You are on page 1of 21

Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Baroque et classique : une civilisation


Pierre Francastel

Citer ce document / Cite this document :

Francastel Pierre. Baroque et classique : une civilisation. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 12ᵉ année, N. 2,
1957. pp. 207-222;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1957.2624

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1957_num_12_2_2624

Fichier pdf généré le 06/04/2018


BAROQUE ET CLASSIQUE
UNE CIVILISATION*

Depuis cinquante ans, nous assistons à la découverte, plus encore à


l'exaltation du Baroque. Considéré encore au début du xxe siècle
comme un style, il représentait la dernière forme, mais décadente, de l'art de
la Renaissance. Par un véritable coup de théâtre, l'appréciation esthétique
de plus en plus favorable de quelques œuvres, — particulièrement en
sculpture et en architecture, — a fait peu à peu du Baroque l'art dominant,
créateur, des xvne et xvine siècles européens. Le voilà enfin, aujourd'hui,
l'un des deux pôles de la création dans l'art, voire dans la vie elle-même ;
l'autre pôle, le Classique, étant le pôle négptif, entendez l'académisme
rigide. Le Baroque donc : rien moins que le génie, la création, la liberté de
l'inspiration et de la forme, voilà beaucoup d'honneurs ! Mais, à ce jeu, le
xvne siècle, jadis siècle classique, devient siècle baroque ; d'où un
renversement spectaculaire des valeurs et du rôle réciproque des différentes
notions.
N'allons certes pas nier l'importance du Baroque ; mais, de grâce,
affranchissons-nous de toute attitude nationaliste et de toute polémique, — d'où
qu'elle vienne, — afin de rétablir l'équilibre, dans une perspective désormais
uniquement historique, entre deux formes d'art assurément majeures de la
culture européenne pendant deux cents ans. Au moins l'enjeu en vaut la
peine.

Aussi longtemps que la civilisation de la Renaissance a été considérée


comme la forme en soi de la civilisation moderne, il était légitime de voir dans
le Baroque, aussi bien d'ailleurs que dans le Classique, le développement,
plus ou moins fidèle à l'esprit primitif, d'une forme d'art qui avait atteint,

* L'article que les Annales offrent ici à leurs lecteurs est le texte d'une conférence
prononcée en septembre dernier à Royaumont par M. P. Francastel.

207
ANNALES

au début du xvie siècle, à Rome, son apogée : en somme une continuation


et aussi une détérioration. Mais cette opinion a cessé d'être valable après le
Romantisme, avec les développements de la civilisation scientifique et
industrielle des xixe et xxe siècles, après la découverte de la valeur relative de
toute culture, — chacune étant liée à des niveaux techniques et mentaux
très divers. A quoi servirait pour le condamner, d'arguer du fait que le
Baroque utilise un matériel de formes directement issu des œuvres dites
« classiques » de la Renaissance romaine ? Une forme, une œuvre, une culture
ne se définissent pas simplement par les différents éléments qui les
constituent. Il existe, certes, des familles ď œuvres et de cultures, mais
l'unification à outrance des formes de la vie n'est qu'appauvrissement et fiction.
Constitué d'éléments issus des formes de la Renaissance, le Baroque en tant
que style ne saurait sans doute entrer en concurrence avec les grands types
universels de civilisation, mais il a exprimé les besoins et les sentiments de
groupes sociaux plus étendus et d'une originalité certaine à l'égard des
générations qui les ont précédés. En bref, il n'y aurait pas de Baroque sans
Renaissance, mais la Renaissance ne serait pas complète sans l'existence des
groupes humains qui se sont inspirés de son exemple et qui ont cru la
prolonger plus ou moins fidèlement. La difficulté véritable ne réside donc pas
dans l'existence d'un style dépendant, quoique distinct de la Renaissance,
mais dans la définition des caractères originaux de ce style.
Si chacun peut s'accorder sur la validité d'une expérience baroque, il
reste difficile de s'entendre, par contre, sur sa nature et sur sa chronologie.
En réalité (depuis un demi-siècle), les idées courantes sur le Baroque ont
été dominées par des spéculations théoriques, plus que par l'analyse des faits.
La critique s'est davantage efforcée de valoriser dans l'histoire, des œuvres
— ou des groupes ď œuvres — que de dégager la genèse et les rapports
d'interdépendance des formes, des foyers d'art et de culture. De récents travaux
italiens (ceux notamment de Calcaterra et de Golzio) ont bien résumé
l'histoire de ces idées : au début du xixe siècle, Milizia condamnait les styles
fleuris au nom du néo-classicisme ; puis Burckhardt a condamné le Baroque,
altération des principes éternels de l'art, retrouvés et exaltés par la
Renaissance. En 1896, Nencioni, à Florence, lançait à la fois l'idée d'un âge baroque
(reprise par Croce et par Weisbach), et celle d'un développement cyclique
des formes stylistiques soumises à un régulier et éternel retour. C'est
malheureusement cette idée, plus encore que la première, qui a été approfondie
par Wôlfflin, Eugenio d'Ors et Focillon : elle domine encore notre époque x.
Cependant, ni la thèse de Wôlfflin, suivant laquelle le Baroque est un
des concepts fondamentaux de l'art et de la culture, ni cette autre qui
voudrait que les œuvres traversent des phases régulières de formation, de
développement, d'apogée puis de déclin (Focillon), — le Baroque correspondant

1. C. Calcaterra, II problème/, del Barocco in A. Momigliano, Questioni e correnti di


storia letteraria, Milan, 1950 ; et V. Golzio, II seicento e il settecento, Turin, 1950, contiennent
la bibliographie.

