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Quelques problèmes épistémologiques posés par la notion

de transmedia storytelling

Depuis que les médias existent, la forme de leur expansion est toujours à peu
près la même : au début, les machines sont rares et compliquées à utiliser, et petit à
petit elles deviennent courantes et simples. Par exemple, produire des images animées
a longtemps été une affaire de spécialistes, puis une affaire d’amateurs passionnés.
Mais aujourd’hui, une personne sur 5, dans le monde, possède un smartphone – donc
à peu près une personne sur 5 produit des images animées. Or pour cela, il a fallu
inventer des machines simples – aujourd’hui on appuie sur un bouton et on regarde le
résultat, c’est tout ; à l’époque du Kodak Super-8, en 1965, c’était beaucoup plus
compliqué. On peut dire que cette expansion des médias se fait de manière horizontale
des laboratoires d’essai de l’industrie vers le grand public. A cette expansion-là
s’ajoute une expansion verticale : de nouveaux médias apparaissent sans cesse,
s’ajoutant à ceux qui existaient déjà en leur empruntant souvent certaines
caractéristiques. Le cinéma s’ajoute en empruntant à la photographie la technique des
empreintes photochimiques, internet s’ajoute en empruntant à la télévision le principe
des écrans rétroéclairés, etc.
Cette double expansion dessine un continuum médiatique, qui sert de cadre à
toutes sortes de circulations d’objets. Parmi ces objets qui circulent, un certain type a
attiré l’attention depuis une quinzaine d’années, type qui a été appelé transmédia. Cette
étiquette a eu, et continue d’avoir, beaucoup de succès, à l’université, dans les médias
et dans les industries de la culture. Le problème qui va nous occuper dans cet article
est que sa définition – ou plutôt ses définitions - sont très lâches. On ne sait jamais trop
quand on a le droit de l’utiliser, sauf si les producteurs d’un contenu le présentent eux-
mêmes, commercialement, comme du transmédia.
Ce que l’on va faire dans cet article c’est essayer de voir si la notion de
transmédia a un intérêt heuristique – c’est-à-dire essayer de voir si l’on gagne
vraiment de la connaissance en l’employant ou s’il vaut mieux que les universitaires la
laissent aux journalistes et aux industriels de la culture. Car l’université souffre déjà
d’un handicap en matière d’inventions et de pratiques médiatiques nouvelles : jamais
les outils théoriques ne servent à les prévoir ni à les annoncer ; ces outils arrivent
toujours après les nouveautés. Les industriels ou les fans inventent de nouvelles formes,
de nouveaux usages, et ensuite les universitaires arrivent pour essayer de les
théoriser… Donc il faut que les outils heuristiques universitaires soient utiles, et qu’ils
servent à mieux comprendre comment évolue le continuum médiatique. Sinon, cela
ne sert à rien de théoriser, sauf à plaquer des mots compliqués sur des choses
courantes, que chacun pratique et comprend spontanément.
Considérations terminologiques

