanta-t-elle.
— Non, rectifia-t-il. La tienne, la seule qui compte.
Il refusa qu’elle l’accompagne à la voiture, en prétextant la fraîcheur du
soir. Puis il lui embrassa le front, très vite, pour ne pas se laisser de nouveau
gagner par la tentation.
— 9 heures demain matin ?
Jessica hocha la tête, avant de proposer timidement :
— Ou plus tôt, même. Nous prendrions le petit déjeuner ensemble…
— Avec plaisir.
Il faillit ajouter quelque chose, puis parut se raviser et partit enfin.
Sans la présence de Daniel, le cottage parut soudain dépeuplé. Dire
qu’elle ne le connaissait que depuis deux jours ! Sans le soutien de sa
présence pour tenir la fatigue en respect, elle ne pouvait tenir debout cinq
minutes de plus, et monta vite se coucher.

Dans le courant de la nuit, l’hiver effaça le bleu du ciel et éteignit les


dernières couleurs de l’automne. Et au matin, ce furent les mugissements du
vent, enfin victorieux, et une vague de froid, qui saluèrent Jessica à son
réveil.
Elle répertoria, morose, le peu de provisions qu’il lui restait, en se
demandant ce qu’elle allait bien pouvoir offrir à Daniel pour le petit déjeuner.
Cette fois, un voyage au supermarché s’imposait, ce qui était loin de soulever
son enthousiasme. Elle détestait ces hauts lieux de la consommation,
gigantesques, froids et impersonnels, et ne s’y rendait jamais qu’en cas
d’absolue nécessité. Comment faisait Daniel ? Comme beaucoup d’hommes
d’affaires célibataires, il prenait sans doute la plupart de ses repas au
restaurant. Daniel… Les divers chemins qu’empruntaient ses pensées la
ramenaient toujours à lui.
Dans la cuisine, elle ouvrit la porte du réfrigérateur pour en répertorier le
contenu. Quelques œufs, deux yaourts. C’était maigre ! La pluie, dehors, lui
arracha un soupir. Puis elle se rappela la présence, sur le dessus d’un placard,
d’un paquet de porridge, acheté par un jour pluvieux au printemps dernier.
De tout l’été, elle n’y avait touché.
Malheureusement, elle n’était pas assez grande pour se passer de l’aide
d’un tabouret. Elle en approcha un, en oubliant la faiblesse de son bras. A
peine l’avait-elle levé que ses muscles meurtris protestèrent. La douleur
subite et inattendue lui arracha un cri.
— Jessica ! Que diable…
A travers les larmes qui lui brouillaient la vue, elle vit Daniel laisser
tomber un sac à provisions pour se précipiter vers elle et l’aider sans
cérémonie à redescendre sur la terre ferme. Il l’enlaça aussitôt, et la jeune
femme perçut à travers son mince chandail les battements de son cœur et la
chaleur de son corps.
— Alors ? gronda-t-il en lui prenant le menton. Que s’est-il passé ?
— J’ai oublié mon bras…
— Que faisais-tu perchée sur ce tabouret ? Si tu avais besoin de quelque
chose, tu n’avais qu’à m’attendre.
— Je n’ai que deux malheureux œufs à t’offrir pour le petit déjeuner. Je
me suis souvenue d’un paquet de porridge oublié depuis le printemps. Tu
devines le reste.
— J’ai apporté ce qu’il fallait, dit-il avec un haussement d’épaules.
Jessica sentait en effet le parfum délicieux du pain frais lui chatouiller les
narines.
— Mais… tu as dû aller jusqu’à Long Eaton pour acheter ça ! s’exclama-
t-elle.
— Mme Gillingham m’avait tellement vanté les mérites de cette
boulangerie que je suis allé voir quel genre de marchandises on y vendait.
— Ils ont d’excellents croissants, cuisinés à la française avec de la farine
qu’ils font venir de là-bas.
Comme Daniel sortait triomphalement quelques croissants de son sac,
elle sentit l’eau lui monter à la bouche.
— J’en ai justement acheté ! J’apporte aussi un pot de confiture maison
faite par la cousine Ann de Mme Neville. Tu m’en diras des nouvelles,
ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Jessica se mit à rire, n’en croyant pas ses oreilles. Avait-elle mérité autant
de bonheur ? Son premier geste fut de se jeter au cou de Daniel pour le
remercier, mais sa nature prudente et réservée l’en empêcha, et elle répondit
d’un ton moqueur :
— Tu n’as pas pensé aux calories, je suppose !
— Non. Mme Neville m’a dit que c’étaient tes confitures préférées.
La façon dont il la regardait, plus que les mots employés, la réduisit au
silence. Si quelqu’un lui avait posé la question, elle aurait juré que cet
homme l’aimait. D’une main tremblante, elle lui effleura le menton.
— C’est vrai…
L’instant d’après, Daniel la prenait dans ses bras et l’embrassait à perdre
haleine, répondant au désir qui ne l’avait pas quittée depuis leur séparation de
la veille.
— Si nous ne nous calmons pas très vite, je vais finir par oublier mes
promesses, murmura Daniel. Et je n’ai toujours pas…
Elle aurait voulu lui dire qu’elle avait changé d’avis, qu’elle ne désirait
rien de plus au monde que prendre un engagement définitif et sans retour
avec lui. Mais d’abord, elle voulait qu’il termine la phrase laissée en suspens.
— Tu n’as toujours pas quoi ?
— Jess, à propos de tes parents…
— Non, par pitié, ne me parle pas d’eux ! Je comprends que tu cherches à
bien faire, Daniel, mais pour moi, il est encore trop tôt. D’ailleurs, si nous ne
nous dépêchons pas un peu, nous allons arriver en retard à notre rendez-vous.
Une lueur étrange traversa le regard de Daniel, un mélange de déception
et de… de tristesse ?
L’entrepreneur arriva chez Daniel au moment où ils descendaient de
voiture. Il ne parut nullement surpris de revoir Jessica en compagnie de son
nouveau client. Ils visitèrent la maison trois heures durant. Pendant que
Daniel faisait part à Alan Pierce de ses projets de décoration, celui-ci
consignait sur papier de nombreuses notes et quelques croquis. Il paraissait
entièrement d’accord avec Daniel pour utiliser le plus possible de matériaux
de récupération, et n’avoir recours aux neufs qu’en cas d’absolue nécessité.
Lorsque, plus tard, Jessica s’émerveilla des connaissances approfondies
de Daniel sur le sujet, il expliqua que l’achat du Court l’avait incité à s’y
intéresser de plus près et qu’il était devenu ainsi expert en la matière.
— Malheureusement, il me manque l’expérience. C’est curieux, je me
suis toujours passionné pour l’architecture. Adolescent, je voulais en faire
mon métier.
Jessica le considéra avec surprise.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
Pour toute réponse, elle n’eut d’abord droit qu’à un haussement
d’épaules. Un vent glacial caressait les jardins à l’abandon. Mais Daniel l’en
protégeait en faisant rempart de son corps. Elle éprouvait une joie
indéfinissable à se tenir là, contre lui, à scruter les moindres changements
d’expression sur son visage. Ce matin-là, il était vêtu d’un jean délavé et d’un
polo de laine sous son blouson de cuir. En le regardant ainsi, elle ne put
s’empêcher de penser aux hommes que lui avaient présentés ses parents.
Avec leurs costumes de prix, pour rien au monde ils ne se seraient
agenouillés sur les parquets moisis et poussiéreux du Court pour le seul
plaisir d’admirer la perfection du lambrissage.
Néanmoins, il hésitait tant à répondre à sa question que Jessica finit par
s’inquiéter. Et puis tout à coup, une ombre traversa les yeux de Daniel.
— La nécessité, dit-il enfin. Mais rassure-toi, je ne regrette rien,
aujourd’hui. Le domaine des finances me passionne.
Jessica attendit, espérant une explication plus détaillée. Elle n’osait le
questionner, de peur de réveiller chez lui de mauvais souvenirs.
Une main sur son épaule, il l’entraîna sur un sentier bordé de mauvaises
herbes pour lui montrer une urne de terre ébréchée dont on s’attendait à tout
moment à apercevoir la réplique dans les broussailles alentour. Elle gardait
quelques marches de pierre envahies par la mousse au printemps, conduisant
elles-mêmes à un jardin isolé exposé au sud et délimité par la haie
traditionnelle d’ifs. La pelouse n’était guère plus qu’un champ à l’abandon.
Jessica fit appel à toute son imagination pour se représenter, au-delà du
désordre, ce qu’avait dû être ce jardin, autrefois…
— Cela t’ennuierait qu’on marche un peu ? dit soudain Daniel. Je trouve
ça plus facile pour parler.
Elle faillit répondre que tout la tentait, avec lui. Mais elle avait un peu
honte de son idolâtrie inconditionnelle. Aussi jugea-t-elle plus sage de
secouer la tête et de se blottir davantage contre lui.
— Je t’ai déjà un peu parlé de mon passé. Ce que j’ai omis de te dire, en
revanche, c’est que j’avais seize ans quand la sœur de ma mère et son mari se
sont tués dans un accident de voiture. Ils avaient trois enfants, dont l’aîné
venait de fêter son septième anniversaire. Mon oncle et ma tante étaient
relativement jeunes, ils n’avaient pas encore eu le temps de mettre de l’argent
de côté en prévision d’une catastrophe comme celle-ci. Mes parents ont
recueilli leurs neveux. Je passais mon bac, cette année-là, et j’étais presque
inscrit à l’école d’architecture. J’avais envie de voyager en Italie, en Grèce, et
d’apprendre mon art auprès des plus éminents spécialistes dans ce domaine…
Mon père m’a expliqué un beau jour qu’avec trois enfants de plus à charge, il
n’avait plus les moyens de financer sept années d’études, comme prévu.
« Bien sûr, j’aurais pu ne pas renoncer à mon projet, et travailler pour me
payer mes études. Cela m’aurait seulement pris un peu plus de temps. Mais à
l’époque, je faisais moins confiance à mes capacités pour réussir. »
— Il n’est pas trop tard, intervint Jessica.
Pour avoir elle-même été contrainte, par des forces extérieures, de se
forger une place dans un milieu et un environnement professionnels qui
n’étaient pas les siens, elle compatissait doublement au renoncement de
Daniel.
— Tu ne comprends pas. J’aurais voulu que tout m’arrive sur un plateau
d’argent. J’estimais que mes parents se devaient de tout faire pour que je
réussisse. Je voulais être architecte par snobisme, aussi. Ma passion pour le
dessin et le bâtiment venait après ma passion pour moi-même.
— Ça n’a pas dû être facile pour toi. Voir tes espoirs et tes projets
anéantis, du jour au lendemain…
— C’est vrai, mais cela m’a donné une bonne leçon. J’ai plus de respect
pour celui que je suis devenu que pour celui que j’étais à l’époque. Au début,
après cette discussion avec mon père, j’ai réagi comme un enfant gâté. Je me
suis mis à déserter l’école, avec pour résultat l’échec au bac. Je suivais mes
cours dans une école privée, et je m’attendais tout naturellement à redoubler.
Je refusais d’admettre que mon père se sentait autant de responsabilités
envers mes cousins qu’envers moi. Quel choc quand il m’a annoncé que cet
argent lui servirait à financer leurs études dans une école privée, qu’ils en
avaient nettement plus besoin que moi qui avais gâché mes chances !
« Au début, j’ai pris cela pour une menace en l’air. Je pensais qu’en tant
que fils aîné, j’avais droit à plus de considération que les autres. Mon père
n’a pas mis bien longtemps à m’ouvrir les yeux. Et au lieu d’aller à
l’université, j’ai dû abandonner mes études et me trouver du travail. »
L’expression choquée de Jessica le fit sourire.
— Ce traitement m’a enseigné quelques leçons salutaires. Et je me suis
découvert un flair insoupçonné en matière de finance. J’ai finalement suivi
des cours du soir en économie, pour grimper plus rapidement les échelons de
la hiérarchie. Aujourd’hui, je ne regrette rien. La plus jeune de mes cousines
passe son bac cette année. Comme mon père et ma sœur, elle veut faire sa
médecine, pour exercer dans les pays du tiers monde. Quand je pense qu’à
cause de mon égoïsme, elle aurait pu ne jamais y parvenir…
S’arrêtant de marcher, il se tourna face à Jessica.
— Maintenant, j’ai quelque chose d’important à te dire…
Jessica reconnut dans ses yeux le même regard sombre qui l’avait
intriguée la veille. Enfin, elle allait savoir ce qu’il tardait tant à lui confier.
Mais au moment où il allait parler, ils entendirent une voiture dans l’allée.
— Ce doit être mon ancien entrepreneur, ce bon à rien, murmura-t-il,
contrarié. Je devais lui payer aujourd’hui le solde que je lui dois. Attends-moi
ici, je vais essayer de te rejoindre le plus vite possible…
A son retour, l’entretien s’était tellement prolongé et mal passé que le
charme était rompu. Et c’est en vain que Jessica attendit ses confidences…
8

