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La sociologie et la crise. Quelle crise, et quelle sociologie ?

par Michel WIEVIORKA

| Pr esses Univ e rsit air es d e F rance | C a hi e rs in t e rn a t ion aux de sociologi e

2009/2 - n ° 127
ISSN 0008-0276 | ISBN 9782130572565 | pages 181 à 198

Pour citer cet article :


— Wieviorka M., La sociologie et la crise. Quelle crise, et quelle sociologie ?, Cahiers int erna t ionaux de sociologie
2009/2, n° 127, p. 181-198.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .


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LA SOCIOLOGIE ET LA CRISE.
QUELLE CRISE,
ET QUELLE SOCIOLOGIE ?
par Michel WIEVIORKA

RÉSUMÉ

La sociologie n’a guère étudié à chaud la crise de 1929 et pas davantage jusqu’ici la
crise actuelle. Celle-ci est l’objet, notamment de la part des économistes, de deux types de
raisonnement : l’un centré sur la période très récente, l’autre s’intéressant aux trente-cinq
dernières années. La sociologie n’est pas démunie pour étudier la crise, à condition d’in-
nover dans ses catégories et de reconnaître l’importance de nouveaux objets.
Mots clés : Crise, Mondialisation, Sociologie, Économie.

SUMMARY

In 1929 hardly any sociological research studied the crisis and, to date, there is very
little on the present situation. At the moment, the economists in particular have develo-
ped two types of argument. One focuses on the very recent period, the other deals with
the past thirty-five years. Sociology is not lacking in ways and means to study the crisis
but it must update its categories and recognize the importance of new objects.
Key words : Crisis, Globalisation, Sociology, Economics

Dans les librairies, le nombre d’ouvrages consacrés à la crise est


devenu impressionnant. Dans leur grande majorité, ils sont écrits
par des économistes, ou par des journalistes, et si certains ont
une tonalité sociologique, aucun n’est véritablement un livre de
sociologie.
Le temps des sociologues n’est assurément pas celui des écono-
mistes. Ils ont besoin de mener des enquêtes en profondeur, ils tra-
vaillent sur des données empiriques qui ne collent pas nécessaire-
ment à l’actualité. Peut-être aussi estiment-ils qu’une crise, aussi
importante qu’elle puisse être, n’a pas à les mobiliser ? Ce n’est
qu’avec le recul qu’il sera possible de dire si la crise actuelle a, ou
non, en tant que telle, mobilisé les sociologues, suscité des
Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. CXXVII [181-198], 2009
182 Michel Wieviorka

programmes de recherche, déplacé des équilibres entre courants


ou orientations scientifiques, donné naissance à de nouveaux
paradigmes.
Mais déjà, l’expérience de la crise de 1929 donne à penser que
la sociologie éprouve des difficultés considérables, ou une réticence
forte à faire face à un phénomène de ce type. Comme le montre
Charles Camic, la crise de 1929 aux États-Unis – la Grande Dépres-
sion – a produit ou accéléré d’importants changements institution-
nels pour cette discipline, une réduction dans ce contexte des bud-
gets et des postes notamment. Sur un autre registre, le flux de
migrants venus d’Europe, en particulier d’Allemagne en raison de la
montée du nazisme elle-même consécutive à la crise, a exercé une
influence non négligeable sur les orientations de la sociologie amé-
ricaine. Mais laissons les aspects institutionnels de côté, pour nous
concentrer sur la production intellectuelle directement consacrée à
la crise. On constate que les sociologues américains de l’époque ont
presque entièrement déserté cet objet et ses enjeux, en dehors peut-
être de la sociologie rurale, où une forte tradition de recherche
préexistait à la Grande Dépression, tandis que d’emblée, les écono-
mistes, les politologues et les juristes l’occupaient massivement. On
constate également qu’avec le New Deal, la situation ne change pas
vraiment, et que si les sociologues jouent un rôle dans l’élaboration
des politiques de Roosevelt, ce rôle demeure mineur comparé à
celui de leurs collègues de sciences politiques et du droit. Peut-on
expliquer cette distance, ou cette mise à l’écart, à partir de l’idée
que la crise étant perçue largement comme économique, et appe-
lant des réponses politiques impliquant une mise en forme juri-
dique, il était normal que les représentants de ces disciplines tien-
nent le haut du pavé ? La question est importante, car selon
l’approche que nous aurons de la crise actuelle, le rôle de la socio-
logie sera ou non central.
Ce n’est qu’en 1934 ou 1935 que la sociologie américaine com-
mence à se mobiliser à propos de la Grande Dépression. Auparavant,
les articles parus dans les grandes revues de la discipline, les addresses
des présidents successifs de l’American Sociological Association sont
étonnamment insensibles à la Grande Dépression – un seul article de
recherche s’intéressant réellement à la crise est publié par l’American
Journal of Sociology entre 1930 et 1934 signale par exemple Charles
Camic. L’idée que des sociologues pourraient sortir de leur margina-
lisation et être utiles et présents dans l’action face à la crise com-
mence à émerger au milieu de l’année 1933, quand Roosevelt lance
le New Deal, et en dehors, je l’ai dit, d’études rurales, la première
publication importante est celle de F. Stuart Chapin, Contemporary
American Institutions : A Sociological Analysis (New York, Harper) qui
La sociologie et la crise 183

