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de transmedia storytelling
Depuis que les médias existent, la forme de leur expansion est toujours à peu
près la même : au début, les machines sont rares et compliquées à utiliser, et petit à
petit elles deviennent courantes et simples. Par exemple, produire des images animées
a longtemps été une affaire de spécialistes, puis une affaire d’amateurs passionnés.
Mais aujourd’hui, une personne sur 5, dans le monde, possède un smartphone – donc
à peu près une personne sur 5 produit des images animées. Or pour cela, il a fallu
inventer des machines simples – aujourd’hui on appuie sur un bouton et on regarde le
résultat, c’est tout ; à l’époque du Kodak Super-8, en 1965, c’était beaucoup plus
compliqué. On peut dire que cette expansion des médias se fait de manière horizontale
des laboratoires d’essai de l’industrie vers le grand public. A cette expansion-là
s’ajoute une expansion verticale : de nouveaux médias apparaissent sans cesse,
s’ajoutant à ceux qui existaient déjà en leur empruntant souvent certaines
caractéristiques. Le cinéma s’ajoute en empruntant à la photographie la technique des
empreintes photochimiques, internet s’ajoute en empruntant à la télévision le principe
des écrans rétroéclairés, etc.
Cette double expansion dessine un continuum médiatique, qui sert de cadre à
toutes sortes de circulations d’objets. Parmi ces objets qui circulent, un certain type a
attiré l’attention depuis une quinzaine d’années, type qui a été appelé transmédia. Cette
étiquette a eu, et continue d’avoir, beaucoup de succès, à l’université, dans les médias
et dans les industries de la culture. Le problème qui va nous occuper dans cet article
est que sa définition – ou plutôt ses définitions - sont très lâches. On ne sait jamais trop
quand on a le droit de l’utiliser, sauf si les producteurs d’un contenu le présentent eux-
mêmes, commercialement, comme du transmédia.
Ce que l’on va faire dans cet article c’est essayer de voir si la notion de
transmédia a un intérêt heuristique – c’est-à-dire essayer de voir si l’on gagne
vraiment de la connaissance en l’employant ou s’il vaut mieux que les universitaires la
laissent aux journalistes et aux industriels de la culture. Car l’université souffre déjà
d’un handicap en matière d’inventions et de pratiques médiatiques nouvelles : jamais
les outils théoriques ne servent à les prévoir ni à les annoncer ; ces outils arrivent
toujours après les nouveautés. Les industriels ou les fans inventent de nouvelles formes,
de nouveaux usages, et ensuite les universitaires arrivent pour essayer de les
théoriser… Donc il faut que les outils heuristiques universitaires soient utiles, et qu’ils
servent à mieux comprendre comment évolue le continuum médiatique. Sinon, cela
ne sert à rien de théoriser, sauf à plaquer des mots compliqués sur des choses
courantes, que chacun pratique et comprend spontanément.
Considérations terminologiques
Tout d’abord, comme l’a montré Irina Rajewsky, le mot « transmédial » est en
compétition avec « intermédial » et beaucoup d’autres termes qui existent depuis plus
longtemps :
“Taking into account the long tradition of interarts studies, it becomes apparent
that much of what is generally treated under the heading of intermediality, [not to
mention] related terms, e.g. multimediality, plurimediality, crossmediality, infra-
mediality, media-convergence, media-integration, media-fusion, hybridization, and so
forth, is in no way a novelty.”1
La différence entre « transmédial » et « intermédial » est que le premier terme
met l’accent sur le trajet d’une chose à l’autre (préfixe trans-) alors que le deuxième met
l’accent sur ce qui est entre deux choses (préfixe inter-). Mais on ne peut pas dire que l’un
et l’autre désignent vraiment quelque chose de différent. D’autres termes existent déjà,
par ailleurs, qui désignent différents phénomènes proches. Ainsi ne faut-il pas
confondre l’intermédialité et la transmédialité avec :
- la combinaison intermédiale, comme on l’a vu en introduction de cet article avec
le cinéma et le web (« media combination, which includes phenomena such as opera,
film, theater, performances, illuminated manuscripts… ») ;
- la transposition intermédiale (« medial transposition, as for example film
adaptations, novelizations, and so forth ») ;
- la référence intermédiale (« intermedial reference, for example references in a
literary text to a film through, for instance, the evocation or imitation of certain filmic
techniques such as zoom shots, fades, dissolves, and montage editing »2).
