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Aux postes-frontières, en dépit du droit international,


les migrants font la queue pour déposer leurs
A Harlingen, Texas, les ados migrants
demandes d’asile. Ordre de l’administration : il faut
défilent au tribunal les décourager d’entrer. « Ils en laissent passer
PAR MATHIEU MAGNAUDEIX
ARTICLE PUBLIÉ LE DIMANCHE 17 MARS 2019 quelques-uns chaque jour, c’est inhumain. Les autres,
ils les laissent dormir sur le pont international,
côté mexicain », dit Cindy Candia, cofondatrice des
« Angry Abuelas et Tias » (« Mamies et taties en
colère »), un groupe de bénévoles, pour la plupart
des femmes, qui leur apporte nourriture et produits
d’hygiène.
Au tribunal de Harlingen, les migrants comparaissent à
Enfants mineurs détenus à la Casa Padre, à toute vitesse, précipités dans une jungle administrative
Brownsville (Texas). Ici, en juin 2018. © Reuters
où ils ont rarement gain de cause. Qu’ils aient été
Devant la cour de l’immigration de Harlingen (Texas),
capturés à la frontière ou se soient présentés d’eux-
les migrants comparaissent à la chaîne. Ce matin-là,
mêmes, même s’ils ont demandé l’asile, ils sont ici en
des adolescents du Guatemala… Troisième volet de
position d’accusés.
notre série de reportages dans la vallée du Rio Grande,
au sud du Texas, à la frontière mexicaine. Les audiences de ces tribunaux sont ouvertes. En
théorie, tout le monde peut y assister sans mentionner
Harlingen (Texas, États-Unis), de notre envoyé
son nom ou sa qualité. En réalité, sitôt le portique de
spécial.- Ce pourrait être un supermarché, une
sécurité passé, le journaliste doit décliner son identité,
solderie d’accessoires pour cow-boys, un restaurant de
contacter les représentants locaux du ministère de la
zone industrielle, l’annexe du bâtiment de la « social
justice. Certains reporters y ont été interdits, pour
security » situé juste à côté. Il se trouve que ce
des raisons obscures. Après un appel et un courriel,
rectangle couleur sable, construction anonyme en
le feu vert m’est donné. La règle est stricte : pas
contrebas d’une autoroute aérienne, est un tribunal :
d’enregistrement ni de photos, les téléphones restent
l’« Immigration Court » de Harlingen, une des dix
dans les voitures.
que compte le Texas, l’État américain qui a le
plus de cours administratives jugeant des dossiers Neuf heures, la salle d’attente est remplie : une
d’immigration. pièce toute grise, un drapeau américain, déjà trente
personnes pour les audiences du matin, prévues
Derrière ces murs discrets sont examinés à la chaîne
dans cinq salles différentes. Des hommes seuls,
les dossiers des migrants capturés à la frontière,
renfrognés et nerveux, attendent leur tour sous le
notamment leurs demandes d’asile. Selon l’ONG
portrait d’un Donald Trump au sourire éclatant. Une
Marshall Project, 80 % des milliers de cas examinés
petite fille, un gros nœud rose dans les cheveux, joue
dans ce tribunal dépendant du ministère de la justice
à égayer ses parents. Les « Immigration Courts »
américain finissent en expulsions, taux supérieur de
américaines ont plus de 800 000 dossiers en attente.
15 % à la moyenne nationale.
Décrétée par Trump pour obtenir du Congrès de quoi
Dans la vallée du Rio Grande, il y a la barrière
physique, les lourdes barrières d’acier parfois
rehaussées de ciment au fond des propriétés. Et il y
a d’autres murs, aussi épais que virtuels.

