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LA FUGITIVE
HARLEQUIN : Horizon
Résumé
**
En début de soirée, ils reçurent la visite d’un policier local qui désirait
enregistrer leurs dépositions. Un peu gênée d’avoir été la seule à céder à la
panique, Jessica s’acquitta de ce devoir avec force bredouillements et
hésitations. Quel contraste avec les déclarations claires et posées de Daniel !
Comme Jessica s’excusait d’être aussi brouillon, l’homme la rassura.
— C’est bien naturel, mademoiselle, après le choc que vous avez eu.
Grâce à M. Hayward, nous avons coffré le malfaiteur.
Il était près de 10 heures lorsqu’il prit congé d’eux. Jessica était épuisée,
avec une seule envie : se coucher et sombrer dans l’oubli du sommeil. Quand
Daniel revint, après avoir raccompagné le commissaire à sa voiture, Jessica
prit les devants.
— Je n’en peux plus. Cela vous ennuierait si je vous abandonnais,
maintenant ? J’ai l’impression de dormir debout…
— Attendez. Je vais vous préparer une tisane, comme l’a suggéré le
médecin ?
Jessica refusa. Un moment, elle crut que Daniel allait proposer de la
porter jusqu’à sa chambre… Mais il n’en fit rien, se contentant de s’assurer
qu’elle montait l’escalier sans encombre. N’importe qui d’autre que lui aurait
tenté de tirer profit de leur isolement. Son sérieux confirmait les conclusions
qu’elle avait déjà tirées le concernant. Pour la première fois depuis qu’elle
avait emménagé dans ce cottage, elle était heureuse de ne pas y être seule…
Quand vint le moment de se déshabiller, les mouvements de ses bras
arrachèrent à Jessica quelques petites grimaces de douleur. Son premier
mouvement fut d’appeler Daniel à l’aide. Dieu merci, il lui restait assez de
raison pour ne pas mettre son projet à exécution…
Après moult efforts, enfin déshabillée et en chemise de nuit, elle se glissa
entre ses draps. La tête à peine posée sur l’oreiller, elle fermait les yeux.
Elle dormit à poings fermés plusieurs heures durant. Même le grincement
des marches, quand Daniel monta se coucher, ne troubla pas son sommeil.
Devant sa porte, il s’arrêta quelques secondes, l’oreille tendue. Puis, rassuré,
il gagna sa propre chambre.
Jessica dormit paisiblement une bonne partie de la nuit. Lorsque le
cauchemar survint, fidèle au rendez-vous, il s’intensifia très vite,
kaléidoscope terrifiant de ses peurs et angoisses passées. L’obscurité la
suffoquait, l’aveuglait. Encore profondément endormie, elle se mit à remuer
dans son lit comme une possédée, revivant avec une acuité poignante la
douleur des liens lui transperçant la peau et le goût acide de la peur, dans sa
bouche. Arrachant son bâillon imaginaire, elle hurla à pleins poumons, cri
sauvage et primitif qui déchira le silence de la maison…
5
Lorsque Daniel fit irruption dans sa chambre, il trouva Jessica dressée sur
son séant, tout à fait réveillée. Elle tenait les bras serrés autour de son corps
tremblant, et fixait aveuglément un point dans le vide. Daniel s’assit juste
derrière et l’attira doucement contre lui.
— Jessica, il n’y a rien, murmura-t-il à son oreille. Ce n’est qu’un
mauvais rêve.
Il lui parlait comme on parle à un enfant effrayé, songea confusément
Jessica lorsque sa voix pénétra la spirale de terreur consécutive à son
cauchemar.
— C’est fini, maintenant, continuait-il. Vous ne craignez rien. Ce qui
s’est passé hier matin ne…
A ces mots, Jessica parvint à articuler :
— Pas hier, non…
Sa gorge lui faisait mal, elle avait tant crié… Mais elle devait la vérité à
Daniel, ne serait-ce que pour ne pas perdre la face.
— Pas hier, répéta-t-elle d’une voix rauque. Il m’est déjà arrivé…
quelque chose de similaire.
— Avez-vous envie d’en parler ?
