COMPTES RENDUS
modernisation tend à atténuer les différences les avant-gardes comme des opportunités
culturelles interrégionales dans la partie
occidentale du continent, tandis que les
revendications identitaires à l’Est suscitent
l’émergence de nouveaux particularismes
locaux. Les faiblesses de la sociologie histo-
rique des professions culturelles expliquent
que le lecteur ne croise au fil des pages que peu
d’artistes dans leur atelier ou s’activant au sein
de leurs réseaux professionnels. L’ouvrage
permet cependant de comprendre la diversi-
fication des métiers, la montée en puissance
des intermédiaires, les nouvelles stratégies de
carrière. En raison des sources, les pratiques
amateurs restent également peu visibles sauf
quelques exceptions, comme l’illustrent les
pages brillantes sur la culture musicale. La
proximité intellectuelle de l’auteur avec Pierre
Bourdieu éclaire les orientations théoriques
de l’ouvrage – la culture comme distinction,
son usage par les élites comme instrument
de domination symbolique, son appropriation
comme conquête sociale par les groupes
dominés ou en ascension, sa structuration
comme champ. Sans doute les approches
sociologiques plus récentes, celles de Philippe
Coulangeon et de Bernard Lahire notamment,
permettraient-elles de penser à nouveaux
frais la question des déterminants sociaux.
Si elles sont bien entendu historiquement
situées et visent à éclairer notre contemporain,
leurs réflexions sur les modalités de prédation
symbolique des élites sur les formes popu-
laires aident à comprendre certaines modalités
de transferts culturels entre classes. De même,
ce qui relève des théories de la régulation
aiderait à discuter la notion clef de l’ouvrage,
la dérégulation, ainsi que les recompositions
des modes de contrôle après 1860, moins
lâcher-prise qu’invention de nouveaux dispo-
sitifs d’encadrement. Sur ces questions, le
travail pionnier de C. Charle permet d’ouvrir
le débat, fournissant les éléments historiques
qui peuvent interroger ces phénomènes à une
échelle inédite.
Enfin, ce travail doit être situé dans
le débat qui a rassemblé son auteur, Jay
Winter et Donald Sassoon, après la publi-
cation en 2006 de The Culture of the Euro-
peans 1 . Si D. Sassoon embrasse une lecture
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économique – la culture comme marché,
de niche –, C. Charle éclaire les détermi-
nants religieux et politiques, s’attachant aussi
au rôle assuré par les élites, divisées entre
anciennes et nouvelles – les premières souli-
gnant le manque de goût des secondes, à
mesure qu’elles perdent leur privilège sur
les pratiques culturelles et leur organisa-
tion. Au total, les lectures de D. Sassoon
et de C. Charle s’avèrent complémentaires,
surtout pour un lectorat francophone moins
familier avec des approches qui, comme
celles de D. Sassoon mais aussi celles de
Fredric Jameson ou de Michael Denning,
s’intéressent principalement aux liens entre
capitalisme et culture. Prenant place parmi ces
travaux majeurs, La dérégulation culturelle doit
aussi être lu comme un ouvrage programma-
tique. À travers de remarquables introductions
méthodologiques, C. Charle pointe les failles
historiographiques, les espaces et les domaines
délaissés qui mériteraient d’être comblés pour
parvenir à mieux comprendre l’histoire des
cultures en Europe.
LOÏC ARTIAGA
AHSS, 72-3, 10.1017/S0395264918000367
1 - Donald SASSOON, The Culture of the Euro-
peans: From 1800 to the Present, Londres, Harper-
Press, 2006 ; Id., « Christophe Charle, La dérégula-
tion culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe
au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 51,
2015, p. 206-209 ; Jay WINTER, « Got the T-shirt »,
Times Literary Supplement, 19 janv. 2007 ; voir aussi
l’introduction de La dérégulation culturelle.
Olivier Ihl
Une histoire de la représentation. Louis Marie
Bosredon et le Paris de 1848
Vulaines-sur-Seine, Éd. du Croquant,
2016, 421 p.
Au départ, il y a le monogramme M. L. B.,
visible sur une célèbre planche lithographique
de 1848, Le vote ou le fusil, qui figure une urne
distincte d’une arme, mais sans que l’une
soit l’opposée de l’autre, contrairement à la
lecture hâtive qui en est faite habituellement.
À partir de cette signature, le livre d’Olivier
Ihl fait redécouvrir avec bonheur un nom et
 ARTS ET LETTRES
une œuvre grâce à une enquête autant inven-
tive que lumineuse : celui de Louis Marie
Bosredon, auteur de plusieurs centaines de
caricatures, d’illustrations d’ouvrages, de
croquis d’actualité et de quelques tirages
photographiques.