208
BAROQUE ET CLASSIQUE

à une phase finale de vieillissement, — ne peuvent être considérées comme


scientifiquement acquises. Pour Focillon, le Baroque succède au Classique,
dont il est répétition et affaiblissement ; pour d'autres, le Classique succède
au Baroque, ou plus exactement il s'agit de deux catégories antithétiques
(Wolfflin), mais le Baroque est affranchissement de l'ordre ancien, liberté
intérieure, création, et le Classique se borne à mettre de l'ordre dans
l'invention en la dépouillant de sa force et de son élan. Sans entrer ici dans de trop
nombreux détails, il est acquis que ni la thèse de Wolfflin assimilant le
Baroque à une catégorie de la vision, ni celle de Focillon qui introduit un
déterminisme dans la vie des formes, n'ont rencontré l'agrément unanime des
historiens de l'art 1. Notre surprise n'en est que plus grave de constater la
vogue tellement grande parmi les historiens de la littérature et de la
civilisation, des termes de baroque et de baroquisme : tous s'appuient sur
l'autorité de la chose jugée en matière d'art et se rallient, les uns à la thèse qui
fait du Baroque une constante historique, les autres à celle qui l'identifie
avec toutes les forces vives de la civilisation entre 1580 et 1740. L'accord
pourtant n'est pas davantage unanime sur les limites chronologiques. Ici,
les plus grands débats remontent aux années d'avant-guerre. Pour la durée,
comme pour la signification, une notion aussi large que possible l'emporte
qui néglige aussi bien le problème de la genèse que la nécessaire distinction
entre les aires de civilisation où le Baroque triomphe réellement et celles
où il se heurte à de fortes ou décisives résistances. Pour ses premiers
apologistes, une hésitation existait : Wolfflin et Escher faisaient naître le Baroque
au début du xvie siècle à Rome ; N. Pevsner distinguait le maniérisme, art
de la Contre-Réforme et le Baroque, art des générations suivantes ; Marcel
Reymond y voyait l'art de Trente et de Bernin, Weisbach aussi : la Contre-
Réforme et le xvne siècle ; les termes de SpâtRenaissance et de SpâtBarock
désignaient la fin du xvie siècle dans des systèmes différents et aussi
arbitraires les uns que les autres... Et l'on est arrivé insensiblement à
assimiler couramment Poussin et Borromini, le Saint-Paul de Londres et les
plafonds romains du Père Pozzo 2.
Deux études donc à reprendre : origines stylistiques, signification
historique et sociale du Baroque. D'abord, pour cesser de confondre implicitement
des séries ď œuvres aussi différentes que les édifices austères du type Gesù
et la pompe sans limite des églises au décor stuqué de l'Europe et de
l'Amérique du Sud : sans doute convient-il de réserver aux ouvrages d'un goût
pompeux et redondant, « triomphal et mouvementé », l'épithète de baroque ;
ensuite, pour examiner dans quelle mesure cette série relève d'une esthétique
universelle ou d'une situation historique et sociale déterminée.

1. Cf. notamment C. L. Ragghianti, ISArte e la critica, Florence, Valecchi, 1951.


2. Cf. P. Francastbx, « La Contre-Réforme et les arts en Italie à la fin du xvi8 siècle »
in « A travers Part italien », Revue des Etudes italiennes, 1946 ; — « Limites chronologiques,
limites géographiques et limites sociales du Baroque », in IIIe Congrès d'Etudes
Humanistes, Venise, 1954, Bocca, Rome, 1955 ; — Le Baroque, Ve Congrès des Littératures
Modernes, Florence, 1951, Valmartina, Florence, 1955. On y trouvera la bibliographie.

209

Annales (12* année, avril-juin 1967, n» 2) S


ANNALES

Dès à présent, toutefois, quelques positions de bon sens nous permettront


d'aborder le problème qui nous intéresse : les relations, au xvne siècle, entre
les courants de civilisation baroque et classique.
Deux domaines sont séparés : l'un esthétique, et l'autre, pour ainsi dire
descriptif, — simple affaire de coup d'œil que de distinguer l'Escurial et
Saint-Pierre de Rome. Assurément, entre les œuvres limites, une quantité
d'autres participent, à la fois, du Baroque et de ce style austère, dépouillé,
qui, de Bramante à Gabriel, inspire le classicisme (distinct, on le verra, du
véritable académisme). Admettons également deux grands faits de
caractère international qui justifient l'intérêt accordé au style baroque, son
importance de témoin dans le champ général de l'histoire : le Baroque s'est
répandu non seulement en Europe, de la Sicile à la Scandinavie, mais aux
limites de la terre, partout où ont pénétré les missionnaires du catholicisme
romain ; il est au Mexique et au Brésil plus florissant encore qu'en Pologne
ou aux Pays-Bas. Peu important en France et en Angleterre, il est l'art du
nouveau monde romain et sa genèse est à rechercher dans le domaine
européen du catholicisme militant. Universel, le Baroque est, en outre, un style
de combat, car il est l'instrument d'une conquête : c'est un style agressif,
de propagande. L'identité à l'origine du Baroque et de la Contre-Réforme
peut être contestée ; mais aucun doute, au xvne et au xvine siècles, le
Baroque est devenu le style de la reconquête romaine. Aussi bien le fondateur
de l'ordre des Jésuites, Ignace de Loyola, n'est-il pas l'auteur, très mystique,
des Exercices spirituels ? Pourtant, un siècle après sa mort, son ordre répand
une religion pompeuse, extérieure et fleurie, qui limite fort la part de l'ascèse.
Toutefois pour qui veut faire non pas l'histoire d'un style dans sa genèse,
mais celle des grandes formes de la civilisation, l'accord Baroque-Jésuites
ne peut être discuté.
Nous admettrons un dernier fait : à l'échelle historique limitée des
xvne et xvine siècles, la relation stricte entre certaines formes
contemporaines de l'art, de la littérature et, d'une manière générale, des modes de
vie de la société. Sans accepter, ce faisant, l'hypothèse qui fait du Baroque
une des formes essentielles et immuables de la vie de l'esprit. Au contraire,
c'est dans la mesure où les différentes activités d'une époque sont nées d'une
réalité historique absolument unique qu'existe une unité relative entre les
différentes productions contemporaines. Mais rejeter l'idée que le Baroque
est un mode permanent de l'être, ce n'est pas refuser toutes les analogies
de forme qui peuvent exister entre des séries fort éloignées dans le temps,
ni surtout les interférences entre séries contemporaines d'activités
différenciées. Nul doute, par exemple, qu'il n'existe une relation précise entre
les formes du Baroque plastique et monumental et le débordement des formes
oratoires dans la poésie ou l'éloquence ; le nouvel aristotélisme de Suarez
justifie le goût et la politique des générations élevées dans les collèges de la
Compagnie. Dans de telles limites, l'emploi du terme de Baroque paraît
légitime pour caractériser tout un mouvement de la pensée et de l'action

210
BAROQUE ET CLASSIQUE

humaine aux xvne et xvine siècles, en Europe et dans les pays soumis à
son influence. En revanche, il ne semble pas possible d'identifier purement
et simplement au Baroque toutes les formes contemporaines de l'art, de la
culture et de la pensée.