date de 1935 – un livre « hastily produced and speculative » – bâclé


et spéculatif –, qui sera suivi de quelques ouvrages empiriques d’au-
tres sociologues, sur la famille, le chômage, ou bien encore sur les
effets de la dépression à « Middletown », cette ville étudiée quelques
années auparavant par Robert Lynd qui la « revisite ». En 1936, un
premier, et en fait unique grand programme de recherche est lancé
sous l’impulsion de William F. Ogburn et quelques notables de la
discipline, avec pour titre générique Studies in the Social Aspects of the
Depression, qui débouchera sur 13 monographies – des ouvrages dont
le moins qu’on puisse dire, à suivre Camic, est que dans l’ensemble,
ils ne produisent pas des résultats forts et convaincants. Alors qu’ils
devaient stimuler le lancement de la recherche empirique sur la
Dépression, ils en marquent en fait la fin ! Ernest Burgess (avec
Schroeder) viendra conclure en 1938 : « Social scientists (...) missed
a unique opportunity during the past ten years for increasing our
knowledge of the functioning of social institutions as affected by
market fluctuations of the business cycle (...). The greatest depres-
sion in the history of the United States has had no adequate recor-
ding by students of society. The social sciences individually and col-
lectively failed. » Une conséquence, ou une dimension de cet échec
sera dans l’importance croissante accordée par la sociologie améri-
caine à des thèmes et des catégories culturelles, la rapprochant de la
psychologie et de l’anthropologie.
Il faudrait étudier d’autres expériences nationales, qui permet-
traient peut-être de relativiser ce constat sans appel. Toujours est-il
que de cette période, le seul ouvrage majeur qui ait traversé l’his-
toire de la discipline en s’étant intéressé spécifiquement à la crise est
l’étude désormais classique de Marie Jahoda, Paul Lazarsfeld et Hans
Zeisel sur les chômeurs de Marienthal, une petite ville d’Autriche
où un chômage massif rend les travailleurs et la population tout
entière apathiques, démoralisés, alors que la gauche syndicale et
politique y était puissante auparavant.
Il faut donc admettre que la crise et la sociologie n’entretien-
nent pas des rapports évidents, et pour prendre cette question à
bras-le-corps, le mieux est certainement de partir de la crise, et de
l’analyse qui peut en être faite.

LA CRISE ACTUELLE : QUELLE CRISE ?

Deux types de raisonnement


Deux types de raisonnements balisent l’espace des analyses de la
crise actuelle, et ce constat se retrouve par exemple, en France, dans
184 Michel Wieviorka

la réflexion collective du Cercle des économistes. Le premier en fait


un phénomène financier au départ limité aux États-Unis, inauguré
en août 2007 et, plus encore, en 2008, avec les « subprimes », les
dérives du crédit à la consommation et l’existence de liquidités
démesurées par rapport aux capacités réelles des emprunteurs, avec
aussi la « titrisation » d’actifs dont certains se révéleront « pourris ».
S’étendant à la planète tout entière avec une extrême rapidité, la
crise financière se prolonge par une crise économique débouchant
elle-même sur des difficultés sociales et des tensions politiques
accrues. Il s’agit de l’approche dominante parmi les économistes
qui, à la limite, font débuter réellement la crise à la faillite de Leh-
man Brothers, le 15 septembre 2008 – une date qui aurait la même
importance que le 29 octobre 1929, le « jeudi noir », quand la
Bourse américaine s’est soudain effondrée. Et au sein de ce premier
type d’approches, une opposition structure le débat, pour l’essentiel
entre économistes monétaristes se réclamant, notamment, de Mil-
ton Friedman, et économistes d’inspiration keynésienne. Les uns
voient dans des excès de liquidité la source principale de la crise
actuelle : la crise signifie alors la destruction des liquidités en excès,
la dissolution des créances douteuses et autres actifs « toxiques », elle
fonctionne comme une sorte de purge, à partir de laquelle un nou-
veau départ, un nouveau cycle du capitalisme pourra avoir lieu ;
elle implique des interventions de la part de l’État, mais celles-ci
doivent être limitées dans le temps, jusqu’à ce que la crise s’achève,
l’État retrouvant alors sa place, nécessairement modeste. Les autres
insistent sur l’épuisement de la croissance, qu’il faudrait relancer par
diverses thérapies mises en œuvre par les États : baisse des taux d’in-
térêt, investissements publics, injection de liquidités permettant de
relancer la consommation, etc. Ajoutons que les économistes key-
nésiens peuvent, bien plus que les monétaristes, être ouverts aux
perspectives qu’offre le deuxième type de raisonnement sur la crise.
Ils y verront alors la marque d’un désengagement de l’État inauguré
avec les années Thatcher et Reagan, et peut-être même plus tôt.
En effet, ce deuxième type de raisonnement considère qu’en
fait, la crise actuelle n’est qu’un moment, certes particulièrement
saillant, dans une mutation qui a commencé à s’opérer, dans plu-
sieurs pays, à partir du milieu des années 1970. Là aussi, une date
sert parfois à marquer le début du phénomène qui aurait alors été
inauguré par le choc pétrolier lié à la guerre du Kippour, lorsque le
17 octobre 1973, les pays arabes producteurs de pétrole ont soudain
décidé une augmentation spectaculaire du prix du « brut ». Dans
cette perspective, le monde entier serait entré alors dans un
ensemble de transformations marquant la fin des trente années
d’après guerre. Le modèle de développement qui s’était alors
La sociologie et la crise 185