Deux jours plus tard, en errant chez elle comme une âme en peine, Jessica
eut tout le loisir de se rendre compte à quel point Daniel lui manquait. Il avait
dû partir très tôt pour Londres, la veille, et ne rentrerait pas avant le soir. En
entendant la sonnerie du téléphone, la jeune femme se précipita pour
répondre.
Ce n’était pas Daniel, mais le National Trust, organisme pour le compte
duquel elle avait déjà entrepris des réparations de tapisseries anciennes. Son
interlocutrice, Jane Robertson, lui proposait une mission dans le
Northumberland. Il s’agissait d’y restaurer une tapisserie ancienne trop
fragile pour voyager. Jessica connaissait cette tapisserie, pour avoir fait
partie, quelques semaines auparavant, de la commission d’experts qui l’avait
examinée. A la fin d’une longue discussion avec Jane, elle accepta de monter
dans le Northumberland et d’y passer deux jours. Elle y évaluerait le travail à
effectuer et présenterait ensuite un rapport.
— Vous serez logée dans la demeure même, expliqua Jane. Deux des
chambres sont justement réservées aux visiteurs. Je vous recommande celle
du lit à baldaquin. Terriblement romantique…
En écoutant Jane, Jessica se demanda soudain s’il ne serait pas possible
que Daniel l’accompagne. Elle ne tarda pas à être assaillie par les images de
leurs corps enlacés sous le baldaquin somptueux que Jane continuait de
dépeindre avec enthousiasme. Lorsqu’elle raccrocha enfin, ses yeux
pétillaient.
La sonnette retentit au rez-de-chaussée et Jessica courut répondre. Pourvu
que Daniel soit enfin de retour !
Ce n’était pas lui, mais Emma. Jessica dévisagea sa cousine, les yeux
ronds, tandis que son sourire s’évanouissait.
— Quel bon vent t’amène, Emma ? demanda-t-elle en s’effaçant pour la
laisser entrer.
Comme toujours, sa cousine portait un tailleur du dernier cri, et son
visage était maquillé à la perfection.
— Je passais rendre visite à ma marraine, dans le coin. J’en profite pour
venir te dire bonjour avant de rentrer chez moi. Ça n’a pas l’air de
t’enchanter. Ou alors tu attendais quelqu’un d’autre…
En pénétrant dans le loft de Jessica, elle jeta un coup d’œil circulaire.
— Franchement, Jessica, je me demande comment tu fais pour te plaire
dans un endroit pareil. Quand je pense à la maison d’oncle James et tante
Harriet à Kensington…
En se tournant vers Jessica, elle arborait un de ses sourires factices dont
elle avait le secret.
— Enfin, à entendre ta mère, tu n’en as plus pour longtemps ! Elle ne
parle déjà plus que de ton mariage, l’an prochain. Je suppose que les
fiançailles seront annoncées à la famille à l’occasion des fêtes de Noël. Tes
parents se rengorgent, si tu les voyais ! Chapeau pour oncle James ! Il s’est
bien débrouillé pour que les affaires restent dans la famille. Je dois dire que
j’ai été surprise.
9

Les sourcils froncés, elle hocha la tête.


— C’est drôle, Jess, mais j’avais toujours pensé que si tu te mariais un
jour, ce serait avec un intellectuel rasoir. Jamais je ne t’aurais crue capable de
te soumettre aussi facilement à la volonté de tes parents. Après tout le remue-
ménage que tu as fait en quittant la banque ! Bien sûr, à l’époque, il a bien
fallu que ton père fasse contre mauvaise fortune bon cœur. Mais il rongeait
son frein, le malin ! Il s’est trouvé en Daniel le gendre idéal : ambitieux,
intelligent. Bref, tout cela est un peu vieux jeu pour mon goût, mais après
tout, Daniel n’a jamais caché à personne que l’argent l’intéressait. J’ai été
d’autant plus surprise d’apprendre que tu marchais dans la combine !
S’étant laissée tomber dans un des fauteuils, Emma se croisa les jambes
pour en admirer l’élégance.
— J’adore les bas de soie noire, avoua-t-elle avec un clin d’œil vers
Jessica. Plutôt mourir que de porter comme tout le monde ces affreux collants
de nylon !
Elle interrompit soudain son bavardage, comme si elle remarquait
seulement la pâleur de sa cousine.
— Jess… Mais qu’est-ce que tu as ? Ai-je dit quelque chose qui t’a
déplu ? Je dois t’avouer qu’en apprenant la nouvelle, j’en suis restée bouche
bée. J’étais là quand Daniel a sablé le champagne avec tes parents. Une cuvée
extraordinaire, et je m’y connais.
Du bout de la langue, elle se lécha les lèvres avec des mines gourmandes,
comme insensible au bouleversement de Jessica. Si seulement celle-ci avait
pu lui crier de partir, de la laisser réfléchir aux révélations décousues – et
pourtant si claires ! – qu’elle venait de lui faire !
— Quand je pense que c’est moi qui ai présenté Daniel à ton père !
— Tu… tu connais Daniel ? demanda Jessica, totalement perdue.
Emma haussa les sourcils.
— Mais… bien sûr, je viens de te le dire. Nous nous sommes rencontrés à
une soirée chez Meriel Faber. Quelle jalouse, celle-là ! Elle était furieuse
quand Daniel a proposé de me raccompagner chez moi. Il va falloir que tu le
surveilles, tu sais. Tu me diras, ce n’est pas comme si vous étiez fous
amoureux l’un de l’autre. En tout cas, oncle James savait ce qu’il faisait en
proposant à Daniel de devenir son associé.
Jessica comprit qu’au rythme où Emma lui délivrait ces informations, elle
ne tarderait pas à perdre contenance et à s’effondrer en larmes sur le tapis.
— Tu es si pâle, ma pauvre chérie, s’exclama Emma en se levant.
Jessica aurait juré que le rire dansait dans ses yeux, comme si elle
n’ignorait rien du mauvais tour qu’elle était en train de lui jouer.
— Désolée, mais je ne peux guère m’attarder plus longtemps, continua-t-
elle en se dirigeant vers le vestibule. Un dernier conseil, Jess : ne t’attache
pas à Daniel. C’est un bourreau des cœurs. Il va falloir qu’il s’achète une
conduite, maintenant qu’il se marie. En tout cas, je t’envie : tu t’es déniché un
époux qui fait divinement bien l’amour, conclut-elle en ronronnant presque.
Sitôt après le départ de sa cousine, Emma monta se réfugier dans sa
chambre et s’allonger sur le lit, les yeux brûlants et secs, le cœur et l’esprit
déchirés par sa propre idiotie. Le terme était faible. Dire qu’elle s’était laissé
berner, du début à la fin, sans éprouver le moindre soupçon !
Ainsi, Daniel avait comploté avec ses parents pour mettre sur pied ce
projet machiavélique, le plus cruel dont elle ait jamais eu à se plaindre de leur
part. Et dans quel but ? Que son père obtienne le petit-fils sans lequel il était
obligé de renoncer à conserver la banque dans la famille…
Elle ferma les paupières, à l’agonie. Sa crédulité la suffoquait. Car inutile
d’espérer qu’Emma avait monté cette histoire de toutes pièces. Elle entendait
encore vibrer dans sa voix les accents de la sincérité. Et pourtant…
Ouvrant soudain les yeux, elle regarda fixement le téléphone, sur sa table
de chevet. Après tout, rien de plus facile que d’appeler sa mère et lui
demander… Lui demander quoi ? S’ils avaient réellement mis sur pied cette
machination avec la complicité de Daniel ? En doutait-elle encore ?
Tremblante de détresse, elle se recroquevilla sur elle-même pour sombrer
dans les abîmes sans fond du chagrin. Elle avait écouté Daniel, elle avait cru
à sa sincérité, elle l’avait aimé… Jusqu’à quand avait-il eu l’intention de
l’abuser ainsi ? Après le mariage ? Comme il devait se sentir sûr de lui !
Trop sûr. Dieu merci, Emma lui avait ouvert les yeux. Avant qu’il ne soit
trop tard. A l’intérieur d’elle-même, une petite voix se moqua de ses
présomptions : le mal n’était-il pas déjà fait ? Mais elle refusa obstinément de
lui prêter attention.