II

Les problèmes que pose le Classicisme ne sont ni moins complexes ni moins


importants, mais ils ont fait l'objet de beaucoup moins d'approches que ceux
du Baroque. D'où la nécessité de quelques développements plus importants.
Les hommes des xvine et xixe siècles ont eu l'impression de se trouver
dans un système de civilisation qu'il leur fallait dépasser ; ils se sont donc
ingéniés à en trouver les failles, à promouvoir de nouveaux mots d'ordre
pour le remplacer ; ils ont normalement cherché dans l'époque même qui les
avait précédés les modèles susceptibles d'orienter leur désir d'originalité.
Entre le Baroque et le Romantisme existe ainsi un lien, une manière de
front commun contre le Classicisme. Celui-ci avait trouvé en France ses formes
d'expression les plus complètes, ce qui engageait les sociétés nouvelles,
désireuses de s'affranchir d'une hégémonie pesante, à prendre à son égard une
attitude agressive. Sa condamnation permettait à la fois de s'identifier avec
l'ordre ancien et de se faire l'initiateur de nouveautés explosives. Ainsi, du
moment où l'assaut était lancé du dehors contre l'idéal classique, la défense
manquait de conviction dans les groupes humains les plus liés à l'idéal des
générations créatrices. Si bien qu'aujourd'hui encore, beaucoup de gens
identifient Classicisme et Académisme et croient de bonne foi qu'au
xvne siècle le courant Baroque était le seul vivant. Il convient donc de
restituer les intentions originales et quasi révolutionnaires du Classicisme
à l'époque de sa formation : en gros, comme le Baroque, la fin du xvie et
le xvne siècle européens.
Réintroduire dans leur perspective historique les valeurs vivantes du
Classicisme, c'est reconnaître, non pas seulement la place matériellement
tenue dans l'histoire moderne par les courants classiques mais leur
caractère positif, novateur et, dans une large mesure, révolutionnaire. Nul ne
songe, en effet, à soutenir que le Baroque ait entièrement conquis l'Europe,
— pas plus que ne l'a fait la Contre-Réforme, dont il est la manifestation
esthétique la plus évidente. Ceux mêmes qui pensent que le Baroque englobe
formes redondantes, oratoires et formes austères, — comme l'art de Vignole,
— ceux qui considèrent Versailles comme un chef-d'œuvre baroque,
reconnaissent l'existence d'un contre -courant auquel ils ne refusent pas le nom
de classique. Mais s'ils ne le suppriment pas, ils lui refusent la vie, la force
créatrice : entièrement défini pour eux par un idéal de dépouillement ou de
décantation stylistique, ne mettant en œuvre que des éléments empruntés

211
ANNALES

soit à la Renaissance, soit au Baroque, ils en font un art de cuistres de cabinet,


sans contact avec les forces vives du temps.
L'ambiguïté fondamentale tient du fait qu'à ce propos, — et
particulièrement en architecture, — la comparaison ne se fait pas entre deux termes,
comme il convient : l'alternative Baroque ou Classique fournit une antithèse
facile où invention et imagination, pittoresque et mouvement balancent
ordre et raison, froideur et immobilité. Trois tendances fondamentales ont
cependant existé, dans tous les domaines : baroque, académique (qui, en
architecture, donne naissance au palladianisme et finalement au
néo-classicisme) et classique qui se définit autant par opposition à l'Académisme
qu'au Baroque. Or, tandis qu'en définitive ces deux tendances constituent
des branches dérivées du tronc commun de la Renaissance, le courant
classique, lui, est le plus profondément enraciné dans les développements
originaux de ce temps. C'est la raison pour laquelle il est le plus difficile à
définir : les ressemblances se remarquent le plus aisément. Découvrir, à
travers un long espace de temps, le déroulement et le renouvellement
régulier de formes stables de l'art ou de la littérature (autant que de la politique
ou de la philosophie) paraît satisfaisant. Mais il est plus difficile de saisir
dans leur esprit des éléments de cohésion antérieurement absents de l'œuvre
commune des générations.
Notre dessein n'est donc pas d'opposer Classique et Baroque à travers
une critique ou une apologie comparative de valeurs absolues, mais de
réintroduire dans une perspective historique une appréciation objective
de la civilisation classique jamais étudiée encore comme une de ces formes
de vie éphémère liées à des modes périssables de pensée, — en quoi consistent
les civilisations. Le Classicisme européen ne constitue-t-il pas cependant,
comme la Renaissance, — et beaucoup plus que le Baroque et l'Académisme,
— un des moments de l'histoire ?
Ce n'est donc pas en nous plaçant comme nos prédécesseurs sur un
terrain d'appréciation comparative des valeurs que nous aborderons l'étude
du fait classique. Le goût, en dernière analyse, demeure matière à
appréciation subjective. La faiblesse de la position traditionnelle vient encore
de ce que le Classicisme a toujours été principalement considéré jusqu'ici
comme un phénomène littéraire et artistique ; des travaux récents nous
montrent la possibilité de renouveler nos jugements sur la place tenue par
la civilisation classique dans l'histoire, grâce à un élargissement de notre
information et par la confrontation des œuvres de l'esprit avec les conditions
sociales et économiques du temps. Depuis plus d'un siècle, l'histoire encore
trop proche du xvne siècle a été surtout envisagée sous l'angle des
préoccupations du moment, en isolant le développement des arts et des lettres de
tout contexte plus général, en fonction des problèmes esthétiques et
religieux qui divisaient encore les contemporains. L'étude du xvne siècle est
en retard, dans bien des domaines, sur d'autres époques. Des travaux
considérables ont été consacrés, par exemple, à la structure économique et sociale