L’artiste, né à la fin de l’Empire, décède au
début de la IIIe République. Il est le contem-
porain des changements de régime et des révo-
lutions qui ont façonné le XIXe siècle – une
période pendant laquelle l’individu est
conduit à s’interroger sur sa propre histoire.
Il est surtout l’un des protagonistes d’une
double révolution : le suffrage universel et
l’industrialisation des images. En 1848, une
fois la monarchie renversée et l’éminence
visuelle du roi mise à bas, des centaines
de graveurs, de lithographes et de primitifs de
la photographie prennent leur revanche sur
le monde académique, la critique littéraire, la
politique instituée, les formes établies de la
figuration, et ce au nom de la reproductibilité
sans limite, de la multiplication à l’infini,
des images.
Mais 1848 est aussi l’année du grand
hiatus entre le désir de démocratie et la
démocratie représentative qu’organisent les
élections au suffrage universel. Le bureau
de vote n’impose-t-il pas le confinement des
opinions, tout comme la doxa académique
de l’unicité de l’œuvre d’art empêche la
démocratisation de l’accès aux images ? Le
désir d’images, qui est une des aventures
et des révolutions du XIXe siècle, assouvi
par les procédés d’industrialisation, vient
compenser la mécanisation des opinions
comprimées par l’opération électorale. En
ce sens, l’industrialisation et la popularisa-
tion des images viennent en contrepoids de
l’universalisation du bulletin de vote et de
l’extension du suffrage.
Telle est, souligne O. Ihl, la République
démocratique et sociale d’un Bosredon, sa
révolte graphique à partir de février 1848,
qui profite de la suspension de la censure.
Ses dessins sont une contestation électo-
rale, une rébellion face au gouvernement
représentatif qui empêche l’expression directe
et personnelle de la participation politique.
L’humour sarcastique permet de s’engouffrer
dans le politique, d’investir le nouvel espace
de liberté, pour élever le rire en majesté. Celui-
ci permet d’être de plain-pied et de figurer le
réel, de lui donner une profondeur redoublée
par la présence du corps ouvrier montré dans sa
souveraineté rebelle. Il s’agit de contenter un
public populaire auquel s’adresse le commerce
des estampes et vignettes d’illustration, tout
autant que d’attaquer l’hypocrisie menson-
gère et l’égoïsme bourgeois. Cette image-
rie mise au service de la démocratisation
des esprits du plus grand nombre est un
manifeste du pouvoir d’une revendication
dénonciatrice.
Voilà tout un milieu social révélé, au cœur
d’un défi graphique autant que politique, qui
consiste à montrer le peuple entrant en souve-
raineté, ainsi qu’à accroître la capacité intel-
lectuelle du monde ouvrier pour l’introduire
dans l’espace public et l’histoire. Bosredon
a fait le choix du dessin d’actualité ; il a
aussi accédé aux marchés en plein dévelop-
pement des reproductions de tableaux, de la
gravure en taille douce et de l’illustration.
Depuis la fin des années 1830, l’impression
sur pierre, plus maniable, moins coûteuse
et mieux rémunérée, a supplanté la gravure
sur acier. Le contexte est celui d’un nouvel
art graphique en plein essor qui, à Paris,
mobilise 750 établissements, 3 000 presses et
10 000 travailleurs. Il marque le passage de
l’image rare et chère à une image mise à la
portée de tous. L’industrialisation des images,
qui est méprisée par le monde académique,
s’étend aux genres artistique, religieux, sati-
rique ou d’actualité. Cette démocratisation des
savoirs et de l’art rompt avec le culte du
monotype.
Le graveur, issu des faubourgs, est à
l’opposé de la caste des peintres académiques.
Bosredon a pris le parti du boulevard où
l’image publicitaire se répand sur la voirie ;
il croque les rues et les places, ces lieux de
la parole délibérative qui se retrouve sur les
affiches, les graffitis ou dans les conversations.
Cet envol des images manifeste la revanche
d’un groupe social attaché à l’émancipation
visuelle par les possibilités de gains qu’elle
promet. C’est une prise de position des
professionnels de la gravure sur pierre, des
presses lithographiques et des photographies
885
en faveur de la souveraineté des artistes et
 COMPTES RENDUS
pour un accès universel au jugement public. La
liberté moderne permet de dissocier l’image
de son support ; elle annonce la promotion
de l’artiste serviteur et pédagogue face à
l’artiste prométhéen.