Ils avaient convenu de dîner ensemble le soir même. Parce que sa fierté
l’exigeait, Jessica résolut de cacher jusqu’au bout son désarroi à Daniel. Au
lieu de se morfondre sur son lit en attendant qu’il arrive, elle se leva et
prépara la maison comme s’il ne s’était rien passé. Dans la cheminée du petit
salon, elle fit une belle flambée avant de fermer les rideaux aux fenêtres. Une
fois les lampes allumées, une atmosphère intime envahit la pièce.
Dans la cuisine, elle entama les préparatifs du dîner. Quand elle avait le
courage de s’y atteler, Jessica se découvrait des talents insoupçonnés de
cuisinière. Elle avait d’ailleurs profité de l’absence de Daniel pour se
réapprovisionner au supermarché. Pour leurs retrouvailles, elle avait imaginé
un dîner d’amoureux, autour de la petite table ronde, à la lueur des
chandelles…
Ce décor lui servirait encore, mais à des fins toutes différentes,
désormais. Daniel ne devait à aucun prix lire le message de ses yeux. Quoi
qu’il ait prévu, avec la complicité de son père, elle réduirait à néant ce
marché de dupe. Dire qu’elle l’avait écouté, les larmes aux yeux, tandis qu’il
lui confiait ses rêves égoïstes d’adolescent… Si seulement elle avait réfléchi
un peu, elle n’aurait sûrement pas cru un mot de cette histoire inventée de
toutes pièces ! Il fallait qu’il eût été longuement chapitré par les parents de
Jessica sur la naïveté de leur fille pour atteindre une telle perfection dans
l’illusion !
Jessica ne doutait pas des bonnes intentions de ses parents. Ils l’aimaient,
ils pensaient sans doute agir ainsi pour son bien. Comme tous les parents de
la terre, ils désiraient la voir revenir dans le droit chemin, se marier, fonder
une famille. Eux avaient des excuses. Daniel n’en avait aucune.
Les sens exacerbés par le choc qu’elle venait de recevoir, Jessica entendit
la voiture de Daniel bien avant qu’elle ne s’arrête devant sa porte. Elle s’était
changée et portait une très jolie robe retrouvée au fond de son armoire. Sa
mère avait absolument tenu à la lui acheter, l’année précédente, pour Noël, à
l’occasion de la traditionnelle réunion de famille. C’était un velours de soie à
manches longues, très ajusté, qui soulignait l’étroitesse de ses hanches. Dans
le dos, un décolleté en V profond descendait presque jusqu’à la taille. En
s’observant dans le miroir, Jessica sut que cette robe, avec les bas de soie
noire qu’Emma lui avait offerts pour son anniversaire, serait ce soir son
meilleur atout.
Elle se sentait belle, sûre d’elle, sans pour autant tirer le moindre plaisir
de cette certitude. Car son apparence ne lui servirait qu’à occuper Daniel
jusqu’au moment de lui révéler qu’elle savait tout et qu’il n’y avait pas de
place pour lui dans sa vie. Elle ne risquait pas de heurter ses sentiments !
« Les hommes comme Daniel n’ont que des comptes en banque à la place du
cœur…», songea-t-elle.
Sitôt qu’elle eut ouvert la porte à Daniel, elle recula vivement dans
l’ombre. Si elle tombait dans ses bras, elle risquait de ne pouvoir mener à
bien son plan. Elle était encore trop vulnérable…
— Tout va bien, Jessica ? demanda-t-il, inquiet.
Cette réaction la troubla. Où était l’arrogance à laquelle elle s’était
attendue ? Elle avait cru Daniel si triomphant, si sûr de son succès qu’il ne
remarquerait rien. Heureusement, elle lui tournait le dos.
— Tu m’as manqué, répondit-elle d’une voix à peine audible.
Après tout, ce n’était pas mentir… Mais la tactique manquait d’adresse,
car elle le sentit approcher. Son dos se raidit, et elle serra inconsciemment les
poings. Au prix d’un immense effort, elle résista quelques secondes à la
tentation de fuir à l’autre bout de la pièce, avant d’y céder, mais d’un pas lent,
pour ne pas éveiller davantage ses soupçons. Il la suivit, puis posa une main
sur son épaule pour l’obliger fermement à le regarder en face.
— Quelque chose ne va pas, murmura-t-il. Que s’est-il passé, Jessica ?
L’avait-il vraiment senti ? Ou voulait-il seulement s’assurer qu’il la tenait
toujours en son pouvoir ?
— Rien, se défendit Jessica. J’avais seulement peur que tu n’arrives en
retard pour le dîner…
— Je me moque pas mal du dîner ! s’impatienta-t-il. Tu m’as tellement
manqué, ma chérie…
Son émotion, même feinte, la prit au dépourvu. En son absence, elle avait
oublié à quel point il jouait bien la comédie. Elle resta comme pétrifiée par la
chaleur de sa main, à travers le velours. La pression délicate de ses lèvres sur
les siennes la surprit, et elle abandonna quelques instants son corps aux
caresses fiévreuses de Daniel.
Pendant quelques secondes, les résolutions de Jessica vacillèrent. Elle
céda au désir, comme si les révélations de l’après-midi n’étaient que des
illusions.
— Mon Dieu, Jess, si tu savais comme ton pouvoir sur moi est grand…
Ces quelques mots, que leur hypocrisie rendait si odieux, rompirent le
charme. Soudain glacée, elle le repoussa.
— Le dîner est presque prêt, dit-elle en se réfugiant dans le coin cuisine.
Jetant un bref coup d’œil à la table, il hocha la tête.
— On dirait que nous fêtons quelque chose.
Elle n’avait attendu que ces mots pour le lever du rideau. Pourquoi
tardait-elle à agir, tant qu’elle en avait encore la force ? Elle aurait certes
préféré repousser l’offensive à la fin du repas, mais elle craignit que ses
forces ne la trahissent avant.
— En effet, répondit-elle.
Avec un calme dont elle se félicita, elle versa le vin dans les verres et lui
tendit le sien.
— Ce n’est pas du champagne, je te prie de m’en excuser. Ma cave est
moins bien fournie que celle de mon père.
Sur ces mots, elle leva son verre.
— Mes félicitations pour ton association avec mes parents, Daniel.
Le choc assombrit le regard de Daniel. Mais curieusement, au lieu de s’en
réjouir, elle ne ressentit qu’une immense tristesse. Elle ne pouvait prolonger
plus longtemps cette mascarade. A quoi cela l’avançait-il ? L’idée de
vengeance lui parut tout à coup dérisoire.
— Notre histoire s’arrête là, Daniel, dit-elle d’une voix blanche en
reposant maladroitement son verre. Je sais tout, maintenant. Emma est passée
me voir cet après-midi. Elle m’a tout raconté.
— Emma ?
— Oui, Emma. C’est elle qui m’a ouvert les yeux.
— Jess, laisse-moi t’expliquer.
— M’expliquer ?
Elle eut un rire amer. Elle perdait une dernière illusion à son sujet : elle
avait pensé que, se sachant démasqué, il se retirerait sans insister, accablé par
la honte. Eh bien non, il paraissait décidé à se battre jusqu’au bout. Elle aurait
pourtant dû savoir que des hommes comme Daniel n’abandonnent pas aussi
facilement…
— M’expliquer quoi ? Que ce matin, mon père et toi ne fêtiez pas ton
entrée à la banque ? Il te suffit de me dire cela, Daniel, et j’accepterai peut-
être d’entendre tes explications.
— Il est vrai que ton père et moi sommes associés, mais…
— Tais-toi ! coupa Jessica. Je ne veux rien entendre. Tu m’as déjà menti
une fois…
— Menti ?
La colère qu’elle lut dans les yeux de Daniel la décontenança. Elle avait
attendu des supplications, des excuses, des justifications interminables, mais
pas cette réaction.
— Tu représentes ce que je méprise le plus dans l’être humain, Daniel,
poursuivit-elle néanmoins. Il n’y a pas de place pour toi dans ma vie. Je
n’épouserai pas un homme qui ne voit en moi que le moyen d’accéder à
l’argent de ma famille.
Elle eut un rire désespéré, qui sonnait comme un sanglot.
— Pour une fois, mon père a fait une très mauvaise affaire en te cédant
une partie des parts de la banque, car jamais je ne me donnerai à un homme
aussi veule et détestable que toi.
Avec un geste théâtral, elle indiqua la table romantique, les bougies et
ajouta d’un ton dur :
— Voilà ce que nous fêtons ce soir : ma chance d’avoir découvert à
temps toute la bassesse dont tu es capable. Quelle déception tu dois avoir,
mon pauvre Daniel. Je suis sûr que tu croyais le contrat de mariage dans ta
poche. Quand je pense à tes beaux discours… « Je ne veux rien précipiter,
Jessica… Nous avons tout notre temps, Jessica…» Maintenant que je connais
la vérité en ce qui te concerne !
D’un geste sec, Daniel reposa son verre et avança vers elle, menaçant.
— La vérité ? Tu ne sais rien du tout ! Et je te trouve bien pressée de
condamner !
Il paraissait en proie à une colère noire. Jessica, qui ne connaissait de lui
que sa douceur, en fut pétrifiée. Lorsqu’il fit mine de la prendre dans ses bras,
elle essaya de se débattre. Peine perdue. Se moquant ouvertement d’elle, il la
souleva de terre et l’emporta vers l’escalier.
— A écouter tes discours moralisateurs, on croirait que tu as démasqué le
malfaiteur du siècle ! Que je ne t’inspire plus que du dégoût. Franchement,
j’en doute. Et je vais te le prouver…
La stupéfaction la laissa bouche bée. Il n’allait tout de même pas… Le
connaissait-elle si mal ? Pour la première fois, elle eut peur. Non de la
détermination farouche de Daniel, mais de la faiblesse qui prenait lentement
possession d’elle ; des sensations qui la parcouraient tout entière au contact
de ces bras et de ce corps qu’elle aurait dû haïr ; des émotions qu’elle avait
combattues, tout l’après-midi, sans réussir à les éteindre tout à fait. Elle
n’aurait dû éprouver pour lui qu’une immense répulsion, et non ce désir…
« Dis-lui de te lâcher, dis-lui qu’il te répugne, dis-lui n’importe quoi ! »
Mais la fierté lui noua la gorge. Elle allait lui prouver qu’elle dominait
parfaitement ses émotions. Elle allait rester de marbre dans ses bras, sous ses
caresses. Il comprendrait alors qu’il avait perdu…
9

