You are on page 1of 4

00 Revue JFP n°14 9/11/05 17:42 Page 26

L’adolescent : infans

L’adolescent :
infans
Jean Bergès*

J
e me suis demandé comment aborder cette La première se rapporte à ce qui la langue parlée ou écrite, presque
question de l’adolescence, et j’ai pensé que se passe avec la parole et le langage repassé, presque amidonné.
c’était peut-être le mot d’infans qui convenait le quand un enfant vient au monde. Je vais vous donner un
mieux, à mon sens, de deux manières : Puisque l’adolescent, à cet égard, il est exemple clinique pour commencer
– parce qu’il y a « enfant »,
– parce qu’il y a « ça cause pas ».
infans. Quand il vient de naître, l’en-
fant est obligé de respirer, autrement il
Ce jeune sur ce point :
C’est un jeune homme que j’ai
Infans est celui qui ne cause pas, et, comme meurt, et il ne faut pas croire qu’il res- vu quand il était en sixième et que j’ai
vous savez, c’est en effet un des obstacles.
L’adolescence, c’est une classe, la classe des
pire de sa propre volonté, pas du tout.
C’est l’augmentation d’un gaz dans le homme revu de façon régulière en troisième,
quand il est rentré dans la classe des
adolescents, c’est-à-dire non pas le ramassis de tous sang qui vient déclencher la fonction adolescents pour un mutisme. À la
ceux qui s’appelleraient adolescents, mais plutôt la
classe qui se fait par l’exclusion de tous ceux qui
respiratoire qui fait qu’il crie et qu’il
respire. Autrement dit, ça ne dépend à la naissance troisième séance, après la reprise de
ses entretiens, il m’a dit: « Eh bien, je
n’ont pas ce caractère. Ce n’est donc pas un ramassis, pas de lui. Il est obligé de respirer, s’il commence à lire ! » Il était en troi-
ce sont des exclus qui constituent la classe. C’est sur veut mourir, il va falloir qu’il se sième. « Je commence à lire parce
la différence, ce n’est pas sur le trait commun. Parce bouche le nez et la bouche. Exactement ne va pas que personne ne me l’a demandé. »
que, de fait, il suffit d’en avoir côtoyé deux, pour de la même façon, quand il arrive au Voilà ! Parce que personne ne lui
s’apercevoir qu’ils ne se ressemblent guère, bien monde, que Ça lui plaise ou pas, ça avait demandé dans la classe où il
qu’ils puissent être habillés exactement de la même cause, ça cause autour de lui : ça parle se mettre était, il a commencé à lire avec plai-
façon, et que les problèmes que présentent les ado- comme ça a déjà parlé à son sujet, sir, d’un seul trait, un livre, comme il
lescents, par exemple du côté de la police, du côté de pourvu que ce soit une fille ou un gar- dit, pour la première fois de sa vie
la drogue, du côté de l’enseignement, ce sont des çon, pourvu qu’il ressemble à, pourvu à apprendre dans la découverte de ce plaisir, de
problèmes que peut parfaitement ne pas présenter qu’il n’ait pas le caractère exécrable de cet instrument de connaissance désor-
l’adolescent auquel vous avez affaire. Autrement dit, sa tante ou de son oncle, etc., pourvu mais désiré, adulé. C’est comme ça
il n’y a pas un fatum, qui viendrait s’abattre sur les
adolescents, et qui devrait se traduire obligatoirement
que ce ne soit pas une crapule comme
le tonton qui est en prison, etc.
à parler, que ça s’est présenté. On ne lui avait
pas demandé. C’est un point, je crois,
par des difficultés de comportement, d’identité. Non. Autrement dit, ce jeune homme à la qui a son importance. Non pas pour
Ce n’est pas sous cet angle-là, à mon avis, qu’on peut
attaquer, si je puis ainsi m’exprimer, I’adolescent ou
naissance ne va pas se mettre à
apprendre à parler, il est pris dans le
il est pris dire qu’il ne faut rien demander aux
adolescents mais pour dire que la
l’adolescente, comme si nous allions faire de l’eth- langage, il y est soumis. Je me permets demande, c’est un point particulier à
nographie ou même de la sociologie. Ce n’est pas du
tout sous cet angle-là que, quant à moi, je me permets
d’insister sur ce point parce que, en ce
qui concerne l’adolescent, il en est de
dans le l’adolescence ; la demande dans son
articulation au désir. Ce n’est pas la
de vous présenter les adolescents. même. Il s’en plaint souvent. C’est peine de faire de grandes théories, on
Je vous les présenterai de deux manières : exactement comme il a fallu, quand il
est entré au cours préparatoire, qu’il
langage, voit bien que lui-même, il en a une
théorisation: il se met à désirer lire
apprenne à lire et à écrire, c’est-à-dire parce qu’on ne le lui a pas demandé.
* Retranscription de la conférence de Jean Bergès, psy-
chiatre, psychanalyste, faite à Saint-Brieuc le 30 septembre
qu’il entre dans le langage écrit, de la
même façon qu’il était entré dans le
il y est soumis. Je crois que c’est commun, vous
entendez ça tous les jours, et pas sim-
2000 et communiquée par l’École de psychanalyse de langage oral, on ne lui a pas demandé plement pour la lecture, à propos du
Bretagne**. son avis non plus. Au moment de désir des adolescents. Alors comment
** L’intérêt de cette communication en fait excuser le style l’adolescence, c’est ce que j’appelle- est-ce que c’est arrivé ça, tout de
parlé. rais le « pli » qu’il a pris par rapport à même ? En classe, tous les élèves ont

