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des matières
CHAPITRE I
Spiritualité
La recherche du bonheur
La religion, l’orient et l’occident
Pleine conscience
La vérité de la souffrance
L’illumination
CHAPITRE II
Le mystère de la conscience
L’esprit divisé
Structure et fonction
Notre esprit est-il déjà divisé ?
Processus conscient et inconscient dans le cerveau
Ce qui importe, c’est la conscience.
CHAPITRE III
L’énigme du moiI
Qu’est-ce que nous appelons « je » ?
Une conscience sans moi
Perdu dans la pensée
Le défi que représente l’étude du moi
LA RECONNAISSANCE DE SOIV
THÉORIE DE L’ESPRIT
Pénétrer l’illusion
CHAPITRE IV
La méditation
Réalisation subite contre réalisation graduelle
Le dzogchen : prendre le but comme chemin
Vivre sans tête
Le paradoxe de l’acceptation
CHAPITRE V
Les gourous, la mort, les drogues, et autres énigmes
L’esprit à la frontière de la mort
Les usages spirituels de la pharmacologie
Conclusion
Remerciements
Notes
Titre original :
Waking up
A Guide to Spirituality Without Religion
© 2014 by Sam Harris. All rights reserved
© Éditions Almora, septembre 2017
ISBN : 978-2-35118-355-7
Almora Librairie & Éditions
43 avenue Gambetta, 75020 Paris
• www.almora.fr •
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
CHAPITRE I
Spiritualité
J’ai participé une fois à un programme en milieu sauvage pendant vingt-
trois jours dans les montagnes du Colorado. Si l’objectif de cette randonnée
était d’exposer des étudiants à de dangereux éclairs et à la moitié des
moustiques du monde, il a été atteint dès le premier jour. Ce qui était
essentiellement une marche forcée pendant des centaines de kilomètres dans
l’arrière-pays culmina en un rituel connu sous le nom de « Solo », où il nous
fut finalement permis de nous reposer – seuls, en lisière d’un magnifique lac
alpin – pour trois jours de jeûne et de contemplation.
Je venais juste d’avoir seize ans, et ce fut ma première expérience de
véritable solitude depuis que j’étais sorti du ventre de ma mère. Douloureuse
révélation ! Après une longue sieste et un regard aux eaux glacées du lac, le
jeune homme prometteur que je m’imaginais être fut rapidement abattu par un
sentiment de solitude et d’ennui. Je remplissais les pages de mon journal non
avec les idées d’un naturaliste, d’un philosophe, ou d’un mystique en herbe
mais avec la liste des bons petits plats dont j’avais l’intention de me goberger
dès l’instant où je reviendrais à la civilisation. À en juger d’après l’état de ma
conscience à cette époque, les millions d’années d’évolution des hominidés
n’avaient produit rien de plus transcendant qu’un désir pour un cheeseburger
et un milk-shake au chocolat.
L’expérience d’être assis sans être dérangé pendant trois jours, parmi des
brises virginales à la lumière des étoiles, avec rien d’autre à faire que de
contempler le mystère de ma propre existence fut pour moi une source de
parfaite souffrance – dont je ne trouvais en moi pas la moindre cause directe.
Les lettres que j’envoyais à la maison, avec leur côté plaintif et leur
apitoiement sur moi-même, rivalisaient avec toutes celles qui avaient été
II
écrites à Shiloh ou à Gallipoli .
Je fus donc très surpris quand plusieurs membres de notre groupe, dont la
plupart avaient une dizaine d’années de plus que moi, décrivirent leurs
journées et leurs nuits dans la solitude en des termes positifs et en affirmant
même que cela les avait changés. Je ne sus simplement pas quoi penser moi-
même de leurs déclarations de bonheur. Comment le bonheur de quelqu’un
pouvait-il s’accroître alors que toutes les sources matérielles de plaisir et de
distraction avaient été supprimées ? À l’âge que j’avais, la nature de mon
propre esprit ne m’intéressait pas – seule ma vie m’intéressait. J’étais
complètement ignorant de la manière dont la vie serait différente, si la qualité
de mon esprit devait changer.
Notre esprit est tout ce que nous avons. Il est tout ce que nous n’avons
jamais eu. Et il est tout ce que nous pouvons offrir aux autres. Cela peut ne
pas être évident, particulièrement quand il y a des aspects de votre vie qui
semblent avoir besoin d’être améliorés – quand vos objectifs ne sont pas
réalisés, et que vous vous efforcez de faire carrière, ou que vos relations ont
besoin d’être raccommodées. Mais c’est la vérité. Toutes les expériences que
vous n’avez jamais eues ont été créées par votre esprit. Une relation est bonne
ou mauvaise en raison de l’implication de votre esprit. Si vous êtes
perpétuellement en colère, déprimé, dans la confusion, que vous ne trouvez
pas l’amour, que votre attention est ailleurs, peu importe votre succès ou la
personne qui est dans votre vie – vous ne jouirez de rien de tout cela.
La plupart d’entre nous pourraient facilement écrire une liste d’objectifs
que nous voulons atteindre, ou de problèmes personnels qui ont besoin d’être
résolus. Mais quelle est la signification réelle de chaque élément d’une telle
liste ? Tout ce que nous voulons accomplir – peindre la maison, apprendre
une nouvelle langue, trouver un meilleur travail – est une promesse qui, si on
la réalise, nous permettra de nous détendre enfin, et de jouir de notre vie dans
le présent. En général, c’est un espoir illusoire. Je ne nie pas l’importance de
réaliser nos buts, de se maintenir en bonne santé, ou de s’arranger pour que
nos enfants soient habillés et bien nourris – mais la plupart d’entre nous
passons notre temps à rechercher le bonheur et la sécurité, sans reconnaître
l’objectif sous-jacent de cette recherche. Chacun de nous recherche un chemin
qui nous ramène au présent. Nous essayons de trouver suffisamment de
bonnes raisons pour être satisfaits maintenant.
Reconnaître que telle est la structure du jeu que nous jouons nous permet
d’y jouer différemment. La manière dont nous faisons attention au moment
présent détermine largement le caractère de notre expérience et, de ce fait, la
qualité de nos vies. Les mystiques et les contemplatifs ont dit ces choses
depuis longtemps – mais un ensemble croissant de recherches scientifiques le
corrobore de nos jours.
Quelques années après ma première rencontre douloureuse avec la
solitude, pendant l’hiver 1987, je pris une drogue du nom de MDMA, la 3,4-
méthylènedioxy-N-méthylamphétamine, communément connue sous le nom
d’ecstasy, et le sentiment que j’avais du potentiel de mon esprit humain
changea en profondeur. Bien que la MDMA se consommait partout dans les
clubs de danse et les « raves » dans les années 90, à cette époque-là, je ne
connaissais personne de ma génération qui l’avait essayée. Un soir, quelques
mois avant mon vingtième anniversaire, je décidais, avec un ami proche, d’en
prendre une dose.
Le lieu de notre expérience avait peu de ressemblance avec les conditions
de l’abandon dionysiaque dans lesquelles la MDMA est maintenant souvent
consommée. Nous étions seuls dans une maison, assis aux extrémités
opposées d’un sofa, en train de discuter tranquillement tandis que le produit
chimique produisait ses effets dans nos têtes. À la différence d’autres drogues
avec lesquelles nous étions jusqu’alors familiers (la marijuana et l’alcool), la
MDMA ne produisit aucun sentiment de distorsion dans nos sens. Nos esprits
semblaient complètement clairs.
Au milieu de cette banalité, cependant, je fus soudain frappé de découvrir
que j’aimais mon ami. Ceci n’aurait pas dû me surprendre – il était, après
tout, un de mes meilleurs amis. Cependant, à cette époque je n’avais pas
beaucoup l’habitude de me demander dans quelle mesure j’aimais les
hommes dans ma vie. Mais maintenant, je pouvais ressentir que je l’aimais, et
ce sentiment avait des implications morales qui soudain me semblèrent aussi
profondes qu’elles me semblent maintenant prosaïques en les écrivant : je
voulais qu’il soit heureux.
Cette conviction s’abattit sur moi avec une telle force que quelque chose
sembla lui céder la place en moi. En fait, cette idée parut restructurer mon
esprit. Ma capacité pour l’envie, par exemple – le sentiment d’être diminué
par le bonheur, ou le succès d’une autre personne – me sembla être un
symptôme d’une maladie mentale qui s’évanouit sans laisser une trace. Je ne
pouvais pas plus ressentir de l’envie à ce moment-là que je ne voulais
m’arracher les yeux de la tête. Qu’en avais-je à faire si mon ami était plus
beau que moi ou meilleur athlète que je ne l’étais ? Si j’avais pu lui donner
ces dons, je l’aurais fait sans hésiter. Désirer vraiment qu’il soit heureux,
faisait de son bonheur le mien propre.
Une certaine euphorie s’insinuait dans ces réflexions, peut-être, mais le
sentiment général restait celui d’une absolue sobriété – et d’une clarté morale
et émotionnelle très différente de toutes celles que j’avais connues. Il ne serait
pas trop fort de dire que je me sentais sain d’esprit pour la première fois dans
ma vie. Et, cependant, le changement dans ma conscience me semblait
parfaitement clair. J’étais simplement en train de parler à mon ami – à propos
de quoi, je ne me rappelle plus – et je réalisais que j’avais cessé de me soucier
de moi-même. Je n’étais plus anxieux, critique à mon propre égard, protégé
par l’ironie, en compétition, en train d’éviter la gêne, de ruminer le passé et
l’avenir, ou d’avoir des tournures de pensée ou d’attention qui me séparaient
de lui. Je n’étais plus en train de m’observer moi-même à travers les yeux
d’un autre.
Et ensuite vint l’idée qui transforma irrévocablement ma manière de
comprendre combien une vie humaine peut être bonne. Je ressentais un amour
sans bornes pour un de mes meilleurs amis, et je réalisais soudain que, si un
étranger avait franchi la porte à ce moment-là, il ou elle aurait été
complètement embrassé dans cet amour. L’amour était à la base impersonnel
– et plus profond que ne pourrait l’expliquer une histoire personnelle. En fait,
la forme conditionnelle de l’amour – je t’aime parce que… – n’avait
maintenant plus aucun sens.