Sans fortune, ni réseau institutionnel,
Bosredon est passé par l’école gratuite de la rue
de l’École-de-médecine, la manufacture des
Gobelins et les Beaux-Arts, défiant le monde
académique et son enseignement du juste
milieu assommant et pudibond. Bosredon est
un ouvrier, en butte aux rapports de classe ; il
fait partie du prolétariat artistique luttant pour
le salaire à la journée, à la frontière de l’art
du dessin et du métier du livre. Il côtoie les
démocrates-socialistes ; son socialisme ouvrié-
riste est élevé dans le culte napoléonien et
la foi catholique. Il fréquente des lieux de
résistance : la Société libre des beaux-arts, la
bohême des bas-fonds de la peinture roman-
tique et sa camaraderie prolétaire d’atelier.
Le groupe des « Buveurs d’eau », auquel il
appartient, pousse la chansonnette, aime la
pantomime, cultive l’insoumission contre
le chic et le convenu, repose sur l’entraide.
L’imagerie satyrique d’un Bosredon est celle
d’un groupe social d’artistes ouvriers ; elle est
un témoignage oculaire collectif.
Il y a cependant un effet juin 1848,
redoublé par le coup d’État, après lesquels
un découragement et une amertume sont
perceptibles car, dorénavant, manifester à ciel
ouvert est impossible. Comme tant d’autres,
Bosredon renonce à la caricature politique. Il
connaît une stabilisation matérielle en deve-
nant marchand de curiosités, employé par un
collectionneur ayant sa propre boutique à la
fin des années 1850. Il investit dans la déco-
ration de produits industriels – assiettes, pots,
enseignes – et dépose plusieurs brevets pour
étendre l’usage du calotype. L’image doit
se déployer sur des objets quotidiens, jusque
dans les domiciles des moins fortunés. Il œuvre
au brouillage de la frontière entre objets utili-
taires et objets décoratifs. Il s’agit bien toujours
d’une diffusion à faible prix, accessible à toutes
les classes : un art populaire de la représenta-
tion démocratique de l’art.
En 1864, Bosredon fait parvenir à
Napoléon III un projet de musée des repro-
886
ductions de tous les monuments et objets
d’art au bénéfice de l’éducation de tous les
corps d’art et d’industrie. Le musée, non
plus mausolée de l’original comme seul beau
authentique, serait un grand livre d’images
développant l’imagination, à vocation civique,
ordonné et pédagogique, typique des disposi-
tifs de copies promus par le monde ouvrier et
artisan de la IIe République – idéal toujours
en vigueur au sein de la chambre syndicale des
graveurs que Bosredon fréquente à la fin du
Second Empire. Mais comment représenter
l’injustice ? C’est dorénavant, pour lui, choisir
une imagerie religieuse qui met au centre le
Christ en larmes et, à travers lui, l’action de
Dieu, la révélation par la rédemption. Une
présence de la lumière, inspirée et militante,
relie sensation et croyance, efface toute solu-
tion de continuité entre perçu et vécu, fait le
lien entre la voix du peuple et la voix de Dieu.
L’enquête d’O. Ihl, minutieuse, vérita-
ble tour de force, découvre une masse
d’informations disséminées dans une grande
diversité d’archives, interprète les détails des
images, y décrypte des significations qu’un
œil trop pressé ne peut voir, fait revivre une
figure individuelle pour ainsi dire inconnue,
du moins oubliée, fait justice des expériences
sociales d’un milieu et d’une époque. Bien
au-delà, sa démarche se veut une contribution
à l’histoire de l’économie générale de la repré-
sentation, elle offre toute sa place à l’image
dans un travail de sciences sociales. Sous sa
plume, comme il le précise, Bosredon, saisi
dans ses liens de parenté, de voisinage et de
travail, est un nom propre autant qu’un nom
commun ; et donc peu, ou pas, une singularité.
Bosredon est le dépositaire du souci d’être un
artiste, mais autrement, qui touche à une dyna-
mique politique à partir du vécu quotidien.
On comprend, au fil des pages, l’enjeu
démocratique de la représentation du peuple
grâce à l’image telle que la conçoit un
Bosredon au mitan du XIXe siècle : que le
peuple se figure démocratiquement dans une
exigence d’égalité visible, que soit donné
corps à la présence du peuple, à la présence
réelle de la souveraineté populaire. On recon-
sidère cet humanisme de l’image capable
de témoigner exactement, cette exigence de
réordonner les apparences, afin de retrou-
ver une signification assimilée à une vérité
 ARTS ET LETTRES
fondamentale, qu’en arriveraient à faire
oublier les mises en scène de l’ordre social.