Tout d’abord, comme l’a montré Irina Rajewsky, le mot « transmédial » est en
compétition avec « intermédial » et beaucoup d’autres termes qui existent depuis plus
longtemps :
“Taking into account the long tradition of interarts studies, it becomes apparent
that much of what is generally treated under the heading of intermediality, [not to
mention] related terms, e.g. multimediality, plurimediality, crossmediality, infra-
mediality, media-convergence, media-integration, media-fusion, hybridization, and so
forth, is in no way a novelty.”1
La différence entre « transmédial » et « intermédial » est que le premier terme
met l’accent sur le trajet d’une chose à l’autre (préfixe trans-) alors que le deuxième met
l’accent sur ce qui est entre deux choses (préfixe inter-). Mais on ne peut pas dire que l’un
et l’autre désignent vraiment quelque chose de différent. D’autres termes existent déjà,
par ailleurs, qui désignent différents phénomènes proches. Ainsi ne faut-il pas
confondre l’intermédialité et la transmédialité avec :
- la combinaison intermédiale, comme on l’a vu en introduction de cet article avec
le cinéma et le web (« media combination, which includes phenomena such as opera,
film, theater, performances, illuminated manuscripts… ») ;
- la transposition intermédiale (« medial transposition, as for example film
adaptations, novelizations, and so forth ») ;
- la référence intermédiale (« intermedial reference, for example references in a
literary text to a film through, for instance, the evocation or imitation of certain filmic
techniques such as zoom shots, fades, dissolves, and montage editing »2).
C’est donc dans ce cadre déjà très encombré de termes que Henry Jenkins a
popularisé, à l’université et dans les médias, le terme de transmedia storytelling :
« Stories that unfold across multiple media platforms, with each medium making
distinctive contributions to our understanding of the world, a more integrated approach
to franchise development than models based on urtexts and ancillary products » 3.
Mais cette définition est sujette à questionnement. Il faut savoir ce que l’on
entend par « stories » (il y a plusieurs définitions de « récit narratif » en concurrence4)
et par « distinctive contributions » (tout média est capable de faire une contribution
distinctive à une histoire, puisque par définition il peut faire des choses que les autres
médias ne peuvent pas faire). Ensuite, la définition est quantitative (« a more integrated
approach »), ce qui n’aide pas à préciser sa portée ! Jenkins a donc essayé de proposer
quelque chose de plus précis :
« Transmedia storytelling represents a process where integral elements of a
fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels for the purpose of
                                                                                                               
1 Irina O. Rajewsky, “Intermediality, Intertextuality, and Remediation: A Literary

Perspective on Intermediality”, Intermédialités n°6: "Remédier", Montréal, Printemps 2006, p.


44.
2 Rajewsky, ibid., p. 51-52.
Henry Jenkins, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New York, NYU
3

Press, 2006, p. 293.


4 Voir par ex. David Herman et. al., Narrative Theory. Core Concepts and Critical Debates,

Colombus: Ohio State University Press 2012.


creating a unified and coordinated entertainment experience. Ideally, each medium
makes its own unique contribution to the unfolding of the story.”5.
Cette nouvelle définition apporte donc comme supplément l’idée de
coordination. De plus, elle est à la fois tournée vers la réception, où elle se montre
normative (« an entertainment experience »), et tournée vers la technique (« each
medium makes its own unique contribution »), tout en spécifiant le type de contenu
(« a fiction » + « a story »). Mais est-elle plus efficace ? Qu’est-ce exactement qu’une
« unique contribution », car du moment qu’un média s’empare d’une histoire il lui
donne vie avec ses moyens propres, donc « uniques » ? Qui « coordonne et unifie »
l’expérience, les producteurs ou le public ? Que se passe-t-il si l’expérience relève de la
Bildung et non de l’entertainment ? Un contenu non-fictionnel ne peut-il donc être
transmédial ? Etc. Essayons donc de reprendre le problème à zéro.

Deux paramètres du transmédia : la narrative storyline et la


coordination

Le principal flou de la définition de multimédia tient au fait qu’elle ne prend pas