212
BAROQUE ET CLASSIQUE

du moyen âge ou de la Renaissance. Sans nul doute, notre conception des


activités culturelles et spirituelles de ces deux périodes s'en est trouvée
modifiée. Aucun rapport n'a encore été largement établi entre l'histoire
des xvne et xvme siècles et les grands faits de la culture artistique et
littéraire classique.
Récemment, les travaux éminents d'un savant, cependant plein de
respect pour les croyances et les Eglises, M. John U. Nef, de l'Université de
Chicago, ont abouti à la publication d'un livre : La Naissance de la Civilisation
industrielle et le Monde contemporain 4 Je ne suis pas pleinement d'accord
avec les thèses de ce livre. Je ne crois pas, en particulier, que la fin du
xvie siècle ait vu réellement se manifester les prodromes de notre civilisation
industrielle ; je me méfie d'une tentative pour faire remonter dans le temps
le point de départ du machinisme et de la mécanisation (comme jadis le
point de départ de la Renaissance, au xne siècle). Il me paraît, toutefois,
que l'auteur a attiré justement notre attention sur un certain nombre de
faits qui modifient entièrement notre conception traditionnelle de la
place occupée par le xvne siècle dans le développement de la civilisation
moderne.
M. Nef a bien mis en relief le caractère révolutionnaire de cette période
qui s'étend entre 1580 et 1660 et où certains ne voient que l'épanouissement
du Baroque et de la culture romaine. Révolutionnaire, non seulement au sens
politique du mot et dans cette Angleterre (qui, comme la Révolution
française a fini par tuer son roi, sans, d'ailleurs, tuer avec lui la royauté) mais
dans l'Europe entière. Il s'est produit en Europe après 1585 quelques
événements décisifs, dont les incidences immédiates sur le développement de
la civilisation ne peuvent être discutées : la perte par l'Espagne de sa
puissance financière entraînant son déclin irrémédiable (elle passe en quatre-
vingts ans de 9 à 6 millions d'habitants et perd sa place de grande puissance)
et l'essor de la Hollande et de l'Angleterre. De même, la conversion de la
civilisation anglaise vers la même époque : la bière, la pêche et le tabac y
deviennent, à la place de la laine, du sel et du vin, les objets principaux du
commerce, transforment les conditions générales de l'existence et déplacent
les centres d'intérêt du royaume. Ou encore la laïcisation des biens d'Eglise
en Angleterre au xvie siècle, créant pour le roi et pour la nation anglaise
une situation, très différente de celle de la France, et qui n'a pas peu
contribué à l'essor économique du pays. Je suis moins convaincu de la réalité du
passage en Angleterre d'une économie qualitative à une économie
quantitative, préfigurant la nôtre, et conséquence des déboisements et du
développement de l'industrie extractive de la houille, — du moins en ce qui
concerne l'immédiat. La civilisation anglaise du xvne siècle demeure une
civilisation de type moderne, voire par certains aspects traditionnel, et non
contemporain. Mieux vaut insister avec M. Nef, sur ce fait paradoxal : le
1. J. U. Nef, La naissance de la Civilisation industrielle et le monde contemporain,
Paris, Armand Colin, 1954.

213
ANNALES

développement de la civilisation moderne a été finalement parallèle en


Angleterre, en France, en Hollande, bien que ces deux derniers pays n'aient
connu ni la sécularisation ni le déboisement dans la même mesure que le
premier. Alors que la France a vu pulluler au xvne siècle les ordres religieux
et que ces ordres ont beaucoup construit, c'est dans ce pays que le
Classicisme s'est le plus durablement développé : comme M. Nef le souligne
lui-même fortement, nul ne saurait subordonner d'une manière simpliste
le développement des faits culturels aux faits économiques, et la découverte
des raisons dernières suivant lesquelles une certaine forme de civilisation
a triomphé au xvne siècle en Europe demeure encore un domaine de
discussion et d'hypothèses. Retenons, toutefois, la réalité des immenses
bouleversements qui, dans tous les pays, ont modifié alors les formes de vie en
même temps que les formes d'activité des nations. La notion d'époque
révolutionnaire s'impose, élargie à bien d'autres domaines : les institutions,
l'équilibre social des nations. Et dans le domaine intellectuel, le
développement du Classicisme apparaît comme le fait révolutionnaire et créateur,
bien plus que les développements du Baroque à l'échelle intercontinentale :
car dans ce dernier cas, il s'agit seulement de l'extension d'une certaine
culture et dans l'autre, de la définition d'une nouvelle conception des rapports
de l'homme et du monde. Le Classicisme ert autre chose qu'une sorte de
résistance au Baroque ou une solution nouvelle donnée à un problème de
montage d'éléments empruntés à un répertoire traditionnel de formes et
de sentiments.
Laissons donc M. Nef soutenir que le xvne siècle voit l'essor de la future
civilisation industrielle qui ne s'accomplit qu'au xixe et au xxe siècle ;
plaçons-nous dans la perspective directe du xvue siècle lui-même, et de son
successeur le xvine. Une véritable époque de la civilisation existe alors,
qui n'est pas la simple antichambre de la civilisation actuelle.
Nous dirons donc : vers 1580-1600, révolution économique, plutôt que
révolution industrielle, puis révolution scientifique marquant, une génération
plus tard, le développement de la civilisation classique : entre 1600 et 1650
un groupe, au demeurant très restreint, d'hommes de génie fonde sur des
bases objectives cette nouvelle forme de la conscience humaine, qui constitue
principalement le Classicisme.
Gilbert et Harvey, Kepler et Galilée, Desargues, Fermat et Descartes
sont les génies qui procurent à la spéculation philosophique un terrain de
certitude lorsqu'ils justifient l'esprit humain à pénétrer dans les vastes
domaines de la biologie, de la cosmographie, de la physique, les ressorts de
la nature, au lieu de chercher à pénétrer les secrets d'une psychologie divine.
L'univers ne sera désormais plus considéré comme esprit, verbe, mais comme
nature, matière. C'est apparemment la plus grande transformation mentale
survenue dans l'histoire depuis le christianisme.
Les beaux travaux de M. Koyré ont permis d'introduire plus de clarté
dans l'analyse de ces progrès intellectuels réalisés vers la fin du xvie siècle