C’est donc dans ce cadre déjà très encombré de termes que Henry Jenkins a
popularisé, à l’université et dans les médias, le terme de transmedia storytelling :
« Stories that unfold across multiple media platforms, with each medium making
distinctive contributions to our understanding of the world, a more integrated approach
to franchise development than models based on urtexts and ancillary products » 3.
Mais cette définition est sujette à questionnement. Il faut savoir ce que l’on
entend par « stories » (il y a plusieurs définitions de « récit narratif » en concurrence4)
et par « distinctive contributions » (tout média est capable de faire une contribution
distinctive à une histoire, puisque par définition il peut faire des choses que les autres
médias ne peuvent pas faire). Ensuite, la définition est quantitative (« a more integrated
approach »), ce qui n’aide pas à préciser sa portée ! Jenkins a donc essayé de proposer
quelque chose de plus précis :
« Transmedia storytelling represents a process where integral elements of a
fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels for the purpose of
1 Irina O. Rajewsky, “Intermediality, Intertextuality, and Remediation: A Literary
Henry Jenkins, “Transmedia Storytelling and Entertainment: An annotated
5
syllabus”, Continuum: Journal of Media & Cultural Studies Vol. 24, n°6, 2010, p. 944.
6 PGA, Credits guidelines for new media, mars 2010
(www.producersguild.org/?page=coc_nm).
Suivant ce code, Matrix (Andy & Larry Wachowski, 1999-2003) et The Blair
Witch Project (Eduardo Sánchez & Daniel Myrick, 1999) sont, à condition d’être assez
indulgent avec la définition de la PGA, des œuvres transmédia. Dans le premier cas, le
jeu vidéo Enter the Matrix est sorti en mai 2003 en même temps que le 2e volet de la
trilogie, The Matrix Reloaded, et développe deux personnages Ghost et Niobe
appartenant au même groupe que les héros de la trilogie, Neo, Trinity et Morpheus.
C’est donc bien une autre « narrative storyline », appartenant au « same fictional universe »7.
Quant au 2e cas, il est connu pour sa combinaison web/cinéma : dès juin 1998, alors
que le film ne sortirait qu’en juillet 1999, les producteurs de Blair Witch ont créé un
site8 visant à « consolider » l’univers diégétique de l’histoire qu’ils racontaient, en
« faisant comme si » cette histoire s’était réellement déroulée. Notons qu’ils avaient
déjà utilisé cette astuce auparavant, mais sous forme cette fois de combinaison
vidéo/cinéma, en présentant aux financiers potentiels, lorsqu’ils cherchaient de
l’argent pour fair leur film, un « documentaire » de 8 minutes composé d’images
d’actualités et de coupures de journaux supposés « réels », intitulé The Blair Witch
Project: The Story of Black Hills Disappearances. Là encore on peut objecter que ni ce
documentaire ni le site ne lancent vraiment de nouvelles narrative storylines, se
contentant de donner plus de détails sur celle que contient le film. D’ailleurs, nombre
de commentateurs ont classé, à l’époque, cette utilisation du site web comme une
simple astuce de marketing, visant à provoquer un « buzz » autour du film en
entretenant le doute au sujet de la véracité de ce qu’il racontait).
Le même doute se retrouve avec des Heroes Evolutions, une sorte d’extension
téléphonique de la série télé Heroes (NBC, 2006-10). En regardant l’épisode 12 de la
saison 1, les spectateurs voyaient le n° de téléphone de la firme fictive Primatech, où
travaillait l’un des personnages, et pouvaient avoir accès à son répondeur. Mais là
encore ce n’était qu’un accès à un surcroît de détails, pas à une storyline. En
revanche, les 6 spin-offs de Heroes diffusés sur internet en 2008-9, totalisant ensemble
32 webisodes, proposaient bien 6 nouvelles storylines. Cependant, la caractéristique
de « spin-off » n’apparaît dans aucune définition de transmédia. Cela nous met donc
en position de dire que Mickey Mouse ou Bugs Bunny sont déjà des œuvres
transmédia (cinéma/presse) : en effet, Mickey est né au cinéma en 1928 (Steamboat
Willie, Walt Disney & Ub Iwerks) et vit des aventures indépendantes depuis 1935 dans
Mickey Mouse Magazine, tandis que Bugs Bunny est né au cinéma en 1941 (A Wild Hare,
Tex Avery) et a vécu de 1952 à 1962 des aventures indépendantes dans le magazine
Dell Bugs Bunny. Il y a même, très tôt, des cas de crossover : Donald Duck joue un rôle
indépendant de Disney sous forme de canard mécanique dans la comédie romantique
de la RKO Bachelor Mother (Garson Kanin, 1939), où il apparaît crédité au générique
« as himself ».