position sur la distinction entre producteur de contenu et consommateur de contenu –
une distinction qui, fort heureusement, ne recoupe pas celle qui sépare les
professionnels des amateurs, car il est bien certain que tout le monde peut lancer dans
l’espace public des contenus multimédias.
Pourquoi la distinction entre production et consommation (ou consultation, si
l’on préfère) est-elle importante ? Il est de bon ton, on le sait, quand on parle
d’internet, de dire qu’elle n’a plus cours, car aujourd’hui tous les web users ou presque
sont à la fois producteurs et consommateurs de contenus. C’est vrai, on peut créer et
poster beaucoup de contenus UGC (User-Generated Content), et pourtant n’en rester pas
moins en position de consommateur quand on s’intéresse aux contenus des autres
personnes. Poster des UGC n’empêche pas de se transformer en simple internaute-
surfeur quand on regarde ceux des autres. De plus, il faut maintenir cette distinction,
car une chose est (côté producteurs) de lancer sur le marché un contenu officiellement
transmédia, une autre est (côté récepteurs) d’accepter d’avoir un usage
authentiquement multimédia du monde qui est proposé. Contenu et usage de contenu
sont des choses très différentes.
Créer un contenu officiellement transmédia est, du point de vue des codes
professionnels, quelque chose de facile. Aux Etats-Unis, par exemples, il suffit de
respecter le code de la PGA (Producers Guild of America):
« A Transmedia Narrative project or franchise must consist of three (or more)
narrative storylines existing within the same fictional universe on any of the following
platforms: Film, Television, Short Film, Broadband, Publishing, Comics, Animation,
Mobile, Special Venues, DVD/Blu-ray/CD-ROM, Narrative Commercial and
Marketing rollouts, and other technologies that may or may not currently exist. These
narrative extensions are NOT the same as repurposing material from one platform to
be cut or repurposed to different platforms. »6

                                                                                                               
Henry Jenkins, “Transmedia Storytelling and Entertainment: An annotated
5

syllabus”, Continuum: Journal of Media & Cultural Studies Vol. 24, n°6, 2010, p. 944.
6 PGA, Credits guidelines for new media, mars 2010
(www.producersguild.org/?page=coc_nm).
Suivant ce code, Matrix (Andy & Larry Wachowski, 1999-2003) et The Blair
Witch Project (Eduardo Sánchez & Daniel Myrick, 1999) sont, à condition d’être assez
indulgent avec la définition de la PGA, des œuvres transmédia. Dans le premier cas, le
jeu vidéo Enter the Matrix est sorti en mai 2003 en même temps que le 2e volet de la
trilogie, The Matrix Reloaded, et développe deux personnages Ghost et Niobe
appartenant au même groupe que les héros de la trilogie, Neo, Trinity et Morpheus.
C’est donc bien une autre « narrative storyline », appartenant au « same fictional universe »7.
Quant au 2e cas, il est connu pour sa combinaison web/cinéma : dès juin 1998, alors
que le film ne sortirait qu’en juillet 1999, les producteurs de Blair Witch ont créé un
site8 visant à « consolider » l’univers diégétique de l’histoire qu’ils racontaient, en
« faisant comme si » cette histoire s’était réellement déroulée. Notons qu’ils avaient
déjà utilisé cette astuce auparavant, mais sous forme cette fois de combinaison
vidéo/cinéma, en présentant aux financiers potentiels, lorsqu’ils cherchaient de
l’argent pour fair leur film, un « documentaire » de 8 minutes composé d’images
d’actualités et de coupures de journaux supposés « réels », intitulé The Blair Witch
Project: The Story of Black Hills Disappearances. Là encore on peut objecter que ni ce
documentaire ni le site ne lancent vraiment de nouvelles narrative storylines, se
contentant de donner plus de détails sur celle que contient le film. D’ailleurs, nombre
de commentateurs ont classé, à l’époque, cette utilisation du site web comme une
simple astuce de marketing, visant à provoquer un « buzz » autour du film en
entretenant le doute au sujet de la véracité de ce qu’il racontait).
Le même doute se retrouve avec des Heroes Evolutions, une sorte d’extension
téléphonique de la série télé Heroes (NBC, 2006-10). En regardant l’épisode 12 de la
saison 1, les spectateurs voyaient le n° de téléphone de la firme fictive Primatech, où
travaillait l’un des personnages, et pouvaient avoir accès à son répondeur. Mais là
encore ce n’était qu’un accès à un surcroît de détails, pas à une storyline. En
revanche, les 6 spin-offs de Heroes diffusés sur internet en 2008-9, totalisant ensemble
32 webisodes, proposaient bien 6 nouvelles storylines. Cependant, la caractéristique
de « spin-off » n’apparaît dans aucune définition de transmédia. Cela nous met donc
en position de dire que Mickey Mouse ou Bugs Bunny sont déjà des œuvres
transmédia (cinéma/presse) : en effet, Mickey est né au cinéma en 1928 (Steamboat
Willie, Walt Disney & Ub Iwerks) et vit des aventures indépendantes depuis 1935 dans
Mickey Mouse Magazine, tandis que Bugs Bunny est né au cinéma en 1941 (A Wild Hare,
Tex Avery) et a vécu de 1952 à 1962 des aventures indépendantes dans le magazine
Dell Bugs Bunny. Il y a même, très tôt, des cas de crossover : Donald Duck joue un rôle
indépendant de Disney sous forme de canard mécanique dans la comédie romantique
de la RKO Bachelor Mother (Garson Kanin, 1939), où il apparaît crédité au générique
« as himself ».
Où est la différence ? Jenkins met l’accent, dans sa définition, sur la coordination
des énergies productrices, mais ce n’est pas là que se trouve la différence : Disney et la
Warner ont contrôlé le passage du média « cinéma » au média « presse ». La
différence se trouve plutôt dans la synchronie : Matrix, Blair Witch et Heroes proposent
des déclinaisons simultanées de l’œuvre cinématographique (ou télévisuelle) de départ,
tandis que Mickey ou Bunny ne changent de média qu’une fois leur succès dans leur
média d’origine (le cinéma) bien établi. Cela dit, le critère de la simultanéité ne suffit
pas lui non plus. Les studios Fleischer, au milieu des années 1930, exploitaient
                                                                                                               