Il avait prononcé ces mots presque à contrecœur. Jessica se demanda
soudain si elle n’avait pas un peu présumé de la générosité et du
désintéressement de Daniel. Après tout, ses confidences le gêneraient peut-
être plus qu’elles ne l’intéresseraient.
A cette pensée, elle eut aussitôt un mouvement de recul. Et comme s’il
l’avait senti, il resserra l’étreinte de ses bras.
— Évitez de me faire des confidences que vous regretteriez plus tard…
Changeant de position pour capter le regard de Jessica, d’un doigt qui
tremblait un peu il redessina le contour de sa bouche. Lorsqu’il reprit la
parole, il abandonna spontanément le vouvoiement, comme s’il lui paraissait
tout à coup incongru au regard des sentiments qui les projetaient déjà l’un
vers l’autre.
— C’est complètement fou, murmura-t-il. Je n’ai jamais rien ressenti
d’aussi fort… J’ai tellement peur d’être exigeant avec toi, de t’effrayer !
Jessica sourit, soudain trop timide pour répliquer qu’elle était déjà sa
prisonnière. La caresse de ces longs doigts nerveux, si délicate, sur ses lèvres,
l’affolait. Aux battements de son cœur, elle devina que le trouble de son
compagnon était au moins égal au sien.
— Rien ne t’oblige à me dire quoi que ce soit, souffla-t-il, en posant la
joue contre la sienne.
Quelques brèves secondes, elle fut tentée de tourner la tête et de recevoir
son baiser. Mais le moment était mal choisi pour y songer. Elle devait
d’abord chasser la peur intense qui lui nouait la gorge.
— J’aimerais tant te parler, murmura-t-elle. J’en ai besoin…
Daniel écouta sans l’interrompre une seule fois le récit du hold-up à la
banque de son père. Elle perçut une émotion indéfinissable dans l’expression
de son regard, au moment où elle relatait son attente insupportable, durant
des heures, dans l’immeuble désaffecté.
— J’ai mis un certain temps avant de m’apercevoir que j’étais seule…
Durant quelques secondes, elle revécut les mêmes angoisses
insoutenables que par le passé, malgré la présence rassurante de Daniel et
l’étreinte de ses bras. Lui, de son côté, ne tenta pas d’atténuer la cruauté de
l’épreuve, comme s’il était convaincu de l’importance de ce retour en arrière,
comme s’il estimait venu pour elle le moment de se libérer à jamais du passé.
Et quand Jessica reprit contact avec la réalité, la première chose qu’elle vit
flamboyer au fond des yeux de Daniel fut la colère. Une colère insondable
pour ceux qui lui avaient causé un tel traumatisme.
— Tout cela me paraît si lointain, dit-elle, la voix rauque.
— Et si proche… Les souvenirs sont aussi vivaces qu’au premier jour.
— Oui… Après, j’ai longtemps été malade. Dépression nerveuse, choc,
épuisement, tout s’y est mis. Quand j’ai refait surface, j’ai décidé de ne plus
jamais remettre les pieds à la banque. Je comprenais enfin que toute ma vie,
pour plaire à mes parents, j’avais essayé désespérément de me glisser dans un
personnage, des habitudes, un rôle qui n’étaient pas les miens. Depuis ma
plus tendre enfance, mon destin était tout tracé. On me répétait que j’étais
destinée à succéder à mon père. Bien sûr, je leur ai causé à tous deux une
immense déception.
— Depuis, tu ne les vois plus qu’à de rares occasions, avança
prudemment Daniel.
— Je préfère les éviter. Ils n’ont pas encore renoncé à me ramener dans le
droit chemin.
— Tu veux dire par là qu’ils espèrent encore te voir revenir à la banque ?
— Bien sûr. Je crois qu’il n’ont jamais compris ce qui se passait en moi
depuis ma plus tendre enfance. S’ils savaient, ils tomberaient des nues.
— A cause de cela, ils ont perdu ta confiance.
Jessica perçut ces quelques mots comme une accusation. Elle leva les
yeux, sans pour autant discerner la moindre hostilité dans le regard clair de
Daniel. Malgré tout… elle frissonna, comme si un vent froid venait soudain
de traverser la pièce.
— Eux et tout leur entourage, acquiesça-t-elle. Mon père a une influence
considérable sur les gens. Il a essayé de se servir de mes anciennes amies
pour me faire revenir à Londres.