Où est la différence ? Jenkins met l’accent, dans sa définition, sur la coordination
des énergies productrices, mais ce n’est pas là que se trouve la différence : Disney et la
Warner ont contrôlé le passage du média « cinéma » au média « presse ». La
différence se trouve plutôt dans la synchronie : Matrix, Blair Witch et Heroes proposent
des déclinaisons simultanées de l’œuvre cinématographique (ou télévisuelle) de départ,
tandis que Mickey ou Bunny ne changent de média qu’une fois leur succès dans leur
média d’origine (le cinéma) bien établi. Cela dit, le critère de la simultanéité ne suffit
pas lui non plus. Les studios Fleischer, au milieu des années 1930, exploitaient
Des plans destinés au jeu ont été faits au cours du tournage même de The Matrix
7
Reloaded, avec les mêmes acteurs, les mêmes costumes, décors, éclairages, etc.
8 www.blairwitch.com, toujours consultable.
simultanément Betty Boop en « talkartoons » diffusés au cinéma, en chansons gravées
sur les disques Decca 78 tours, en comic strips dans plusieurs journaux américains, et
sous forme d’émission de radio diffusées sur NBC, le Betty Boop Frolics. La coordination
était d’autant plus soignée que la même chanteuse, Mae Questal, lui prêtait sa voix
pour les productions sonores (industries phonographique et radiophonique), et que le
même dessinateur, Max Fleischer, supervisait sa silhouette pour les productions
visuelles (presse écrite et industrie cinématographique). Autre exemple, de nos jours, à
l’heure où j’écris, Mickey poursuit ses aventures simultanément dans la presse avec
Mickey Mouse Magazine, à la télé avec les Mickey Mouse TV Series (sur ABC depuis juin
2013) et dans les jeux vidéo (Castle of Illusion pour Xbox 360 et PlayStation 3, sorti en
2013, est le 48ème jeu Mickey). Sans compter les livres, les albums à colorier, et les jeux
de société... Pourtant on n’a pas l’habitude de parler de Betty Boop ni de Mickey comme
de produits transmédia.
Mark J.P. Wolf, Building Imaginary Worlds: The Theory and History of Subcreation, New
11
des analyses de ces fanfilms, voir L. Jullier, Star Wars, anatomie d’une saga, deuxième édition refondue,
Paris : Armand Colin, 2010.
13 Un exemple d’auteur entre mille : https://www.fanfiction.net/u/1065710/Hyyp-
chick.
L’étiquette « transmédia » a donc trois défauts : elle n’apporte rien de
conceptuellement neuf à l’étiquette, moins utilisée par l’industrie, d’« intermédia » ;
elle est imprécise en ce qui concerne le type de relations entre les œuvres reliées à un
univers unique ; enfin, en n’étant appliquée qu’à des œuvres conçues d’abord pour
des médias récents, comme les jeux vidéo, le web et la téléphonie mobile, elle masque
le fait que la transmédialité est un phénomène très ancien.
Le fait que ces trois défauts ne l’empêchent pas d’avoir beaucoup de succès à
l’université est peut-être lié à l’hyperspécialisation qui règne dans les sciences
humaines et fait que les chercheurs se concentrent sur des objets de plus en plus
précis, au détriment de la recherche des points communs entre les disciplines.
Résultat, l’une des plus grandes différences entre les sciences dures et les sciences
humaines est le faible degré de cumulativité de ces dernières. Les nouveaux arrivants sur
le marché scientifique, parce qu’ils se spécialisent dans l’étude d’un objet très
circonscrit ou très nouveau, proposent sans cesse de nouvelles théories. Or ces théories
ne tiennent pas compte de tout ce qui a été dit auparavant, souvent parce que les
chercheurs ne voient pas les points communs entre leurs nouveaux objets (par
exemple internet) et les objets plus anciens (par exemple le cinéma). Ainsi, une théorie
solide du transmédia aurait-elle besoin de prendre en compte les nombreux travaux
disponibles sur la notion de récit narratif et de mondes possibles, entre autres14. Sans
cela, elle ne constitue moins une théorie en tant que telle qu’une manière de nommer
des phénomènes.
Par exemple, pour étudier la différence entre une donnée qui s’inscrit dans une
14
narrative storyline et une donnée qui enrichit seulement l’expanded universe, on pourrait se servir de
la théorie du récit d’Edward Branigan dans Narrative Comprehension and Film, London and New
York: Routledge, 1992.