La chose intéressante à propos de ce renversement définitif de perspective
c’est qu’il n’était pas du tout causé par un changement dans la manière dont je
ressentais. Je n’étais pas bouleversé par un nouveau sentiment d’amour.
L’idée avait plus le caractère d’une preuve géométrique : c’était comme si,
ayant aperçu les propriétés d’un ensemble de lignes parallèles, je comprenais
soudain ce qu’elles avaient toutes en commun.
Dès que je pus m’exprimer, je découvris que cette épiphanie à propos de
l’universalité de l’amour pouvait être facilement communiquée. Mon ami
saisit l’idée d’un coup : tout ce que j’eus à faire fut de lui demander comment
il se sentirait en présence d’un étranger à ce moment-là, et la même porte
s’ouvrit dans son esprit. Il était simplement évident que l’amour, la
compassion et la joie à la joie des autres s’étendaient sans limites.
L’expérience n’était pas celle d’un amour qui grandissait mais celle d’un
amour qui n’était plus voilé. L’amour était – comme l’avaient proclamé les
mystiques et les cinglés à travers les âges – un état d’être. Comment n’avions-
nous pas vu ceci auparavant ? Et comment pouvions-nous encore passer à
côté ?
Il me faudra de nombreuses années pour interpréter cette expérience.
Jusqu’alors, j’avais considéré la religion institutionnelle comme un monument
à l’ignorance et à la superstition de nos ancêtres. Mais maintenant, je
comprenais que Jésus, le Bouddha, Lao Tseu et d’autres saints et sages de
l’histoire n’avaient pas du tout été des épileptiques, des schizophrènes ou des
escrocs. Je continuais à considérer les religions du monde comme de simples
ruines intellectuelles, maintenues à un coût économique et social énorme,
mais je comprenais maintenant que des vérités psychologiques importantes
pouvaient être trouvées dans les décombres.
C’est toujours maintenant. Ceci peut sembler banal, mais c’est la vérité.
Ce n’est pas tout à fait vrai au niveau neurologique, parce que notre esprit est
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construit sur des couches de données qui ont des temporalités différentes .
Mais c’est vrai au niveau de l’expérience consciente. La réalité de votre vie
est toujours maintenant. Et le réaliser, nous le verrons, est libérateur. En fait,
je pense qu’il n’y a rien de plus important à comprendre si vous voulez être
heureux dans ce monde.
Or, nous passons la plus grande partie de nos vies à oublier cette vérité –
en l’ignorant, en la fuyant, en la répudiant. Et l’horreur, c’est que nous y
réussissons. Nous réussissons à éviter d’être heureux tout en nous efforçant de
devenir heureux, en satisfaisant un désir après l’autre, en rejetant nos peurs,
en cherchant à saisir le plaisir, en reculant devant la douleur – et en pensant,
continuellement, à la manière dont nous pourrions faire que tout cela
fonctionne. En ainsi, nous passons notre existence à être bien moins contents
que nous pourrions l’être autrement. Nous échouons souvent à apprécier ce
que nous avons, jusqu’à ce que nous le perdions. Nous sommes affamés
d’expériences, d’objets, de relations, puis nous nous en lassons. Et cependant
ce désir ardent persiste. J’en parle d’expérience, bien sûr.
Comme solution à ce problème, de nombreux enseignements spirituels
nous demandent d’admettre des idées sans fondement concernant la nature de
la réalité – ou au moins de développer un goût pour l’iconographie et les
rituels d’une religion ou d’une autre. Mais tous les chemins ne traversent pas
le même terrain accidenté. Il y a des méthodes de méditation qui ne
demandent absolument aucun artifice, ni aucune hypothèse non prouvée.
Pour les débutants, je recommande habituellement une technique que l’on
appelle vipassana (un mot pali signifiant « vision profonde »), qui vient de la
tradition la plus ancienne du bouddhisme, le Theravada. Un des avantages de
vipassana est que cette méditation peut être enseignée d’une manière
entièrement non religieuse. Les experts dans cette pratique acquièrent
généralement leur formation dans un contexte bouddhiste, et la plupart des
centres de retraite aux États-Unis et en Europe enseignent la philosophie
bouddhiste qui lui est associée. Néanmoins, cette méthode d’introspection
peut être suivie dans un contexte séculier ou scientifique sans difficulté. (On
ne peut pas en dire autant pour la pratique qui consiste à chanter des hymnes
aux seigneurs Krishna en frappant sur un tambour.) C’est pourquoi vipassana
est maintenant largement étudié et adopté par des psychologues et des
neuroscientifiques.
La qualité d’esprit que l’on cultive pendant vipassana est appelée presque
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toujours « pleine conscience », et la littérature sur ses bienfaits
psychologiques est maintenant importante. Il n’y a rien d’étrange concernant
la pleine conscience. C’est simplement un état d’attention claire, sans
jugement et sans distraction aux contenus de la conscience, qu’ils soient
plaisants ou déplaisants. On a montré que cultiver cette qualité d’esprit réduit
la douleur, l’anxiété et la dépression ; qu’elle améliore les fonctions
cognitives ; et même qu’elle produit des changements de densité dans la
matière grise dans des régions du cerveau reliées à l’apprentissage et à la
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mémoire, à la régulation de l’émotion, et à la conscience de soi . Nous
observerons plus en détail la neurophysiologie de la pleine conscience dans
un chapitre ultérieur.
« Pleine conscience » est une traduction du mot pali sati. Le terme a
plusieurs sens dans la littérature bouddhiste, mais pour ce que nous visons, le
plus important est « conscience claire ». La pratique a été pour la première
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fois décrite dans le Satipatthana Sutta , qui fait partie du canon pali. Comme
de nombreux textes bouddhistes, le Satipatthana Sutta est très répétitif et,
pour tout le monde, sauf pour un étudiant passionné du bouddhisme, il est très
ennuyeux à lire. Cependant, quand on compare des textes de cette sorte avec
la Bible ou le Coran, la différence saute aux yeux : le Satipatthana Sutta n’est
pas une collection de mythes anciens, de superstitions et de tabous ; c’est un
guide rigoureusement empirique pour libérer l’esprit de la souffrance.
Le Bouddha a décrit quatre fondements de la pleine conscience, dont il a
parlé en tant que « chemin direct pour la purification des êtres, pour le
dépassement de la peine et des lamentations, pour la disparition de la douleur
et du chagrin, pour l’acquisition de la vraie voie, pour la réalisation du
Nibbana » (Nirvana en sanskrit). Les quatre fondements de la pleine
conscience sont le corps (la respiration, les changements de posture, les
activités), les sentiments (le sentiment de ce qui est plaisant, de ce qui est
déplaisant, et de ce qui est neutre), l’esprit (en particulier, ses modes et ses
attitudes), et les objets de l’esprit (qui comprennent les cinq sens mais aussi
d’autres états mentaux, tels que la volition, la tranquillité, l’extase,
l’équanimité et même la pleine conscience elle-même). C’est une liste
particulière, à la fois redondante et incomplète – un problème compliqué par
la nécessité de traduire la terminologie palie en français. Le message évident
du texte, cependant, c’est que la totalité de notre propre expérience peut
devenir le champ de notre contemplation. On donne simplement comme
instruction au méditant de prêter attention, « ardemment », d’être
« pleinement conscient » et « libéré de la convoitise et du souci pour le
monde ».
Il n’y a rien de passif dans la pleine conscience. On pourrait même dire
qu’elle exprime une espèce particulière de passion – une passion pour
discerner ce qui est subjectivement réel à chaque moment. C’est un mode de
connaissance qui est, par-dessus tout, dépourvu de distraction, dans
l’acceptation, et qui est (en définitive) non conceptuel. La pleine conscience
ne consiste pas à penser plus clairement à l’expérience ; c’est l’acte de faire
l’expérience de manière plus claire, y compris du surgissement des pensées
elles-mêmes. La pleine conscience est une conscience vive de tout ce qui
apparaît dans l’esprit ou le corps – les pensées, les sensations, les émotions –
sans s’accrocher à ce qui est plaisant ou fuir devant ce qui est déplaisant. Une
des grandes forces de cette technique de méditation, d’un point de vue laïc,
c’est qu’elle ne nous demande pas d’adopter des attitudes culturelles
quelconques, ni des croyances injustifiées. Elle demande simplement que
nous prêtions attention au flux de l’expérience à chaque moment.
Le principal ennemi de la pleine conscience – ou de toute pratique de
méditation – est notre habitude profondément conditionnée à être distrait par
les pensées. Le problème, ce ne sont pas les pensées en elles-mêmes mais le
fait de penser sans savoir que nous sommes en train de penser. En fait, tous
les types de pensée sont des objets parfaitement adéquats pour la pleine
conscience. Dans les premiers stades de la pratique, cependant, la survenue
des pensées sera plus ou moins synonyme de distraction – c’est-à-dire, d’un
échec à méditer. La plupart des gens qui croient qu’ils sont en train de méditer
sont simplement en train de penser les yeux clos. Par la pratique de la pleine
conscience, cependant, on peut s’éveiller du rêve de la pensée discursive et
commencer à voir chaque image, chaque idée ou chaque élément de langage
qui survient, s’évanouir sans laisser de traces. Ce qui reste c’est la conscience
elle-même, avec ses visions, ses sons, ses sensations, ses pensées attenantes,
qui apparaissent et qui changent à chaque moment.
Au début de la pratique de méditation, la différence entre l’expérience
ordinaire et ce qu’on en vient à considérer comme étant la « pleine
conscience » n’est pas très claire, et cela demande un certain entraînement
pour distinguer entre le fait d’être perdu dans la pensée et le fait de voir les
pensées pour ce qu’elles sont. En ce sens, apprendre à méditer ressemble au
fait d’acquérir n’importe quelle technique. Il faut des milliers de répétitions
pour réussir à envoyer une bonne droite à la boxe, ou amadouer les cordes
d’une guitare. Avec de la pratique, la pleine conscience devient une habitude
bien établie de l’attention, et la différence entre elle et la pensée ordinaire
deviendra de plus en plus claire. Finalement, vous commencerez à avoir
l’impression de vous éveiller de manière répétée d’un rêve pour vous
retrouver vous-même en sécurité dans un lit. Peu importe que ce rêve ait été
terrible, le soulagement est instantané. Et cependant il est difficile de rester
éveillé pendant plus de quelques secondes à la fois.