26 n° 14
00 Revue JFP n°14 9/11/05 17:42 Page 27

L’adolescent : infans

analysé une page du courrier de l’UNESCO sur la lec- parlé de ce garçon tout à l’heure qui de la phrase, du mot dit par la mère, le
ture, sur ceux qui ne savaient pas lire, qui, après leurs tout d’un coup s’est dit : il faut que je père, la grand-mère, la nounou, c’est
études, devenaient des illettrés, il me dit, sans aucun lise. de cela qu’il va être question chez
humour, « des analphabètes techniques ». C’est ça le Le but de l’analyse, c’est de per- l’adolescent. C’est de ce deuil-là, du
terme qu’il a employé, c’est « technique » qui a été mettre à l’adolescent de lire et non pas deuil concernant l’image. Et de ce
déclenchant. Dans un deuxième temps, il aborde le de deviner ou de revivre. déficit, ou pas, de l’ordre symbolique
sujet suivant, celui de son père dont il se plaint essen- Le second point que je voudrais du langage, de la parole qui lui per-
tiellement le samedi. Son père, après le repas de midi, aborder du côté de l’infans, du côté de met d’être reconnu.
lui dit: «Maintenant tu vas travailler, fiston. » « Vous l’enfant, c’est celui du moment où
savez comment j’appelle ça, me dit-il, j’appelle ça l’enfant se reconnaît comme une unité Prenons le cas des enfants, des
boucher des trous. Au moment où moi-même je suis en découvrant son image dans le adolescents adoptés par exemple. Ils
décidé à aller travailler, il me dit : tu vas travailler. » miroir. Le bébé, vers 6 mois / un an, ne peuvent pas dire à leurs parents :
La confiscation du désir pour ce garçon, c’est « bou- quelquefois un peu après, reconnaît « Maintenant, c’est assez, puisque
cher les trous ». De sorte qu’il se lève en grognant dans le miroir l’autre : le papa, la c’est comme ça, je fous le camp. » Ils
pour marquer cette opposition entre sa décision maman, le grand-père, etc. Il se mani- ne peuvent pas dire ça. Parce que ça
implicite d’aller travailler et le bouche-trou. Il accuse
son père de ne rien comprendre, de n’être pas capable
feste quand il les voit apparaître dans le
miroir ; mais, lui-même, il faut attendre
Il ne s’agit pas leur est déjà arrivé. Parce que, juste-
ment, du côté du symbolique il n’y a
de se taire. Lui, après trois années de mutisme avec un temps plus ou moins long avant rien qui est venu raccrocher l’image
moi, lui qui a été capable de se taire. Vous voyez
l’identification à une forme spéciale de mutisme
qu’il se retrouve, qu’il se découvre,
qu’il découvre son image comme une
de remplacer au moment où elle disparaissait.
Quand je suis adolescent, qu’est-ce
parce que le père ne peut pas se taire. totalité dans le miroir. Lacan qui a que je dis d’autre en spécifiant : « Je
Pierre Malle, qui était un analyste de la société
psychanalytique de Paris, qui avait un service à
beaucoup insisté sur ce moment-là
signale que quand cette phase est arri-
une image prends la porte» sinon que « Je m’ef-
face », « On ne va plus me voir » et
Sainte-Anne et avec lequel je discutais souvent, avait vée, l’enfant se retourne vers celui qui « Je ne vais plus vous voir ».