imposé dans de nombreux pays était caractérisé notamment par la


place importante de l’État dans la redistribution – l’État-provi-
dence – et son intervention massive dans l’organisation de la vie
économique, par l’adhésion généralisée aux valeurs de l’ère indus-
trielle, la confiance dans le progrès, dans la science, dans la satisfac-
tion différée ; par un management des entreprises soucieux d’effica-
cité productive et souvent confiant dans la « one best way »
taylorienne ; par le fordisme, par l’existence, aussi, dans les sociétés
industrielles, d’un conflit central opposant le mouvement ouvrier
aux maîtres du travail. Ce modèle se caractérise également par un
fort taux de croissance, la finance y était encadrée, les inégalités
limitées. Au-delà de ses caractéristiques propres, qu’il n’est évidem-
ment pas question de minimiser, le monde soviétique était d’une
certaine façon une version, outrée, de ce même modèle. C’est
d’ailleurs au moment de son déclin que la mondialisation a com-
mencé à se mettre en place, pour s’accélérer avec sa chute, mettant
en cause les modes nationaux de croissance. Ce deuxième type de
raisonnement, qui n’est pas étranger à la pensée de certains écono-
mistes, on l’a vu, est néanmoins beaucoup présent dans la pensée
politique et chez les sociologues lorsqu’ils s’expriment, par exemple
dans les journaux.
Dans les deux cas, il est possible, à partir de ces images encore
sommaires, de présenter des approches beaucoup plus élaborées.
Pour le premier type de raisonnement, on fera alors intervenir le
marché mondial, l’accroissement spectaculaire des réserves de
change par les pays exportateurs de matière première ou par la
Chine et autres « BRIC », ou pays « émergents », on évoquera les dif-
ficultés pour réguler le commerce international, avec notamment
l’échec du cycle de Doha, puisque les États-Unis, mais aussi l’Inde
et la Chine en ont bloqué les négociations de décembre 2008. On
soulignera aussi l’incroyable carence des agences de notation, entre
incompétence et corruption, puisqu’elles étaient juges et parties,
notant en théorie de façon objective des titres pour le compte des
émetteurs de ces mêmes titres – des clients qui les rétribuaient gras-
sement. Et plus l’analyse se cantonne à l’idée d’une crise relative-
ment délimitée dans ses sources, datée, un épisode si l’on préfère,
typique du capitalisme même s’il revêt une extension et une
vigueur inhabituelles, et plus les réponses à cette crise doivent être
elles aussi financières et économiques : relance par la consomma-
tion, les investissements, jusqu’à, pense-t-on alors, que l’économie
redémarre et que les industries financières, dûment purgées, puis-
sent retrouver leur monde de fonctionnement habituel. La crise,
pour le dire simplement, est dans cette première famille de raison-
nements un mauvais moment à passer, elle oblige à faire appel à
186 Michel Wieviorka

l’État et à divers modes de régulation, à se débarrasser des idéologies


néolibérales, mais sur le fond, rien ne changera en profondeur une
fois l’économie assainie et relancée.
Le second mode de raisonnement peut lui aussi être présenté de
façon plus élaborée. Cela implique notamment de montrer que
dans les processus inaugurés au milieu des années 1970, tout n’est
pas de l’ordre unique de la crise « structurelle » ou « systémique »,
qu’il s’agit plutôt d’une grande transformation, d’une mutation où
un monde s’invente, des technologies révolutionnent la planète,
Internet, les technologies numériques, où de nouvelles valeurs se
profilent, « postmodernes », « postmatérialistes » ou « postindustriel-
les », tandis que le Vieux Monde se défait, que la stagflation
menace, (conjugaison de l’inflation et de la stagnation) en même
temps que les plus riches s’enrichissent, que les inégalités se creu-
sent, que les managers deviennent des éléments du capitalisme
financier et que les entreprises externalisent une part croissante de
leurs activités et valorisent la flexibilité ou la sous-traitance. Ce qui
oblige à introduire, dans cette perspective, deux familles d’hypothè-
ses sur la « crise » actuelle : vient-elle marquer la fin d’une longue
purge, la dernière étape d’un long processus de sortie de ce que les
Français, avec l’économiste Jean Fourastié, avaient appelé les
« Trente Glorieuses » ? Ne vient-elle pas plutôt indiquer que le
modèle qui s’inventait depuis le milieu des années 1970, néolibéral,
a échoué, puisque nous connaissons maintenant la fin de la crois-
sance et la nécessité d’inventer un ou d’autres modèle(s) de déve-
loppement ? Dans le premier cas, nous pourrions entrer plus nette-
ment, après la crise, dans un monde nouveau – ce que semblent
indiquer les attentes liées au développement durable ou à la crois-
sance « verte », ou bien encore la critique de la consommation, tous
ces thèmes nés des contestations de la société industrielle dès la fin
des années 1960, et relancés par la crise actuelle. Dans le deuxième
cas, nous serions plutôt tentés de retrouver l’esprit des « Trente
Glorieuses », l’État-providence, la régulation, le management sou-
cieux d’organiser le travail et la production, et non de coller aux
seuls intérêts des actionnaires, ou bien encore le syndicalisme « rhé-
nan », pour parler comme Michel Albert. Mais on peut aussi imagi-
ner l’entrée dans une longue phase de dépression et de récession,
l’échec à inventer un monde nouveau sans la capacité de retrouver
l’inspiration des modèles de développement des années d’après
guerre. Disons-le autrement : si dans cette deuxième famille d’ap-
proches, le retour durable de l’État est généralement donné comme
une évidence pour faire face aux développements de la crise, celui-
ci peut tout aussi bien prendre la forme d’une tentative de retour au
modèle des « Trente Glorieuses » que celle de l’invention de nou-
La sociologie et la crise 187

veaux modes d’intervention. Il s’agit dans cette dernière perspective


de penser le rôle de l’État en des termes qui sortent du « nationa-
lisme méthodologique » dénoncé notamment par le sociologue
allemand Ulrich Beck et qui permettent d’envisager des règles de
fonctionnement nouvelles ou renouvelées au niveau supranational,
régional (l’Europe par exemple) et planétaire ou global.