Mon ami Joseph Goldstein, un des meilleurs enseignants de vipassana
que je connaisse, comparait ce changement de conscience à l’expérience que
l’on peut vivre quand, après avoir été complètement immergé dans un film au
cinéma, on réalise soudainement que l’on est assis dans une salle en train de
regarder un simple jeu de lumières sur un écran. La perception est inchangée,
mais le charme est rompu. La plupart d’entre nous passons chaque moment de
notre état de veille perdus dans le film de nos vies. Et, jusqu’à ce que nous
comprenions qu’une alternative à cet enchantement existe, nous serons
entièrement à la merci des apparences. Encore une fois, il ne s’agit pas, dans
la différence que je suis en train de décrire, d’acquérir une nouvelle
compréhension conceptuelle ou d’adopter de nouvelles croyances concernant
la nature de la réalité. Ce changement se produit quand nous faisons
l’expérience du moment présent avant le surgissement de la pensée.
Le Bouddha a enseigné que la pleine conscience était la réponse
appropriée à la vérité de dukkha, que l’on traduit habituellement du pali,
quelquefois de façon trompeuse, par le mot de « souffrance ». Une meilleure
traduction serait « insatisfaction ». La souffrance peut ne pas être inhérente à
la vie, mais l’insatisfaction l’est. Nous aspirons à un bonheur durable au sein
du changement : notre corps vieillit, les objets que nous aimons se brisent, les
plaisirs s’évanouissent, les relations finissent par échouer. Notre attachement
aux bonnes choses de la vie et notre aversion envers les mauvaises constituent
un déni de ces réalités, et cela conduit inévitablement à des sentiments
d’insatisfaction. La pleine conscience est une technique pour découvrir une
équanimité dans ce flux, en nous permettant d’être simplement conscients de
la qualité de l’expérience à chaque moment, qu’elle soit plaisante ou
déplaisante. Cela peut ressembler à une recette conduisant à l’indifférence,
mais ça ne l’est pas. Il est en réalité possible d’être vraiment conscient – et, de
ce fait, d’être en paix avec le moment présent – même lorsqu’on travaille à
changer le monde pour l’améliorer.
La méditation de pleine conscience est extraordinairement simple à
décrire, mais elle n’est pas facile à maîtriser. Sa totale maîtrise peut demander
un talent spécial et une vie entière consacrée à cette tâche, et cependant une
transformation authentique dans la perception que l’on a du monde est à la
portée de la plupart d’entre nous. La pratique est la seule chose qui conduit au
succès. Les instructions simples données dans l’encadré suivant sont
analogues aux instructions concernant la manière de marcher sur un fil – ce
qui, je présume, doit ressembler à quelque chose de ce genre :
1. Trouvez un câble horizontal qui supporte votre poids.
2. Tenez-vous à une extrémité du fil.
3. Marchez en avant en plaçant un pied directement devant l’autre.
4. Répétez le geste.
5. Ne tombez pas.
Il est clair que les étapes 2 à 5 demandent quelques essais et erreurs.
Heureusement, les bénéfices de l’entraînement à la méditation arrivent bien
avant que la maîtrise ne les apporte. Et tomber, en ce qui nous concerne,
arrive presque sans cesse, à chaque fois que nous nous perdons dans la
pensée. De nouveau, le problème ce ne sont pas les pensées en elles-mêmes,
mais le fait de penser sans être pleinement conscients que nous sommes en
train de penser.
Comme chaque méditant le découvre vite, la distraction est la condition
normale de notre esprit : la plupart d’entre nous tombons du fil à chaque
seconde – que ce soit en glissant avec bonheur dans la rêverie ou en plongeant
dans la peur, la colère, la haine de soi, et d’autres états d’esprit négatifs. La
méditation est une technique pour s’éveiller. Le but est de sortir de la transe
de la pensée discursive, d’arrêter de saisir le plaisant et de fuir devant le
déplaisant de manière automatique, de sorte que nous puissions jouir d’un
esprit, qui ne soit pas troublé par le souci, qui demeure simplement ouvert
comme le ciel, facilement conscient du flux de l’expérience dans le présent.
Comment méditer
1. Asseyez-vous confortablement, la colonne verté- brale droite, sur une chaise ou les
jambes croisées sur un coussin.
2. Fermez les yeux, respirez profondément plusieurs fois, et ressentez les points de
contact entre le corps et la chaise, ou le plancher. Notez les sensations associées au fait
d’être assis – des sensations de pression, de chaleur, de picotement, de vibration, etc.
3. Devenez graduellement conscient du processus de la respiration. Prêtez attention là où
vous ressentez la respiration le plus distinctement – que ce soit dans les narines, ou
dans la montée et la retombée de l’abdomen.
4. Permettez à votre attention de reposer dans la simple sensation de la respiration. (Vous
n’avez pas à contrôler votre respiration. Laissez-la simplement aller et venir
naturellement.)
5. À chaque fois que l’esprit se perd dans la pensée, revenez doucement à la respiration.
6. Pendant que vous vous concentrez sur le processus de la respiration, vous allez aussi
percevoir des sons, des sensations corporelles, ou des émotions. Observez simplement
ces phénomènes tels qu’ils apparaissent dans la conscience et ensuite revenez à la
respiration.
7. Quand vous notez que vous êtes perdu dans la pensée, observez la pensée en tant
qu’objet de la conscience. Puis ramenez l’attention à la respiration – ou à n’importe
quel son, ou sensation, qui survient dans le moment suivant.
8. Continuez ainsi jusqu’à ce que vous puissiez être simplement témoin de tous les objets
de la conscience – les perceptions visuelles, les sons, les sensations, les émotions, et
même les pensées – dès qu’ils surviennent, changent, et s’en vont.
Ceux qui sont nouveaux dans cette pratique trouvent qu’il est généralement utile
d’entendre ces instructions prononcées à voix haute pendant le cours d’une session de
I
méditation. J’ai posté des méditations guidées de longueurs variées sur mon site Internet .
La vérité de la souffrance
Le mystère de la conscience
Enquêter sur la nature de la conscience elle-même – et transformer ses
contenus par un entraînement délibéré – est la base de la vie spirituelle. En
termes scientifiques, cependant, la conscience reste notoirement difficile à
comprendre, ou même à définir. En fait, de nombreux débats à propos de sa
nature ont été menés, sans que les participants ne parviennent à trouver un
terrain commun. Bien que nous n’ayons pas besoin de récapituler l’histoire de
notre confusion sur ce point, il serait utile d’examiner brièvement pourquoi la
conscience pose encore un défi unique à la science. Après ça, nous verrons
que la spiritualité n’est pas seulement importante pour vivre une vie
heureuse ; elle est en réalité essentielle pour comprendre l’esprit humain.
Dans un des essais sur la conscience qui a eu le plus d’influence parmi
ceux jamais écrits, le philosophe Thomas Nagel nous invite à considérer ce
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que cela fait d’être une chauve-souris . Son intérêt ne concernait pas les
chauves-souris mais la manière dont nous définissons le concept de
« conscience ». Nagel défend l’idée qu’un organisme est conscient « si et
seulement si cela signifie quelque chose d’être cet organisme-là – si cela fait
quelque chose pour cet organisme-là. » Que vous trouviez cette déclaration
brillante, sans importance, ou simplement déroutante en dit probablement
beaucoup concernant votre goût pour la philosophie. « Brillante » et « sans
importance » sont des positions qui peuvent toutes deux être défendues, mais
la phrase de Nagel ne doit pas vous troubler. Il est simplement en train de
vous demander d’imaginer que vous échangiez votre place avec une chauve-
souris. S’il vous reste une expérience quelconque, même indescriptible – une
certaine palette composée de visions, de sons, de sensations, de sentiments –
eh bien cette expérience c’est précisément cela la conscience pour la chauve-
souris. Si, cependant, être transformé en une chauve-souris équivaut à une
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annihilation, alors les chauves-souris ne sont pas conscientes . L’idée de
Nagel est que la différence entre la conscience et l’inconscience est une
question d’expérience subjective, quel que soit ce que la conscience puisse
impliquer ou pas en termes physiques. Soit les lumières sont allumées, soit
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elles ne le sont pas .
Mais l’expérience est une chose, et notre image scientifique de plus en
plus vaste de la réalité en est une autre. En ce moment, vous pouvez être très
conscient que vous êtes en train de lire ce livre, mais vous êtes complètement
inconscient des événements électrochimiques qui se produisent dans chacune
des billions de synapses de votre cerveau. Quelques grandes que soient vos
connaissances en physique, en chimie et en biologie, vous vivez ailleurs. En
ce qui concerne votre expérience, vous n’êtes pas un corps composé
d’atomes, de molécules et de cellules ; vous êtes la conscience et ses contenus
toujours changeants, qui passent au travers des différents stades de l’état de
veille et du sommeil, du berceau à la tombe.
Et la question de savoir comment la conscience est reliée au monde
physique reste, comme chacun sait, sans réponse. Il y a des raisons de croire
qu’elle émerge sur la base d’un traitement de l’information dans des systèmes
complexes comme un cerveau humain, parce que, quand nous regardons
l’univers, nous voyons qu’il est rempli de structures plus simples, comme les
étoiles, et de processus, comme la fusion nucléaire, qui n’offrent aucun signe
extérieur de conscience. Mais nos intuitions ici peuvent ne pas valoir grand-
chose. Après tout, comment le soleil apparaîtrait-il s’il était conscient ? Peut-
être exactement comme il le fait maintenant. (Vous attendriez-vous à ce qu’il
parle ?) Et cependant, d’une certaine manière, il semble bien moins
vraisemblable de croire que les étoiles soient conscientes et muettes plutôt
qu’elles n’aient pas du tout de vie intérieure.
Quelle que soit la relation ultime entre la conscience et la matière, à peu
près tout le monde conviendra, qu’à un certain point, dans le développement
des organismes complexes comme nous-mêmes, la conscience semble
émerger. Cette émergence ne dépend pas d’un changement de matériaux, car
vous et moi sommes construits des mêmes atomes qu’une fougère ou qu’un
sandwich au jambon. La naissance de la conscience doit plutôt être le résultat
d’une organisation : arranger des atomes d’une certaine manière paraît
produire l’expérience d’être la collection même de ces atomes. C’est
indubitablement un des plus profonds mystères qu’il nous est donné
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d’observer .