une formule qui consistait à dire: à l’adolescence, on
reprend les cartes de la première année, ce sont les
le tient dans les bras (parce qu’il est
bien incapable de tenir tout seul) et le
par une autre, Autrement dit, je remets en jeu cette
question de l’abandon. En somme
mêmes, et on les distribue autrement. C’était comme prend à témoin de cette découverte. Je l’adolescent dit : « Je vous aban-
ça qu’il plaçait les choses sous un angle que j’appel-
lerais génétique. En somme, pour lui, les phases
crois que ce n’est pas la peine que j’in-
siste beaucoup pour dire que les ado-
de redistribuer donne. » Celui qui est adopté ne peut
pas le dire.
manquées du développement de l’enfant devaient lescents avec le miroir sont dans une Qu’est-ce qu’il se passe dans
être réparées, reprises au moment de l’adolescence et
c’était le bon moment. Je vous propose de prendre
problématique de cet ordre-là. C’est-à-
dire que l’autre, l’image de l’autre des images, la bouche de l’adolescent pour qu’il
parle comme il parle et pour qu’il
une formule qui s’écarte de ce dispositif qui pourtant (comme dit Rimbaud : « Je est un mange comme il mange ? Qu’est-ce
m’a longtemps séduit. Je vous propose de ne pas par-
ler de cartes à jouer mais plutôt des atouts. Ce ne sont
autre »), l’image de l’autre, ça les inté-
resse au plus haut point. Mais de même mais plutôt qui se passe dans ce trou du corps
qu’est la bouche par lequel va passer
pas des images, ce sont des inscriptions avec des que le bébé se retourne et prend à ce que Freud appelle la pulsion, tour-
lettres, des mots, des phrases qui restent inscrites et témoin la mère, le père, la nounou, de nant soit autour de l’objet de la parole
qui pour rester inscrites précisément mettent la Mère tout ce qu’il sait et vient de le repérer de retrouver – ça c’est le côté infans de la chose –
et ceux qui sont autour dans l’obligation de ne pas se dans le miroir, de même l’adolescent soit autour de l’objet de la nourriture
contenter des images. Ce ne sont pas les cartes qui demande implicitement le témoignage, – ce sont les questions de l’anorexie,
sont distribuées sur lesquelles je reconnais la dame l’avis mais surtout la confirmation. des de la boulimie.
de carreau ou l’as de pique. Ce n’est plus quelque Seulement, par cette confirmation qu’il Je vais d’abord simplement
chose de l’ordre de ce que je reconnais, c’est quelque demande aux autres d’une manière attirer votre attention sur le fait que
chose de l’ordre de ce qui est inscrit par la parole de implicite, ou qu’il trouve dans les inscriptions, cet endroit du corps est commun à ces
la mère. Par ce qui est dit. Vous voyez bien qu’il ne autres à travers toute la thématique des deux pulsions, « orale » et – celle que
s’agit pas de remplacer une image par une autre, de imitations, des identifications que vous Lacan en ce qui concerne la voix
redistribuer des images, mais plutôt de retrouver des
inscriptions, de revenir à ce qui a été dit et oublié.
connaissez aux artistes de cinéma, aux
chanteurs, rappeurs, toutes les ressem-
de revenir appelle – « invoquante ». Comme
vous le savez, les adolescents ne