— A t’entendre, tes parents sont des êtres égoïstes et sans cœur.
La culpabilité envahit aussitôt Jessica.
— Je n’ai rien dit de tel ! Ils s’imaginent simplement savoir mieux que
moi ce qu’il me faut pour être heureuse.
— C’est le travers de beaucoup de parents… En attendant, si je
comprends bien, il suffirait que je t’annonce que je les connais pour être
aussitôt mis à la porte, vrai ou faux ?
Elle lui lança un regard incertain. La taquinait-il ? Un instant, elle retint
son souffle, incapable d’articuler le moindre son.
— C’est inévitable, bien sûr, dit-elle enfin. Dois-je en conclure que tu
connais mon père ? Après tout, ça n’aurait rien d’étonnant. Vous travaillez
dans le même quartier, le même secteur…
Cette pensée lui donna le frisson, un frisson bien différent de ceux qui
l’avaient parcourue quelques moments auparavant. Une crainte sans
équivoque se lisait dans ses yeux. Comme Daniel ne répondait rien, elle
secoua lentement la tête.
— Je préfère ne pas en parler. J’ai passé suffisamment de temps à
m’apitoyer sur moi-même. Maintenant, je ne doute plus de l’affection de mes
parents. Je sais bien qu’ils ne me forceront jamais la main. Mais j’ai trop peur
de ne pas supporter la déception de mon père, et de finir par céder au
chantage. Pour comprendre, il faut que tu saches que cette banque a été
fondée par un de mes ancêtres, et que les directeurs s’y succèdent de père en
fils depuis plusieurs générations. Il faudrait que je me marie et que j’aie un
fils pour…
— Est-ce vraiment ce que tu as l’intention de faire ? demanda-t-il
pensivement.
La réponse ne se fit pas attendre, aussi catégorique qu’immédiate.
— Oh non ! En tout cas, sûrement pas dans cette optique.
— De quoi te soucies-tu ? Ton père finira bien par trouver un associé
pour l’aider.
Il paraissait soudain si indifférent que Jessica craignit de l’ennuyer.
— Je me sens mieux, maintenant, dit-elle en faisant mine de s’écarter de
lui. Tu dois être fatigué. J’abuse déjà assez de ta gentillesse sans, en plus, te
priver de sommeil !
— C’est déjà fait, rétorqua-t-il, avec un regard insistant sur ce qu’il
devinait de sa poitrine, à travers l’étoffe diaphane de la chemise de nuit.
Il lui sembla sentir sur sa peau la caresse des yeux dorés… Ses joues
s’empourprèrent et le désir jaillit en elle, aussi inattendu qu’intense.
Lorsqu’elle s’aperçut que son souffle précipité la trahissait, sa confusion
grandit encore.
— Jessica…
Il avait prononcé son nom dans un murmure à peine audible. Tout le
corps de la jeune femme se mit à trembler. Le message qu’elle lisait dans les
prunelles de Daniel était sans équivoque.
— Je te désire, murmura-t-il. Mais le moment n’est pas encore venu…
pour aucun de nous deux.
La sagesse de sa parole acheva de l’émouvoir. D’ordinaire, de tels mots
étaient l’apanage de la femme, en de semblables situations…
— Pardon, murmura-t-elle, hypnotisée par la flamme qui brûlait dans le
regard si tendre.
— Pardon de quoi ? demanda-t-il avec une trace de rudesse. De me
désirer ?
Du bout des doigts, il effleura la courbe de son sein. Le plaisir jaillit
instantanément en elle, à lui couper le souffle. Sentir sa bouche sur sa peau,
se donner à lui, se plonger dans l’abandon…
— Daniel…
Comme s’il devinait l’intensité de son trouble, il prolongea sa furtive
caresse sur son ventre, puis sur les cuisses fuselées… Se pouvait-il qu’il
n’ignorât rien de son désarroi ? Qu’il fût assailli par le même trouble ?