Des plans destinés au jeu ont été faits au cours du tournage même de The Matrix
7

Reloaded, avec les mêmes acteurs, les mêmes costumes, décors, éclairages, etc.
8 www.blairwitch.com, toujours consultable.
simultanément Betty Boop en « talkartoons » diffusés au cinéma, en chansons gravées
sur les disques Decca 78 tours, en comic strips dans plusieurs journaux américains, et
sous forme d’émission de radio diffusées sur NBC, le Betty Boop Frolics. La coordination
était d’autant plus soignée que la même chanteuse, Mae Questal, lui prêtait sa voix
pour les productions sonores (industries phonographique et radiophonique), et que le
même dessinateur, Max Fleischer, supervisait sa silhouette pour les productions
visuelles (presse écrite et industrie cinématographique). Autre exemple, de nos jours, à
l’heure où j’écris, Mickey poursuit ses aventures simultanément dans la presse avec
Mickey Mouse Magazine, à la télé avec les Mickey Mouse TV Series (sur ABC depuis juin
2013) et dans les jeux vidéo (Castle of Illusion pour Xbox 360 et PlayStation 3, sorti en
2013, est le 48ème jeu Mickey). Sans compter les livres, les albums à colorier, et les jeux
de société... Pourtant on n’a pas l’habitude de parler de Betty Boop ni de Mickey comme
de produits transmédia.

Comment les contenus transmédia se combinent-ils les uns avec les


autres ?