Dans sa chambre régnaient l’obscurité et le froid. La faible clarté de la


lune traversait à grand-peine les rideaux. Daniel posa Jessica sur son lit en
veillant à ce qu’elle ne lui échappe pas. La prudence et la sagesse criaient à la
jeune femme de cesser sans tarder cette comédie, de supplier Daniel de la
libérer. Mais la fierté bloquait les mots au fond de sa gorge. Des yeux, elle le
défiait encore d’oser le pire.
— Je peux encore t’expliquer, Jessica, si tu acceptes.
Il avait parlé d’une voix si douce qu’elle se mit à trembler, proche de la
capitulation. Après tout, pourquoi pas ? Bien sûr, elle n’en croirait pas un
mot. Mais au moins gagnerait-elle du temps. Et peut-être que…
Elle se ressaisit bien vite. A aucun prix elle ne devait faiblir, retomber
dans l’illusion, croire, même une seconde, qu’il y avait en effet une
explication possible. Avec un sourire sans joie, elle haussa les épaules.
— Dis-moi d’abord qu’Emma s’est trompée, que mon père et toi n’êtes
pas associés. Alors là, j’accepterai de t’écouter.
— Je ne peux rien affirmer de tel.
— Alors, tais-toi.
La colère flamboya dans les yeux de Daniel, mais il la domina avec
effort.
— Sache une chose, Jessica : tu te rappelleras cette nuit aussi longtemps
que tu vivras. Et je te promets que tu n’as pas fini de verser des larmes de
regret. Comment oses-tu bafouer ainsi tes sentiments et les miens ? Comment
oses-tu me soupçonner d’autant de bassesse ?
Jessica n’en menait pas large. Et si elle s’était trompée ? Mais les
premiers balbutiements de la joie et de l’espoir, dans son cœur, furent bien
vite étouffés par la raison. Une fois encore, elle avait failli être dupe. Dieu
merci, elle n’était pas tombée dans son piège.
— Rien de ce que tu pourras raconter ne me fera changer d’avis à ton
sujet. Rien, tu entends !
Voyant une lueur menaçante danser au fond de ses prunelles, elle se
demanda si elle n’était pas allée un peu loin. Mais quand il prit son visage
entre ses mains, elle eut une révélation terrible, contre laquelle elle n’avait
pas un seul instant pensé à se prémunir : l’amour qu’elle ressentait pour
Daniel n’était pas mort, malgré sa trahison et sa vilenie.
— Tu refuses de m’écouter, mais il existe d’autres moyens de
communiquer. Tu prétends me détester, me mépriser. Je te répondrai que tu
mens, que par lâcheté, tu fuis tout ce que nous aurions pu partager ensemble.
Tu recommences avec moi le même conflit qu’avec tes parents ! Tu as des
dons certains pour te débarrasser du jour au lendemain de ceux qui
commencent à te gêner. Je ne peux pas t’en empêcher. En revanche, je peux
t’assurer d’une chose : que jamais tu ne m’oublieras.
Avant cet instant, jamais Jessica n’aurait cru Daniel capable de feindre
une telle émotion, un tel bouleversement. Il n’y avait pas la moindre violence
dans les mains qui lui encadraient le visage. Au contraire, une douceur
infinie. Mais dans ses yeux se lisait une profonde amertume. A l’écouter, à le
regarder, un observateur impartial aurait juré qu’il était victime de trahison.
Alors qu’en réalité, il n’avait jamais aimé Jessica, n’avait jamais vu en elle
que la clé du pouvoir et de la richesse.
A peine les lèvres de Daniel eurent-elles effleuré les siennes que le cœur
de Jessica bondit dans sa poitrine, ébranlant aussitôt ses plus fermes
résolutions. Elle s’était attendue à une attaque brutale, elle subissait le plus
tendre des assauts. Qu’allait-elle opposer à cette stratégie-là ?
— Tu m’aimes, Jessica, tu m’aimes…
Il répétait ces mots comme une litanie magique, et tout le corps de Jessica
répondait… De doux frissons la parcouraient, anesthésiaient ses défenses,
endormaient ses capacités de raisonner.
— Tu m’aimes, Jessica…
Le visage baigné par la clarté de la lune, elle ne pouvait rien cacher de la
douleur, de la peur et du doute qui modelaient son expression.
— Permets-moi de t’expliquer, ma chérie…
Prisonnière de ses bras, à la merci des caresses de son souffle, le corps
tremblant de désir, elle fut tentée de se rendre enfin, de se laisser convaincre,
abuser par le mensonge. Mais quelques moments d’abandon valaient-ils le
sacrifice de sa fierté et de son honneur ? Se rattachant désespérément à ce
qu’il lui restait de volonté, elle secoua la tête.
— Non ! Je sais d’avance tout ce que tu vas me dire. Je t’ai demandé si tu
connaissais mon père. Tu m’as répondu que non ! Cela seul compte !
Comment avait-elle pu trouver un jour le regard de Daniel tendre et
chaleureux ? Plus dur et froid que la pierre, il anéantit les doutes qui
l’assaillaient encore. Elle se dégagea brusquement de son étreinte, et fut la
première surprise par sa propre force. Mais aussitôt, entendant un
craquement, elle écarquilla les yeux d’horreur : en voulant la retenir, Daniel
venait de déchirer les coutures de sa robe ! Affolée, Jessica sentit le tissu
velouté glisser le long de ses bras. Elle leva un regard suppliant vers Daniel,
mais il ne la vit pas, perdu qu’il était dans la contemplation des courbes de
son corps caressé par le clair de lune.
L’incident porta à son comble la tension qui régnait déjà dans la pièce.
L’air manqua soudain à Jessica. Son cœur battait la chamade… Sans quitter
Daniel des yeux, elle tendit le bras vers le dessus-de-lit pour se couvrir.
Trop tard ! Dans un frisson, elle sentit la paume d’une main sur sa peau…
Une vive émotion la submergea, au point qu’elle crut défaillir.
— Daniel, non…, parvint-elle à articuler.
Mais il ne l’écoutait déjà plus. Désir, colère, douleur et amour émanaient
de leurs deux êtres, se mêlaient, accroissant la confusion de chacun.
Quand la caresse de Daniel se prolongea jusqu’au satin de son ventre,
Jessica se raidit, les paupières mi-closes, prisonnière des sensations qu’il
faisait naître en elle. Dans un brouillard, elle l’entendit prononcer son nom et
croisa son regard, aussi brûlant que le sien.
La situation lui échappait. Elle n’avait pas songé un seul instant qu’un
homme assez dur et froid pour monter avec ses parents une telle machination
pût tomber dans son propre piège. Comme elle levait la main pour le
repousser, ses sens la trahirent et ce geste devint caresse. Du bout des doigts,
elle effleura le contour de son visage, suivit le dessin de ses lèvres. Elle
perçut le frisson qui le traversa tout entier. Mon Dieu, quelle folie était-elle
en train de commettre ?
Les doigts de Daniel se refermèrent autour de son poignet. Puis il posa les
lèvres au creux de sa paume. Si Jessica avait encore songé à lui résister, tant
de tendresse l’aurait fait fondre. Silencieusement, elle s’en remit à lui.
Cet instant marqua le début de son abandon. Qui était-elle pour vouloir
empêcher le destin de s’accomplir ? Tremblante et frémissante, elle se
rapprocha de Daniel. Son sein nu rencontra le tissu de son vêtement.
L’audace dont elle faisait preuve soudain ne lui parut même pas étrange : un à
un, elle détacha les boutons de sa chemise…
La peau dorée de Daniel, foncée par la toison sombre de sa poitrine,
contrastait avec celle de Jessica, si douce et pâle, et argentée par la lune. Elles
se confondirent lorsqu’il resserra son étreinte et prit les lèvres de la jeune
femme. Le vertige s’empara de Jessica. Daniel l’embrassait avec une violence
qui l’enflammait tout entière… En quelques secondes, il acheva de la dévêtir,
sans renoncer un seul instant à son baiser.
Puis il plongea les yeux dans les siens. Et elle y lut une question à
laquelle elle n’aurait pu répondre par la négative. Ne lui appartenait-elle pas
déjà, corps et âme, de toute façon ? Elle éprouva alors l’appréhension mêlée
d’impatience que connaissent toutes les femmes, la première fois qu’elles se
donnent et s’abandonnent. Mais seule subsista la joie de partager avec Daniel
le mystère éternel de l’amour.
Elle lisait dans son regard une ferveur si grande qu’elle en fut
émerveillée. Cet homme, tellement plus vigoureux, tellement moins désarmé
qu’elle, tremblait de désir ! Oubliant sa propre vulnérabilité, Jessica lui sourit,
forte de sa nouvelle assurance. Sans bien se rendre compte de ce qu’elle
faisait, elle s’étira voluptueusement, observant Daniel à travers ses paupières
mi-closes.
Lorsqu’il l’attira contre lui, confondant douceur et force, féminin et
masculin, elle ne songea pas à lui résister. Elle n’aspirait à rien de plus que se
fondre avec lui en un seul corps, une seule âme, connaître les joies
indescriptibles de l’union totale avec l’être aimé…
Par ses caresses, il refaçonna son corps, l’éveilla au diapason de son
propre désir. Les premiers gémissements de Jessica se mêlèrent à ses soupirs.
Il accompagnait ses plus audacieuses explorations de murmures rassurants,
de promesses apaisantes, jusqu’à ce que la volupté submerge enfin Jessica,
bouleversante, inoubliable. Ses yeux grands ouverts croisèrent ceux de
Daniel. Au-delà de la merveilleuse découverte du plaisir, elle réentendit la
menace qu’il avait proférée : « Je peux t’assurer d’une chose : jamais tu ne
m’oublieras…»
Puis l’épuisement et le désir apaisé l’entraînèrent dans les ténèbres du
néant.

Elle dormit profondément, d’un sommeil sans rêve. En sonnant, son


réveil dissipa sa torpeur. Ses premières impressions conscientes furent une
langueur inaccoutumée, un engourdissement voluptueux des membres.
Inondée par la lumière du soleil, sa peau brillait d’un éclat nouveau. En
ouvrant les yeux, elle se rendit compte qu’elle était seule. Et la volupté fit
place à une douleur aiguë. Elle aperçut un message glissé sous le combiné du
téléphone. D’une main tremblante, elle le prit et le déplia.
Il faut que nous parlions. Le plus tôt sera le mieux. Daniel.
Bien sûr, il avait hâte de la narguer de son triomphe ! Avec quel plaisir lui
rappellerait-il la trahison de ses sens… Une panique incontrôlable la
submergea. Il fallait fuir, très loin, le plus vite possible…
Elle se souvint alors qu’elle était attendue dans le Northumberland, d’ici
quelques jours. Jane ne lui en voudrait pas d’arriver avec un peu d’avance.
Là-bas, elle serait en sécurité. Ni Daniel ni ses parents ne sauraient où la
trouver. Elle écrirait à ces derniers pour leur dire que leur machination avait
échoué, qu’elle n’épouserait pas Daniel, que s’ils refusaient de comprendre,
elle préférait ne jamais les revoir.
Frissonnant de la tête aux pieds, elle serra les draps de son lit contre son
corps nu, ce corps qui l’avait trahie et pour le plaisir duquel elle n’avait
reculé devant aucune bassesse. Le moment était venu de payer sa faiblesse, sa
folie.
Durant toute la durée de ses préparatifs pour le voyage, les souvenirs des
vingt-quatre dernières heures ne cessèrent de la hanter. Les contrastes
dominaient : sa colère et sa volonté de chasser Daniel de sa vie alternaient
avec une nostalgie poignante pour les délices que lui avaient fait découvrir
ses caresses. Elle ne trouvait aucune excuse, aucune justification de conduite.
De son plein gré, elle s’était donnée à lui, elle avait couru à sa propre perte.
Pouvait-elle le blâmer ?
Tout en glissant dans une valise quelques vêtements sélectionnés à la
hâte, elle réfléchissait intensément. Une partie d’elle-même s’érigeait contre
la lâcheté qui la poussait à fuir, à éviter une confrontation, à protéger ses
parents en leur cachant tout le mal qu’ils venaient de lui faire. Son père
voulait la voir mariée mais elle doutait cependant qu’il eût réfléchi aux
méthodes qu’allait utiliser Daniel pour parvenir à ses fins.
A cette pensée, elle se sentit prise de nausée, et hâta ses derniers
préparatifs. Bientôt, elle fut sur la route. Elle partait sans laisser de traces.
Elle écrirait à ses parents du Northumberland. Quant à Daniel… Elle eut un
sourire sans joie. Dès qu’il découvrirait sa fuite, il comprendrait qu’il était
inutile d’insister. Quelle sorte d’explication espérait-il encore lui donner ?
N’était-il pas las de mentir ?
Elle ne s’arrêta pas une seule fois en chemin, excepté pour refaire le
plein. La seule pensée de grignoter un morceau réveillait cette impression de
nausée qu’elle éprouvait depuis le matin. Elle n’avait eu aucun mal à
l’analyser : son corps tout entier se révoltait contre la faiblesse qui l’avait
livrée pieds et poings liés à Daniel.
Symond Court se trouvait à quelques kilomètres du village. Le bâtiment
sévère tournait le dos à la mer du Nord, et grâce à son emplacement
privilégié, il montait la garde sur la campagne alentour. Il avait connu de
nombreux revers de fortune. Construit à l’origine par un certain Percy, un
joueur invétéré, il changea de propriétaire à la suite d’un lancement de dés
malheureux. Celui qui eut la joie d’en hériter épousa une jeune fille de vingt
ans sa cadette. Mais lorsque les parents de celle-ci découvrirent qu’en dehors
de la maison, cet aventurier ne possédait pas un sou vaillant, pour se venger
ils encouragèrent leur fille à devenir la maîtresse d’un important ministre
d’État. L’enfant qui naquit de cette liaison fut le seul à égayer Symond Court
de ses rares éclats de rire. Plus tard, il hérita de la propriété, mais l’endroit
était peuplé de tant de mauvais souvenirs qu’il n’y vécut jamais.
Sous la reine Victoria, Symond Court fut vendu à un homme qui devait sa
fortune aux chemins de fer. Il maria sans vergogne son fils aîné à une Percy –
les rebondissements de l’Histoire ! –, s’octroyant ainsi la respectabilité qu’il
n’aurait jamais atteinte par ses propres moyens. Symond Court resta dans les
mains de leurs descendants jusqu’après la Première Guerre mondiale. Après
la mort sur les champs de bataille de tous les héritiers mâles de la famille, le
dernier survivant, criblé de dettes, informa son notaire qu’il désirait vendre.
Pour lui, le souvenir de cet endroit resterait à jamais associé à celui de
femmes éplorées, de mort et de chagrin. Libéré de ce dernier lien avec
l’Angleterre, il quitta son pays.
A cette époque, les terres furent partagées entre plusieurs cultivateurs. En
revanche, le notaire ne trouva jamais d’acquéreur pour la maison et le parc,
en dehors du National Trust qui, aujourd’hui, gérait Symond Court depuis
trente ans.
La maison n’était ni belle ni célèbre, mais elle reflétait à la perfection les
transformations que bon nombre de ces demeures avaient subies depuis la fin
du XVIIe siècle. C’était dans un de ses greniers qu’avaient été découvertes les
tapisseries. Ces dernières avaient, depuis, subi d’innombrables examens
d’experts, parmi lesquels Jessica. Tous s’accordaient à penser qu’elles étaient
des œuvres originales de Daniel Marot, l’architecte huguenot si prisé par
Guillaume d’Orange et la reine Mary.
La première fois qu’elle avait vu les tapisseries, Jessica avait éprouvé à la
fois une tristesse et une exaltation profondes : tristesse que de telles
splendeurs aient été ainsi négligées et endommagées, exaltation que lui
procurait leur immense beauté.
Il se mit à pleuvoir au moment où Jessica sortait de l’autoroute. Des
nuages épais et lourds planaient au-dessus de la maison, à son arrivée. La
grande allée bordée d’arbres parut sévère et inhospitalière à la jeune femme.
Tout comme la façade qu’elle examina d’un œil morne en songeant à la
chaleur et à l’intimité de son cottage. Et à Daniel…
A la simple évocation de ce nom, un grand frisson la parcourut. Sortant
précipitamment de sa voiture, elle claqua la portière avec une force décuplée
par la rage et le désespoir. Quand, mais quand donc parviendrait-elle à
l’oublier ?
10