— Oui, moi aussi j’ai très envie de toi, murmura-t-il soudain, comme s’il
lisait en elle à livre ouvert. Je donnerais cher pour me glisser dans ce lit, à ton
côté, t’embrasser à en perdre le souffle, recueillir sur tes lèvres tes soupirs de
volupté…
Il appuya sa déclaration d’une nouvelle caresse, qui arracha à Jessica un
gémissement.
— Je pourrais passer le reste de la nuit à adorer ta beauté délicate, mais il
ne faut pas.
Sur ces mots, il se leva précipitamment, comme s’il craignait de céder à la
tentation. Susciter un tel désir était pour Jessica une expérience toute
nouvelle. Elle faillit le supplier de rester, mais il avait raison, le moment
n’était pas encore venu…
Deux jours plus tard, en errant chez elle comme une âme en peine, Jessica
eut tout le loisir de se rendre compte à quel point Daniel lui manquait. Il avait
dû partir très tôt pour Londres, la veille, et ne rentrerait pas avant le soir. En
entendant la sonnerie du téléphone, la jeune femme se précipita pour
répondre.
Ce n’était pas Daniel, mais le National Trust, organisme pour le compte
duquel elle avait déjà entrepris des réparations de tapisseries anciennes. Son
interlocutrice, Jane Robertson, lui proposait une mission dans le
Northumberland. Il s’agissait d’y restaurer une tapisserie ancienne trop
fragile pour voyager. Jessica connaissait cette tapisserie, pour avoir fait
partie, quelques semaines auparavant, de la commission d’experts qui l’avait
examinée. A la fin d’une longue discussion avec Jane, elle accepta de monter
dans le Northumberland et d’y passer deux jours. Elle y évaluerait le travail à
effectuer et présenterait ensuite un rapport.
— Vous serez logée dans la demeure même, expliqua Jane. Deux des
chambres sont justement réservées aux visiteurs. Je vous recommande celle
du lit à baldaquin. Terriblement romantique…
En écoutant Jane, Jessica se demanda soudain s’il ne serait pas possible
que Daniel l’accompagne. Elle ne tarda pas à être assaillie par les images de
leurs corps enlacés sous le baldaquin somptueux que Jane continuait de
dépeindre avec enthousiasme. Lorsqu’elle raccrocha enfin, ses yeux
pétillaient.
La sonnette retentit au rez-de-chaussée et Jessica courut répondre. Pourvu
que Daniel soit enfin de retour !
Ce n’était pas lui, mais Emma. Jessica dévisagea sa cousine, les yeux
ronds, tandis que son sourire s’évanouissait.
— Quel bon vent t’amène, Emma ? demanda-t-elle en s’effaçant pour la
laisser entrer.
Comme toujours, sa cousine portait un tailleur du dernier cri, et son
visage était maquillé à la perfection.
— Je passais rendre visite à ma marraine, dans le coin. J’en profite pour
venir te dire bonjour avant de rentrer chez moi. Ça n’a pas l’air de
t’enchanter. Ou alors tu attendais quelqu’un d’autre…
En pénétrant dans le loft de Jessica, elle jeta un coup d’œil circulaire.
— Franchement, Jessica, je me demande comment tu fais pour te plaire
dans un endroit pareil. Quand je pense à la maison d’oncle James et tante
Harriet à Kensington…
En se tournant vers Jessica, elle arborait un de ses sourires factices dont
elle avait le secret.
— Enfin, à entendre ta mère, tu n’en as plus pour longtemps ! Elle ne
parle déjà plus que de ton mariage, l’an prochain. Je suppose que les
fiançailles seront annoncées à la famille à l’occasion des fêtes de Noël. Tes
parents se rengorgent, si tu les voyais ! Chapeau pour oncle James ! Il s’est
bien débrouillé pour que les affaires restent dans la famille. Je dois dire que
j’ai été surprise.
9
Ils avaient convenu de dîner ensemble le soir même. Parce que sa fierté
l’exigeait, Jessica résolut de cacher jusqu’au bout son désarroi à Daniel. Au
lieu de se morfondre sur son lit en attendant qu’il arrive, elle se leva et
prépara la maison comme s’il ne s’était rien passé. Dans la cheminée du petit
salon, elle fit une belle flambée avant de fermer les rideaux aux fenêtres. Une
fois les lampes allumées, une atmosphère intime envahit la pièce.