Néanmoins, Nagel avait raison d’observer que la réalité de la conscience
est, d’abord et avant tout, subjective – car c’est simplement le fait de la
subjectivité elle-même. Et qu’une chose semble consciente vue de l’extérieur
n’est pas vraiment le problème. J’ai rencontré un jour une personne qui s’était
réveillée pendant une opération chirurgicale pour laquelle elle avait reçu une
anesthésie générale. En raison du composant paralysant de l’anesthésie, elle
fut cependant incapable de signaler aux docteurs qu’elle était consciente et
qu’elle était en train de ressentir l’opération bien plus qu’elle ne le souhaitait.
C’était incommode, c’est le moins qu’on puisse dire, parce qu’ils étaient en
train de remplacer son foie. Si vous pensez que la partie importante de la
conscience se trouve dans son lien avec la parole et le comportement, prenez
un moment pour réfléchir au problème d’une « conscience anesthésiée ».
20
C’est un antidote pour se protéger de beaucoup de mauvaises philosophies .
C’est sûrement un signe de progrès intellectuel qu’une discussion sur la
conscience n’ait plus besoin de commencer par un débat concernant son
existence. Dire que la conscience puisse seulement sembler exister, depuis
l’intérieur, revient à admettre son existence sans réserve – car à partir du
moment où une chose semble exister de quelque manière que ce soit, c’est
cela qui est la conscience. Même si je suis un cerveau dans une cuve en cet
instant – et que tous mes souvenirs sont faux, et que toutes mes perceptions
sont celles d’un monde qui n’existe pas – le fait que j’ai une expérience est
indiscutable (pour moi, du moins). C’est tout ce qui m’est demandé (ou à un
autre être sensible quel qu’il soit) pour établir pleinement la réalité de la
conscience. La conscience est la seule chose dans cet univers qui ne puisse
21
pas être une illusion .
Comme notre compréhension du monde physique a évolué, notre notion
de ce qui relève du « physique » s’est élargie considérablement. Un monde
qui grouille de champs et de forces, de fluctuations du vide, et autres éléments
diaphanes engendrées par la physique moderne, n’est pas le monde physique
du sens commun. En fait, notre bon sens semble être resté coincé quelque part
e
au XVI siècle. On a aussi généralement oublié que la plupart des pères de la
e
physique de la première moitié du XX siècle contestaient la « matérialité » de
l’univers et plaçaient l’esprit – ou les pensées, ou la conscience elle-même – à
la source même de la réalité. Des visions non réductrices comme celles
d’Arthur Eddington, James Jeans, Wolfgang Pauli, Werner Heisenberg, et
22
Erwin Schrödinger semblent n’avoir pas eu d’impact durable . D’une
certaine manière, nous pouvons nous en féliciter, car il y avait beaucoup de
charabia dans l’air. Pauli, par exemple, était un admirateur de Carl Jung, qui
23
avait apparemment analysé pas moins de 1300 des rêves du grand homme .
Bien que Pauli fût un des titans de la physique, ses pensées à propos de
l’irréductibilité de l’esprit avaient probablement beaucoup plus à voir avec
l’imagination fébrile de Jung qu’avec la mécanique quantique.
Le charme du numineux finit par s’évanouir. Dès que les physiciens
revinrent aux affaires sérieuses de la construction des bombes, nous
retournâmes apparemment à un univers d’objets – et à un style de discours,
traversant toutes les branches de la science et de la philosophie, qui sembla
rendre l’esprit mûr pour une réduction au monde « physique ».
Ces développements ont grandement incommodé les penseurs du New
Age – ou auraient dû le faire, s’ils avaient daigné les remarquer. Les auteurs
s’efforçant de lier la spiritualité à la science placent généralement leurs
espoirs dans la compréhension de « l’interprétation de Copenhague de la
mécanique quantique », qu’ils prennent comme une preuve que la conscience
joue un rôle central dans la détermination de la nature du monde physique. Si
rien n’est réel à moins d’être observé, la conscience ne peut pas surgir
d’événements électrochimiques dans les cerveaux d’animaux comme les
nôtres ; elle doit plutôt faire partie du tissu même de la réalité. Mais ceci n’est
tout simplement pas la position de la physique faisant autorité. Il est vrai que,
d’après l’interprétation de Copenhague, les systèmes mécaniques quantiques
ne se comportent pas d’une façon classique avant d’être observés, et avant
cela, ils semblent exister simultanément dans de nombreux états différents.
Mais ce qui est considéré comme « observation », dans la vision originale de
Copenhague, n’a jamais été clairement défini. La notion a été précisée depuis,
et elle n’a rien à voir avec la conscience. Ce n’est pas que les mystères de la
mécanique quantique aient été résolus – la représentation physique reste
étrange, peu importe la manière dont on l’observe – et la question de savoir
comment une réalité quantique sous-jacente devient le monde classique, en
apparence, des tables et des chaises, n’a pas été complètement résolue.
Cependant, il n’y a pas de raison de penser que la conscience soit essentielle à
ce processus. C’est pourquoi il est certain que tous ceux qui voudraient baser
leur spiritualité sur de mauvaises interprétations de la physique de 1930 seront
nécessairement déçus. Comme nous le verrons, le lien entre la spiritualité et la
24
science doit être trouvé ailleurs .
Nous savons, bien sûr, que l’esprit humain est un produit du cerveau
humain. On ne peut remettre en question le fait que notre capacité à décoder
et à comprendre cette phrase dépende d’événements neurophysiologiques qui
ont lieu dans notre tête en ce moment. Mais la plupart de ce travail mental se
produit entièrement dans l’obscurité, et la raison pour laquelle la conscience
devrait assister à une partie de ce processus reste un mystère. Rien de ce qui
concerne le cerveau, quand il est étudié comme un système physique, ne
permet de penser que c’est un lieu d’expérience. Si nous n’étions pas déjà
débordants de conscience nous-mêmes, il n’y aurait pour nous aucune preuve
de son existence dans l’univers – et nous n’aurions aucune idée des nombreux
états d’expérience auxquels elle donne naissance. La seule preuve que cela
fait quelque chose d’être vous en ce moment est le fait (qui n’est évident que
25
pour vous) que cela fait quelque chose d’être vous .
Quelle que soit la manière dont nous proposons d’expliquer l’émergence
de la conscience – que ce soit en des termes biologiques, fonctionnels,
computationnels ou autres – nous sommes véritablement convaincus de ceci :
d’abord il y a un monde physique, inconscient et bouillonnant d’événements
non perçus ; ensuite, en vertu d’une certaine propriété ou d’un certain
processus physique, la conscience elle-même jaillit, ou arrive chancelante, à
l’être. Cette idée ne me semble pas simplement étrange mais complètement
mystérieuse. Cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas vraie. Quand nous nous
attardons sur les détails, cependant, cette idée d’émergence semble
simplement être le bouche-trou d’un miracle.
I
La conscience – le simple fait que cet univers soit éclairé par la sentience
– est précisément ce que l’inconscience n’est pas. Et je crois qu’aucune
description de quelque chose de complexe et d’inconscient n’en rendra
pleinement compte. Affirmer que la conscience est survenue à un certain
moment dans l’évolution de la vie, et qu’elle résulte d’un arrangement
spécifique de neurones s’activant en concert dans un cerveau individuel, ne
nous donne pas le moindre indice de la manière dont elle pourrait émerger de
processus inconscients, même en principe. Cependant, cela ne veut pas dire
qu’une autre thèse, quelle qu’elle soit, à propos de la conscience devrait être
vraie. La conscience pourrait très bien être le produit légitime d’un traitement
d’informations inconscient. Mais je ne sais pas ce que cette phrase veut
réellement dire – et je ne pense pas que quelqu’un d’autre le sache non
26
plus . Cette difficulté a été caractérisée comme étant « le fossé dans
27 28
l’explication » et « le problème difficile de la conscience » , et elle est
sûrement les deux. Certains philosophes ont suggéré que la relation entre
l’esprit et le corps ne sera comprise qu’en référence à des concepts qui ne sont
29
ni physiques ni mentaux, mais qui sont d’une certaine manière « neutres » .
D’autres déclarent que la conscience peut être connue en tant que produit de
causes physiques mais qu’elle ne peut pas être conceptuellement réduite à de
30
telles causes . D’autres encore ont défendu l’idée qu’une explication
31
physique non réductrice est incohérente .
Je me sens en sympathie avec ceux qui, comme le philosophe Colin
McGinn et le psychologue Steven Pinker, ont suggéré que l’émergence de la
32
conscience est peut-être simplement incompréhensible en termes humains .
Toute chaîne explicative doit se terminer quelque part – généralement par un
fait brut qui néglige de s’expliquer lui-même. Il est possible que la conscience
33
présente une impasse de cette sorte .
En tout cas, la tâche d’expliquer la conscience en termes physiques ne
ressemble pas beaucoup aux autres explications à succès dans l’histoire des
sciences. Les analogies que les scientifiques et les philosophes mobilisent ici
sont toujours trompeuses. Le fait, par exemple, que nous puissions maintenant
décrire les propriétés de la matière, comme la fluidité, en termes
d’événements microscopiques qui ne sont pas en eux-mêmes « fluides », ne
donne pas une direction pour comprendre la conscience en tant que propriété
émergente du monde inconscient. Il est facile de voir qu’aucune molécule
d’eau ne peut être « fluide », et il est facile de voir que des milliards de
molécules de ce genre, glissant librement les unes sur les autres, apparaîtront
« fluides » à l’échelle d’une main humaine. Ce qui n’est pas facile à
comprendre, c’est comment des analogies de cette sorte ont persuadé tant de
gens que la conscience peut être directement expliquée en termes de
34
traitement de l’information .
Pour qu’une explication d’un phénomène soit satisfaisante, elle doit être
d’abord, au minimum, intelligible. À cet égard, l’émergence de la fluidité ne
pose aucun problème : le glissement libre des molécules semble exactement la
sorte de chose qui devrait être vraie d’une substance pour assurer sa fluidité.