C’est un peu ça finalement le centre de la découverte blances de ce style, il se met dans la disent rien, mais ils sont capables de
freudienne, c’est précisément ce que je ne sais pas, ce
qui a été refoulé, c’est cela que je vais apprendre
même condition que l’enfant qui prend
à témoin celui qui le porte. En même
à ce qui gueuler, de pousser des cris d’ani-
maux, des cris stridents, des hurle-
après coup, dans un deuxième temps. Il n’y a pas, temps qu’il se retourne, il perd son ments divers. Quand vous entendez
comme ça, une sorte de succession progressive de
stades, qui me permettrait d’arriver à un moment où
image et il perd l’image de sa mère ou
de cette personne qui le portait devant
a été dit des hurlements dans la rue, ce n’est
pas la peine de courir à la fenêtre pour
je saurais, où je deviendrais tout d’un coup opéra- le miroir. Vous voyez, en même temps aller voir ce qui se passe, c’est deux
tionnel, cognitivement satisfaisant. Non, cette ins-
cription, c’est une inscription que je ne sais pas. Que
qu’il découvre l’image et qu’il prend à
témoin de cette découverte, il la perd.
et oublié. ou trois gars qui sont en train d’exer-
cer leur pulsion invoquante, de faire
je ne sais pas parce qu’elle est refoulée. Mais il n’en C’est là qu’apparaît la sanction, « du pétard ». Exactement de la
reste pas moins qu’elle est inscrite, que, par consé- non pas de l’image, ni du miroir, mais même façon au moment de l’adoles-
quent, elle est un savoir, elle est un savoir qui n’a pas du symbolique, de la mère qui lui dit : cence, la bouche est débridée du côté
de sujet. Ce que je savais avant, je ne le sais pas. Et « Mais oui, c’est toi, c’est petit de l’objet aliment à n’importe quelle
le travail de l’analyste – et pas seulement de l’ana- Pierre. » C’est ça l’inscription, ça n’a vitesse, en buvant n’importe quoi, en
lyste – consiste précisément à permettre au sujet de rien à voir avec l’image. Parce que le faisant du bruit, en rotant, ou bien au
naître au savoir. Ce n’est plus un savoir qui n’a pas moment où l’image est perdue, où elle contraire en y touchant du bout des
de sujet, ça devient un sujet à qui vient émerger un s’efface, au moment où il la quitte, lèvres, du bout des yeux, dégoûté de
savoir déjà su. c’est précisément celui, si la dimension tout ce qui peut être un filament, un
En somme c’est ce point que je voudrais sou- du symbolique, de la parole, n’inter- tuyau, un petit vaisseau dans la cuisse
ligner avec vous : avec l’adolescent, il n’est pas ques- vient pas, non de la perte, mais le du poulet, un brin de salade un peu
tion de reconnaître, il n’est pas question de deviner, moment de l’abandon. Au moment noir, etc. La phobie s’attache à cet
de découvrir, de voir les signes, de regarder les même où il découvre son image, il la objet qui devient dégoûtant, écœu-
détails, il est question de lire, il faut apprendre à perd et sa mère l’abandonne. C’est ce rant, sexuel. Cette oralité, cette pul-
l’adolescent à lire. C’est pour cela que je vous ai deuil, accompagné ou pas accompagné sion invoquante ont ceci de particu-