Dans la cuisine, elle entama les préparatifs du dîner. Quand elle avait le
courage de s’y atteler, Jessica se découvrait des talents insoupçonnés de
cuisinière. Elle avait d’ailleurs profité de l’absence de Daniel pour se
réapprovisionner au supermarché. Pour leurs retrouvailles, elle avait imaginé
un dîner d’amoureux, autour de la petite table ronde, à la lueur des
chandelles…
Ce décor lui servirait encore, mais à des fins toutes différentes,
désormais. Daniel ne devait à aucun prix lire le message de ses yeux. Quoi
qu’il ait prévu, avec la complicité de son père, elle réduirait à néant ce
marché de dupe. Dire qu’elle l’avait écouté, les larmes aux yeux, tandis qu’il
lui confiait ses rêves égoïstes d’adolescent… Si seulement elle avait réfléchi
un peu, elle n’aurait sûrement pas cru un mot de cette histoire inventée de
toutes pièces ! Il fallait qu’il eût été longuement chapitré par les parents de
Jessica sur la naïveté de leur fille pour atteindre une telle perfection dans
l’illusion !
Jessica ne doutait pas des bonnes intentions de ses parents. Ils l’aimaient,
ils pensaient sans doute agir ainsi pour son bien. Comme tous les parents de
la terre, ils désiraient la voir revenir dans le droit chemin, se marier, fonder
une famille. Eux avaient des excuses. Daniel n’en avait aucune.
Les sens exacerbés par le choc qu’elle venait de recevoir, Jessica entendit
la voiture de Daniel bien avant qu’elle ne s’arrête devant sa porte. Elle s’était
changée et portait une très jolie robe retrouvée au fond de son armoire. Sa
mère avait absolument tenu à la lui acheter, l’année précédente, pour Noël, à
l’occasion de la traditionnelle réunion de famille. C’était un velours de soie à
manches longues, très ajusté, qui soulignait l’étroitesse de ses hanches. Dans
le dos, un décolleté en V profond descendait presque jusqu’à la taille. En
s’observant dans le miroir, Jessica sut que cette robe, avec les bas de soie
noire qu’Emma lui avait offerts pour son anniversaire, serait ce soir son
meilleur atout.
Elle se sentait belle, sûre d’elle, sans pour autant tirer le moindre plaisir
de cette certitude. Car son apparence ne lui servirait qu’à occuper Daniel
jusqu’au moment de lui révéler qu’elle savait tout et qu’il n’y avait pas de
place pour lui dans sa vie. Elle ne risquait pas de heurter ses sentiments !
« Les hommes comme Daniel n’ont que des comptes en banque à la place du
cœur…», songea-t-elle.
Sitôt qu’elle eut ouvert la porte à Daniel, elle recula vivement dans
l’ombre. Si elle tombait dans ses bras, elle risquait de ne pouvoir mener à
bien son plan. Elle était encore trop vulnérable…
— Tout va bien, Jessica ? demanda-t-il, inquiet.
Cette réaction la troubla. Où était l’arrogance à laquelle elle s’était
attendue ? Elle avait cru Daniel si triomphant, si sûr de son succès qu’il ne
remarquerait rien. Heureusement, elle lui tournait le dos.
— Tu m’as manqué, répondit-elle d’une voix à peine audible.
Après tout, ce n’était pas mentir… Mais la tactique manquait d’adresse,
car elle le sentit approcher. Son dos se raidit, et elle serra inconsciemment les
poings. Au prix d’un immense effort, elle résista quelques secondes à la
tentation de fuir à l’autre bout de la pièce, avant d’y céder, mais d’un pas lent,
pour ne pas éveiller davantage ses soupçons. Il la suivit, puis posa une main
sur son épaule pour l’obliger fermement à le regarder en face.
— Quelque chose ne va pas, murmura-t-il. Que s’est-il passé, Jessica ?
L’avait-il vraiment senti ? Ou voulait-il seulement s’assurer qu’il la tenait
toujours en son pouvoir ?