Pourquoi puis-je passer la main au travers de l’eau liquide et pas au travers
d’un rocher ? Parce que les molécules d’eau ne sont pas liées assez
solidement pour résister à mon mouvement. Remarquons que cette
explication de la fluidité est parfaitement réductrice : la fluidité n’est
réellement « rien d’autre » que le libre mouvement des molécules. Pour que
cette explication soit suffisante, nous devons admettre que les molécules
existent, bien sûr, mais une fois que nous l’avons fait, le problème est résolu.
Personne n’a décrit un ensemble d’événements inconscients qui suffirait à être
une cause sensée de la conscience. Toute tentative pour comprendre la
conscience en termes d’activité cérébrale établit simplement une corrélation
entre la capacité d’une personne à décrire une expérience (démontrant ainsi
qu’elle en est consciente) et des états spécifiques de son cerveau. Alors que de
telles corrélations peuvent constituer une neuroscience fascinante, elles ne
nous rapprochent absolument pas de l’explication de l’émergence de la
conscience elle-même.
Le moment arrivera presque certainement où nous construirons un robot
dont l’expressivité faciale, le ton de voix, et la flexibilité de pensée nous
amèneront à nous demander si oui ou non il est conscient. Le robot pourrait
même déclarer être conscient et être prêt à participer aux expériences que
nous faisons maintenant sur les êtres humains, nous permettant de corréler ses
réponses à des stimuli avec des changements dans son « cerveau ». Il semble
clair, cependant, à moins que nous puissions faire plus que ceci, que nous ne
35
saurons jamais si « cela fait quelque chose d’être une telle machine » .
Certains lecteurs pourraient penser que j’ai faussé le jeu en défaveur des
sciences de l’esprit, en comparant la conscience à un phénomène aussi
aisément compréhensible que la fluidité. Il est certain que la science a dissipé
de bien plus grands mystères. Qu’elle est, par exemple, la différence entre un
système vivant et un système mort ? Dans la mesure où les questions à propos
de la conscience elle-même peuvent être laissées de côté, il semble que la
différence nous soit maintenant raisonnablement claire. Et cependant,
jusqu’en 1932, le physiologiste écossais J. S. Haldane (le père de J. B. S.
Haldane) écrivait :
« Quel compte rendu intelligible la théorie mécaniste de la vie peut-elle
donner… de la guérison des maladies et des blessures ? Simplement aucun,
parce que ces phénomènes sont si complexes et étranges que nous ne pouvons
pas encore les comprendre. C’est exactement la même chose avec les
phénomènes de la reproduction qui leur sont proches. Nous ne pouvons
absolument pas imaginer concevoir un mécanisme précis et complexe qui
serait capable, comme un organisme vivant, de se reproduire lui-même
36
indéfiniment. »
En à peine vingt ans notre imagination s’est étendue. Beaucoup de travail
en biologie reste à faire, mais tous ceux qui continuent à défendre le
II
vitalisme sont juste ignorants de la nature des systèmes vivants. On ne se
pose plus des questions de cette sorte, et plus d’un demi-siècle s’est écoulé
depuis l’époque où les créatures de la terre avaient besoin d’un élan vital pour
se multiplier, ou pour guérir de leurs blessures. Est-ce que mon scepticisme,
dans le fait qu’un jour nous parvenions à une explication physique de la
conscience, est analogue aux doutes de Haldane concernant la possibilité
d’une explication de la vie par des processus qui ne sont pas par eux-mêmes
vivants ?
Je ne le crois pas. Dire qu’un système est vivant ressemble beaucoup au
fait de dire qu’il est fluide, parce que la vie concerne ce que les systèmes font
par rapport à leur environnement. Comme la fluidité, la vie est définie
conformément à des critères externes. La conscience ne l’est pas (et, je le
pense, ne peut pas l’être). Nous ne dirons jamais d’une chose qui ne mange
pas, qui n’excrète pas, qui ne grandit pas, qui ne se reproduit pas, qu’elle
37
pourrait être « vivante ». Elle pourrait, cependant, être consciente .
Est-ce qu’une neuroscience adulte pourrait néanmoins offrir une
explication correcte de la conscience en termes de processus cérébraux sous-
jacents ? Encore une fois, il n’y a rien concernant le cerveau, quel que soit le
niveau auquel on l’étudie, qui suggère qu’il puisse recéler de la conscience –
en dehors du fait que nous faisons directement l’expérience de la conscience
et que nous avons relié beaucoup de ses contenus, ou leur absence, avec des
processus se passant dans nos cerveaux. Rien dans le comportement humain,
le langage ou la culture de l’homme, ne démontre que cela existe par la
médiation de la conscience, en dehors du fait que nous savons simplement
que c’est le cas – une vérité que quelqu’un peut reconnaître en lui-même
38
directement et chez les autres par analogie .
C’est là où la distinction entre l’étude de la conscience elle-même et
l’étude de ses contenus devient essentielle. Il est facile de voir comment les
contenus de la conscience peuvent être compris en termes
neurophysiologiques. Considérons, par exemple, notre expérience de la vision
d’un objet : sa couleur, ses contours, son mouvement apparent, sa localisation
dans l’espace surviennent dans la conscience sous la forme d’une unité
homogène, même si cette information est traitée par de nombreux systèmes
séparés du cerveau. Ainsi, quand un golfeur se prépare à frapper un coup, il
ne voit pas d’abord la rondeur de la balle, ensuite sa blancheur, puis sa
position sur le terrain. Il jouit plutôt d’une perception unifiée de la balle. De
nombreux neuroscientifiques croient que ce phénomène de « liaison » peut
être expliqué par des groupes disparates de neurones s’activant en
39
synchronie . Que cette théorie soit vraie ou pas, elle est du moins intelligible
– parce que l’activité synchrone semble être justement ce qui pourrait bien
expliquer l’unité d’un percept.
Ce travail suggère, comme de nombreuses autres découvertes en
neurosciences, que les contenus de la conscience peuvent souvent être
40
expliqués par leur neurophysiologie sous-jacente . Cependant, quand nous
nous demandons pourquoi de tels phénomènes devraient être expérimentés,
41
nous sommes ramenés complètement au mystère de la conscience .
Malheureusement, les efforts pour localiser la conscience dans le cerveau
échouent généralement à distinguer entre la conscience et ses contenus. Le
résultat, c’est que de nombreux chercheurs ont pris une forme particulière de
la conscience (ou une classe de ses contenus) pour une perspective suffisante
sur l’ensemble. Par exemple, Christof Koch et d’autres ont fait un travail très
intelligent sur la vision, en recherchant quelle région du cerveau encode la
42
perception visuelle consciente . Le phénomène de rivalité binoculaire a
fourni un point d’entrée particulièrement utile ici : il se trouve que quand on
présente à chaque œil un stimulus visuel différent, l’expérience consciente
d’une personne n’est pas un mélange des deux images, mais plutôt une série
de transitions apparemment aléatoires entre les deux. Si, par exemple, on vous
montre l’image d’une maison dans un œil et celle d’un visage humain dans
l’autre, vous ne verrez pas les deux images en compétition mutuelle ni
superposées. Vous verrez la maison pendant quelques secondes, ensuite le
visage, ensuite la maison à nouveau, qui changent à des intervalles aléatoires.
Ce phénomène a permis aux expérimentateurs de rechercher les régions du
cerveau (à la fois chez les êtres humains et chez les singes) qui répondent à un
changement dans la perception consciente. La situation psychophysique
semble conçue spécialement pour distinguer la frontière entre les
composantes conscientes et inconscientes de la vision, parce que la donnée
entrante reste constante – chaque œil reçoit l’impression continue d’une seule
image – alors que, quelque part dans le cerveau, un changement complet dans
les contenus de la conscience se produit à un intervalle de quelques secondes.
C’est très intéressant – et cependant les sujets faisant l’expérience de cette
rivalité binoculaire sont conscients pendant toute l’expérience ; seuls les
contenus de la conscience visuelle ont été modulés par la tâche. Si vous
fermez les yeux maintenant, les contenus de votre conscience changent tout à
fait radicalement, mais pas votre conscience (vraisemblablement).
Cela ne veut pas dire que notre compréhension de l’esprit ne va pas
changer de manière surprenante grâce à notre étude du cerveau. Il pourrait ne
pas y avoir de limites à la manière dont des neurosciences matures pourraient
remodeler nos croyances à propos de la nature de l’expérience consciente.
Sommes-nous inconscients pendant le sommeil ou simplement incapables de
nous rappeler ce à quoi ressemble le sommeil ? Est-ce que l’esprit humain
peut être dupliqué ? Les neurosciences pourraient un jour répondre à de telles
questions – et les réponses pourraient bien nous surprendre.
Mais le fait de la conscience apparaît irréductible. Seule la conscience
peut se connaître elle-même – et directement, par l’expérience qu’en fait la
première personne. Il s’ensuit, de ce fait, qu’une introspection rigoureuse –
« une spiritualité » au sens le plus large du terme – constitue une partie
indispensable de la compréhension de la nature de l’esprit.
L’esprit divisé
Roger Sperry et ses collègues ont démontré dans les années 50 que le
corps calleux ne peut pas permettre un transfert complet de la connaissance
61
entre les hémisphères cérébraux . Après avoir coupé le chiasme optique chez
des chats (et confinant ainsi les données entrantes provenant de chaque œil à
un seul hémisphère), ils ont découvert que seule une connaissance simple
acquise par l’intermédiaire d’un œil unique pouvait se transférer à l’autre côté
du cerveau. Étant donné l’immense traitement de l’information qui a lieu dans
chaque hémisphère, il semble certain que même un cerveau humain normal
fonctionnera de manière divisée à un degré ou à un autre. Deux cents millions
de fibres nerveuses semblent insuffisantes pour intégrer l’activité simultanée
de vingt milliards de neurones dans le cortex cérébral, chacun d’entre eux
créant des centaines ou des milliers (et parfois des dizaines de milliers) de
62
connexions avec ses voisins . Étant donné ce partitionnement de
l’information, comment notre cerveau pourrait-il ne pas abriter d’ores et déjà
des centres multiples de conscience ?
Le philosophe Roland Puccetti a fait remarquer que l’existence de
domaines de conscience séparés dans le cerveau normal expliquerait une des
caractéristiques les plus déroutantes de la recherche sur le cerveau divisé :
pourquoi se fait-il que l’hémisphère droit soit en général désireux d’être le
témoin silencieux des erreurs et des bavardages du gauche ? Se pourrait-il que
l’hémisphère droit y soit habitué ?