Jane attendait Jessica derrière la demeure, devant les anciennes écuries


converties en garages et en ateliers.
— Ça n’a pas l’air d’aller fort, observa-t-elle avec un regard inquiet en
l’aidant à sortir ses bagages du coffre.
Jessica lui adressa un sourire tendu, en se demandant ce qui l’avait trahie.
Sitôt qu’elle fut dans le vestibule, un grand miroir ancien répondit à sa
question, en reflétant sa pâleur et les cernes sous ses yeux.
— Le voyage m’a un peu fatiguée, mentit-elle. Le Northumberland n’est
pas la porte à côté !
— Tu as bien roulé, en tout cas. Je ne t’attendais pas avant deux heures,
au moins. Je crois qu’une tasse de thé te fera du bien. Après, nous irons voir
les tapisseries. On les a changées de place, depuis la dernière fois où tu es
venue. L’éclairage est bien meilleur dans les ateliers. Le seul ennui, c’est
qu’il n’y fait vraiment pas chaud. On ne peut pas risquer de tout endommager
en branchant des chauffages. Ces matériaux-là sont trop fragiles…
Jane servit à Jessica un thé fort et presque brûlant, au goût amer. Aussitôt,
elle se sentit revivre. Elle n’avait pas vraiment menti : le trajet avait
réellement épuisé ses dernières forces. La sentant un peu plus accessible, Jane
toussota.
— Je ne veux pas te paraître indiscrète, mais si tu as envie ou besoin de
parler, n’hésite pas.
Jessica lui répondit d’abord par un sourire amer.
— Ça se voit donc tant ?
— Franchement, oui.
Mais Jessica ne pouvait se résoudre à se confier. La douleur était encore
trop vive. Elle tourna la tête vers la fenêtre et contempla quelques instants le
ciel qui continuait de s’assombrir.
— A mon avis, il vaut mieux que j’attende demain pour regarder les
tapisseries. Il n’y a pas assez de lumière.
— Comme tu voudras. Suis-moi, je vais te montrer ta chambre.
Au moment de sortir du salon, Jane hésita.
— J’ai un rendez-vous, ce soir. Si tu veux, je peux l’annuler…
Jessica secoua la tête.
— Pourquoi ? Ne t’occupe surtout pas de moi. Franchement, cela tombe
très bien que tu sortes, j’ai besoin d’être seule.
Jane lui adressa un sourire compréhensif.
— Le réfrigérateur est plein, et tu trouveras des boîtes de conserve dans
les placards. Fais comme chez toi. Demain, après le petit déjeuner, je
t’accompagnerai aux ateliers.
En d’autres circonstances, la chambre à laquelle Jane la conduisit aurait
enchanté Jessica. Mais elle remarqua à peine le riche damas du baldaquin, et
écouta d’une oreille distraite Jane lui expliquer que l’étoffe était une
reproduction de celles trouvées dans les greniers, durant les travaux de
rénovation.
— On l’a fait copier à Lyon, avec des méthodes traditionnelles de tissage.
En revanche, on a utilisé des matériaux modernes pour les teintures. Celles de
l’époque ont tellement peu résisté à l’affadissement du temps qu’on a
tendance à oublier la richesse des couleurs d’origine, ajouta-t-elle en
caressant la lourde tenture. J’adore ce camaïeu de rouges, pas toi ?
Jane ne paraissait nullement pressée de partir. Il y avait une grande
cheminée dans la chambre, mais comme elle le rappela à Jessica, on ne
pouvait risquer d’y allumer un feu.
— Tu es bien sûre de ne pas vouloir que je reste ? demanda-t-elle tout à
trac. Je peux encore annuler mon rendez-vous.
Cette fois, Jessica faillit fléchir. Mais elle releva la tête avec fierté.
— Je t’en prie, ne t’inquiète pas pour moi. Et puis ça m’ennuierait de me
faire un ennemi le jour même de mon arrivée, ajouta-t-elle en essayant de
plaisanter.
Jane dûment rassurée, Jessica la mit avec autorité à la porte. Aussitôt, la
solitude et le chagrin l’assaillirent. Elle pensait avoir touché le fond, mais elle
s’aperçut vite que l’inaction, associée à la tombée de la nuit, accroissait
encore sa détresse. Lorsqu’elle avait tourné le dos à ses parents, elle avait
souffert, ils lui avaient manqué, mais sa tristesse d’alors était sans
comparaison avec le désarroi profond qui la déchirait aujourd’hui. Son corps
aspirait au repos, autant que son esprit à sombrer dans l’oubli. Mais le
sommeil la fuyait, comme si quelque tribunal occulte la condamnait à
descendre jusqu’au dernier échelon du désespoir. Dans l’obscurité, il lui
semblait sentir des milliers de mains sur son corps, de traîtresses caresses…
Avec des gémissements étouffés, elle se tournait et se retournait entre les
draps, les yeux grands ouverts. Si elle ne maîtrisait pas davantage son
imagination, elle deviendrait folle avant peu. Si au moins il existait quelque
remède magique pour effacer l’image de Daniel de son cerveau ! Mais ce
soulagement lui semblait refusé…

Depuis deux jours que Jessica était arrivée dans le Northumberland,


restaurer les tapisseries lui occupait certes les mains, mais elle restait
démunie face à la hantise des souvenirs et des pensées qui ne manquaient
jamais de vagabonder à leur guise pendant qu’elle travaillait. Son regard se
perdait parfois dans le lointain, au-delà de la grande fenêtre de l’atelier.
Bientôt, sa mission toucherait à sa fin. Bientôt, plus rien ne la retiendrait
ici et elle devrait songer à rentrer. Jane sortait beaucoup. Elle l’avait
d’ailleurs invitée à dîner avec ses amis le soir même. Mais Jessica avait
préféré refuser. Mieux valait qu’elle passe la soirée seule. A quoi bon
imposer sa mine triste à ces gens ?
Déjà, la nuit approchait. Sous peu, il ferait trop sombre pour qu’elle
continue à travailler. Une fois encore, les heures lui paraîtraient
interminables, en attendant le moment d’aller se coucher. Elle se réfugierait
probablement dans la bibliothèque. Elle était bien fournie, et possédait de
plus une télévision. Malgré tout, Jessica partait vaincue d’avance… Rien de
tout cela ne détournerait bien longtemps son attention de son unique
obsession : Daniel.
Il lui restait une autre solution : essayer de dormir. Mais elle savait qu’à
peine la lumière éteinte, elle serait assaillie par de troublants souvenirs de
caresses et de baisers enflammés. N’y aurait-il donc pas une seconde où le
visage de Daniel ne flottât devant ses yeux ? Elle était venue jusqu’ici pour
échapper à ces images obsédantes et se donner les moyens de réfléchir.
Quelle réussite ! Et si, à son retour dans l’Avon, Daniel revenait la harceler ?
Elle regardait le journal télévisé – ou du moins essayait de s’y intéresser –
lorsqu’un bruit de moteur attira son attention. Intriguée, elle se leva et
approcha de la fenêtre, mais la nuit sans lune ne trahissait aucun de ses
secrets. Il était encore trop tôt pour que ce fût Jane. Une vague appréhension
l’envahit. Et s’il s’agissait d’un cambrioleur ? Un grand nombre de meubles
et d’objets de valeur se trouvaient dans la maison…
Presque aussitôt après, le carillon retentit. Il s’agissait donc d’un visiteur.
En se reprochant sa trop grande imagination, Jessica se dépêcha de descendre
au rez-de-chaussée.
Durant quelques minutes, elle se débattit avec le système compliqué de
serrures et de verrous de la porte blindée. Au point qu’elle en oublia de
laisser la chaîne de sécurité en place. Elle n’avait guère l’habitude de ces
précautions, mais elle regretta son étourderie sitôt que la porte fut
brutalement poussée et que Daniel entra.
Sur le moment, elle se crut victime d’une hallucination et ouvrit des yeux
ronds. Mais c’était bien lui. Dire qu’elle s’était crue en sécurité ici ! La
consternation la laissa sans voix.
— Surprise, hein ?
Avec un sourire narquois, il referma la porte derrière lui d’un coup de
talon. Puis il toisa Jessica de la tête aux pieds avec un sourire inquiétant.
Malgré elle, la jeune femme frissonna. Les sentiments qui l’avaient
aussitôt envahie, à la vue de Daniel, ne ressemblaient guère à la haine et à la
colère qu’elle était censée ressentir pour lui ! Elle l’aimait encore. Il n’y avait
aucun doute possible.
Déroutée par la traîtrise de ses sentiments et de ses sens, elle détourna les
yeux, s’imaginant sans doute qu’elle serait plus forte ainsi. Mais alors les
images obsédantes de leurs corps enlacés, de leurs soupirs et de leurs
gémissements prirent le relais. N’avait-elle donc aucun moyen de lui
échapper ?
— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-elle du ton le plus désagréable
possible. Et pour commencer, comment m’as-tu trouvée ?
En le voyant approcher, elle eut l’impression que ses cheveux se
dressaient sur sa tête. La peur la paralysa. S’il manifestait la moindre
intention de la toucher, il fallait pourtant bien qu’elle réagisse ! Dieu merci, il
resta à une distance respectueuse.
— Quand on veut disparaître complètement, on ne laisse pas son adresse
sur son répondeur.
Bon sang… le message de Jane ! Comment avait-elle pu oublier ce
détail ? Piquée au vif par le sarcasme qu’elle percevait dans la voix de
Daniel, elle lui fit face.
— Si tu t’imagines que je l’ai fait exprès pour que tu viennes me courir
après jusqu’ici, tu te trompes ! D’ailleurs, c’est un comble que tu aies osé
entrer chez moi et écouter mon répondeur !
Daniel l’écoutait, aussi impassible qu’un père attendant que retombe la
colère d’un enfant. Cette patience décupla la colère de Jessica.
— Tu n’en mènes pas large, hein ? Et moi qui croyais naïvement que tu
lâcherais prise en découvrant que tes manœuvres de séduction n’avaient pas
plus d’effet sur moi que tes mensonges !
Daniel continuait de la regarder, comme s’il ne l’entendait pas. Puis tout à
coup, les yeux de Jessica s’agrandirent d’horreur en le voyant avancer d’un
pas, puis d’un autre. Et soudain, elle se rendit compte à quel point le calme de
Daniel était trompeur. En réalité, la semi-pénombre lui avait caché la colère
et l’amertume qui flamboyaient au fond de ses prunelles. Il allait l’embrasser,
elle en était certaine ! Alors, elle serait perdue, aussi perdue que le soir où
Daniel lui avait fait l’amour, où elle s’était donnée à lui corps et âme.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle d’une voix tremblante qui trahissait sa
terreur. Réponds !
Mais à quoi bon lui poser la question ? Il convoitait la fortune de son
père, son pouvoir, la banque. Et pour satisfaire son ambition sans fond, il
avait besoin d’elle. Il n’aurait de cesse qu’elle consentît à l’épouser.
— Je t’interdis de me toucher ! supplia-t-elle, perdant peu à peu
contenance.
Malgré elle, elle recula d’un pas, alors qu’il continuait d’avancer.
— Te toucher ?
Il s’arrêta et secoua lentement la tête.
— Je ne suis pas venu ici avec l’intention de jouer au chat et à la souris
avec toi, Jessica. C’est ta mère qui m’envoie. Ton père a eu une attaque. Il est
à l’hôpital, au service de réanimation. Ta mère a besoin de toi…
Tout d’abord, elle crut à une nouvelle stratégie pour la décontenancer.
— C’est faux, murmura-t-elle, soudain livide. Je ne te crois pas…
— Je m’en doutais !
Il lui saisit le poignet, si brusquement qu’elle n’eut pas le temps de lui
échapper. Puis, sans un mot, il l’entraîna vers le téléphone posé sur une table
basse, au pied de l’escalier. Gardant serrés les doigts autour de son poignet, il
composa un numéro, sans cesser un seul instant de la regarder. Jessica
entendit les sonneries se succéder. A la dixième, quelqu’un décrocha.
— Bonsoir. Je voudrais parler à Mme Allen, responsable du service de
réanimation, s’il vous plaît.
Jessica n’en menait pas large. Et si Daniel n’avait pas menti ? Et si son
père était vraiment allongé, entre la vie et la mort, sur un lit d’hôpital ? Et si
sa fuite inconsidérée dans le Northumberland était la cause de son attaque ?
Colère, peur, chagrin… une foule d’émotions contradictoires la
submergea. Comme pétrifiée, la gorge sèche, elle perçut bientôt le son d’une
voix, dans le combiné que Daniel tenait exprès détaché de son oreille.
— Madame Allen ? Désolé de vous déranger. Daniel Hayward à
l’appareil. Comment va M. Collingwood ?
Jessica sentit son interlocutrice hésiter avant de répondre.
— Assez mal, pour le moment, je dois vous avouer. Il est encore trop tôt
pour vous communiquer d’autres informations.
Les yeux de Jessica la brûlaient. Elle essaya d’articuler quelques mots, et
s’aperçut qu’elle en était bien incapable. La tête lui tournait. Dans un
brouillard, elle vit Daniel reposer le combiné, puis se tourner vers elle, les
sourcils froncés.
— Je t’en prie, ne me regarde pas comme ça, Jessica…
Ces quelques mots lui parurent lointains, comme surgis du fond d’une
caverne. Autour d’elle, la pièce se mit à tourner. L’air lui manqua. Dans un
semi-brouillard, elle se sentit soulevée de terre. Daniel la transporta dans la
bibliothèque, jusqu’à un fauteuil. Elle aurait voulu fermer les paupières, pour
ne plus voir son visage, mais elle craignait de perdre tout à fait connaissance.
Il ne fallait absolument pas qu’elle cède à la panique et à la peur. Se ressaisir,
à tout prix…
— Pardonne-moi, je n’aurais pas dû t’annoncer cela aussi brutalement…
Elle s’aperçut soudain que Daniel lui étreignait les mains. Si elle ne
l’avait pas connu mieux, elle aurait juré déceler dans ses yeux une
compassion infinie. Elle se mit à trembler de la tête aux pieds.
— Lâche-moi, je n’ai pas besoin de toi.
Et pourtant, face à ce nouveau coup du sort, elle se sentait tout à coup
effrayée et abandonnée. Ses parents n’étaient donc pas invulnérables, comme
elle se l’imaginait naïvement depuis sa plus tendre enfance ! Elle vivait loin
d’eux depuis des années, les voyant rarement. Mais quand la voix froide de
l’infirmière avait confirmé les assertions de Daniel, elle avait cru sentir le sol
se dérober sous ses pieds. Luttant contre son vertige, elle se mit debout.
— Il faut que je rentre immédiatement à Londres. Pourquoi ma mère ne
m’a-t-elle pas téléphoné ? ajouta-t-elle dans un gémissement.
— Peut-être craignait-elle que tu refuses de venir, répondit tranquillement
Daniel qui la tenait encore par la main.
— Que je refuse ?
Elle écarquilla les yeux, déroutée.
— Mais… c’est mon père !
— Avec quelqu’un d’aussi secret, d’aussi inaccessible que toi, ta mère
était en droit de s’interroger.
— Elle n’a tout de même jamais douté que je les aimais !
Les larmes lui brûlèrent les paupières, et le tremblement qui l’agitait
s’accentua.
— Je dois partir. Mes affaires…
— Ne t’inquiète pas, je m’en charge. Dis-moi simplement où se trouve ta
chambre. Nous partirons tout de suite après. A cette heure, nous allons gagner
du temps.
— « Nous » ? Mais… je ne rentre pas avec toi !
Le regard avec lequel Daniel accueillit ces quelques mots la fit rougir de
honte. Que signifiaient ces caprices, à une heure aussi grave ?
— Tu n’es pas en état de conduire, rétorqua-t-il sans se départir de son
calme. Sois raisonnable. Oh, je comprends que tu m’en veuilles : c’est moi
qui t’annonce la nouvelle et qui suis témoin de ta détresse ! Tu viens de
recevoir un choc terrible, Jessica. Mais ressaisis-toi. Non seulement tu risques
ta vie, mais aussi celle d’autres gens.
Elle détourna les yeux, bien obligée de se rendre à l’évidence.
— Sans compter que ma voiture roule beaucoup plus vite que la tienne,
ajouta-t-il calmement.
— Mais tu dois être fatigué, après toutes ces heures de route !
Elle prit soudain conscience de la charge qui pesait sur les épaules de
Daniel, et du dévouement dont il faisait preuve. Mais aussitôt, elle se
remémora tout ce qu’il risquait de perdre si M. Collingwood venait à mourir
avant que sa machination n’ait abouti… A ce moment, elle aurait dû refuser
fermement de rentrer à Londres avec lui. Mais la perspective du voyage et la
conviction de n’être pas en état de l’entreprendre seule l’en dissuadèrent.
— Indique-moi ta chambre, ordonna Daniel.
Trop lasse pour se battre encore, elle s’exécuta.
En attendant qu’il revienne, elle se rendit à la cuisine et y prépara
quelques sandwichs, ainsi qu’un Thermos de café : la route promettait d’être
longue.
Jessica songea à la surprise de Jane lorsqu’elle rentrerait de sa soirée. Elle
ne pouvait pas partir sans lui laisser un mot. Elle était en train de le rédiger
lorsque Daniel la rejoignit, sa valise à la main.
— Je t’ai préparé des sandwichs, dit-elle. J’ai pensé que tu avais faim…
La surprise éclaira un instant les yeux de Daniel. Tout de suite, Jessica
éprouva une profonde nostalgie de leur complicité si brève, si vite
évanouie…
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Daniel en l’observant avec
insistance.
Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Se détournant vite pour lui
cacher son visage, elle lui tendit une tasse de café.
— Non, pourquoi ?
Mais sa main qui tremblait la trahit, comme les quelques gouttes qui
éclaboussèrent la table. Et pour comble, elle sentit les larmes lui brouiller la
vue. Daniel la regardait avec une moue sceptique et une telle insistance
qu’elle ajouta avec humeur :
— On croirait que je n’ai aucune raison de me sentir déprimée !
Il secoua la tête.
— N’essaie pas de me faire croire que ces larmes sont pour ton père…
L’insinuation choqua Jessica qui répliqua avec amertume :
— Je ne laisse pas mon père régenter ma vie, cela ne veut pas dire que je
ne l’aime pas.
— Vraiment ? Alors pourquoi vis-tu comme si tes parents n’existaient
pas ?
L’accusation fit mouche. Certes, toutes les apparences étaient contre
elle… Et le fait que sa mère n’ait même pas songé à la prévenir elle-même
voulait tout dire.
— Tu n’as confiance en personne, continuait Daniel, impitoyable. Tous
ceux qui connaissent tes parents te paraissent suspects, et même coupables. Et
tu appelles cela des réactions normales, pour une fille qui aime ses parents ?
— Tais-toi ! Je t’interdis de me juger !
Quelque chose se brisa à l’intérieur de Jessica, un torrent d’émotions
déferla en elle, si complexes et douloureuses qu’elle eût voulu hurler.
— Jamais je ne serai la fille que mes parents désirent ! dit-elle en criant
presque. Jamais je ne renoncerai à ma vie et à mes convictions les plus
profondes pour occuper le poste qu’ils me réservent à la banque !
Daniel termina lentement de boire son café.
— Partons.
11