n° 14 27
00 Revue JFP n°14 9/11/05 17:42 Page 28

L’adolescent : infans

lier de passer par le même trou du corps. mots qu’il emploie et les mots du père, il n’y a
L’adolescence a ceci de spécial qu’elle met l’enfant qu’une seule expérience qui rende cela possible :
devant le fait que ça devient de plus en plus difficile c’est que le père écoute. Je vous rapporterai une
de penser que l’on fait des enfants par la bouche. réflexion que m’avait faite un papa qui venait me
Ainsi sa théorie sexuelle infantile qui impliquait tous montrer son enfant de trois ans qui ne parlait pas. Je
les trous du corps que vous voudrez, et en particulier lui dis : « Mais enfin, vous lui parlez, vous lui expli-
la bouche, devient problématique. « Quand je suis à quez quand il fait des choses pour vous montrer,
la campagne, je couche avec ma grand-mère et au- etc.? » Il m’arrête et me dit : « Écoutez, Docteur, je
dessus du lit il y a la photo de mon grand-père qui est lui parlerai quand il me parlera. » Il y a des familles
mort. Je lutte pour dormir avant elle. Elle s’endort la où ça se passe comme ça ; il y a des thérapeutes, il y
première. Elle ronfle. Elle est là, la bouche ouverte. a des enseignants, qui attendent et lui parleront quand
Et je vois le grand-père en train de lui envoyer la l’adolescent leur parlera. Il y a beaucoup de pères de
semence dans la bouche et ça me dégoûte », me dit famille comme ça, et quand, par hasard, l’adolescent
un adolescent de 13 ans, livrant sa théorie sexuelle éructe quelques mots minables, avec une phrase
infantile. Alors cracher, vomir, gueuler, brailler, etc., même pas ébauchée, sur un ton lamentable et avec
a quelque chose à voir avec la mise au point de la quelques grossièretés, qu’est-ce que dit le père ?
théorie sexuelle infantile, une mise au point caricatu- « Tais-toi » ou bien : « Non mais, tu entends ce que
rale, comme tout ce qui se passe à l’adolescence, peu tu dis ? » Il faut que celui auquel l’adolescent vient
ragoûtante, difficile à aborder, faisant l’objet, en tout faire sa demande sache que c’est comme ça que ça se
cas, de ce qui fait que lorsqu’on interroge sur ce passe. Si lui-même n’est pas capable d’entendre jus-
sujet : « Je la ferme. » « Je la ferme » parce que si je qu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la fin, pendant trois
l’ouvrais, ça pourrait causer tout seul. Motus et ans quelquefois, ce n’est pas la peine qu’il com-
bouche cousue sur tout ça. Secret. Voilà, l’adolescent mence. C’est ce qui donne une couleur particulière au
est secret = l’adolescent ne veut pas faire état de sa transfert chez l’adolescent, au transfert de l’analyste
théorie sexuelle infantile. vis-à-vis des adolescents.
Parce que si vous lui demandez: « Enfin, quel C’est que :
est le secret ? » ll n’en sait rien. Qu’est-ce qu’il ne 1° Ce transfert est extrêmement fragile.
peut pas dire ? Il ne le sait pas. De sorte que lorsqu’un 2° Il est, si je puis dire, exigeant. C’est un
adolescent vient vous voir, il a beaucoup de difficul- transfert exigeant. Certains débattent : est-ce que
tés à articuler sa demande. Il a beaucoup de difficul- l’analyste doit garder le silence avec l’adolescent ? Il
tés à laisser sortir de sa bouche la formule qui lui per- n’est pas question de parler à sa place. Mais, comme
mettrait finalement de vous dire qu’il attend quelque Lacan nous l’apprend, ce qui se passe dans la parole
chose de vous. Cette demande est tout à fait particu- et le langage, c’est essentiellement que le message
lière, chez l’adolescent, en ce sens qu’elle va se faire nous revient de celui auquel il est adressé de façon
par la parole (en ouvrant la bouche) et qu’elle a tou- inversée. Ce n’est pas parce que je vais me mettre à
jours quelque chose à voir avec la théorie sexuelle la place de l’adolescent, qu’il va y avoir quelque