« Une réponse cohérente avec l’hypothèse de la dualité mentale dans le
cerveau humain normal s’impose d’elle-même. L’hémisphère muet a compris
la situation réelle dès un âge très tendre. Il l’a comprise parce que, à l’âge de
deux ou trois ans, il a entendu un discours émanant du corps commun qui, à
mesure que le développement du langage du cerveau s’effectuait, est devenu
trop complexe grammaticalement et syntaxiquement pour qu’il croie qu’il le
générait ; la même chose est bien sûr vraie pour ce qu’il observait : une main
écrivant à l’école au fil des ans. Après l’opération chirurgicale, peu de choses
ont changé pour l’hémisphère muet (en dehors d’une perte d’information
III
sensorielle concernant la moitié ipsilatérale de l’espace corporel).… Étant
IV
habitué à ce statut d’hilote cérébral, il a continué. Une coopération ingrate
63
peut devenir une manière de vivre » .
Prenons un moment pour réaliser combien cette possibilité est bizarre. Le
point de vue à partir duquel vous êtes en train de lire consciemment ces mots
n’est peut-être pas le seul point de vue conscient qu’on puisse trouver dans
votre cerveau. C’est une chose de dire que vous êtes inconscient d’une vaste
quantité d’activités dans votre cerveau, c’en est une autre de dire qu’une
partie de cette activité est consciente d’elle-même et observe tous vos
mouvements.
Il doit y avoir une raison pour laquelle l’intégrité structurale du corps
calleux crée une unité fonctionnelle de l’esprit (dans la mesure où elle le fait),
et c’est peut-être seulement la division du corps calleux qui a pour effet de
créer des régions de conscience séparées dans le cerveau humain. Mais quelle
que soit la leçon finale du cerveau divisé, elle viole complètement nos
intuitions communes concernant la nature de notre subjectivité.
L’expérience du monde qu’a une personne, tout en étant apparemment
unifiée dans un cerveau normal, peut être physiquement divisée. Le problème
que ce fait pose pour l’étude de la conscience s’avère peut-être insurmontable.
Si je devais interroger mon cerveau avec l’aide d’un collègue – une personne
qui serait d’accord pour mettre à nu mon cortex et commencer à le sonder
avec une microélectrode –, ni mon collègue ni moi ne saurions quoi faire
d’une région qui échoue à influencer le contenu de « ma » conscience. Le
phénomène du cerveau divisé montre que tout ce que je serais capable de dire,
c’est si « moi » (peut-être en tant que le seul parmi d’autres nombreux centres
de conscience que l’on puisse trouver dans mon cerveau), j’ai senti quelque
chose quand mon ami a appliqué le courant. Ne ressentant rien, je ne pourrai
dire si les neurones en question constituent une région de conscience par eux-
mêmes – pour la simple raison que je pourrais être comme un patient au
cerveau divisé qui se demanderait étonné, avec son hémisphère gauche
parlant, si oui ou non son hémisphère droit est conscient. Il l’est certainement,
et cependant aucune preuve expérimentale de sa part ne peut mettre en
évidence les faits pertinents. Tant que nous devons corréler des changements
dans le cerveau – ou de tout autre système physique – avec des comptes
rendus provenant d’une première personne, tous les systèmes physiques qui
sont fonctionnellement muets peuvent se révéler être conscients, mais notre
tentative de comprendre les causes de la conscience échouera à les prendre en
compte.
Les cerveaux – et les personnes – peuvent être divisés à un degré ou à un
autre. Il est possible que chacun de nous vive, d’ores et déjà, dans un état
fluide de subjectivité divisée et imbriquée. Que ceci vous semble plausible ou
pas n’a peut-être pas d’intérêt. Une autre partie de votre cerveau peut voir les
choses différemment.
Processus conscient et inconscient dans le cerveau
I
L’énigme du moi
J’ai passé une fois un après-midi sur la rive nord-ouest du lac de
Tibériade, au sommet de la montagne où l’on croit que Jésus a donné son plus
fameux sermon. Il faisait une chaleur infernale, et le sanctuaire où j’étais assis
était rempli de pèlerins chrétiens venus de nombreux continents. Certains
étaient réunis en silence dans l’ombre, tandis que d’autres chancelaient au
soleil, en prenant des photographies.
Alors que je regardais les collines environnantes, un sentiment de paix
m’envahit. Il se transforma rapidement en une tranquillité bienheureuse qui
réduisit mes pensées au silence. En un instant, le sentiment d’être quelqu’un
de séparé – un « je » ou un « moi » – s’évanouit. Rien n’avait changé – le ciel
sans nuage, les collines brunes descendant vers une mer intérieure, les
pèlerins qui serraient leurs bouteilles d’eau – mais je ne me sentais plus
séparé du spectacle, en train de le regarder de derrière mes yeux. Seul le
monde demeurait.
L’expérience dura juste quelques secondes, mais elle se reproduisit de
nombreuses fois alors que je regardais la terre où Jésus est supposé avoir
marché, où il est supposé avoir réuni ses apôtres, et accompli de nombreux
miracles. Si j’avais été chrétien, j’aurais sans nul doute interprété cette
expérience en termes chrétiens. J’aurais pu croire que j’avais aperçu l’unité de
Dieu ou que j’avais été touché par le Saint Esprit. Si j’avais été hindouiste,
j’aurais pensé en termes de Brahman, le Soi éternel, dont on pense que le
monde et tous les esprits individuels sont une simple modification. Si j’avais
été bouddhiste, j’aurais pu parler du « dharmakaya du vide », en quoi toutes
les choses apparentes se manifestent comme dans un rêve.
Mais je suis juste quelqu’un qui fait de son mieux pour devenir un être
humain rationnel. C’est pourquoi je suis très lent à tirer des conclusions
métaphysiques à partir des expériences de cette sorte. Et cependant, j’aperçois
ce que j’appelle l’absence du moi intrinsèque de la conscience tous les jours,
que ce soit dans un site sacré traditionnel, ou à mon bureau, ou lorsque je me
brosse les dents. Ce n’est pas un hasard. J’ai passé de nombreuses années à
pratiquer la méditation, dont l’objectif est de supprimer l’illusion du moi.
Mon but dans ce chapitre, et dans le suivant, c’est de vous convaincre que
le sentiment ordinaire du moi est une illusion – et que la spiritualité consiste
en grande partie à réaliser cela, instant après instant. Il y a des raisons
logiques et scientifiques pour accepter cette affirmation, mais reconnaître sa
vérité ne dépend pas de la compréhension de ces raisons. Comme de
nombreuses illusions, le sentiment du moi disparaît quand on l’examine de
près, ce qui est réalisé par la pratique de la méditation. Encore une fois, je
propose une expérimentation que vous devrez faire par vous-même, dans le
laboratoire de votre propre esprit, en prêtant attention à votre expérience
d’une manière nouvelle.
La fameuse parabole du Bouddha qui visait à dénigrer l’intellectualisme
74
semble ici à propos : Un homme est frappé à la poitrine par une flèche
empoisonnée. Un médecin se précipite à ses côtés pour le sauver, mais
l’homme résiste à ses soins. Il veut d’abord connaître le nom de l’archer qui a
façonné la pointe de la flèche, le genre de bois à partir duquel elle a été
fabriquée, l’état d’esprit de l’homme qui a envoyé la flèche, le nom du cheval
qu’il chevauchait, et un millier d’autres choses qui ne sont d’aucune
importance pour sa souffrance actuelle, et pour sa survie. L’homme a besoin
de mettre de l’ordre dans ses priorités. L’énergie qu’il investit à penser au
monde résulte d’une incompréhension fondamentale de son problème. Et bien
que nous puissions n’en être que vaguement conscients, nous avons, nous
aussi, un problème qui ne peut être résolu en acquérant davantage de
connaissances conceptuelles.
Peu de choses ont changé depuis l’époque du Bouddha. De nombreuses
personnes déclarent n’avoir absolument aucun intérêt pour la vie spirituelle.
En fait, la plupart des scientifiques et des philosophes dédaignent le sujet, qui
sous-entend un abandon des standards intellectuels : la béatitude, a-t-on noté,
75
ne favorise pas une observation détachée . Et cependant, nous recherchons
tous l’accomplissement, bien que nous vivions à la merci d’une expérience
changeante. Tout ce que nous acquérons dans la vie s’évanouit. Nos corps
vieillissent, nos relations se terminent. Et même les plaisirs les plus intenses
ne durent que peu de temps. Et, chaque matin, nous sommes tirés du lit par
nos pensées.
Dans ce chapitre, je vais invoquer une variété de concepts utiles dans
notre étude du monde naturel, et même du cerveau, mais qui pèsent
lourdement sur le cours de nos vies : des concepts tels que le moi, l’ego et le
je. Il est vrai que ces termes semblent tout sauf scientifiques, mais nous
n’avons pas de nouveaux mots avec lesquels nommer, et par conséquent
étudier, un des faits les plus frappants de notre existence : la plupart d’entre
nous ressentons que notre expérience du monde se réfère à un moi – non à
notre corps précisément, mais à un centre de conscience qui existe d’une
certaine manière dans le corps, derrière les yeux, à l’intérieur de la tête. Le
sentiment que nous appelons « Je » semble définir notre point de vue à
chaque instant, et il fournit aussi une base aux croyances populaires
concernant les âmes et le libre arbitre. Et cependant ce sentiment, bien qu’il
puisse apparaître imperturbable à présent, peut être modifié, interrompu, ou
entièrement aboli. De telles transformations passent par toute la gamme qui
va de la psychose ordinaire jusqu’à l’épiphanie spirituelle.
Qu’est-ce qui fait que je suis la même personne maintenant que celle que
j’étais il y a cinq minutes, ou hier, ou lors de mon dix-huitième anniversaire ?
Est-ce parce que je me rappelle avoir été ces moi précédents et que mes
souvenirs sont (d’une certaine manière) exacts ? En fait, j’ai oublié la plupart
des choses qui me sont arrivées au cours de ma vie, et mon corps a changé
peu à peu pendant tout ce temps. Est-il suffisant de dire que je suis dans la
continuité physique de mes moi précédents parce que la plupart des cellules
de mon corps sont les mêmes que celles qui ont fabriqué les corps de ces
hommes plus jeunes ou en descendent ?