L’autoroute étant presque déserte, ils purent rouler à vive allure. Daniel
garda le silence si longtemps que Jessica ressentit un choc à entendre soudain
le son de sa voix.
— J’ai l’impression que la chambre dans laquelle tu te trouvais, au
château, n’était pas très chaude…
Étonnée, elle tourna la tête vers lui. Mais il paraissait absorbé dans sa
conduite, son visage figé dans une expression indéchiffrable.
Les pensées les plus audacieuses défilaient dans l’imagination de Jessica.
Jamais, depuis l’éveil de sa féminité, aucun homme n’avait fait naître en elle
un tel désir. Rouge de honte et de confusion, elle baissa vivement les yeux.
— Pas très chaude ? articula-t-elle avec difficulté. Je… Mais pourquoi me
demandes-tu ça ?
— A cause de ta chemise de nuit, répondit-il, l’air détaché, en se tournant
enfin vers elle.
— Ma chemise de nuit ?
Elle fronça les sourcils en se souvenant de la vitesse à laquelle elle avait
préparé sa valise, à Little Parvham. Dans sa hâte, elle avait sorti le premier
vêtement de nuit qui lui tombait sous la main, une chose hideuse qu’elle avait
reçue en cadeau à Noël, trois ans plus tôt. De la part d’Emma !
Tout à coup, ses joues s’empourprèrent. En dehors de sa chemise de nuit,
Daniel avait obligatoirement touché à ses sous-vêtements. Elle n’aurait su
dire pourquoi, mais elle en éprouva une gêne immense.
— Euh… oui, il n’y a pas le chauffage central, dans cette maison.
Elle s’aperçut, un peu tard, qu’elle était en train de se justifier et décida de
se taire.
— Tu te rends compte, j’espère, que nous avons à parler, tous les deux,
déclara Daniel.
Les bonnes résolutions de Jessica ne résistèrent pas à cette deuxième
provocation.
— Parler de quoi ? Tu n’as sûrement rien à dire que j’aie besoin
d’entendre.
— Ça ne m’étonne pas. Tu n’as qu’une envie, fuir pour me punir, comme
tu as puni tes parents. Et moi qui te prenais pour une femme ! Je me suis
trompé. Tu n’es qu’une enfant gâtée, égoïste, qui ne songe qu’à elle-même…
Comment osait-il proférer de telles accusations ? Outrée, elle se rebella.
— Tu dis n’importe quoi parce que tu espères encore me faire fléchir. Tu
perds ton temps, crois-moi !
— Non, Jessica. J’ai été assez idiot pour te proposer une explication. Je
comptais sur ta confiance. Mais tu ignores encore toute la signification de ce
mot. Tu n’avais qu’une hâte, te sortir au plus vite de cette situation
embarrassante. Tu as saisi le premier prétexte pour me rejeter. Je n’ai pas du
tout l’intention de cajoler ou supplier, comme l’a fait ton père, à l’époque où
tu as tout envoyé promener. L’amour n’est pas un sentiment à sens unique. Si
tu t’imagines que j’ai envie de passer ma vie aux côtés d’une femme qui me
respecte aussi peu, et qui ne m’accorde même pas le bénéfice du doute, tu te
fais des illusions !
Il se tut pour la fixer avec insistance. La honte et le désarroi submergèrent
Jessica. Il n’y avait pas la plus petite trace de tendresse dans le regard de
Daniel, ni la moindre étincelle de désir : seulement du ressentiment, et un
rejet violent de celle qui lui avait refusé sa confiance. Une fois de plus, il
rejetait le blâme sur elle.
— Ce ne sont que des mots ! lança-t-elle, dans un effort pour se rebeller.
Il n’y a plus rien entre nous.
— Nous sommes au moins d’accord sur ce point, rétorqua-t-il avec
froideur. Si je t’expose ainsi mon point de vue, c’est pour éviter tout
malentendu : je suis venu te chercher pour tes parents, pas pour moi. Alors,
rassure-toi : le discours du fiancé éploré te sera épargné.
— Tant mieux ! De toute manière, tu perdrais ton temps. Tout est bien
fini entre nous !
— Ne te réjouis pas si vite…
Un frisson d’appréhension traversa Jessica. Que voulait-il dire ? La
prémonition d’un danger – mais lequel ? – accéléra les battements de son
cœur.