infantile (ayant aussi à voir avec la bouche). Quand message que ce soit. Il ne va rien se passer du tout.
cette demande arrive à être exprimée, quelquefois, Il est quand même opportun de se poser la
d’une manière complètement inaudible, vous com- question de savoir s’il n’y a pas des signifiants à
prenez bien que si cette demande se fait auprès de la envoyer, à prêter, à avancer vers l’adolescent. De
personne à laquelle on l’a adressée, c’est-à-dire, par quoi peut-on causer avec l’adolescent ? Si on ne reste
exemple, l’assistante sociale du CMPP, et que l’assis- pas dans une « thérapie de box », comme disait jus-
tante sociale lui dit : « Écoutez, mon vieux, nous tement Pierre Malle, c’est-à-dire en « la fermant ». Il
avons un rendez-vous dans un mois, vous viendrez y a deux points qui me paraissent intéressants, qui
voir Mme Untel qui est la psychologue et vous cause- sont les suivants :
rez de vos affaires » et que le mois d’après, la psy- 1° Il y a un signifiant qui commande, lequel
chologue dit : « Bon, il faut voir le docteur » et que est perdu, refoulé, écarté.
le docteur dit : « Justement, vous allez voir le théra- 2° Il y a le signifiant qui est celui de savoir : ce
peute qui est là-bas », c’est pas près de commencer. qu’il sait, ce qu’il ne sait pas. Le sujet, pour Lacan,
C’est-à-dire que ça a des effets. Ça doit avoir des est représenté par l’un de ses signifiants auprès de
effets dans la façon dont on suit ou dont on s’occupe l’autre signifiant. Autrement dit, la tâche de l’ana-
des adolescents. La demande de l’adolescent, ce n’est lyste consiste à fournir un de ces deux signifiants,
pas une partie de rugby dans laquelle on fait toujours dans l’espoir que puisse en apparaître un autre chez
la passe à l’arrière. La demande de l’adolescent, ça l’adolescent. C’est, à mon sens, ce qui permettrait
suppose de la part de celui qui la reçoit d’être res- d’expliquer en quoi c’est tellement difficile avec les
ponsable. C’est-à-dire d’être susceptible d’écouter ce adolescents de naviguer entre la position du Maître et
qu’on vous dit jusqu’au bout. Vous noterez que c’est la position du Père, c’est que le signifiant qui com-
précisément le litige qu’il y a entre l’enfant et sa mande chez l’adolescent, c’est la plupart du temps le
famille. C’est qu’on ne comprend pas ce qu’il dit, et signifiant de la mort, et ceci d’une manière peut-être
lui part du principe que ce n’est pas la peine de cau- différente de ce qu’elle était il y a cinquante ans.
ser puisqu’ils savent. Et le Père, le bouche-trou – En ce sens que le signifiant de la mort, il n’est
dont on parlait tout à l’heure –, le bouche-trou, pas d’usage de le produire dans le social, les enterre-
n’écoute rien. L’adolescent ne parle pas et le Père ments avec les chevaux, les corbillards, ne se voient
n’écoute rien. Je crois que c’est important de se plus. C’est la voiture banalisée qui, pratiquement,
rendre compte que les mots qui sortent de la bouche dépasse les autres au feu rouge, sous prétexte qu’elle
de l’adolescent sont dirigés vers le sommet de a une priorité, n’est-ce pas ? Les enterrements se font
l’Olympe où se tient le Père dans un nuage. à la sauvette. Il paraît qu’il ne faut pas traumatiser
L’expérience que doit faire l’adolescent – de l’enfant avec la mort du grand-père, il n’a pas l’âge.
même que l’enfant –, c’est que ce qu’il dit est de la On va lui dire qu’il est très malade, qu’il est en
même catégorie que les mots du Père – ce dont il voyage. Quelquefois, on n’en parle même pas. J’ai
n’est absolument pas persuadé. Pour qu’il puisse l’habitude de demander aux adolescents que je vois
acquérir une vague idée de cette congruence entre les ce qu’il en est de leurs grands-parents. La plupart du