— Rien, se défendit Jessica. J’avais seulement peur que tu n’arrives en
retard pour le dîner…
— Je me moque pas mal du dîner ! s’impatienta-t-il. Tu m’as tellement
manqué, ma chérie…
Son émotion, même feinte, la prit au dépourvu. En son absence, elle avait
oublié à quel point il jouait bien la comédie. Elle resta comme pétrifiée par la
chaleur de sa main, à travers le velours. La pression délicate de ses lèvres sur
les siennes la surprit, et elle abandonna quelques instants son corps aux
caresses fiévreuses de Daniel.
Pendant quelques secondes, les résolutions de Jessica vacillèrent. Elle
céda au désir, comme si les révélations de l’après-midi n’étaient que des
illusions.
— Mon Dieu, Jess, si tu savais comme ton pouvoir sur moi est grand…
Ces quelques mots, que leur hypocrisie rendait si odieux, rompirent le
charme. Soudain glacée, elle le repoussa.
— Le dîner est presque prêt, dit-elle en se réfugiant dans le coin cuisine.
Jetant un bref coup d’œil à la table, il hocha la tête.
— On dirait que nous fêtons quelque chose.
Elle n’avait attendu que ces mots pour le lever du rideau. Pourquoi
tardait-elle à agir, tant qu’elle en avait encore la force ? Elle aurait certes
préféré repousser l’offensive à la fin du repas, mais elle craignit que ses
forces ne la trahissent avant.
— En effet, répondit-elle.
Avec un calme dont elle se félicita, elle versa le vin dans les verres et lui
tendit le sien.
— Ce n’est pas du champagne, je te prie de m’en excuser. Ma cave est
moins bien fournie que celle de mon père.
Sur ces mots, elle leva son verre.
— Mes félicitations pour ton association avec mes parents, Daniel.
Le choc assombrit le regard de Daniel. Mais curieusement, au lieu de s’en
réjouir, elle ne ressentit qu’une immense tristesse. Elle ne pouvait prolonger
plus longtemps cette mascarade. A quoi cela l’avançait-il ? L’idée de
vengeance lui parut tout à coup dérisoire.
— Notre histoire s’arrête là, Daniel, dit-elle d’une voix blanche en
reposant maladroitement son verre. Je sais tout, maintenant. Emma est passée
me voir cet après-midi. Elle m’a tout raconté.
— Emma ?
— Oui, Emma. C’est elle qui m’a ouvert les yeux.
— Jess, laisse-moi t’expliquer.
— M’expliquer ?
Elle eut un rire amer. Elle perdait une dernière illusion à son sujet : elle
avait pensé que, se sachant démasqué, il se retirerait sans insister, accablé par
la honte. Eh bien non, il paraissait décidé à se battre jusqu’au bout. Elle aurait
pourtant dû savoir que des hommes comme Daniel n’abandonnent pas aussi
facilement…
— M’expliquer quoi ? Que ce matin, mon père et toi ne fêtiez pas ton
entrée à la banque ? Il te suffit de me dire cela, Daniel, et j’accepterai peut-
être d’entendre tes explications.
— Il est vrai que ton père et moi sommes associés, mais…
— Tais-toi ! coupa Jessica. Je ne veux rien entendre. Tu m’as déjà menti
une fois…
— Menti ?
La colère qu’elle lut dans les yeux de Daniel la décontenança. Elle avait
attendu des supplications, des excuses, des justifications interminables, mais
pas cette réaction.
— Tu représentes ce que je méprise le plus dans l’être humain, Daniel,
poursuivit-elle néanmoins. Il n’y a pas de place pour toi dans ma vie. Je
n’épouserai pas un homme qui ne voit en moi que le moyen d’accéder à
l’argent de ma famille.
Elle eut un rire désespéré, qui sonnait comme un sanglot.
— Pour une fois, mon père a fait une très mauvaise affaire en te cédant
une partie des parts de la banque, car jamais je ne me donnerai à un homme
aussi veule et détestable que toi.
Avec un geste théâtral, elle indiqua la table romantique, les bougies et
ajouta d’un ton dur :
— Voilà ce que nous fêtons ce soir : ma chance d’avoir découvert à
temps toute la bassesse dont tu es capable. Quelle déception tu dois avoir,
mon pauvre Daniel. Je suis sûr que tu croyais le contrat de mariage dans ta
poche. Quand je pense à tes beaux discours… « Je ne veux rien précipiter,
Jessica… Nous avons tout notre temps, Jessica…» Maintenant que je connais
la vérité en ce qui te concerne !