Précisément, sur ce point : en 1863, dans un
des rares textes publiés par le personnage, sous
un nom d’emprunt qui plus est, le dédouble-
ment de la personnalité, sous la pression d’une
modernité contraignante, fait cependant écla-
ter le bel agencement de la croyance dans les
vertus de la représentation : quand le monde
nouveau « s’empare de l’homme pour en faire
deux du même, un vrai et un faux, le vrai
absorbé par le faux, le faisant paraître un autre
qu’il est, disant tout l’opposé de ce qu’il pense
ou a envie de faire, se donnant une valeur
fictive » (p. 397). O. Ihl veut continuer à y lire
une profession de foi opposée à tout baude-
lairisme prêt à dénoncer la machine comme
machination, contraire à la perte de l’aura
telle que la concevait Walter Benjamin qui
signifierait encore une forme de sacralité.
Or, dans cette querelle des images au
temps de la modernité, si même les plus
confiants dans cette autre présence du réel que
permet la copie, ces ouvriers du faire appa-
raître quelque chose devant les yeux, ces mili-
tants du visible qui assimilent le beau au vrai,
ces combattants pour la reconnaissance artis-
tique des œuvres par l’élargissement de leur
diffusion, en arrivent à une telle appréhen-
sion des abîmes et abysses qu’ils devinent
sous leurs pieds, on en vient à se deman-
der s’ils n’ont pas été ébranlés par ce qui
résiste à la présence et demeure absent malgré
tous les efforts employés. N’aura-t-il pas fallu
à l’historien enquêteur déployer une virtuo-
sité qui force le respect afin de retrouver, au
XXIe siècle, l’empreinte de la vie par-delà la
dissimulation de soi que le personnage culti-
vait, telle une vie sans cesse composée par
l’anonymat ou le pseudonyme ?
LOUIS HINCKER
AHSS, 72-3, 10.1017/S0395264918000379
Jean-Baptiste Amadieu
La littérature française au XIXe siècle mise à
l’Index. Les procédures
Paris, Éd. du Cerf, 2017, 552 p.
La « mise à l’Index » est une formule fami-
lière qui dissimule une réalité mystérieuse :
la lourde procédure judiciaire qui conduit
l’Église catholique à interdire à ses fidèles la
lecture des livres condamnés ; il s’agit donc
moins d’une censure à proprement parler
que d’un boycott ordonné par les autorités
romaines. Le livre de Jean-Baptiste Amadieu a
le mérite d’offrir un travail érudit (informé, en
particulier, par le dépouillement des archives
de la congrégation de l’Index) sur une institu-
tion religieuse qui a influé sur la vie littéraire
française des XIXe -XXe siècles, même s’il ressort
de la lecture que son rôle est resté relativement
mineur.
En effet, sous l’Ancien Régime, où la
doctrine gallicane l’emportait dans les rela-
tions entre la France et Rome, l’Index
n’avait pas d’effet en France, selon le prin-
cipe index non viget in Gallia. Mais il est
évident que la chute de la monarchie de
droit divin devait changer la donne et faire
refluer le gallicanisme traditionnel au profit
de l’ultramontanisme qui, globalement, carac-
térise l’Église catholique au XIXe siècle. Le
livre s’ouvre d’ailleurs par un premier chapitre
offrant une utile mise au point historique sur le
fonctionnement de la censure ecclésiastique :
le premier Index librorum prohibitorum est
établi par l’Inquisition et publié en 1559 ; la
congrégation de l’Index, désormais spécialisée
dans cette fonction censoriale, est créée en
1571 ; ses procédures sont profondément réfor-
mées par la constitution Sollicita ac provida
de 1753, avant une nouvelle réforme en 1897
(Officiorum ac munerum) ; au XXe siècle, elle
disparaît au profit du Saint-Office, en 1917,
puis de la congrégation pour la Doctrine de
la foi, en 1965, avant que, l’année d’après,
l’Index ne perde sa valeur juridique. Les trois
chapitres suivants détaillent le fonctionne-
ment procédural de l’Index : d’abord la plainte
ou dénonciation, ensuite le rapport découlant
de l’examen de l’œuvre incriminée (le votum),
enfin le verdict (sous la forme d’un « décret »).
Au fil de ces chapitres, des cas particuliers sont
utilement approfondis : par exemple, l’analyse
du votum de Spiridion de George Sand ou
l’action déterminante d’un des « consulteurs »
de la congrégation de l’Index, sous le
Second Empire, Jacques Baillès, qui, à la
tête de son évêché de Luçon, s’était fait
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connaître en France par ses prises de position