214
BAROQUE ET CLASSIQUE

et au début du xviie, en Europe *. L'inventaire chronologique des découvertes


ou des inventions humaines compte peu tel que l'a tenté, un peu naïvement,
voici un quart de siècle, M. Lewis Mumford, auteur d'un livre célèbre sur
les origines de la civilisation industrielle, qui, comme celui de M. Nef, ramène
trop l'étude du passé à une explication du présent. On doit, au contraire,
montrer comment toute une série de recherches qui s'insèrent dans une série
de techniques intellectuelles précises, mathématiques ou physiques, révèlent
à un moment donné l'existence d'une nouvelle logique fondée sur une
nouvelle appréciation globale des relations de l'homme avec l'univers. Les
découvertes de la biologie, de la cosmographie ne sont pas le simple redressement
d'opinions moins attentivement fondées dans le réel perçu, mais une
transformation de la méthode suivant laquelle l'homme interprète les phénomènes
pour les intégrer dans des systèmes de signitication. Pour tout dire, l'essor
pris depuis plusieurs générations par la pensée romantique, intuitive, marque
un retour aux attitudes intellectuelles antérieures au Classicisme, et explique
le succès foudroyant de cette réhabilitation du Baroque dans le domaine des
arts et de la littérature qui a marqué les premières décades de notre siècle.
Cette attitude nous a masqué la réalité et la forme propre de ce que fut la
formation de la pensée classique.
Soyons attentifs d'autre part dans notre dessein à ce fait : les innombrables
théories qui attribuent aux différents langages, — artistiques,
mathématiques, littéraires, scientifiques, musicaux, — une valeur symbolique, sont
des hypothèses ; elles ne constituent pas non plus une vérité scientifiquement
établie. Toute société crée assurément des objets, des actions d'un caractère
matériel tout à fait positif : outils, langages, œuvres d'art sont plus que des
symboles. L'homme fabrique les objets de son entourage, et tout milieu
humain est un milieu construit, agencé. Les sociétés créent, elles ne reçoivent
pas du dehors les objets figuratifs ou non, qu'elles utilisent pour représenter
et imposer des valeurs. Entre la nature et l'homme existe un niveau de réalité
intermédiaire, — les objets de civilisation, — qui participe, à la fois, des
lois de la nature et des formes humaines de la compréhension.
Les progrès faits récemment dans l'analyse des grandes découvertes
scientifiques de la fin du xvie siècle et du début du xvne ont ainsi abouti
logiquement à nous prouver l'existence non pas d'une seule mais de plusieurs
formes de la pensée moderne en gestation ; ce qui a fait la variété et la richesse
d'une époque, qui garde cependant son originalité supérieure. Car les
différents systèmes d'explication qui s'affrontent possèdent tous en commun
ce même désir : déterminer sur des bases expérimentales et rationnelles les
termes de la relation homme-univers, et non plus homme-Dieu. Ne cherchons
pas au début de la période classique la meilleure solution, mais, incarnée
dans des systèmes souvent opposés, la commune volonté de confronter les
ordres de l'homme, de la nature et de Dieu.
1. A. Koyré, Etudes galiléennes, Paris, Hermann, 1939 ; « Galileo and Plato », Journal
of the history of ideas, New York, 1943.

215
ANNALES

Ainsi, vers le milieu du xvue siècle, trois grandes attitudes scientifiques


et psychologiques semblent vivantes. L'une fondée sur l'expérience, conduit
au développement des sciences expérimentales ; retour d'Archimède contre
Aristote, elle postule la possibilité de découvrir les lois de l'univers physique
à travers l'analyse des données des sens et de la perception, elle mène à
Locke, Newton et Rousseau. La seconde, fondée sur l'hypothèse d'une
identité entre la raison et la structure de l'univers, conduit au développement
des sciences mathématiques, à Descartes et à Diderot. De l'une à l'autre,
un fossé : toute la différence qui sépare la foi dans l'absolu et la foi dans le
contingent. Mais elles admettent également un synchronisme entre le
développement de la pensée et l'ordre vivant du monde. Une troisième attitude
conduira au contraire un jour à la pensée dialectique : elle met en doute
l'identité absolue de l'ordre humain et de l'ordre naturel, de l'ordre humain et de
l'ordre divin ; avec Pascal, Kant et Gœthe, elle insiste sur le caractère
hypothétique de l'identité de l'homme et de la nature (le pari, les catégories de
l'esprit). Entre ces trois attitudes, bien entendu, une gamme infinie de jeux,
de combinaisons a été possible : Pascal est, à la fois, expérimentateur,
géomètre et philosophe *.
La civilisation classique ne i epose pas sur l'adoption d'une solution plus ou
moins généralement acceptée par des cercles étendus de la société; elle est une
époque de la pensée humaine parce qu'elle est ouverte, conjecturale, parce
qu'elle demande aux individus, non pas un acte de foi, mais une participation
active de l'intelligence ou de la sensibilité à l'édification d'une œuvre commune.
Par suite, la définition de la civilisation classique n'est pas à rechercher
dans la répétition de certaines formes données d'activité ou de culture. Les
récentes études faites à partir de l'histoire des sciences, de l'économie ou de
la pensée philosophique exigent d'être complétées par de nombreux travaux
relatifs aux autres formes de la civilisation intellectuelle. La littérature
et l'art doivent être pris en considération, certains problèmes revisés, dans
l'esprit qui vient d'être défini. Ainsi la signification de Versailles. Il n'est

Planche I. — Baroque austère : Rome, Palais Montecitorio, par Bernin,


1650. (Phot. Alinari-Giraudon. )
Baroque fleuri : Rome, Sainte- Agnès, par Borromini, 1657. (Phot. Alinari-
Giraudon.)
Planche II. — Le Versailles des Fêtes et des Plaisirs : le Bosquet de ГАгс-
de-Triomphe en 1668, par Cotelle. (Phot. Giraudon. )
Planche III. — Le Versailles résidentiel : la construction du Palais de
Mansart en 1684, par J.-B. Martin. (Phot. Giraudon.)
Planche IV. — La monumentalitě classique : Versailles, l'Orangerie et
le Château, par Mansart, 1684-1686. (Phot. Viollet.)

1. L. Goldmann, Le Dieu caché, Etude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal
et dans le théâtre de Racine, Pans, N.R.F., 1955 ; — P. Bektichou, Morales du Grand
Sièele, Paris, N.R.F., 1948.