Allons maintenant du côté du consommateur de contenu transmédia. Les


définitions que nous venons de voir ne prennent pas en compte l’attitude de ce
consommateur. Ainsi, que se passe-t-il quand une œuvre conçue de façon transmédia
est consommée et appréciée dans une seule de ses incarnations médiatiques ? Par
exemple, les producteurs de Lost (ABC, 2004-10) ont mis en ligne en 2004 le journal
intime d’un nouveau personnage appelé Janelle Granger, ont créé en 2005 le site de la
compagnie fictive Oceanic Airlines, et ont lancé en 2006 un ARG (alternate reality game)
présentant une nouvelle storyline9. Mais bon nombre de téléspectateurs se sont
contentés de regarder la série télé. C’était déjà le cas pour Twin Peaks (ABC, 1990-91),
où seul un petit nombre de gens ont achetés le journal intime de Laura Palmer ou
l’audiolivre où l’agent Dale Cooper, le héros de la série, donnait ses impressions sur
l’enquête qu’il menait. L’une des raisons principales est que ces déclinaisons dans
d’autres médias donnaient des indices non indispensables à la compréhension de la
chaîne narrative principale. Ils permettaient de creuser l’univers diégétique de ces séries
(on parle d’ailleurs de drillability), mais pas de résoudre le mystère principal. Tout se
passe donc comme si la définition de transmédia recoupait celle d’E.U. (Expanded
Universe) – avec pour condition que cette extension se déroule sur plusieurs médias à la
fois.
Or cela nous fait à nouveau retomber dans des phénomènes très anciens. Dans
la religion catholique, par exemple, les Evangiles sont une extension écrite des
discours oraux de Jésus-Christ, les églises sont des extensions architecturales, les
innombrables tableaux sont des extension picturales, les non moins innombrables
cantiques sont des extensions musicales, etc. On pourrait tenter, alors, de restreindre
la définition en ne prenant en compte que des univers fictifs, mais cela ne nous
avancerait guère : par exemple, la confrérie des Baker Street Irregulars, qui réunit des
« fans » (on ne les appelait pas encore comme cela) de Sherlock Holmes s’occupant à
creuser l’univers diégétique de leur héros, a été fondée en 193410. Faut-il alors,
                                                                                                               
Voir Derek Johnson, “The Fictional Institutions of Lost: World Building, Reality and
9

the Economic Possibilities of Narrative Divergence,” in Reading Lost: Perspectives on a Hit