28 n° 14
00 Revue JFP n°14 9/11/05 17:42 Page 29

L’adolescent : infans

temps, il en manque un. Alors, qu’est-ce que c’est représentations. « Bon, je me débrouille avec mes
que celui-là ? « Alors, le père de ton papa ? » – « Le images. » Mais quand l’adolescence arrive, c’est-à-
père de mon papa ? » – « Ben oui, ton papa, il a un dire que le Réel sexuel est là, l’imaginaire est
père et une mère » – « Ah ben oui, Mamie. » – dépassé, et c’est là ce que j’appellerais l’irruption,
« Mamie, c’est la dame, mais Mamie, elle ne t’a l’arrivée par la porte dérobée du père réel. C’est-à-
jamais parlé du papa de ton père ? Tu ne sais pas dire non pas le Père imaginaire, dont je me suis
comment il s’appelait ? Il s’appelait Monsieur com- raconté des histoires pendant mon enfance, pas le
ment, ton grand-père ? » – « Alors, là ! » – « Et ta père symbolique, plus ou moins efficace, plus ou
grand-mère t’en n’a rien dit ? » – « Ah ben si, ma moins capable de supporter le nom, la loi, les
grand-mère, elle a la photo» – « Bon, la photo, c’est réflexions concernant ma syntaxe, mon vocabulaire,
déjà ça, mais, elle t’en n’a jamais parlé ? » – « Ah etc. C’est plutôt ce qui tombe justement de ce père
ben non. » – « Alors, mais, tu l’as connu, ton grand- imaginaire ou de ce père symbolique : je suis
père ? » – « Ben oui, quand j’étais tout petit. » – confronté au fait qu’il y en a un, même si je ne le
« Mais, alors, qu’est-ce qu’il est devenu ? » – « Ben, connais pas, même si ma maman m’a dit qu’il était au
il est mort l’année dernière. » Voilà ! Il est mort Guatémala depuis ma naissance. C’est-à-dire que
l’année dernière, ça veut dire qu’il n’est pas allé à l’adolescence est le moment où, justement, il va y
l’enterrement, qu’il n’est pas allé le voir quand il avoir une sanction entre les fonctionnements pater-
était à l’hôpital, que ça faisait très longtemps qu’il nels et la fonction paternelle. L’adolescence joue son
était malade, que, quand même, il l’avait vu à Noël, va-tout sur la fonction paternelle, pas sur les fonc-
mais qu’à Pâques, il était mort, etc. Autrement dit, tionnements.
la mort, c’est un terme gelé, c’est un signifiant avec Qu’est-ce que c’est, les fonctionnements ?
lequel chacun fait au minimum. Seulement, les C’est l’éthique, l’autorité, le fait que le père sub-
enfants, eux, ils ne font pas au minimum. Pourquoi ? vient aux besoins, c’est le père qui est costaud et qui
Parce que cette mort, cette disparition, est connotée remue la barrique, etc. Le fonctionnement, c’est ce
d’un non-dit. Le non-dit, chez l’adolescent, évidem- à quoi l’on pense d’abord quand on dit : il n’y a pas
ment, ça fait partie du secret. Il ne faut pas croire de père – c’est ce qu’on dit à propos de la famille
que le non-dit ce soit seulement le fait de n’avoir « monoparentale » – la maman s’est débrouillée
pas parlé du grand-père, de n’avoir pas été à l’en- pour se faire faire un enfant à la sauvette ; de père,
terrement, de n’avoir pas expliqué qu’il est mort il n’y en a pas ; elle s’est fait mettre dehors par son
d’un cancer. Ça, c’est ce que j’appellerais le non-dit propre père comme une malpropre, et alors elle
du Nouvel Observateur, tout le monde le sait. Mais élève son gamin comme ça. Le fonctionnement du
le non-dit, c’est évidemment qu’entre la mort et les père = 0. C’est ce dont tout le monde parle. Je
parents, il y a les grands-parents, c’est ça, la bar- n’ai rien à vous apprendre sur ce point. Seulement,
rière. Alors à partir du moment où un grand-parent ce n’est pas avec ces fonctionnements-là que ça
est malade, et a fortiori est décédé, le non-dit porte marche.
sur : « C’est papa qui va y passer. » Autrement dit, Au moment de l’adolescence, il s’agit de