216
Illustration non autorisée à la diffusion
... _♦» «

Illustration non autorisée à la diffusion


Illustration non autorisée à la diffusion

ля,:т^
/ i

•.«î-да
Ť. U*

Illustration non autorisée à la diffusion


BAROQUE ET CLASSIQUE

pas sûr que la création de ce domaine prouve le triomphe de Louis XIV


sur le plan intellectuel, à sa cour même. Versailles est témoin des résistances
au roi comme de ses triomphes, témoignage lié à l'essor du milieu artisanal
urbain et bourgeois de la capitale. De même la conception du théâtre et de
la fête au xvne et au xvine siècle doit être reconsidérée : le théâtre
psychologique s'oppose à la tradition du spectacle de la Renaissance vivante
cependant, — avec ses traditions médiévales incluses, — jusqu'à la Révolution.
Nous sommes au début d'une enquête qui, normalement, doit nous amener
"
à repenser les siècles classiques dans une perspective historique, ni en
fonction d'une participation affective aux seuls grands problèmes idéologiques
du temps, ni en fonction d'un rattachement du passé à notre propre époque.

III

Affirmons donc l'existence de trois grands courants qui traversent les


xvne et xvine siècles, — Classique, Baroque et Académique, — sans nous
dissimuler que ces définitions sont plus ou moins scholastiques : il n'est pas
question un seul moment de penser que trois sociétés closes se sont
parallèlement développées en conflit les unes avec les autres. Mais Baroque, Classique et
Académisme correspondent à des formes de pensée réelles et typiques durant
un assez long laps de temps dans l'histoire. Le découpage n'est pas
arbitraire. Ce n'est pas un jeu de l'esprit qui nous permet de définir, pour une
époque donnée, un nombre lirrité d'attitudes fondamentales de l'esprit
entraînant un comportement général cohérent. Définissant le Baroque ou
le Classique, nous déterminons des réalités historiques non seulement a
posteriori pour les commodités de l'exposé, mais dans le réel d'un passé dont
nous nous efforçons de reconstituer l'atmosphère. Derrière nos catégories,
ces milieux furent un jour vivants.
Si réelles et si tranchées qu'aient été certaines attitudes intellectuelles,
— avec toutes leurs conséquences morales, économiques, sociales pour les
groupes et pour les individus, — les différentes sociétés du passé n'en ont
pas moins vécu en interférence entre elles. De même qu'aujourd'hui, autour
de nous, plusieurs types d'hommes vivent dont le comportement est influencé
par un attachement, sentimental ou matériel, à des systèmes de valeurs
profondément opposés ; des hommes dépendant des civilisations
traditionnelles et d'autres qui préfigurent des formes de vie futures, utilisant des
modes de raisonnement dont l'avenir seul accréditera la validité pratique
et théorique plus ou moins universelle.
Nous admettrons donc, à la fois, la réalité de certains types de
comportement humain qui correspondent à une limite, — à laquelle nous donnons
précisément les noms de Baroque, de Classique ou d'Académisme, — et la
concomitance de ces différents types dans une époque donnée. Les
individus qui répondent entièrement à la définition de l'un de ces types-limites

217
ANNALES

sont rares. L'histoire ne se fait pas en isolant les seuls génies, même s'il est
vrai qu'ils informent finalement leur époque et l'avenir. Notre but n'est donc
pas seulement de décrire quelques modes de comportement caractéristiques
des formes les plus hautes de la civilisation, mais de montrer comment ces
quelques types ont pu se manifester dans des faits complexes de culture,
qui constituent, en dernière analyse, l'histoire d'une époque quelle qu'elle
soit. Car le but de l'historien des civilisations est double : dégager des types
génériques en très petit nombre et montrer comment ils s'incarnent en
interférant dans des groupes humains plus ou moins homogènes.
Une rigueur logique est légitime dans toute tentative de définir l'un de
ces types d'hommes représentatifs d'une des formes de vie majeures de
l'histoire ; les nuances sont tout autant nécessaires dans la description des
milieux humains qui ont constitué la matière vivante du passé. Non
seulement il n'y a pas, dans les Temps Modernes, deux âges, baroque et classique,
qui se succèdent, mais dans chaque nation, dans chaque classe sociale à
l'intérieur de ces nations, dans chaque corporation, dans chaque demeure,
des sortes de vie ont existé où les grandes formes de la civilisation se sont
interpénétrées. Plutôt que d'âges successifs, — baroque, classique,
académique, — parlons de niveaux de vie et de culture qui coexistent dans le temps :
ainsi, lors de la Fête des Plaisirs de Г Isle enchantée de Versailles, en 1664,
où des formes de spectacle médiévales, renaissantes et classiques ont alterné
à chaque instant. Une société qui, brusquement, se ferait toute baroque
ou toute classique est impensable ; elle serait en rupture, à la fois, avec le
passé et l'avenir, avec son entourage et sa genèse. La réalisation des types
idéologiques dans l'histoire implique le compromis, car toute recherche
d'absolutisme aboutit à l'échec. La civilisation de Versailles est, à la fois, palla-
dienne et académique, baroque et classique *. Molière y pénètre, imposé
par le Roi avant sa « conversion », mais il ne l'informe pas entièrement, même
dans sa conception du spectacle. Les types absolus de civilisation s'incarnent
plus aisément dans des hommes et dans des œuvres que dans des sociétés.
La Rome du Bernin, elle-même, oscille entre le baroque et l'académisme, à
l'exclusion du seul classique.
D'autre part, dans ce xvne siècle, Baroque et Classique, ces deux
conceptions du monde ne se trouvent pas saisies au même moment de leur
développement. Les manifestations du Baroque correspondent au déploiement d'un
style dans des milieux unitaires, celles du Classique apparaissent dans des
groupes humains troublés par des transformations économiques et politiques
(Angleterre, Hollande, France), tandis que l'Académisme se développe là
où le durcissement général de la société limite l'esprit d'indépendance.
Enfin les différentes formes majeures de la civilisation des Temps
Modernes se manifestent à travers des modes d'activité distincts. Le Baroque
est une civilisation d'ateliers, de métiers non pas seulement artisanaux, mais

1. P. Francastel, « Versailles et l'architecture urbaine au xvii6 siècle », Annales,


1955, n° 4.