Comme nous l’avons vu, le phénomène du cerveau divisé a mis en
question l’idée même d’identité personnelle. Mais les choses peuvent devenir
pires encore. Dans une expérience de pensée maintenant fameuse, le
II
philosophe Derek Parfit nous demande d’imaginer un appareil de
téléportation qui peut projeter une personne de la Terre sur Mars. Plutôt que
de voyager pendant de nombreux mois dans un vaisseau spatial, vous avez
simplement besoin d’entrer dans une petite chambre près de votre maison, de
pousser un bouton vert, et toute l’information de votre cerveau et de votre
corps est envoyée dans une station similaire sur Mars, où vous êtes
réassemblé jusqu’au moindre atome.
Imaginez que plusieurs de vos amis aient déjà fait ce voyage sur Mars et
qu’ils ne s’en soient pas sentis plus mal. Ils décrivent leur expérience comme
étant celle d’une relocalisation instantanée : vous poussez le bouton vert et
vous vous retrouvez sur Mars – où vos souvenirs les plus récents sont ceux
d’avoir poussé un bouton vert sur Terre et de vous être demandé si quelque
chose allait se produire.
Donc vous décidez de faire ce voyage sur Mars vous-même. Cependant,
au cours du processus d’organisation de votre voyage, vous apprenez un fait
troublant à propos de cette téléportation : il se trouve que les techniciens
attendent qu’une réplique de la personne soit construite sur Mars avant
d’avoir à détruire le corps original sur Terre. Cela permet de ne rien laisser au
hasard ; si quelque chose dysfonctionne dans le processus de réplication,
aucun mal ne sera fait. Cependant, cela soulève le problème suivant : alors
que votre double commence sa journée sur Mars avec tous vos souvenirs, vos
objectifs, vos préjugés intacts, vous vous tenez dans la chambre de
téléportation sur Terre, en train de regarder le bouton vert. Imaginez une voix
qui vous parvient de l’interphone pour vous féliciter d’être arrivé en sécurité à
votre destination ; vous apprenez que dans quelques instants votre corps
terrestre sera réduit en atomes. En quoi ceci serait-il différent du fait d’être
simplement tué ?
Pour la plupart des lecteurs, cette expérience de pensée suggère que la
continuité psychologique – le simple maintien des souvenirs, des croyances,
des habitudes et d’autres traits mentaux – est une base insuffisante pour
l’identité personnelle. Il n’est pas suffisant que quelqu’un sur Mars soit
exactement comme vous, il doit réellement être vous. L’homme sur Mars
partagera tous vos souvenirs et se comportera exactement comme vous vous
comporteriez. Mais il n’est pas vous – ainsi que votre existence en train de se
poursuivre dans la chambre de téléportation sur Terre l’atteste. Pour le moi
terrestre attendant d’être détruit, la téléportation en tant que moyen pour
voyager apparaîtra comme une horrible imposture : vous n’avez jamais quitté
la Terre et vous êtes sur le point de mourir. Vos amis, vous le réalisez
maintenant, ont été à chaque fois copiés et tués. Et cependant, le problème
avec la téléportation est moins évident si la personne est désassemblée avant
que sa réplique soit construite. Dans ce cas, il est tentant de dire que la
téléportation fonctionne et que la « personne » est en réalité en train de
marcher sur la surface de Mars.
On pourrait en conclure que l’identité personnelle demande une continuité
physique : je suis identique à mon cerveau et à mon corps, et s’ils sont
détruits, c’est la fin du moi. Mais Parfit montre que la continuité physique
n’est importante que parce qu’elle est normalement la base de la continuité
psychologique. S’accrocher juste à son cerveau et à son corps ne peut pas être
une fin en soi. Considérons le cas malheureux d’une personne atteinte de
démence avancée : elle est physiquement en continuité avec la personne
qu’elle avait l’habitude d’être, mais non psychologiquement. Si on pouvait lui
donner de nouveaux neurones qui stimuleraient les anciens qui restent en
bonne santé dans son cerveau – en restaurant ses souvenirs, sa créativité, son
sens de l’humour – cela serait une meilleure solution que de conserver ses
neurones actuels en train de succomber à une maladie neurodégénérative. Si
nous admettons que le remplacement graduel des neurones individuels est
compatible avec la continuité de la conscience, il semble clair que le maintien
de la continuité psychologique est ce dont nous nous soucions le plus. Et c’est
en général ce que nous entendons par la « survie » d’une personne d’un
instant à l’autre.
Parfit pousse le concept d’identité personnelle aussi loin qu’il peut aller et
résout le paradoxe apparent de la téléportation en défendant l’idée que
« l’identité n’est pas ce qui compte » ; nous devrions plutôt nous sentir
concernés uniquement par la continuité psychologique. Cependant, il déclare
aussi que la continuité psychologique ne peut pas prendre « une forme
ramifiée » (ou du moins pas pour longtemps), comme cela se passerait si une
personne était copiée sur Mars alors que la personne originale survit sur Terre.
Parfit pense que nous devrions envisager le cas de la téléportation où une
personne est détruite avant d’être répliquée comme plus ou moins impossible
à distinguer du schéma normal de la survie d’une personne au cours de nos
vies. Après tout, de quelle manière êtes-vous subjectivement le même que la
personne qui a pris ce livre tout à l’heure ? De la seule manière dont vous
pouvez l’être : en faisant preuve d’un certain degré de continuité
psychologique avec ce moi passé. Ainsi, il devient difficile de voir en quoi la
téléportation serait différente du simple passage du temps. Comme Parfit le
dit : « Je veux que la personne sur Mars soit moi d’une façon particulièrement
intime, mais aucune personne future ne sera moi en ce sens… Ce dont j’ai
peur de manquer manque toujours… La survie ordinaire se révèle en ce sens
76
presque aussi terrible que le fait d’être détruit et répliqué. » . Ici, Parfit ne
veut pas dire « terrible » au sens où nous devrions trouver ces vérités
déprimantes. Il défend simplement l’idée que la survie ordinaire de moment
en moment ne démontre pas mieux l’identité personnelle que le processus de
destruction/réplication ne le fait. La vision que Parfit a du moi, à laquelle il
paraît être arrivé de manière indépendante par un usage très créatif des
expériences de pensée, est essentiellement la même que celle que l’on trouve
dans les enseignements du bouddhisme : il n’y a pas de moi stable, transporté
d’un instant au suivant.
Je suis d’accord avec l’essentiel de ce que Parfit a dit au sujet de l’identité
personnelle. Cependant, comme sa perspective est purement le produit d’une
argumentation logique, elle peut sembler étrangement détachée de la réalité
de nos vies. Bien que l’expérience de la méditation puisse ne pas résoudre
immédiatement le paradoxe de la téléportation, ou clarifier les raisons pour
lesquelles on devrait se soucier de sa propre expérience à venir plus que de
celle d’un étranger, elle rend ces problèmes philosophiques plus faciles à
penser.
Quand on parle de la continuité psychologique, on parle de la conscience
et de ses contenus – la persistance des souvenirs autobiographiques en
particulier. Tout ce qui est personnel, tout ce qui différencie ma conscience de
celle d’un autre être humain, est relié aux contenus de la conscience. Les
souvenirs, les perceptions, les manières de penser, les désirs – toutes ces
choses sont des apparitions dans la conscience. Si « ma » conscience était
soudain remplie des contenus de « votre » vie – si je me réveillais ce matin
avec vos souvenirs, vos espoirs, vos peurs, vos impressions sensorielles et vos
relations – je ne serais plus moi. Je serais la même chose que votre clone dans
le cas de la téléportation.
Ma conscience n’est la « mienne » que parce que les particularités de ma
vie sont éclairées dès qu’elles se produisent et où elles se produisent. Par
exemple, j’ai en ce moment une douleur gênante dans mon cou, qui est le
résultat d’une blessure que j’ai eue en pratiquant des arts martiaux. Pourquoi
est-ce « ma » douleur ? Pourquoi suis-je le seul à en être directement
conscient ? Ces questions proviennent d’une confusion. Il n’y a pas de
« moi » qui soit conscient de la douleur. La douleur survient simplement dans
la conscience au seul lieu où elle peut se produire : à la jonction de ce cerveau
et de ce cou. Dans quel autre endroit cette douleur particulière pourrait-elle
être ressentie ? Si j’étais cloné grâce à la téléportation, une douleur identique
pourrait être ressentie sur un cou identique sur Mars. Mais cette douleur serait
encore directement là dans ce cou.
Quelle que soit sa relation au monde physique, la conscience est le
contexte dans lequel les objets de l’expérience apparaissent – la vision de ce
livre, le son des voitures, la sensation de votre dos contre une chaise. Elles ne
peuvent apparaître nulle part ailleurs – car leur apparition même est la
conscience en action. Et tout ce qui est unique dans votre expérience du
monde doit apparaître au milieu des contenus de la conscience. Nous avons
toutes les raisons de croire que ces contenus dépendent de la structure
physique de votre cerveau. Dupliquez votre cerveau, et vous dupliquerez
« vos » contenus dans un autre champ de conscience. Divisez votre cerveau,
et vous séparerez ses contenus de manière bizarre.
Nous savons, à partir d’expériences à la fois réelles et imaginaires, que la
continuité psychologique est divisible – et qu’elle peut, de ce fait, être héritée
par plus d’un esprit. Si mon cerveau était chirurgicalement divisé demain par
une callosotomie, ceci créerait au moins deux esprits indépendants et
conscients, et ces deux-là seraient psychologiquement en continuité avec la
personne qui écrit maintenant ce paragraphe. Si mes capacités linguistiques
devaient être distribuées dans les deux hémisphères, chacun de ces esprits
pourrait se rappeler avoir écrit cette phrase. La question de savoir si
j’atterrirais dans l’hémisphère gauche ou dans le droit n’a pas de sens – car
elle est basée, pour ainsi dire, sur l’illusion qu’il y a un moi qui monte et
descend sur le flux de conscience, comme un bateau sur l’eau.