Jessica eut beau insister pour que Daniel la conduise directement à


l’hôpital, il lui annonça calmement qu’il avait loué pour elle une chambre
d’hôtel.
— Rien ne presse. Ta mère est auprès de ton père. Il vaut mieux attendre
demain matin, que tu lui aies téléphoné, avant de te précipiter là-bas.
Son conseil ne manquait pas de sagesse. Mais Jessica ne put s’empêcher
d’insister.
— Jamais contente…, grommela Daniel. Puisqu’il faut tout t’expliquer :
ta mère elle-même a suggéré que tu te reposes un peu. Et comme tu n’as pas
les clés de leur maison de Kensington, nous avons décidé tous les deux que tu
dormirais à l’hôtel.
— Je te fais confiance pour n’avoir rien laissé au hasard ! Je suppose que
maintenant, il va falloir que je subisse tes avances ! Très habile…
Cette remarque lui valut un regard de dédain. Et soudain, elle rougit de sa
présomption. Et si le discours de Daniel, dans la voiture, était sincère ? S’il
avait vraiment renoncé à elle ?
— Tu vas un peu vite pour conclure. En revanche, si tu as envie de faire
l’amour avec moi, tu peux me le demander. Je me ferai un plaisir de te rendre
ce service.
— Certainement pas ! protesta Jessica, rouge de honte et de confusion.
— Dommage, je me serais presque laissé tenter. Mais je n’ai ni le temps
ni l’envie de jouer à ces jeux compliqués avec toi. Il y a un téléphone, dans le
hall. Je propose que nous appelions l’hôpital.
De sa vie entière, Jessica n’avait ressenti pareille humiliation. En suivant
Daniel jusqu’à la cabine, elle regretta de ne pas avoir le courage de le
renvoyer à ses propres affaires. Mais elle avait trop peur de ce que sa mère ou
un médecin risquait de lui annoncer pour renoncer à sa présence
réconfortante. Une fois de plus déchirée entre le ressentiment et l’angoisse,
elle le regarda composer le numéro des urgences et s’entretenir quelques
brefs instants avec l’infirmière de garde. Si elle avait voulu saisir quelques
bribes de leur conversation, il lui aurait suffi de pénétrer dans l’étroite cabine.
Mais elle ne s’en sentait pas le courage. Une faiblesse et une lâcheté de
plus…
— Son état est stationnaire, déclara Daniel quelques minutes plus tard.
Pour le moment, les médecins interdisent plus d’une visite à la fois, et ta
mère désire rester encore auprès de lui.
— Sait-elle… que je suis là ? demanda Jessica, mal à l’aise.
— Bien sûr. Maintenant, il faut que tu essaies de te reposer. Tu en as bien
besoin.
Sur ces mots, il lui tourna le dos, manifestement pressé de partir. Elle
avala sa salive avec difficulté.
— S’il arrivait quelque chose à mon père…
— J’ai laissé nos coordonnées à l’hôpital, en leur demandant de nous
prévenir.
Jessica sentit les larmes lui brouiller la vue. Jamais elle n’avait autant
aspiré au réconfort des bras de Daniel. Mais aussitôt, elle se rendit compte de
l’ineptie de ce désir. Il n’y avait rien à espérer de lui, aucune chaleur
authentique…
La mort dans l’âme, elle monta dans sa chambre, une pièce au luxe
discret où l’attendait déjà sa valise, ainsi qu’une Thermos de café et une
assiette de sandwichs au saumon. Cette vision lui donna la nausée, et elle
téléphona aussitôt pour qu’on vienne la débarrasser de l’encombrant plateau.
Elle passa le reste de la nuit à ruminer de sombres pensées. Lorsqu’elle
faisait le point sur ses rapports avec ses parents jusqu’à ce jour, le bilan
n’était guère positif. Les regrets l’assaillirent jusqu’au matin qu’elle accueillit
comme une délivrance. Enfin, elle allait pouvoir leur montrer combien elle
les aimait ! Daniel lui avait ouvert les yeux sur la cruauté d’avoir ainsi rompu
tout contact avec eux. Elle leur expliquerait qu’elle s’était sentie trop
vulnérable pour répondre à leur attente, pour accepter de se sacrifier en
succédant à son père à la direction de la banque.
Rien, bien sûr, ne la ferait jamais renoncer à sa propre carrière. Elle
regrettait simplement le manque de souplesse avec lequel elle avait imposé sa
volonté à son entourage. Pourquoi n’en avait-elle pas parlé avec franchise et
sincérité à ses parents ? Pourquoi n’avait-elle pas calmement – et
tendrement ! – expliqué ses raisons d’agir ainsi ?
Quand vint l’aube, une migraine douloureuse commençait à lui vriller les
tempes. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal, aussi désemparée. Une telle
angoisse la déchirait… Le coup discret frappé à sa porte la fit sursauter.
Pendant quelques secondes, elle pensa à Daniel. Mais à sa grande déception,
la porte s’ouvrit sur une jeune femme souriante apportant le plateau du petit
déjeuner. Jessica la remercia distraitement et se versa une tasse de thé. En
reconnaissant son mélange favori, elle se mit à trembler. Seul Daniel avait pu
apporter cette précision aux cuisines. Consternée, elle sentit les larmes lui
brûler les yeux. Pourquoi cette délicate attention la déchirait-elle plus encore
que le reste ? Question qui resterait malheureusement sans réponse…
Elle jeta un coup d’œil sur le téléphone. Bientôt, elle appellerait l’hôpital.
En attendant, elle n’avait qu’à se préparer. Saisissant ses vêtements, elle les
emporta dans la salle de bains. Quand elle revint, le thé avait refroidi. Avec
un haussement d’épaules, elle prit son sac et descendit au rez-de-chaussée
sans en avaler une goutte.
Dans le hall, elle ne croisa pas un chat. Tout le monde dormait encore.
Dehors, le soleil se devinait à peine derrière les nuages fort bas. Sur sa
demande, le portier appela un taxi. Et tandis que celui-ci roulait
silencieusement dans les rues désertes, Jessica se rendit compte avec un choc
que Noël approchait. Les souvenirs lui revinrent en foule, les instants de
bonheur trop souvent oubliés… Elle avait été aimée pour elle-même,
comment pouvait-elle en douter encore ? Elle ferma les yeux, en proie à
l’agonie. Pourquoi avait-il fallu que Daniel lui ouvre les yeux ?
Parvenue à l’hôpital, elle hésita, aspirant à tourner les talons et fuir au
plus vite la douleur qui l’attendait peut-être entre ces murs. Mais comme un
portier lui proposait avec un sourire de la renseigner, elle lui demanda
impatiemment le chemin des urgences. Il avait à peine terminé que Jessica
s’éloignait déjà, pressée de revoir sa mère, de se jeter à son cou et d’implorer
son pardon.
Une grave déception l’attendait : elle trouva les portes du service closes.
Derrière une vitre, elle avisa une infirmière en train de classer une montagne
de papiers. En bredouillant, Jessica approcha et lui donna son nom, soudain
hésitante. Son cœur battait si vite qu’elle craignait à tout instant de
s’évanouir.
— Mon père…, commença-t-elle.
Elle n’eut pas besoin d’en dire davantage, car les portes du service
s’ouvrirent soudain et sa mère sortit dans le hall. Elle paraissait à des lieues
de là, dans un autre monde. D’ordinaire si élégante et soignée, elle n’avait
même pas pris la peine de se maquiller et de se recoiffer. Cette nuit sans
sommeil l’avait vieillie de dix ans. Tout à coup, comme avertie par un
sixième sens, elle releva la tête et aperçut sa fille. Son premier geste fut de lui
ouvrir grand les bras.
— Ma chérie, tout va bien, rassure-toi, murmura-t-elle. Il a enfin passé le
pire. Depuis quelques heures, il va mieux.
Elle ajouta, avec un sourire mêlé de larmes.
— Pour son médecin, cette attaque est un avertissement. Si ton père sait
l’interpréter comme tel, peut-être deviendra-t-il plus raisonnable…
Elle serra Jessica contre son cœur.
— Viens le voir…
Tremblant de tous ses membres, Jessica suivit sa mère à l’intérieur du
service. En voyant la transformation qui s’était opérée chez son père, et le
réseau de fils qui reliait son pauvre corps à des appareils barbares, Jessica
crut qu’elle allait défaillir. Mais il était conscient, et lui souriait. Une vague
d’amour jaillit du plus profond d’elle-même et elle s’agenouilla à son chevet,
les larmes aux yeux.
— Daniel a fini par te trouver, murmura-t-il doucement, d’une voix
méconnaissable. Il me l’avait promis.
Daniel… Entendre ce nom la ramena brutalement à la réalité. Mais il
n’était pas question de gâcher cet instant si précieux. Elle sourit donc, et tous
trois se regardèrent avec émotion.
L’infirmière de garde ne leur autorisa que quelques minutes d’entretien.
Quand il fallut partir, Jessica n’envisagea même pas de se séparer de sa mère,
qu’elle accompagna à la maison de Kensington. Le bonheur lui faisait tourner
la tête. Avec surprise, elle s’aperçut même qu’elle mourait de faim.
— J’avais cru comprendre que Daniel t’accompagnait à l’hôpital, déclara
sa mère en préparant le café.
— Je n’ai pas voulu le déranger, mentit Jessica.
En réalité, pour rien au monde elle n’aurait accepté sa présence lors des
retrouvailles – déjà si bouleversantes – avec ses parents. A cet effet, elle lui
avait laissé un message aussi froid qu’impersonnel.
— Il devait être épuisé, remarqua sa mère. Tu ne peux pas savoir comme
il a été gentil et dévoué. Quel soulagement de se dire que la banque est entre
ses mains ! C’est le stress des derniers mois qui a conduit ton père à cette
attaque. Je sais que la première fois où Daniel lui a proposé de reprendre la
banque, il a refusé catégoriquement. Il ne voulait même pas y réfléchir.
Elle sourit.
— En rentrant à la maison, ce jour-là, il était absolument furieux !
L’audace de Daniel l’avait suffoqué. Et puis, une fois calmé, il a reconnu que
la banque lui posait de graves problèmes, que certains actionnaires allaient
sans doute être tentés de revendre leurs parts, que peu à peu elle allait passer
dans d’autres mains, ou bien tout simplement fermer. Au moins, Daniel se
proposait de la faire fructifier dans l’esprit de ton père, et d’élargir ses
activités sans rompre avec la tradition. Je crois que ce qui ennuyait le plus ton
père, c’était d’être obligé de reconnaître que ce jeune « freluquet », comme il
l’appelait au début, possédait toutes les qualités requises et la poigne
nécessaire pour que l’affaire continue à prospérer.
Elle adressa un clin d’œil complice à Jessica.
— Voilà bien un trait de caractère que tu as hérité de lui : cette fierté si
proche de l’intransigeance…
Jessica se décida enfin à sortir de son mutisme.
— Maman, depuis tout à l’heure, je me demande… Si j’ai bien compris,
Daniel a… il a racheté la banque ?
Sa mère parut surprise.
— Mais… bien sûr, ma chérie ! Tu ne le savais donc pas ? Oh, rien n’est
encore officiel. Après tout, ils ont signé l’accord il y a à peine quelques jours.
A ce propos, ton père était furieux qu’Emma surgisse à l’improviste ce jour-
là. Il paraît que la secrétaire lui avait demandé d’attendre, mais qu’elle n’a
rien voulu savoir.
Jessica eut l’impression que le carrelage s’ouvrait sous ses pieds.
Anéantie, elle chercha une chaise pour s’asseoir, avec l’impression de vivre
un horrible cauchemar.
— Mais je croyais… je pensais que Daniel et papa s’étaient associés,
qu’ils partageaient les parts de la société.
— Pas du tout. Qui diable t’a donné cette idée ?
Elle changea aussitôt de sujet, sans se rendre compte de ce que sa réponse
avait de capital aux yeux de sa fille.
— Si tu savais comme nous étions contents d’apprendre que Daniel avait
acheté une maison à Little Parvham ! Remarque, il devait en avoir plus
qu’assez de nous entendre chanter tes louanges ! La tentation était trop
grande : je n’y ai pas résisté, et je lui ai demandé de passer te dire bonjour.
Reprenant peu à peu ses esprits, Jessica posa les questions qu’il fallait. Ce
que lui apprirent les réponses de sa mère la couvrit de honte. Comment avait-
elle pu aussi mal juger Daniel ? Sur les simples insinuations d’Emma ? A ce
propos, il lui restait un dernier mystère à éclaircir.
— Emma prétendait connaître très bien Daniel…
— A nous aussi, elle a raconté ce mensonge. Ta cousine s’est conduite de
façon scandaleuse. Elle est arrivée à l’improviste chez nous, un soir où Daniel
dînait à la maison. D’après ce qu’elle disait, ils s’étaient rencontrés plusieurs
fois et avaient sympathisé. Je l’ai donc invitée à rester. En réalité, elle ne
l’avait vu que de loin, à une soirée. Quelques jours après, Daniel nous a
appris, assez gêné, que depuis elle ne cessait de le harceler. Je me suis
confondue en excuses.
Elle secoua tristement la tête.
— Que veux-tu… Il y a des gens qui ne sont jamais satisfaits de leur
existence, et qui n’ont de cesse de gâcher celle des autres. Ta cousine fait
partie de ceux-là. Mais assez parlé d’elle. Dis-moi plutôt ce que tu penses de
Daniel.
Jessica secoua la tête.
— Je… je ne me sens pas bien.
Inquiète de la voir si pâle, sa mère lui servit quelques gouttes de liqueur
sur un sucre.
— Ce doit être le contrecoup du choc, expliqua faiblement Jessica dès
qu’elle le put.
— Sans compter que tu es fatiguée, ma pauvre chérie. Je devrais l’être
moi-même, mais je suis tellement soulagée de voir ton père remonter la
pente, que j’en oublie mon épuisement !
Jessica répondit par un pâle sourire. Elle n’avait plus qu’une envie : se
retrouver seule. Mais elle se devait de tenir compagnie à sa mère encore
quelque temps. Pour une fois, ses propres sentiments passaient après le
bonheur et le réconfort de celle qui l’avait mise au monde…
12