la mort, ce n’est pas un signifiant, c’est une catas- logique, c’est-à-dire que la maman en question a
trophe. La maîtrise du signifiant de la mort : beau être formidable, elle a beau être chef d’entre-
1° C’est qu’en effet, c’est sûr à 100 %. prise, porter des pantalons, s’habiller chez Yves
2° C’est qu’à partir du moment où il y a une Saint-Laurent, elle peut être formidable, elle ne peut
mort, il y a toutes les autres. Chez les adolescents, les pas porter le Nom-de-Père. C’est tout. C’est ça la
questions qui tournent autour de la mort, articulées à fonction paternelle. La fonction paternelle vient du
ce en quoi l’adolescence est un deuil, paraissent fait qu’il y a un mot: père, et ce mot père, il est là,
essentielles dans le côté infans de l’adolescent. Parce c’est lui qui soutient cette fonction, c’est à lui que
que ce n’est pas seulement qu’il ne peut pas parler du l’adolescent a affaire, à cette fonction logique. La
grand-père, c’est que, s’il en parle, son désir de mort fonction du père, c’est qu’il y a un mot père.
vis-à-vis de son père, ses pulsions de mort ou de des- Le père symbolique, celui qui est allé signer
truction, refoulées à grand-peine, vont se retrouver, à la mairie, celui qui vient dire : « Il y a cette dame
en quelque façon, redynamisées. C’est, si je peux qui a fait un enfant, c’est moi le père », si l’em-
ainsi m’exprimer, extraordinairement dangereux de ployé de la Mairie ricane, il a peut-être ses raisons.
prononcer ce mot, de prononcer ce signifiant. C’est pas du tout sûr que je sois le père parce que
C’est ça que j’appelle avancer un signifiant. je vais à la mairie dire : « C’est moi le père. »
C’est parler de la mort dont personne ne parle, dont Seulement, il en faut un. L’adolescent ne se bat pas
personne n’a parlé, et qui sert de combustible à la avec son père symbolique, il se bat avec ce père-là.
position de l’adolescent vis-à-vis de la précarité de Vers 10-11 ans, les enfants pensent : « Je suis
l’existence de ses parents. adopté. » J’ai même vu récemment une dame qui
Deuxième point, actuel aussi, et de constata- m’expliquait que le jeu qu’elle préférait jouer avec
tion absolument évidente : les pères ne sont plus son enfant, c’était de lui dire qu’il était adopté.
jeunes. Les pères sont de vieux zèbres : « Mon papa Alors, tous les deux, ils jouaient comme des petits
a 50 ans, alors que je suis en CP, il faut dire qu’il ne fous à se dire mutuellement que l’enfant était
tient pas très bien le coup à côté du papa de Clothilde, adopté. Quant à l’enfant adoptif que vous avez
qui en a 27. Je ne suis pas sûr qu’il va tenir. Je suis suivi depuis l’adoption, il arrive un moment où,
même sûr que ça va mal se terminer, cette affaire, adolescent, vous lui dites : « Ce sont tes parents
surtout s’il en fait un autre. » L’adolescent passe son adoptifs qui sont dans la salle d’attente ? » et lui :
temps à se demander comment il peut bien donner un « Adoptifs ? c’est pas sûr. » – « Ah ! c’est pas sûr »
coup de pied suffisamment efficace à ce père pour le – « Écoutez, tout le monde me dit que je ressemble
voir disparaître de la circulation. Mais la solution est à mon père. » Vous voyez, ce n’est pas de ce père-
toute prête. Il est dix fois trop vieux. Parce que ce qui là qu’il s’agit à l’adolescence. C’est du père
se joue d’essentiel à l’adolescence, c’est précisément logique. C’est du père de la fonction paternelle,
la question : est-ce que le père est encore assez fort ? qui fait qu’il ne peut pas ne pas y en avoir un qui
Parce que jusqu’à l’adolescence, tout ce qui est soit le père. Il ne peut pas se faire que ce soit la
sexuel est sous-tendu par des fantasmes, par des mère qui puisse porter ce nom-là. ■

n° 14 29

You might also like