D’un geste sec, Daniel reposa son verre et avança vers elle, menaçant.
— La vérité ? Tu ne sais rien du tout ! Et je te trouve bien pressée de
condamner !
Il paraissait en proie à une colère noire. Jessica, qui ne connaissait de lui
que sa douceur, en fut pétrifiée. Lorsqu’il fit mine de la prendre dans ses bras,
elle essaya de se débattre. Peine perdue. Se moquant ouvertement d’elle, il la
souleva de terre et l’emporta vers l’escalier.
— A écouter tes discours moralisateurs, on croirait que tu as démasqué le
malfaiteur du siècle ! Que je ne t’inspire plus que du dégoût. Franchement,
j’en doute. Et je vais te le prouver…
La stupéfaction la laissa bouche bée. Il n’allait tout de même pas… Le
connaissait-elle si mal ? Pour la première fois, elle eut peur. Non de la
détermination farouche de Daniel, mais de la faiblesse qui prenait lentement
possession d’elle ; des sensations qui la parcouraient tout entière au contact
de ces bras et de ce corps qu’elle aurait dû haïr ; des émotions qu’elle avait
combattues, tout l’après-midi, sans réussir à les éteindre tout à fait. Elle
n’aurait dû éprouver pour lui qu’une immense répulsion, et non ce désir…
« Dis-lui de te lâcher, dis-lui qu’il te répugne, dis-lui n’importe quoi ! »
Mais la fierté lui noua la gorge. Elle allait lui prouver qu’elle dominait
parfaitement ses émotions. Elle allait rester de marbre dans ses bras, sous ses
caresses. Il comprendrait alors qu’il avait perdu…
9
L’autoroute étant presque déserte, ils purent rouler à vive allure. Daniel
garda le silence si longtemps que Jessica ressentit un choc à entendre soudain
le son de sa voix.
— J’ai l’impression que la chambre dans laquelle tu te trouvais, au
château, n’était pas très chaude…
Étonnée, elle tourna la tête vers lui. Mais il paraissait absorbé dans sa
conduite, son visage figé dans une expression indéchiffrable.
Les pensées les plus audacieuses défilaient dans l’imagination de Jessica.
Jamais, depuis l’éveil de sa féminité, aucun homme n’avait fait naître en elle
un tel désir. Rouge de honte et de confusion, elle baissa vivement les yeux.
— Pas très chaude ? articula-t-elle avec difficulté. Je… Mais pourquoi me
demandes-tu ça ?
— A cause de ta chemise de nuit, répondit-il, l’air détaché, en se tournant
enfin vers elle.
— Ma chemise de nuit ?
Elle fronça les sourcils en se souvenant de la vitesse à laquelle elle avait
préparé sa valise, à Little Parvham. Dans sa hâte, elle avait sorti le premier
vêtement de nuit qui lui tombait sous la main, une chose hideuse qu’elle avait
reçue en cadeau à Noël, trois ans plus tôt. De la part d’Emma !
Tout à coup, ses joues s’empourprèrent. En dehors de sa chemise de nuit,
Daniel avait obligatoirement touché à ses sous-vêtements. Elle n’aurait su
dire pourquoi, mais elle en éprouva une gêne immense.
— Euh… oui, il n’y a pas le chauffage central, dans cette maison.
Elle s’aperçut, un peu tard, qu’elle était en train de se justifier et décida de
se taire.
— Tu te rends compte, j’espère, que nous avons à parler, tous les deux,
déclara Daniel.
Les bonnes résolutions de Jessica ne résistèrent pas à cette deuxième
provocation.
— Parler de quoi ? Tu n’as sûrement rien à dire que j’aie besoin
d’entendre.
— Ça ne m’étonne pas. Tu n’as qu’une envie, fuir pour me punir, comme
tu as puni tes parents. Et moi qui te prenais pour une femme ! Je me suis
trompé. Tu n’es qu’une enfant gâtée, égoïste, qui ne songe qu’à elle-même…
Comment osait-il proférer de telles accusations ? Outrée, elle se rebella.