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financer son mur frontalier, la fermeture cet hiver des Passé une lourde porte, au fond du tribunal, le juge
administrations publiques, pendant plus d’un mois, a Sean Clancy siège en robe noire. Homme rond et
encore allongé les délais. dégarni, physique d’Américain costaud, il parle, mais
on l’entend à peine. Est-ce par lassitude de toujours
répéter la même chose ou pour économiser sa voix ?
Il est entouré d’une greffière et de son assistante,
une femme énergique aux cheveux gris qui traduit les
propos du juge vers l’espagnol. Sa voix est douce,
miracle d’humanité dans ce tribunal sans fenêtres.
Sur la gauche, face au juge, l’avocat du gouvernement
a posé un bac de dossiers dans un casier en plastique,
La cour de l'immigration à Harlingen, Texas. © Mathieu Magnaudeix
fait des petites blagues avant l’audience, tapote sur son
Un avocat arrive avec une montagne de dossiers : PC. Côté droit, la juriste de ProBar, une association
difficile de ne pas le remarquer avec son air pressé et de juristes bénévoles, est assise aux côtés des enfants,
son costume gris. Ici, il est une espère rare : 85 % des quasiment silencieuse. Techniquement, elle n’est pas
prévenus devant les tribunaux de l’immigration leur avocate. Elle est juste présente pour s’assurer du
n’ont pas d’avocats. L’homme crie le nom de ses respect de la procédure. « On fait le maximum avec très
clients qu’il ne trouve pas : « Carlos Martinez ? peu de moyens. La plupart des enfants en foyer n’ont
Ovaldo Garcia ? » Agacé, il tourne les talons. pas de représentant légal », souffle-t-elle pendant une
Sur un banc, une dizaine d’adolescents, presque tous pause, en réclamant l’anonymat.
des garçons, la plupart arrivés il y a peu du Guatemala, Posée sur le bureau où défilent les prévenus, à côté du
patientent, une enveloppe kraft à la main, silencieux ou micro, il y a une boîte de mouchoirs en papier.
dissipés, comme avant d’entrer en classe. L’assistante
du juge les a fait asseoir par ordre de passage. « J’ai appelé, rappelé, ils n’ont jamais
répondu »
Deux accompagnatrices les attendent avec une
glacière et des snacks : elles travaillent à la Casa
Padre, un centre fermé privé où ces mineurs migrants
sont détenus, parfois des mois ou des années, à moins
d’avoir des proches aux États-Unis pour les héberger.
Elles préviennent : « Ils n’ont pas le droit de parler à
la presse. »
Certains portent au poignet des bracelets jaune et vert Enfants mineurs détenus à la Casa Padre, à
Brownsville (Texas). Ici, en juin 2018. © Reuters
fluo munis de codes-barres.
Un jeune couple d’adolescents entre dans la salle.
Aux États-Unis, les mineurs migrants non
Robert et Evelyn passent en comparution express, ils
accompagnés passent tous devant le juge.
ont accepté leur expulsion, payée sur leurs propres
L’été dernier, lorsque l’administration Trump a
deniers. « Si vous ne partez pas, il y aura un ordre de
systématiquement séparé les familles à la frontière, des
renvoi contre vous et une amende de 5 000 dollars »,
bébés d’un an et des enfants de trois ans ont comparu.
rappelle le juge. Leur bébé d’un an, Genesis, babille
Aujourd’hui, la cour numéro cinq leur est consacrée.
dans les bras de sa mère. Le juge s’inquiète du sort
« JUVENILE », lit-on en grosses lettres rouges sur le
de la toute petite. « Je ne voudrais pas qu’ils soient
programme de la journée.
séparés. » L’avocat du gouvernement lève à peine la
tête. Dix minutes, leur sort est scellé.