Durant les quelques heures qui suivirent, Jessica se raccrocha avec


bonheur aux mille et une petites tâches que lui confia sa mère pendant
qu’elle-même se reposait. Elle l’avait, entre autres, chargée de répondre au
téléphone et de donner des nouvelles de son père à leurs amis inquiets. Ainsi
occupée, au moins réussissait-elle à oublier un peu Daniel. Ses mots
résonnaient encore dans son esprit. « Laisse-moi t’expliquer…» Dire qu’elle
avait refusé de l'écouter !
Pendant trois jours, elle tint compagnie à sa mère sans rien laisser paraître
du drame qui se déroulait en elle. Le quatrième, cependant, en reconnaissant
la voix de Daniel au téléphone, elle se mit à trembler, si violemment qu’elle
en lâcha le combiné et s’enfuit à toutes jambes dans sa chambre. Elle
n’éprouva guère de surprise quand sa mère l’y rejoignit.
— Ma chérie… parler te ferait du bien.
Ce fut comme si Jessica n’avait attendu que son invitation pour se
confier. Elle en éprouva un soulagement intense, qu’elle n’aurait jamais cru
possible, et fut éperdument reconnaissante à sa mère de l'écouter sans
l’interrompre. Quand elle se tut enfin, cette dernière lui prit la main et la serra
tendrement entre les siennes.
— Jessica, murmura-t-elle simplement.
— Jamais il ne me pardonnera. Et comment l’en blâmer ! J’ai tout gâché.
Mais aussi, pourquoi ne m’a-t-il rien dit ?
— Reconnais que tu ne l’as guère encouragé à le faire. Mais oublions tout
cela. S’il t’aime encore…
Jessica leva la main pour l’interrompre.
— Maman, comme il me l’a dit lui-même un jour, pour deux êtres qui
s’aiment, la confiance est aussi importante que leur amour. Pourquoi ai-je cru
Emma plutôt que lui ? Et après, j’ai refusé de lui accorder le bénéfice du
doute, de l’écouter. Papa devra-t-il le revoir souvent, lorsqu’il sera rétabli ?
Sa mère soupira.
— Daniel reprend en main la direction de la banque, mais il a demandé à
ton père de l’assister aussi longtemps qu’il aura besoin de ses lumières. Bien
sûr, ton père garde des parts, et il fera partie du conseil d’administration. Je
t’avoue que nous serons amenés à rencontrer souvent Daniel. Ne serait-ce
que par amitié. Bien sûr, tu ne vis plus ici et…
— En revanche, Daniel et moi vivons dans le même village. Je crois qu’il
serait beaucoup plus raisonnable que je déménage, vu les circonstances.
Un silence attristé accueillit ces mots.
— Ton père et moi pourrions peut-être intervenir…
— Non. J’ai au moins appris une chose : à regarder la réalité en face. Il ne
me reste plus qu’une démarche à accomplir. As-tu un numéro de téléphone
où je puisse joindre Daniel ?
— Dans l’agenda de ton père.
Jessica appela aussitôt le bureau de Daniel. Mais sa secrétaire lui répondit
qu’il avait pris quelques jours de congé. Il ne restait donc plus à Jessica
qu’une solution. Elle ne se faisait aucune illusion : rien n’effacerait jamais
son affront à Daniel. En revanche, elle pouvait au moins lui présenter ses
excuses, reconnaître son erreur et faciliter ainsi les rapports futurs de ses
parents avec lui. Lorsqu’elle aurait en quelque sorte payé sa dette, il
n’entendrait plus jamais parler d’elle. Mais où trouverait-elle la force de vivre
sans lui ? Seul l’avenir le lui dirait…
Lorsqu’elle avertit sa mère de son intention, celle-ci lui proposa
gentiment de lui prêter sa voiture.
— Mais rien ne presse. Tu pourrais attendre un peu…
— Non, maman. N’essaie pas de m’influencer. Je suis tellement anéantie
que je risquerais de me ranger à ton avis. Et alors…
Elle se tut, trop lasse pour poursuivre. Elle ne se faisait aucune illusion
sur l’issue de leur entrevue, jamais il ne lui pardonnerait sa trahison. Mais si
elle ne voulait pas perdre tout à fait son respect d’elle-même, elle devait
conclure leur brève histoire avec dignité. Renoncer à Daniel, se construire
une vie sans lui ne s’annonçait pas facile. Mais si, une fois de plus, elle fuyait
ses responsabilités, jamais elle n’oserait plus se regarder en face.

*
**

Daniel avait rendu les clés de sa chambre, à l’hôtel où ils étaient


descendus, le soir de leur retour du Northumberland. Logiquement, elle le
trouverait à Little Parvham – mais pouvait-elle encore faire confiance à la
logique, dans cette regrettable histoire ? Ce fut pourtant par le village qu’elle
décida de commencer ses recherches.
Arrivée à destination, son premier soin fut d’interroger Mme Markham.
Après avoir pris des nouvelles de la santé de Jessica depuis l’attaque de la
poste, la propriétaire de l’hôtel l’informa qu’elle trouverait Daniel au Court.
Autant dire que Jessica n’en menait pas large lorsqu’elle se gara devant la
vieille demeure mutilée. La vision de ces fenêtres béantes, et le silence qui
régnait alentour, sur le jardin dévasté, n’avaient rien pour diminuer son
appréhension. Nulle trace de la voiture de Daniel. A moins qu’elle ne soit
garée à l’arrière… Rassemblant son courage, Jessica monta les marches du
perron et entra. Un premier appel timide resta sans réponse. Le deuxième
aussi. Peut-être Daniel se trouvait-il dans les étages et n’entendait-il rien…
Lentement, elle gravit les marches une à une. Sur le palier, le silence était tel
que la tête commença à lui tourner. Elle avait l’impression que les fantômes
du passé s’étaient donné rendez-vous là et que, présences invisibles, ils
l’observaient et mesuraient sa détresse.
Les sourcils froncés, elle poussa la porte d’une chambre et se pencha à la
fenêtre en espérant apercevoir la voiture de Daniel dans la cour. Mais non,
celle-ci était vide. Un mélange de déception et de soulagement l’envahit. Elle
revint sur ses pas. Le plancher inégal et troué par endroits lui rappela soudain
que Daniel ne lui avait pas fait visiter cette aile. Non seulement le sol se
trouvait dans un état de décrépitude avancé, mais un des propriétaires
précédents avait eu la sottise de faire ôter les poutres du plafond, au rez-de-
chaussée, sans songer à consolider le plancher du premier.
Jessica avança prudemment vers le palier, pressée de redescendre au rez-
de-chaussée. Un accident était si vite arrivé… Soudain, au moment où elle
s’y attendait le moins, le plancher céda sous son poids. Jamais elle n’avait
connu plus terrifiant que cette sensation. Son premier réflexe fut de
s’allonger, pour répartir le poids de son corps. En même temps, un cri horrifié
lui échappa.
— Jessica ! Ne bouge surtout pas !
En reconnaissant la voix de Daniel, elle cessa aussitôt d’avoir peur et
rouvrit les yeux. Mais elle les referma bien vite, incapable de soutenir la vue
des planches fragiles qui la soutenaient à peine, et du trou béant qui s’ouvrait
à seulement quelques centimètres. Elle eut tout juste le temps de voir Daniel,
blême, à quelques mètres. Entre elle et lui, le vide.
— Jessica, parle-moi.
Elle essaya de se concentrer pour lui répondre. Sa chute l’avait sonnée,
son bras lui faisait mal, mais elle n’avait rien de cassé. Elle voulut se tourner
vers lui, mais un craquement sinistre retentit, et elle sentit le plancher
s’effondrer encore davantage. Elle était perdue…
— Jessica, écoute-moi. Tu ne peux pas rester ici. Tout va craquer dans
quelques minutes, quelques secondes, même. Je vais m’allonger de ce côté ici
et te tendre le bras. Je voudrais que tu t’approches de moi le plus possible.
D’un coup d’œil, elle estima la distance qu’il espérait ainsi couvrir.
— Impossible. C’est trop risqué !
— Fais-moi confiance, Jessica. C’est tout ce que je te demande. Je te
promets que je ne te laisserai pas tomber.
« Fais-moi confiance…» Tout à coup, des larmes lui brûlèrent les yeux.
Qu’avait-elle à perdre ? Si elle tombait, elle mourrait. Mais à quoi bon vivre
sans lui ?
— Jessica, regarde-moi. Regarde-moi, et je te dirai quand commencer à
approcher.
La gorge sèche, le cœur battant la chamade, elle le regarda s’étendre sur
le plancher et s’étirer millimètre par millimètre dans sa direction.
— Avance aussi lentement que tu peux. Quand je te dirai de sauter…
Il ne pouvait parler sérieusement ! Pourquoi mettait-il sa propre vie en
danger ? « Fais-moi confiance…» avait-il dit.
— Maintenant, Jessica… Maintenant !
Les sens exacerbés par la terreur, elle obéit, rampa le plus loin possible,
en tâchant d’ignorer les mouvements terrifiants de son support précaire.
— Saute, Jessica !
Fermant les yeux, elle s’exécuta. La sensation de tomber… puis aussitôt,
les mains puissantes de Daniel s’emparèrent de son bras et la hissèrent sans
cérémonie auprès de lui. Elle était sauvée…
*

**

— Que diable faisais-tu là-haut ? demanda Daniel, sitôt qu’il eut retrouvé
l’usage de la parole.
Le visage ruisselant de larmes, Jessica tremblait de tous ses membres, en
état de choc. Daniel la serrait dans ses bras. Elle essaya de se dégager, mais il
l’entendait autrement.
— J’étais venue te présenter mes excuses, bredouilla-t-elle. Je te
cherchais dans la maison…
— Mais… de quoi voulais-tu t’excuser, exactement ?
Du beau discours qu’elle avait soigneusement préparé, il ne restait plus
rien…
— Maman m’a tout raconté, pour la banque, dit-elle en sanglotant à
moitié. J’ai compris qu’Emma avait menti. Je… je ne sais pas quoi te dire…
Se mordant la lèvre, elle baissa vite les yeux.
— Tout simplement que tu m’aimes, répondit doucement Daniel.
Elle tourna vivement la tête vers lui. Se pouvait-il que…
— Alors ? J’attends, insista-t-il.
Lui imposait-il une dernière épreuve, une dernière humiliation ? Ou
bien…
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Un silence interminable lui répondit d’abord.
— Et je t’aime, moi aussi, déclara-t-il enfin. Oh, mon amour…
Cédant à la passion, il l’embrassa à perdre haleine, presque avec
désespoir. Jessica ne songeait plus qu’à donner, donner, donner… Quand
Daniel la relâcha soudain, elle riait et pleurait à la fois, et prononça les seuls
mots qui désormais avaient de l’importance à ses yeux.
— Daniel, je t’aime tant ! Me pardonneras-tu jamais ? Maman m’a tout
raconté. Je n’aurais pas dû écouter Emma…
— Les torts sont partagés, Jessica. De mon côté, je n’aurais jamais dû lui
dire si brutalement qu’il n’y avait aucune place pour elle dans ma vie. Quand
je vois toute la souffrance que tu as endurée par ma faute… Mais maintenant,
tu es dans mes bras, contre mon cœur. Et cela seul compte, désormais…
Un doux gémissement échappa à Jessica.
— Jamais plus le moindre obstacle ne se dressera entre nous, murmura
Daniel. J’en fais le serment.
— Moi aussi, répéta Jessica avec ferveur. Moi aussi…

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