218
BAROQUE ET CLASSIQUE

corporatifs : des stucateurs et des huchiers italiens, circulant dans l'univers,


le répandent. Des ateliers sont transportés au complet de Rome ou de la
Lombardie, de Seville ou de Valladolid à Wilno, à Breslau, au Brésil.
L'identité entre les œuvres est telle, qu'il est impossible de distinguer à première
vue entre elles. D'autre part, un rôle essentiel est joué par les ateliers
d'estampes. Non seulement quelques centres, comme Rome, Anvers, distribuent
dans le monde entier une imagerie pieuse absolument orthodoxe, mais encore
des cahiers de modèles permettent aux exécutants de décorer un édifice
d'une manière identique au Pérou et en Scandinavie. Le Baroque apparaît
ainsi comme un style lié à un domaine fermé où circulent idées, formes et
règles d'action et de foi imperatives. Là où la pénétration des Jésuites et
des ordres religieux contrôlés par Rome ou la Maison d'Espagne s'arrête,
le Baroque recule. Il est absent d'Angleterre et de Hollande. C'est dans ce
domaine que la distinction faite entre Baroque et Académisme apporte
une solution satisfaisante à bien des difficultés anciennes. Un pays comme
l'Angleterre rejette le Baroque romain, mais se rallie tardivement, aux xvne
et xvine siècles, à la Renaissance.
Si le Baroque est, pour l'essentiel, un art d'artisans pratiquant des
techniques et un style fixes, le Classique, lui aussi art d'artisans, se développe
dans de tout autres conditions. Tandis que l'artisanat baroque
rigoureusement conservateur de techniques, de matières et de formes varie seulement
les combinaisons d'assemblage, l'artisanat classique est moderne. Il se lie
en France à l'essor des manufactures ; s'efforce surtout de satisfaire, dans
une société en pleine crise de croissance, à des besoins qui peuvent être
appelés les caprices de la mode. M. Tapie Га très bien montré dernièrement :
le Baroque est d'autre part l'art des pays catholiques et des Monarchies
absolues, mais surtout l'art des pays de grande propriété terrienne où les
paysans sont fidèles aux fastes traditionnels des pompes liturgiques et les
aristocrates attachés à l'éclat non moins traditionnel de leur rang. Art de la
terre et du château, art qui traduit déjà, dans ce siècle, le passage des formes
de la civilisation renaissante au niveau d'une civilisation traditionnelle.
Au contraire le Classique est l'art des villes en voie de développement et de
transformation rapide. L'écart est plus grand entre le Paris de 1700 et celui
de 1580 qu'entre le Paris de 1580 et celui de 1400. Dans ces dernières années,
la primauté de l'urbanisme parisien a été reconnue surtout dans le domaine
des grandes compositions monumentales. La création urbaine à un niveau
plus modeste mérite plus d'attention. Mais le Paris des beaux quartiers
n'est plus comme Prague, Varsovie ou Vienne une agglomération de domaines
fonciers ; les possesseurs de terre sont ici non des nobles d'origine mais des
financiers. Ces financiers ne cherchent pas à maintenir les formes de la vie
noble traditionnelle, mais à définir des formes de vie sociale qui deviendront
peu à peu au xvine et au xixe siècle la forme-type de la vie en société
dans le monde entier. Tandis que l'Angleterre voit également la montée
d'une société de finance, — qui se satisfait d'une initiation à la Renaissance

219
ANNALES

(si longtemps fruit défendu outre-Manche) et qui, finalement, emprunte à


la France, principalement par la Hollande (le style Marot), son style moderne,
à la fin du xvne siècle, — la France, elle, voit se transformer, jour après
jour, les métiers et se préciser un type de bourgeoisie moyenne et vraiment
urbaine. Le whig enrichi se fait propriétaire terrien et reste un seigneur
jusqu'à la fin du xvine siècle. En France, entre noblesse, finance et
bourgeoisie urbaine se constitue non pas une classe sociale dominante, mais le
milieu ouvert et mobile qui nourrit, dans tous les domaines, le Classicisme. Il
est incontestable qu'un grand nombre des génies qui ont nourri l'idée classique
de l'humanisme rationaliste, aux xvne et xvine siècles, ont vécu hors de
la France ; mais c'est en France que l'idée nouvelle a engendré une société
révolutionnaire comme l'idéal qui l'a formé. La réaction anti-française du
XIXe siècle a englobé le Classicisme dans un injuste discrédit. A nous d'en
montrer les origines, la signification européenne et comment il a pénétré,
avec le Baroque, toutes les civilisations des Temps Modernes.
Avec un certain décalage, l'essor de l'art et de la civilisation classiques
n'a pas été moindre que celui du Baroque : nous vivons encore, fils souvent
ingrats, dans les limites du monde classique. Par opposition à l'univers de
l'absolu, c'est le monde du possible et du social, du conflit et du compromis,
où l'homme s'efforce de faire pénétrer dans la nature le plus de raison humaine
possible ; ce monde cède actuellement devant le déchaînement de nouvelles
forces découvertes dans la nature. Au moment où il devient histoire, il est
bien légitime de rechercher quels furent ses ressorts idéologiques, ses
fondements sociaux, ses aspirations et ses limites.
Une recherche qui se donnerait pour objet de retracer les cheminements
d'un Classicisme théoriquement défini, à travers le monde, serait vouée à
l'arbitraire : les travaux qui nous permettront de mieux comprendre quelles
furent les zones d'action réciproques du Baroque et du Classique dans
l'univers et dans les différentes sociétés humaines constituées pendant plusieurs
siècles à des échelles toutes nationales, nous demanderont des attitudes plus
nuancées : définir le Classique et le Baroque dans leur développement avec
plus de précision qu'il n'a été fait jusqu'ici (le problème des origines
espagnoles du Baroque, par exemple, n'a jamais été vraiment posé г ;
simultanément, décrire les types de société qui ont existé en réalité, compromis
entre les forces nouvelles de la pensée humaine et les traditions. De telles
études nous donneront une compréhension plus souple de l'histoire.
Si, dans le domaine d'une définition plus souple du Baroque et du
Classique, de grands progrès ont été faits au cours de ces dernières années,
tout reste à entreprendre pour déterminer avec quelque précision les formes
et le degré de pénétration de ces grands courants dans la société moderne.
De récents Congrès l'ont montré : des historiens venus de points très diffé-

1. B. Croce, La Spagna nélla vita italiana durante la Rinascenza, Bari, Laterza, 1917 ; et
Storia dell'età barocca in Italia, Bari, 1929, a touché ce problème mais la question est à
reprendre d'ensemble et à partir des faits artistiques d'abord.