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Timide, les épaules basses, c’est au tour de Zikio, Le juge : « Vous avez le droit à un avocat. Ne prenez
surnom d’Ezechiel, cheveux de jais, habillé de pas un notaire, c’est très différent. » Flottement : le
sombre, endimanché, garçon modèle. Une musique mot « notaire » n’existe pas en q’eqchi’. « Je dois
d’ascenseur retentit dans la salle d’audience, on utiliser le mot anglais », se plaint le traducteur. « Vous
appelle un traducteur : Zikio parle le q’eqchi’, une avez jusqu’au 26 mars pour trouver un avocat »,
langue maya du Guatemala. reprend le juge.
« Quel âge avez-vous ? » demande le juge. « Douze « Comment ça se passe si vous changez cette date
ans », traduit la voix au téléphone. « Non, quatorze », d’audience et que je ne suis pas au courant ? »
corrige l’enfant. Cinq minutes d’incompréhension, le s’inquiète Zikio.
juge prend des airs suspicieux. « C’est de ma faute, Cas suivant. Une jeune avocate estime que son client
s’excuse le traducteur au bout du fil, en q’eqchi’, il n’y mineur, absent de l’audience, est détenu abusivement
a qu’une lettre de différence entre douze et quatorze. » dans une prison pour adultes de l’ICE, l’agence
Le juge à l’enfant : « Je vous demande de dire la fédérale anti-immigration, connue pour ses raids
vérité. » Zikio se tasse au fond de son siège, tord ses anti-migrants. Il devrait, dit-elle, dormir dans des
pieds sous le bureau, écrase la moquette bordeaux. « Je foyers pour mineurs non accompagnés gérés par le
promets de dire la vérité, désolé si je me suis trompé département fédéral de la santé.
sur mon âge. »« Il y a un crime de parjure si vous ne « C’est un enfant, nous vous avons donné des
tenez pas votre promesse, insiste le juge. Si vous savez preuves », s’agace-t-elle. « Nous en avons déjà discuté
que vous n’allez pas tenir cette promesse, il ne faut pas la semaine dernière. Ce n’est pas à moi de déterminer
la faire. Promettez-vous de dire la vérité ? » Zikio se l’âge de cet enfant, répond le juge. Adressez-vous à
lève, prête serment la main levée. « I do », traduit la la juridiction compétente. » L’avocate répond aussi
voix. Le juge lui redemande sa date de naissance. « 19 sec : « Vous êtes la juridiction compétente. » Dialogue
février 2004. » de sourds, cinq minutes tendues. Elle quitte la salle,
Le juge Clancy lui lit ses droits. « Cette procédure furieuse.
va déterminer ou non si vous êtes autorisé à rester Un autre groupe prend place sur le banc des prévenus.
aux États-Unis. Elle est contradictoire. Vous avez Ils sont sept, six garçons, une fille. Le cas de chacun
la possibilité de présenter tous les arguments qui est examiné à la suite, mais tout va si vite : impossible
justifient, selon vous, que vous pouvez rester aux de ne pas penser à un jugement collectif.
États-Unis. Le Département de la sécurité intérieure
Daniel, 17 ans, coupe-vent noir, les cheveux pleins de
(DHS) va présenter les arguments d’après lesquels il
gel, comparaît une nouvelle fois. « Avez-vous trouvé
pense que vous ne devez pas rester aux États-Unis. Et
un avocat ? » demande le juge. « J’ai appelé un
je rendrai ma décision. » « Hum, hum », acquiesce
numéro sur la liste qu’on nous a fournie, mais on
Zikio.
m’a dit au téléphone qu’il fallait qu’un adulte rappelle
« Vous pouvez présenter vos preuves, des témoins, des pour moi. »
témoignages.
Le juge à son voisin, William : « Et vous, vous avez
— Par exemple de ma famille d’accueil ? demande trouvé un avocat ? »« Non. J’ai appelé, rappelé, ils
l’adolescent. n’ont jamais répondu. » « Combien de fois avez-
— Des gens attestant de la situation au Guatemala, des vous appelé ? »« Quatre fois. »« Et personne n’a
rapports de police, des photographies, des lettres… répondu ? » « Non, j’ai laissé des messages. »« Et ils
Vous comprenez ? ont essayé de vous rappeler ? »« Non. » Sean Clancy
— Hum, hum », répète Zikio. soupire.

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La juriste de ProBar intervient. « Il y a un problème « Appelez d’autres noms sur la liste », répond Clancy.
avec les centres d’accueil. Nous leur avons donné des Le juge est agacé. Un gamin du Guatemala vient de le
numéros pour contacter les avocats, mais la Casa moucher.
Padre, c’est immense. Il y a 1 400 enfants, il y a de gros À leur tour, Maino, Jennifer et José, qui attendaient sur
problèmes logistiques. » L’administration du centre les bancs du public, se lèvent. Ils jurent de dire toute
limite les appels à l’extérieur pour les enfants détenus. la vérité. Ils sont juste devant moi, leurs mains sont
Ils ne disposent pas d’espace privé pour passer leurs petites, presque des mains d’enfants.
coups de fil à la famille ou tenter d’organiser, seuls,
Maino veut dire quelque chose : « Monsieur le juge,
leur défense. La loi les autorise à utiliser les téléphones
je ne m’appelle pas comme ça » : son vrai prénom est
autant qu’ils veulent pour démarcher les avocats, mais
Alberto, il a menti aux gardes-frontières. « Quand j’ai
elle est bafouée dans l’indifférence.
traversé, j’ai eu peur. »
« Avez-vous des informations ? » demande le juge
Le juge lui demande son âge. Alberto aura dix-huit
à l’avocat du gouvernement. « Non. » L’homme
ans en avril. Le juge le prévient. « Bientôt, les choses
replonge la tête sur l’écran de son PC. Le juge Clancy
vont changer pour vous. » Euphémisme. À cet âge-
soupire de plus belle.
là, les migrants non accompagnés sont considérés
Le jeune Daniel a saisi l’absurdité du moment. comme des adultes. Ils sont rendus à la police de
« Monsieur le juge, vous allez me donner un nouveau l’immigration. Elle les emprisonne et finit en général
délai pour trouver un avocat, mais ils vont encore me par les expulser.
dire la même chose… alors on fait comment ? »

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