— Tu dis n’importe quoi parce que tu espères encore me faire fléchir. Tu
perds ton temps, crois-moi !
— Non, Jessica. J’ai été assez idiot pour te proposer une explication. Je
comptais sur ta confiance. Mais tu ignores encore toute la signification de ce
mot. Tu n’avais qu’une hâte, te sortir au plus vite de cette situation
embarrassante. Tu as saisi le premier prétexte pour me rejeter. Je n’ai pas du
tout l’intention de cajoler ou supplier, comme l’a fait ton père, à l’époque où
tu as tout envoyé promener. L’amour n’est pas un sentiment à sens unique. Si
tu t’imagines que j’ai envie de passer ma vie aux côtés d’une femme qui me
respecte aussi peu, et qui ne m’accorde même pas le bénéfice du doute, tu te
fais des illusions !
Il se tut pour la fixer avec insistance. La honte et le désarroi submergèrent
Jessica. Il n’y avait pas la plus petite trace de tendresse dans le regard de
Daniel, ni la moindre étincelle de désir : seulement du ressentiment, et un
rejet violent de celle qui lui avait refusé sa confiance. Une fois de plus, il
rejetait le blâme sur elle.
— Ce ne sont que des mots ! lança-t-elle, dans un effort pour se rebeller.
Il n’y a plus rien entre nous.
— Nous sommes au moins d’accord sur ce point, rétorqua-t-il avec
froideur. Si je t’expose ainsi mon point de vue, c’est pour éviter tout
malentendu : je suis venu te chercher pour tes parents, pas pour moi. Alors,
rassure-toi : le discours du fiancé éploré te sera épargné.
— Tant mieux ! De toute manière, tu perdrais ton temps. Tout est bien
fini entre nous !
— Ne te réjouis pas si vite…
Un frisson d’appréhension traversa Jessica. Que voulait-il dire ? La
prémonition d’un danger – mais lequel ? – accéléra les battements de son
cœur.
*
**
**
— Que diable faisais-tu là-haut ? demanda Daniel, sitôt qu’il eut retrouvé
l’usage de la parole.
Le visage ruisselant de larmes, Jessica tremblait de tous ses membres, en
état de choc. Daniel la serrait dans ses bras. Elle essaya de se dégager, mais il
l’entendait autrement.
— J’étais venue te présenter mes excuses, bredouilla-t-elle. Je te
cherchais dans la maison…
— Mais… de quoi voulais-tu t’excuser, exactement ?
Du beau discours qu’elle avait soigneusement préparé, il ne restait plus
rien…
— Maman m’a tout raconté, pour la banque, dit-elle en sanglotant à
moitié. J’ai compris qu’Emma avait menti. Je… je ne sais pas quoi te dire…
Se mordant la lèvre, elle baissa vite les yeux.
— Tout simplement que tu m’aimes, répondit doucement Daniel.
Elle tourna vivement la tête vers lui. Se pouvait-il que…
— Alors ? J’attends, insista-t-il.
Lui imposait-il une dernière épreuve, une dernière humiliation ? Ou
bien…
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Un silence interminable lui répondit d’abord.
— Et je t’aime, moi aussi, déclara-t-il enfin. Oh, mon amour…
Cédant à la passion, il l’embrassa à perdre haleine, presque avec
désespoir. Jessica ne songeait plus qu’à donner, donner, donner… Quand
Daniel la relâcha soudain, elle riait et pleurait à la fois, et prononça les seuls
mots qui désormais avaient de l’importance à ses yeux.
— Daniel, je t’aime tant ! Me pardonneras-tu jamais ? Maman m’a tout
raconté. Je n’aurais pas dû écouter Emma…
— Les torts sont partagés, Jessica. De mon côté, je n’aurais jamais dû lui
dire si brutalement qu’il n’y avait aucune place pour elle dans ma vie. Quand
je vois toute la souffrance que tu as endurée par ma faute… Mais maintenant,
tu es dans mes bras, contre mon cœur. Et cela seul compte, désormais…
Un doux gémissement échappa à Jessica.
— Jamais plus le moindre obstacle ne se dressera entre nous, murmura
Daniel. J’en fais le serment.
— Moi aussi, répéta Jessica avec ferveur. Moi aussi…