Rapprochement ?
Les deux grandes familles de raisonnement sur la crise qui vien-
nent d’être distinguées ne sont pas nécessairement contradictoires,
même si on peut trouver des variantes extrêmes et opposées de
l’une et de l’autre. Ainsi, certains économistes non seulement consi-
dèrent que la crise est avant tout monétaire et financière, mais pro-
posent, pour en sortir une solution élémentaire : le rétablissement,
mais à l’échelle planétaire et pas seulement américaine, des princi-
pes du Glass Steagall Act, voté aux États-Unis en 1933 dans les
semaines ayant suivi la mise en place de l’administration Roosevelt,
qui instaurait une stricte séparation entre les activités de marché, et
celles de la banque de dépôt. Autrement dit, le retour à une respon-
sabilité de ceux qui prêtent, et qui doivent s’assurer de la solvabilité
des emprunteurs, alors que la « titrisation » permet aux banques de
se débarrasser du risque en « titrisant » leurs créances. Ou si l’on
préfère, la reconstruction de la barrière qui sépare les banques des
marchés financiers, et qui, s’il s’agit des États-Unis, a été abolie
en 1999, avec l’abrogation du Glass Steagall Act sous la forme du
Gramm-Leach-Bliley Act qui rend possible de transformer en titres
négociables sur les marchés financiers des créances que les banques
devaient jusque-là conserver.
Symétriquement, la deuxième famille de raisonnement peut
s’affranchir, à la limite, de toute réflexion sur le court terme et sur la
crise dans ses dimensions financières, voire économiques, pour s’in-
téresser à des vastes changements dont ces dimensions ne sont qu’un
aspect particulier. L’écrivain Amin Maalouf, par exemple, parle
d’un dérèglement du monde, d’un ensemble de « perturbations »
qui relèvent d’un épuisement culturel, civilisationnel. Et au plus
loin de l’idée d’un « choc des civilisations », il s’inquiète de voir
l’Occident cesser d’être fidèle à ses propres valeurs, au cœur des-
quelles il place l’héritage des Lumières, en même temps que le
monde arabe s’enfermerait selon lui dans une impasse culturelle et
historique. Il en appelle au refus de trois « tentations », celle du
« précipice » (quelques hommes sautent dans le vide en voulant
entraîner dans la chute la cordée tout entière), celle de la « paroi »
(le retrait, le repli, on s’arc-boute en attendant que l’orage passe), et
188 Michel Wieviorka

celle du « sommet » (l’idée que l’humanité est parvenue au crépus-


cule de son Histoire). Et il conclut sa réflexion en parlant
d’une exigence de survie, et en souhaitant la métamorphose de
l’humanité.
Mais entre les analyses sectorielles, limitées, et les grandes
visions métasociales, devons-nous refuser tout projet de penser la
crise en articulant, précisément, des points de vue consacrés à des
aspects précis, localisés dans l’espace et dans le temps, dominés par
des approches monodisciplinaires, et des points de vue larges, socio-
logiques, éventuellement ouverts à la pluridisciplinarité, et prenant
en compte un espace-temps relativement large ?
Jusqu’à ce que la crise actuelle éclate, une idée courante insistait
sur la distance séparant l’économie financière de l’économie
« réelle », et l’on soulignait volontiers, par exemple, la façon aber-
rante dont des entreprises étaient d’autant plus valorisées en bourse
qu’elles licenciaient et fermaient des établissements pourtant renta-
bles. La crise est venue montrer que des liens puissants existent
entre la sphère de la finance et celle de la production, puisque l’ef-
fondrement du système financier entraîne la catastrophe pour l’em-
ploi et la croissance. Dès lors, plutôt que d’opposer ces deux uni-
vers, ne vaut-il pas mieux analyser la façon dont ils se relient ? On
peut ici, là encore, trouver diverses propositions. Les plus intéres-
santes proviennent d’économistes comme Daniel Cohen, expli-
quant dans un livre à paraître que la finance a été, depuis les
années 1970, un domaine paradigmatique de changements plus
généraux, la pointe avancée de transformations dominées par la
dérégulation, la déresponsabilisation des acteurs, la montée de l’in-
dividualisme, voire du cynisme, en même temps que le désengage-
ment des États.
Même dans ses variantes les plus éloignées de l’idée d’une crise
structurelle, ou systémique, le discours dominant comporte des
dimensions sociologiques. On y trouve par exemple des interroga-
tions sur les inégalités sociales, qui n’ont cessé de s’accroître au
cours des années de dérégulation, et sur le fait que la société a pu
tolérer des niveaux d’inégalité aussi considérables. On y constate
que pour les jeunes générations, la crise est un phénomène dans
lequel elles sont nées : elles ont toujours connu le chômage, l’hori-
zon barré, la hantise du déclassement, les perspectives d’un futur
sans repères ni espoir. On note également quelques réflexions sur le
pouvoir des actionnaires, qui s’est substitué à celui des managers, ou
sur le milieu des « traders », y compris pour s’étonner, en France, de
voir les meilleurs étudiants des grandes écoles, les futures élites,
s’être orientées durant les quinze ou vingt dernières années vers les
mathématiques financières pour accéder à des salaires mirobolants.
La sociologie et la crise 189