Television Show, Roberta Pearson dir., London: I. B. Tauris, 2009, p. 29-52.
10 Elle existe toujours ; voir http://www.bakerstreetirregulars.com.
puisque nous sommes du côté du consommateur, prendre en compte l’investissement
personnel, dans la vie réelle, de celui-ci ? On risque là aussi de repartir loin dans le
passé. Quand Goethe a publié Les Souffrances du jeune Werther, en 1774, quantité de
« fans » (là encore, le mot est impropre) s’habillaient en jaune et bleu comme le héros
du roman, ou en rose et blanc comme son héroïne. Ils prolongeaient dans la vie
quotidienne le plaisir pris à la fiction, et sur ce point cela ne les distingue guère du fan
de Heroes téléphonant chez Primatech. La différence est à chercher du côté créateur,
pas du côté consommateur : Goethe n’avait pas passé d’accord avec des couturiers
pour lancer des costumes, alors que les créateurs de Lost en avaient passé un avec des
services de téléphonie.
Surtout, les définitions de transmédia que nous avons vues présupposent un
monde diégétique unique pour l’œuvre, destiné à être étendu et creusé, et une existence
tout aussi unique pour les personnages qui le peuplent. Or une telle assurance sous-
estime l’habitude du public de raisonner en termes d’univers parallèles et d’avatars.
Quand je regarde le Batman de Tim Burton et le Batman de Christopher Nolan, c’est
peut-être même univers diégétique qui est en jeu ici, avec Bruce Wayne, la Batmobile,
etc., mais ce n’est pas le même univers énonciatif. Ces deux Batman sont deux avatars
d’un Batman basique, comme les avatars des divinités de la religion hindoue. De
même, donc, quand je vois Néo qui apparaît dans le MMORPG The Matrix Online
(2005-09) ou en dessin animé dans The Animatrix (2003), est-ce que je pense
sérieusement que le Néo que j’ai vu au cinéma dans la trilogie Matrix continue là ses
aventures ? Bien sûr que non. Je sais bien que je contemple ses avatars, ses
déclinaisons dans des mondes qui se ressemblent sans se confondre totalement les uns
avec les autres.
Ce phénomène est encore plus net quand on passe des œuvres canon aux
œuvres non autorisées ou au fanon c’est-à-dire, en termes industriels, du commercial au
grassroot. Rien de bien neuf, là encore : Charlotte Brontë a commencé par écrire de la
« fanfic », comme on ne disait pas encore, bien entendu, à son époque. Mais un
vidéaste qui tourne un fanfilm Star Wars où apparaît Darth Vador, par exemple, sait
bien que quel que soit le soin, le temps et l’argent qu’il mettra à mettre en scène
l’univers canon, son Vador à lui restera un avatar qui ne se confondra jamais avec le
vrai, « l’originel ». Cela ne signifie pas pour autant que ce Vador originel, la
prochaine fois qu’on le verra, ne sera pas affecté par son apparition dans le fanfilm.
Ainsi, je ne peux plus voir le vrai Darth Vador sans penser à l’amusante web-serie
Chad Vader: Day Shift Manager (Aaron Yonda & Matt Sloan, YouTube, 2006-12), où il
se retrouve chef de rayon dans un supermarché. En fait on retrouve ici le phénomène
de la persona des acteurs : de la même façon qu’un acteur apporte avec lui, chaque fois
qu’on le voit dans un nouveau rôle, tous les rôles dans lesquels on l’a vu (et même les
images de sa vie privée que les médias nous ont quelquefois montrées), toute
apparition de Batman ou de Darth Vador convoie une persona transmédia où
s’agglutinent leurs différents avatars, sérieux et parodiques à la fois.
Pour éviter tout ce flou autour des définitions de transmédia, il faudrait donc
tenir compte du rapport d’ancrage du contenu nouveau (ou annexe) au contenu
considéré comme le contenu d’origine (ou principal). Voici ma proposition : il y a au
moins quatre possibilités pour une Œuvre 2, inscrite dans un média B, de rapport
d’ancrage à une Œuvre 1, inscrite dans un média A :
- être une partie constitutive. Dans ce cas, on ne peut pas comprendre l’histoire
racontée en 1 si on n’a pas aussi vu ce qui se passe en 2. Pour connaître à fond
l’histoire racontée dans la série Twin Peaks (média : télé), on peut bien se passer
d’écouter Diane: The Secret Tapes of Agent Dale Cooper (média : audiolivre) mais on peut
difficilement se passer de regarder Twin Peaks: Fire Walks with me (David Lynch, 1992 ;
média : cinéma).
- être une extension. C’est le cas transmédia le plus courant, celui des univers
étendus. Les œuvres s’ajoutent les une aux autres pour enrichir le monde de départ.
La différence entre partie constitutive et extension est la même qu’entre puzzle et jeu
de construction : le deuxième n’a jamais de fin, et laisse une plus grande liberté
d’invention. Les extensions n’ont même pas besoin d’être narratives :
« For works in which world-building occurs, there may be a wealth of details and
events which do not advance the story but which provide background richness and
verisimilitude to the imaginary world. Sometimes this material even appears outside the
story itself, in the form of appendices, maps, timelines, glossaries of invented languages,
and so forth »11.
- être un commentaire. Les spoofs, les parodies et les pastiches qui circulent sur
YouTube commentent les œuvres en se moquant d’elles. Les slash fictions qu’écrivent
certains fans de Star Wars, ou encore les fanfilms d’Evan Mather, pointent ainsi du
doigt le rapport tourmenté qu’entretient la saga Star Wars à la sexualité, toujours
« dissimulée derrière la porte » chez Evan Mather12, ou connotée dans les rapports
maîtres-disciples des chevaliers Jedi (voir les nombreuses nouvelles mettant en scène le
couple homosexuel Obi Wan/Anakin13).
- être une alternative, et engendrer un univers alternatif ou un univers parallèle.
Par exemple, quand Alan Dean Foster écrit sous forme de roman, en 1978, Star Wars:
The Empire Strikes Back, donné comme la « suite » du premier épisode de Star Wars
(1977), l’histoire d’amour entre Luke et Leia se développe car George Lucas n’a pas
encore décidé qu’ils étaient frère et sœur. De nos jours, Star Wars: The Empire Strikes
Back, quoiqu’il s’agisse d’un produit « canon » (officiel, donc), appartient donc à une
sorte d’univers parallèle où Luke et Leia ne sont pas frères et sœur. Dans le monde des
comics, ces univers parallèles pullulent. Red Son, par exemple (Mark Millar, 2003),
montre ce que serait devenue la vie de Superman si le vaisseau qui l’amenait sur
Terre quand il était bébé avait atterri dans un kolkhoze d’Ukraine et non dans une
ferme du Kansas. Des séries entières de comics sont d’ailleurs dévolues aux univers
parallèles, comme Elseworlds chez DC Comics ou What if… chez Marvel Comics, qui
portent toutes deux bien leur nom. Il y a même parfois des tentatives de
regroupement de tous les avatars d’un héros dispersés dans les univers alternatifs :
ainsi l’épisode Night of the Batmen! de la série animée Batman: The Brave and the Bold
(James Tucker & Michael Jelenic, 2008-11) réunit-il une brochette d’avatars de
Batman en provenance de médias et d’univers fort différents.