220
BAROQUE ET CLASSIQUE

rents de l'horizon, et par leur formation scientifique et par leurs convictions


profondes, peuvent se rencontrer pour approfondir la notion du Baroque,
envisagé comme une certaine conduite de l'esprit г. Des recherches du même
ordre pourraient certainement enrichir et préciser notre conception du
Classique. Mais enrichir un jeu d'antithèses, filer avec de plus en plus
d'ingéniosité la comparaison désormais classique de deux formes d'art et de
pensée ne peut suffire. Arts de la recherche spéculative ou de la divulgation
oratoire, dialectique de la persuasion ou dialectique du réel et de
l'imaginaire, nous développons sur le Baroque et le Classique la position wôlfflin-
nienne et nous spéculons vraiment sur des concepts en dehors de l'histoire ;
il convient de dépasser cette attitude, d'analyser non plus des concepts
préalablement isolés, mais des phénomènes complexes de culture. Savoir, par
exemple, pourquoi la Hollande, tournée vers la mer, vers le commerce et
vers l'action a soudain développé un art réaliste qui, de la nature morte au
portrait individuel et collectif, nous a offert le miroir de sa société en plein
essor ; pourquoi dans ce milieu en pleine euphorie d'affaires et de politique,
un artiste comme Rembrandt et un penseur comme Spinoza se sont vus
exclus de la cité ; l'un, cherchant l'échappée mystique et se rattachant d'abord
à des courants internationaux tout proches du Baroque pour créer ensuite,
au contraire, dans l'isolement, un art de pure peinture indépendant de son
entourage ; l'autre, pourchassé pour avoir mis en péril par trop de rigueur
logique, l'ordre empirique de la société. La Hollande du xvne siècle, qui a
séparé réalisme et Classicisme a vu, du reste, son art brusquement
immobilisé quand la société s'est elle-même stratifiée dans un conformisme
bourgeois. De même, l'étude des équilibres sociaux en France, en Angleterre, en
Espagne, en Italie sera améliorée par l'utilisation méthodique des faits de
culture interprétés dans cette nouvelle perspective : reconnaissance de
quelques grands courants de pensée qui commandent simultanément des
formes d'activité aussi variées que les sciences, l'art et la littérature et qui
progressent ou reculent selon leur degré d'engagement dans des conditions
humaines et sociales en perpétuel devenir. Sans aller jusqu'à prétendre qu'un
système comme la « vision du monde », chère à Lukacs, qui ramène les grands
courants de la pensée à des concepts corrélatifs à la situation économique de
certaines classes sociales, fournit un levier d'examen sûr et fécond 2. Les
niveaux de civilisation où naissent et se développent les grandes formes de
la pensée moderne ne correspondent nullement à un découpage social calqué
sur la distinction actuelle des classes. Bien au contraire, des hommes jouent
un rôle capital dans la formation du classicisme européen au xvne siècle,

1. Le Centro Internazionale di Studi umanistici de l'Université de Rome a organisé


IIe Congrès
déjà plusieurs
Cristianesimo
Congrès dont
e ragion
les Actes
di Stato,
ont été
Rome,
publiés
Bocca,
sous1955,
la direction
où se trouve
d'E. Castelli
le texte de:
V. Tapie : « Le Baroque et la société de l'Europe moderne ». Cf. aussi : Testi umanistici
su la retorica, Rome, 1953.
2. Je m'oppose en particulier entièrement sur ce point aux thèses de L. Goldmann,
malgré la très haute valeur documentaire et critique de son récent ouvrage.

221
ANNALES

qui sortent de cercles aussi différents que Galilée, Descartes, Louis XIV,
Colbert et Bayle.
Sans préjuger de tous les résultats possibles d'une enquête à ses débuts,
suggérons ceci : tandis que le Baroque donne vie à des schemes formels
immuables, le Classique crée des systèmes inédits de signification; art de
développement en série et de propagande d'une part, art fonctionnel issu
d'une société qui révise ses valeurs et ses modes d'action collective sur
l'univers, d'autre part ; suggérons aussi que le Classicisme, forme révolutionnaire
de la pensée moderne au xvne siècle, se développe dans tous les pays où
existe un état de mobilité sociale, que le Baroque au contraire se développe
dans les pays et dans les milieux sociaux où règne un état de stabilité et
surtout d'unité sociale. Quant à l'Académisme, il fleurit partout où, après un
bouleversement superficiel qui a rendu possible le maintien de la piété
traditionnelle, une société revient à l'immobilité. Ce qui est encore
reconnaître la force explosive du courant classique qui, après deux longs siècles
de résistances et de conflits, a entraîné finalement la révolution industrielle
et la crise de l'esprit que nous vivons actuellement ; et qui marque, avec le
terme d'une période, le point de départ de nouveaux systèmes d'action et
d'expression pour les sociétés humaines 1.
Pierre Francastel.

Le XVIIe 1. Organisée
siècle européen
à Rome asous
prétendu,
l'égideaudumois
Conseil
de mars
de l'Europe,
dernier, identifier
une Exposition
avec l'art
intitulée
baroque:
la culture internationale de ce temps. Mal conçue et plus mal encore réalisée, cette
manifestation a fait, au contraire, ressortir les limites étroites du courant baroque dans le domaine
des arts figuratifs. La tentative vaut ce que vaudrait une présentation de l'art du xxe siècle
limitée aux Salons traditionnels. Elle fait ressortir l'urgence d'une étude sérieuse du
problème. Il n'y a pas d'unité rigide dans la pensée du xvne siècle, on ne peut en faire le siècle
de l'angoisse, du déclin, du doute, de l'aspiration mystique à l'inconnaissable qu'en le
mutilant grossièrement. Le découpage de l'histoire en compartiments déduits de la
reconnaissance de soi-disant moments stylistiques est un des dangers de notre temps.

222

You might also like