Et ce qui sépare l’analyse sociologique de l’analyse économique


n’est pas nécessairement dans l’opposition entre l’idée d’une crise
classique et celle d’une crise structurelle. La distance, en fait, se
creuse davantage si l’on considère le spectre des catégories pertinen-
tes pour penser la crise. Dans une perspective sociologique, en effet,
celle-ci non seulement n’est pas uniquement financière, ou même
plus largement économique mais ses sources premières sont éven-
tuellement ailleurs, dans des dynamiques culturelles, sociales et poli-
tiques générales. À la limite, la crise doit être pensée dans le cadre
général de changements planétaires, qui concernent la démo-
graphie, notre rapport à l’environnement, au climat, nos modes
d’alimentation, de consommation, de production, elle vient ponc-
tuer, dans son domaine, des transformations qui se lisent aussi dans
les crises de l’énergie, ou dans celle de l’alimentation, qui ont à voir
avec Internet et la place considérable qu’occupent désormais les
technologies numériques dans notre existence, elle s’explique aussi
par des évolutions politiques, à commencer par l’acceptation, dès le
milieu des années 1970, d’un retrait de l’État et d’une dérégulation
associés au déclin des modèles et des idéologies classiques de la
gauche – celle-ci est aujourd’hui orpheline du communisme et
même de la social-démocratie qui ne peut que de plus en plus diffi-
cilement lui servir de référence. Elle a également à voir avec des
changements qui concernent nos modèles cognitifs, la façon dont
nous appréhendons la nature, la culture et leurs relations. Et elle
n’affecte pas tous les groupes sociaux de la même façon.
Il existe donc un vaste espace pour des analyses sociologiques de
la « crise » actuelle, et pas seulement en se contentant de reprendre
les 13 chantiers couverts par la série américaine déjà évoquée des
Studies in the Social Aspects of the Depression (famille, religion, éduca-
tion, vie rurale, migrations internes, peuples minoritaires, crime,
santé, loisirs, lecture, consommation, travail social et politique
d’aide sociale). L’essentiel en effet est de réfléchir à ce que pour-
raient être les concepts structurant d’éventuels programmes de
recherche, et pas seulement de définir une série de domaines d’ap-
plication. Mais pour que de tels projets voient le jour, ne faut-il pas
s’assurer que la sociologie elle-même n’est pas en crise, ou
emportée par la crise ?

LA SOCIOLOGIE N’EST PAS EN CRISE

Spontanément, parler de crise de la sociologie débouche sur des


préoccupations institutionnelles. Budgets de recherche réduits, ou
coupés, pressions insupportables de la bureaucratie, réduction du
190 Michel Wieviorka

nombre de postes offerts à des jeunes sociologues à l’université


ou dans les grands organismes de recherche, formation d’un sous-
prolétariat de docteurs en quête d’un emploi stable, mise en place
de procédures d’évaluation inadaptées, etc. : ces réalités, variables
d’un pays à l’autre, et souvent massives, préexistent à la crise
actuelle, du moins si elle est définie dans le court terme,
depuis 2007 ou 2008. Elles trouvent leurs sources, elles aussi, dans
l’évolution engagée dès le milieu des années 1970. Mais c’est sous
un autre angle que nous allons envisager la question de la crise de la
sociologie : sous celui de sa capacité intellectuelle, ou scientifique, à
prendre en charge les problèmes sociaux (au sens large) qui se
posent en temps de crise.
Si le thème de la crise a parfois dans l’histoire des sciences
sociales servi à mobiliser les chercheurs, comme avec le Crisis Maga-
zine fondé par W. E. B. Du Bois à l’aube de la Première Guerre
mondiale pour combattre le racisme en conjuguant militantisme et
diffusion de points de vue académiques, le plus souvent, le thème
de la crise de la sociologie est utilisé par des sociologues pour mar-
quer la fin ou le déclin des modes de pensée dominant leur disci-
pline. Deux ouvrages importants, l’un et l’autre écrits par des socio-
logues américains, peuvent illustrer cette remarque.
Le premier est celui d’Alvin Gouldner, The Coming Crisis of
Western Sociology publié en 1971. Chaque mot du titre est intéres-
sant : « Coming », indique que la crise se profile, alors qu’en réalité,
elle est indéniable depuis plusieurs années. « Western », laisse penser
qu’ailleurs, dans le monde non occidental, d’autres sociologies sont
possibles, et en ascension. En fait, c’est d’une domination impéria-
liste qu’il s’agit, et de la fin du fonctionnalisme incapable de rendre
compte des mouvements politiques, civiques et sociaux qui ont
commencé avec les mouvements pour les droits civiques contre la
guerre au Vietnam, dont le mouvement étudiant de l’Université de
Berkeley fut un haut lieu. Le fonctionnalisme conçoit la société
comme une pyramide intégrée, avec au sommet des valeurs, puis
des normes, et des rôles et attentes de rôle, et semblait inadapté
pour penser la contestation d’étudiants placés au cœur même du
système – d’où cette crise –, explique Gouldner. Mais avec le recul
du temps, comment ne pas voir que cette crise marque en réalité le
début d’une nouvelle ère, un espace qui s’ouvre à divers courants,
qu’il s’agisse de l’interactionnisme, des diverses variantes de l’indivi-
dualisme méthodologique, de la sociologie politique ou des organi-
sations à la Michel Crozier ou à la Raymond Aron, de la ressource
mobilization theory, etc. Cette crise marque en fait le déclin de la
sociologie classique, mais aussi l’entrée des sciences sociales dans
l’ère postclassique.
La sociologie et la crise 191