                                                                                                               
Mark J.P. Wolf, Building Imaginary Worlds: The Theory and History of Subcreation, New
11

York: Routledge, 2012.


Voir par exemple Quentin Tarantino’s Star Wars : http://handcraftedfilms.com. Pour
12

des analyses de ces fanfilms, voir L. Jullier, Star Wars, anatomie d’une saga, deuxième édition refondue,
Paris : Armand Colin, 2010.
13 Un exemple d’auteur entre mille : https://www.fanfiction.net/u/1065710/Hyyp-
chick.
L’étiquette « transmédia » a donc trois défauts : elle n’apporte rien de
conceptuellement neuf à l’étiquette, moins utilisée par l’industrie, d’« intermédia » ;
elle est imprécise en ce qui concerne le type de relations entre les œuvres reliées à un
univers unique ; enfin, en n’étant appliquée qu’à des œuvres conçues d’abord pour
des médias récents, comme les jeux vidéo, le web et la téléphonie mobile, elle masque
le fait que la transmédialité est un phénomène très ancien.
Le fait que ces trois défauts ne l’empêchent pas d’avoir beaucoup de succès à
l’université est peut-être lié à l’hyperspécialisation qui règne dans les sciences
humaines et fait que les chercheurs se concentrent sur des objets de plus en plus
précis, au détriment de la recherche des points communs entre les disciplines.
Résultat, l’une des plus grandes différences entre les sciences dures et les sciences
humaines est le faible degré de cumulativité de ces dernières. Les nouveaux arrivants sur
le marché scientifique, parce qu’ils se spécialisent dans l’étude d’un objet très
circonscrit ou très nouveau, proposent sans cesse de nouvelles théories. Or ces théories
ne tiennent pas compte de tout ce qui a été dit auparavant, souvent parce que les
chercheurs ne voient pas les points communs entre leurs nouveaux objets (par
exemple internet) et les objets plus anciens (par exemple le cinéma). Ainsi, une théorie
solide du transmédia aurait-elle besoin de prendre en compte les nombreux travaux
disponibles sur la notion de récit narratif et de mondes possibles, entre autres14. Sans
cela, elle ne constitue moins une théorie en tant que telle qu’une manière de nommer
des phénomènes.

Pour citer cet article :


Laurent Jullier, « Quelques problèmes épistémologiques posés par la notion de
transmedia storytelling », version française inédite de « Algúns problemas epistemolóxicos
da noción de Transmedia Storytelling », Grial n°201, Anxo Abuín González dir., Ed.
Galaxia, Vigo (Espagne), printemps 2014, p. 24-31.

                                                                                                               
Par exemple, pour étudier la différence entre une donnée qui s’inscrit dans une
14

narrative storyline et une donnée qui enrichit seulement l’expanded universe, on pourrait se servir de
la théorie du récit d’Edward Branigan dans Narrative Comprehension and Film, London and New
York: Routledge, 1992.

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