Deuxième exemple, celui de l’ouvrage d’Irving Horowitz, sur


la décomposition de la sociologie. Horowitz voit se développer
des sociologies particulières, spécialisées dans un domaine, rele-
vant d’une identité particulière, noire, indienne, mexicaine, gay and
lesbian, il constate l’essor des cultural studies, et on pourrait ajouter
celui de sociologies non occidentales qui deviennent anti-
occidentales, asiatiques par exemple, etc. Du coup, il s’inquiète de
ce qui lui semble être la marque d’un relativisme se généralisant et
de la fin de l’universalisme et de l’héritage des Lumières. Mais en
fait, il faut, là aussi avec le recul du temps, souligner que l’époque
est bien davantage à l’ouverture à de nouveaux objets, qu’il s’agisse
des identités ou de la mémoire par exemple, il faut admettre que la
sociologie se développe ailleurs dans le monde, que de nouveaux
paradigmes se mettent en place, et que finalement, les sociologies
spécialisées que redoute Horowitz n’ont pas abouti, par leur essor, à
la déstructuration de la discipline.
Dans le vide actuel, puisque aucune recherche sociologique
d’envergure ne semble prendre la crise comme objet, une tentation
existe, celle de laisser une sociologie spontanée de la crise occuper
le terrain, et insister alors sur les risques majeurs à venir : fermeture
des individus sur eux-mêmes, sur des groupes primaires, sur la
famille, du repli communautaire ; xénophobie, racisme, populisme,
antisémitisme, recherche de boucs émissaires et finalement, fascisme
ou nazisme, grands mouvements totalitaires... De telles évolu-
tions ne sont pas à exclure, et les médias en ont déjà donné quel-
ques illustrations ponctuelles, aux États-Unis, en Russie ou au
Royaume-Uni. Mais il faut refuser ici tout déterminisme trop sim-
pliste. Après tout, dès 1933, Roosevelt proposait aux Américains le
New Deal, et non le fascisme, et pas davantage le Royaume-Uni
n’est devenu fasciste. Aujourd’hui, il est vrai que les migrants souf-
frent plus que d’autres, et que la crise fait apparaître de nouvelles
géographies migratoires. Les pays d’accueil durcissent les conditions
d’entrée et de séjour, et expulsent les sans-papiers. Effet direct de la
crise, les transferts financiers de la part des migrants vers leur pays
d’origine sont à la baisse. Mais on ne peut pas parler pour l’instant
de vagues racistes ou xénophobes, et encore moins de fascisation de
la vie politique. Après tout, aux États-Unis, c’est un noir, démo-
crate, Barack Obama, qui a été élu Président alors que la crise était
déclarée, et son élection doit beaucoup au fait qu’il semblait mieux
capable d’y faire face que son adversaire républicain.
Le mot même de « crise » n’est-il pas étranger, au vocabulaire
sinon des sciences sociales, du moins de la sociologie ? Il est à noter
qu’il n’est pas toujours présent dans les dictionnaires et encyclopé-
dies de sociologie (on ne le trouve pas, par exemple, comme
192 Michel Wieviorka

rubrique dans la récente encyclopédie dirigée par George Ritzer


aux Éditions Routledge), et lorsqu’il constitue une entrée, celle-ci
est le plus souvent de modeste importance. Pourtant, mais je n’en
traiterai pas ici, certains sociologues contemporains en ont fait une
préoccupation centrale, par exemple en France, Edgar Morin avec
sa « crisologie » proposée dès le milieu des années 1970, ou Alain
Touraine, dirigeant au même moment un ouvrage collectif au titre
éloquent : Au-delà de la crise.
Les deux modes d’approche qui ont été distingués à propos
principalement des propositions d’économistes nous indiquent ce
que peuvent être les enjeux et l’espace théorique au sein duquel la
recherche sociologique pourrait se déployer face à la crise : l’étudier
pendant qu’elle joue à plein, dans ses effets, ses implications, et l’en-
visager sur la durée, depuis le milieu des années 1970, en y voyant
certaines dimensions d’une mutation. La décomposition d’un mode
de développement n’empêche pas qu’en même temps s’en invente
un nouveau, qui se cherche, s’ébauche, dans tous les domaines,
dans la production, la culture ou dans nos modes de connaissance.
Dans cette perspective, d’autres crises limitées, géographiquement,
ou relevant au départ au moins d’autres problèmes que la finance, et
par exemple de l’énergie, des nouvelles technologies, du climat, ou
de l’alimentation trouvent elles aussi leur place dans ce qui peut être
pensé comme un processus général de changement. Ce qui d’ail-
leurs peut avoir de fortes implications sur la réflexion relative à la
sortie de la crise : si celle-ci est de longue durée, et pas seulement à
court terme, si elle n’est pas seulement financière, voire éco-
nomique, et si elle se mêle à des dimensions qui sont d’une
autre nature, si elle relève de facteurs autres que financiers, et qui
peut-être même jouent un rôle déterminant, alors, les réponses
uniquement financières, voire économiques, sont insuffisantes et
inadaptées.
Mais à quelles conditions les sciences sociales, à commencer par
la sociologie, peuvent-elles affronter utilement la crise actuelle,
quelle qu’en soit l’approche ? Pour répondre à cette question, il faut
partir de ces disciplines, et des concepts qui peuvent leur permettre
d’aborder une mutation aussi complexe que celle qui a engendré la
crise.

Changements
Tout au long de l’ère classique des sciences sociales, massive-
ment jusque dans les années 1960, et encore assez souvent aujour-
d’hui, quelques principes de base dominaient la recherche. Exami-
nons les deux plus importants.
La sociologie et la crise 193

Le premier consistait à étudier les problèmes, les faits ou l’ac-


tion sociale dans le cadre de l’État-nation. La société était en forte
correspondance avec l’État et la nation, et s’il fallait s’intéresser au
reste du monde, et pas seulement à un pays, le chercheur avait
deux possibilités principales : ou bien il s’engageait dans une
démarche comparative, consistant à étudier le même problème, le
même ensemble de faits ou l’action sociale dans divers pays, ou
bien il relevait de ce qu’on appelle généralement les relations
internationales.
Un deuxième principe consistait à expliquer le social par le
social, comme dit une formule célèbre d’Émile Durkheim, à refuser
toute explication, toute causalité, tout déterminisme métasocial,
qu’il s’agisse de faire intervenir Dieu, ou les lois de la nature. Ce qui
revenait à établir une barrière stricte entre les sciences de la nature,
les sciences « dures », et les sciences sociales, même si les premières
fascinaient les tenants des secondes, qui versaient alors parfois dans
le positivisme.
Aujourd’hui, nous prenons nos distances avec le « nationalisme
méthodologique » comme dit Ulrich Beck, nous apprenons à pen-
ser « global », c’est-à-dire à étudier les problèmes, les faits ou l’ac-
tion sociale en articulant le niveau mondial, celui des régions,
comme l’Europe, celui des États-nations et celui du local.
Et nous cessons de séparer radicalement le naturel et le culturel
ou le social. Nous savons que les explications qui naturalisent les
faits ou les problèmes sociaux sont souvent en partie une idéologie
qui masque les rapports sociaux et leur éventuelle brutalité ; et sur-
tout, nous apprenons de plus en plus à réfléchir de manière interdis-
ciplinaire, non seulement entre sciences de l’homme et de la
société, mais entre toutes les disciplines du savoir.

Illustrations
Illustrons ces remarques rapides. Les grands problèmes du
monde contemporain sont globaux, planétaires : la crise américaine
des subprimes et du crédit à la consommation, par exemple, se pro-
longe par une crise mondiale de l’économie, elle est même la pre-
mière crise de la mondialisation. Le terrorisme le plus inquiétant, le
plus radical est porté par des logiques islamistes planétaires, et les
protagonistes du « 9-11 » n’avaient pas d’ancrage territorial, social,
politique ou culturel aux États-Unis, leur espace était la planète. Les
religions progressent selon des logiques mondiales, elles se déterri-
torialisent par rapport aux sociétés où elles sont nées : on peut être
musulman dans le Chiapas au Mexique, bouddhiste à Bergen en
Norvège, évangéliste au Nigeria.
194 Michel Wieviorka

Dès qu’il s’agit de climat, d’environnement, de catastrophe dite


naturelle, de pollution, d’épidémie et de pandémie, dès qu’il s’agit,
en contrepartie, de réfléchir en termes de développement durable,
nous nous efforçons désormais, de faire la part de ce qui est
humain et social, et pas purement naturel, et nous savons que nos
modes de production et de consommation, nos conceptions de la
mobilité, du transport, de la santé, de l’éducation, nos rapports
sociaux, nos politiques dans divers domaines pèsent sur tous ces
enjeux. Ainsi, qui dira de Katrina, qui fit de si terribles ravages à la
Nouvelle-Orléans, qu’il est uniquement une catastrophe naturelle,
un cyclone, alors que si l’administration américaine avait entretenu
les digues et les systèmes de pompage du Mississippi, le drame
aurait été moins terrible, et que les Noirs pauvres en ont été massi-
vement les principales victimes ? Qui dira d’un tsunami qu’il est
purement naturel, alors que selon la façon dont les systèmes
d’alerte sont mis en place ou non, ou celle dont les maisons sont
construites, et localisées, le nombre de morts peut varier considé-
rablement ? Qui dira d’une inondation, ou d’une coulée meur-
trière de neige ou de boue qu’elles sont « naturelles », quand on
sait que leurs dégâts seront considérables si des habitations ont été
construites là où l’expérience historique nous apprend depuis long-
temps qu’il y a danger ?

Ce qu’étudient les sciences sociales


Non seulement le « naturel », qui est l’objet spécifique des
sciences « dures » n’est pas entièrement naturel, donc, mais de plus,
nous percevons les problèmes ou les faits à travers le prisme
des médias. Ceux-ci sont toujours susceptibles de fonctionner
dans l’excès ils amplifient et dramatisent – ou dans le défaut – ils
banalisent ou minimisent. Les problèmes naturels sont à bien des
égards aussi des constructions médiatiques, souvent variables et
imprévisibles.
Les objets auxquels s’intéressent les sciences sociales se sont
considérablement diversifiés ou renouvelés avec cette extension à la
planète, et cette prise en compte de ce qui n’est pas naturel dans le
naturel. Dans le passé, on s’intéressait à des phénomènes massifs,
pour lesquels il était possible de proposer des études quantitatives,
ou de rechercher des régularités pour éventuellement formuler des
lois ; aujourd’hui, on s’intéresse aussi à des phénomènes extrêmes.
Hier, par exemple, on s’intéressait à la violence politique, d’une
part, au crime et à la délinquance, d’autre part, aujourd’hui, sans
délaisser pour autant ces objets, on s’intéresse également à la
cruauté, à la violence pour la violence, au terrorisme, qui cesse
La sociologie et la crise 195

d’être un objet « sale », ce qu’il était quand j’ai commencé à m’y


intéresser dans les années 1980.
Et il arrive un moment où ces objets obligent le chercheur à
rompre avec le principe qui consiste à expliquer le social par le
social. Comment rendre compte de la sexualité ? Que faire de la
violence gratuite ? Comment traiter de la folie ? On le constate
lorsqu’il s’agit, pour un chercheur en sciences sociales, de participer
à la réflexion éthique, notamment sur des enjeux de vie et de mort :
dans ces réflexions, par exemple dans les expériences du genre
« Centre d’éthique clinique » comme il en existe à Chicago ou à
Paris (à l’hôpital Cochin) le chercheur réfléchit au cas par cas, en
prenant en considération des dimensions qui sont les unes sociales,
d’autres anthropologiques, les autres relevant de la médecine, du
droit, de la biologie, de la politique, de la philosophie, etc.
Nous savons aussi que le savoir scientifique « dur » est produit
au fil de recherches qui doivent elles-mêmes beaucoup à des rap-
ports sociaux, à des politiques publiques, à des logiques de réponse
à certaines demandes sociales, que nos laboratoires travaillent en
fonction des ressources dont ils disposent, mais aussi éventuellement
des profits qu’ils espèrent engendrer, et nous savons que les cher-
cheurs se posent certaines questions parce qu’ils vivent dans une
société donnée, à un moment donné. La science est aussi une pro-
duction sociale, et il existe d’ailleurs des spécialistes de sociologie de
la science.

Convergences
Dans certains cas, les orientations des sciences « dures » ou de la
nature et celles des sciences sociales relèvent d’un certain parallé-
lisme. J’ai été frappé, par exemple, à l’occasion d’une mission qui
m’avait été confiée, de voir récemment comment la réflexion sur la
biodiversité, mais aussi le fonctionnement de la recherche médicale
et pharmacologique, peuvent fournir des paradigmes stimulants à
ceux qui analysent les débats sociaux et politiques en cours à propos
de la diversité. De même, la montée en puissance du thème de la
diversité, naturelle ou autre, va de pair avec l’abandon, dans bien
des domaines, de l’idée de « one best way » et de l’évolutionnisme.
Dans certains cas, les sciences sociales et les sciences « dures »
trouvent leur convergence ou leur rapprochement dans le débat
public, et plus précisément dans l’action collective. Il y a longtemps
par exemple que les spécialistes de génétique des populations
affirment que pour eux, l’idée de race humaine est un non-
sens, puisque, en gros, la distance séparant deux supposées races
humaines est à peu près génétiquement la même que celle qui
196 Michel Wieviorka

sépare deux individus au sein d’une même supposée race. Mais ce


constat ne permet assurément pas de faire reculer le racisme. Le
phénomène ne relève pas de l’erreur scientifique, il repose sur de
tout autres prémisses. Par contre, si des scientifiques spécialistes en
génétique s’engagent dans l’action antiraciste à côté d’autres mili-
tants, alors, ils apportent un poids supplémentaire, une légitimité à
la mobilisation.
Certains mouvements sociaux ou culturels accordent une
grande importance à la présence, en leur sein, de scientifiques, qui
viennent apporter leurs compétences au service d’une cause huma-
nitaire, environnementaliste, antinucléaire, altermondialiste par
exemple. Ils montrent par leur engagement que la raison et la
connaissance peuvent être du côté de la protestation, et pas seule-
ment du côté du pouvoir et de l’ordre, et ils se recrutent alors aussi
bien parmi les sciences sociales que parmi les sciences dures.
À l’avenir, les sciences sociales et les sciences dures se retrouve-
ront de plus en plus souvent pour aborder ensemble les grands pro-
blèmes du monde contemporain, qu’il s’agisse de les analyser, ou
d’y faire face par des propositions ou des contre-projets. Les pre-
mières trouveront dans ces rapprochements une utilité supplémen-
taire : ils leur éviteront le relativisme ou la fragmentation qui mena-
cent, chaque fois que les sciences sociales sont tentées de mettre en
cause les valeurs universelles qui sont au cœur de leur projet, par
exemple pour affirmer la validité et la supériorité d’une sociologie
arabe, chinoise, ou asiatique (ou, d’ailleurs, « occidentale »). Les
secondes y trouveront de quoi mettre fin à une certaine naïveté
(l’idée par exemple qu’il suffit de démontrer que le racisme repose
sur une erreur scientifique pour y mettre fin), en même temps que
la possibilité de donner un sens à leur activité, plutôt que de s’y
livrer pour ensuite s’inquiéter de ses conséquences éventuelles,
comme ce fut le cas avec les grands savants de l’atome.
Le siècle passé a été marqué par diverses dérives de la raison et
de la science, qui furent souvent associées aux pires des maux – les
totalitarismes se sont réclamés d’elles. Du côté des sciences sociales,
une erreur majeure fut de croire qu’elles pouvaient exercer une
influence directement politique, en agissant sur les Princes au pou-
voir, ou sur des contre-pouvoirs. Et il est arrivé, avec l’eugénisme
par exemple, que la mobilisation conjointe de plusieurs disciplines
aboutisse à des propositions catastrophiques.
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, où il s’agit pour les
sciences « dures » et pour les sciences sociales de participer ensemble
à la vie de la Cité en réfléchissant ensemble sans se présenter
comme au service direct d’un pouvoir ou d’un contre-pouvoir. Par
exemple, les expériences de conférences citoyennes ou de consen-
La sociologie et la crise 197

sus, dans lesquelles des experts et des scientifiques « durs » partici-


pent à des débats avec une population sur un problème donné peu-
vent être d’autant plus utiles que des chercheurs en sciences sociales
contribuent à les organiser et à leur insuffler une dynamique.
Mais de même que la démonstration n’est pas la même en
sciences « dures » et en sciences sociales, de même, la participation à
la réflexion conjointe ne signifie pas que tous aient un même rôle,
une même position dans les dispositifs qui peuvent se mettre en
place. Les sciences « dures » sont du côté de l’objectivité, les scien-
ces sociales doivent prendre en considération aussi la subjectivité
des acteurs, elles seules aussi peuvent apporter à la société sa réflexi-
vité. Les dispositifs interdisciplinaires qui pourraient se développer à
l’avenir doivent être des montages complexes, qui tiennent compte
de cette distinction pour en faire une richesse. Ce qui n’est pas
simple.
Tout cela nous indique qu’en pensant « global », et pas seule-
ment dans le cadre de l’État-nation et des relations internationales,
et en envisageant des articulations avec d’autres disciplines, y com-
pris dans le contexte de mobilisations collectives, la sociologie, et,
plus largement, les sciences sociales disposent de réelles ressources
pour aborder la crise actuelle dans sa complexité et dans son épais-
seur historique. Le monde change, nous appelons parfois ce chan-
gement une « crise », comme en ce moment. Face à ces change-
ments, les sciences sociales ne sont pas en crise, dans la mesure où
elles sont elles-mêmes en mutation.

EHESS-CADIS
wiev@ehess.fr

BIBLIOGRAPHIE

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