Mais le flux de conscience peut se diviser et suivre les deux hémisphères
affluents simultanément. Si ces affluents se réunissaient à nouveau, le courant
final hériterait des « souvenirs » de chacun. Si, après des années de vie
séparée, mes hémisphères étaient réunis, leurs souvenirs de leur existence
séparée pourraient, en principe, apparaître comme la mémoire combinée
d’une seule conscience. Il n’y aurait aucune raison de demander où mon
« moi » se trouvait quand mon cerveau était divisé, parce qu’aucun « Je »
n’existe indépendamment du flux. Dès que nous le comprenons, la divisibilité
de l’esprit humain commence à sembler moins paradoxale. Subjectivement
parlant, la seule chose qui existe vraiment est la conscience et ses contenus. Et
la seule chose pertinente concernant la question de l’identité personnelle est la
continuité psychologique d’un instant au suivant.
Qu’est-ce que nous appelons « je » ?
Une chose que chacun de nous tient pour certaine est que la réalité
dépasse largement la conscience que nous en avons. Je suis, par exemple,
assis à mon bureau, en train de boire un café. La gravité me tient en place, et
la manière dont ceci s’accomplit nous échappe à ce jour. L’intégrité de ma
chaise est le résultat de forces électriques entre les atomes – des entités que je
n’ai jamais vues mais qui existent que j’en sois conscient ou pas. La chaleur
du café se dissipe à une vitesse qui pourrait être calculée avec précision, et la
deuxième loi de la thermodynamique décrète qu’il est, dans l’ensemble, en
train de perdre sa chaleur à chaque moment plutôt qu’en train d’en recevoir à
partir de la tasse, ou de l’air environnant. Rien de tout cela n’est cependant
évident pour moi à partir de l’expérience directe. Les forces de la digestion et
du métabolisme sont à l’œuvre en moi complètement au-delà de ma
perception ou de mon contrôle. La plupart de mes organes internes pourraient
très bien ne pas exister pour ce que j’en sais d’eux directement, et cependant
je peux être raisonnablement certain qu’ils existent comme n’importe quel
livre de médecine me l’apprend. Le goût du café, le plaisir que je prends à son
odeur, le sentiment de la tasse chaude dans ma main – bien que ce soient des
faits immédiats auxquels je suis habitué, s’appuient sur une contrée sauvage
de phénomènes que je n’arriverai jamais à connaître. J’ai des neurones qui
forment de nouvelles connexions dans mon cerveau à chaque instant, ces
événements déterminant la nature de mon expérience. Mais je ne sais rien
directement de l’activité électrochimique de mon cerveau – et cependant ce
miracle humide produit un calcul qui paraît être en train de fonctionner
actuellement et d’engendrer une vision du monde.
Plus je persiste dans cette ligne de pensée, plus il devient clair que je ne
perçois qu’une étincelle de tout ce qui existe et qui pourrait être connu. Je
peux, par exemple, aller saisir ma tasse de café, ou la reposer, apparemment
comme il me plaît. Ce sont des actions intentionnelles, et je les accomplis.
Mais si je vais à la recherche de ce qui se tient sous ces mouvements – les
neurones moteurs, les fibres musculaires, les neurotransmetteurs – je ne peux
rien ressentir, ni voir. Et comment est-ce que je fais pour commencer ce
mouvement ? Je n’en ai aucune idée. En quel sens, alors, est-ce que je le
commence ? C’est difficile à dire. Le sentiment que j’avais l’intention de faire
ce que j’ai fait, paraît n’être que ça : le sentiment d’une certaine signature
interne, peut-être le résultat du fait que mon cerveau s’est formé un modèle
prédictif des actions qui s’en sont suivies. Le classer comme sentiment n’est
peut-être pas la meilleure façon de faire, mais il est certain que c’est quelque
chose. Sinon, comment aurais-je pu remarquer la différence entre un
comportement volontaire et involontaire ? Sans cette impression d’être acteur,
j’aurais le sentiment que mes actions sont automatiques ou qu’elles échappent
à mon contrôle.
Des questions se posent : Où suis-je pour avoir une vision si pauvre des
choses ? Et quelle sorte de chose suis-je pour que, à la fois, mon extérieur et
mon intérieur soient si obscurs ? Et l’extérieur et l’intérieur de quoi ? De ma
peau ? Suis-je identique à ma peau ? Si c’est non – et la réponse est
clairement non – pourquoi la frontière entre mon extérieur et mon intérieur
devrait-elle être fixée à la peau ? Si ce n’est pas à la peau, alors où l’extérieur
de mon moi s’arrête-t-il et où l’intérieur commence-t-il ? À mon crâne ? Suis-
je mon crâne ? Suis-je à l’intérieur de mon crâne ? Disons oui pour un
moment, parce que nous allons vite manquer d’endroits où je pourrais me
cacher. Où pourrais-je être à l’intérieur de mon crâne ? Et si je suis là-haut
dans ma tête, comment est le reste de mon moi (sans parler de l’intérieur de
moi) ?
Le pronom je est le nom que la plupart d’entre nous posons sur le
sentiment que nous sommes les penseurs de nos pensées et les
expérimentateurs de notre expérience. C’est le sentiment que nous avons de
posséder (plutôt que de simplement être) un continuum d’expériences. Nous
verrons, cependant, que ce sentiment n’est pas une propriété nécessaire de
l’esprit. Et le fait que des gens rapportent avoir perdu leur sentiment du moi, à
un degré ou à un autre, laisse entendre que l’expérience d’être un moi peut
être parfois perturbée.
De toute évidence, il y a quelque chose dans notre expérience que nous
qualifions de « Je », en dehors du simple fait que nous soyons conscients ;
autrement, nous ne décririons jamais notre subjectivité de la manière dont
nous le faisons, et une personne n’aurait aucune base pour sentir qu’elle a
perdu son sentiment du moi, quelles que soient les circonstances. Néanmoins,
il est extrêmement difficile d’identifier avec précision cela pour quoi nous
nous prenons. De nombreux philosophes ont remarqué ce problème, mais peu
en Occident ont compris que l’échec à localiser le moi peut produire plus
77
qu’une simple confusion . Je suspecte que cette différence entre la
philosophie orientale et la philosophie occidentale a quelque chose à voir avec
l’influence de la religion abrahamique et sa doctrine de l’âme. Le
christianisme, en particulier, pose des obstacles considérables à une
compréhension intelligente de la nature de l’esprit humain, en affirmant,
comme il le fait, l’existence réelle d’âmes individuelles qui sont sujettes au
jugement éternel de Dieu.
Qu’est-ce que cela signifie de dire qu’on ne peut pas trouver le moi, ou
qu’il est illusoire ? Cela ne veut pas dire que les gens sont illusoires. Je ne
vois aucune raison de douter du fait que chacun de nous existe, ou que
l’histoire en cours de notre personne peut être conventionnellement décrite en
tant que l’histoire de nos « moi ». Mais le moi, dans ce sens plus large et
biographique du terme, passe par des changements profonds tout au long de la
vie. Bien que vous soyez à maints égards physiquement et psychologiquement
en continuité avec la personne que vous étiez à l’âge de sept ans, vous n’êtes
plus le même. Votre vie a certainement été ponctuée de transitions qui vous
ont changé de manière significative : mariage, divorce, université, service
militaire, devenir parent, deuil, grave maladie, gloire, le fait d’être exposé à
d’autres cultures, emprisonnement, succès professionnel, perte d’un travail,
conversion religieuse… Chacun de nous sait ce que cela signifie que de
développer des capacités nouvelles, des compréhensions, des opinions et des
goûts nouveaux au cours du temps. Il n’y a pas d’inconvénients à imputer ces
changements au moi. Ce n’est pas là le moi dont je parle.
Le moi qui ne survit pas à l’investigation, c’est le sujet de l’expérience à
chaque moment – le sentiment d’être le penseur de pensées à l’intérieur de sa
propre tête, le sentiment d’être le propriétaire ou l’habitant d’un corps
physique, que ce faux moi semble s’approprier comme une sorte de véhicule.
Même si vous ne croyez pas qu’un tel homoncule existe – peut-être parce que
vous croyez, en vous fondant sur la science, que vous êtes identique à votre
corps et à votre cerveau plutôt qu’un résident fantomatique intérieur – vous
ressentez presque certainement qu’il y a quelque chose comme un moi interne
dans presque tous les moments de l’état de veille. Et cependant, quelle que
soit la manière dont on le recherche, on ne trouve ce moi nulle part. Il ne peut
être vu parmi les détails de l’expérience, et il ne peut être vu quand
l’expérience elle-même est vue comme une totalité. Cependant, son absence
peut être observée – et quand elle l’est, le sentiment d’être un moi disparaît.
Une conscience sans moi
Quand nous voyons une personne marcher dans la rue en se parlant à elle-
même, nous supposons généralement qu’elle est mentalement dérangée (à
condition qu’elle ne porte pas de casque). Or, nous nous parlons tous à nous-
mêmes constamment – la plupart d’entre nous ont simplement le bon sens de
garder la bouche fermée. Nous répétons les conversations passées – en
pensant à ce que nous avons dit, à ce que nous n’avons pas dit, à ce que nous
aurions dû dire. Nous anticipons le futur, en produisant une chaîne continuelle
de mots et d’images qui nous remplissent d’espoir, ou de peur. Nous nous
racontons à nous-mêmes l’histoire de ce qui se passe maintenant, comme si
un aveugle était à l’intérieur de nos têtes en train de demander une narration
continuelle pour connaître ce qui arrive : « Ouaouh, quel beau bureau ! Je me
demande quelle sorte de bois c’est. Oh, mais il n’a pas de tiroirs. Ils n’ont pas
mis de tiroirs dans cette chose ? Comment peut-on avoir un bureau sans au
moins un tiroir ? » À qui parlons-nous ? Personne d’autre n’est là. Et nous
imaginons que continuer ce monologue intérieur avec nous-mêmes est
parfaitement compatible avec la santé mentale. Mais peut-être que ça ne l’est
pas.
Pendant que je travaillais à la fin de ce livre, il y a eu une série de fuites
d’eau dans notre maison. La première apparut au plafond de la pièce de
rangement. Nous avons eu de la chance de l’avoir remarquée, parce que
c’était une pièce où nous pouvons ne pas aller pendant des mois. Un plombier
arriva quelques heures après, ouvrit le mur, et répara la fuite. Un plâtrier vint
le jour suivant, répara le plafond, et le peignit. Ce genre de choses arrive en
fait dans toutes les maisons, me dis-je, et mon sentiment dominant fut celui de
gratitude. La civilisation est une chose merveilleuse.
Puis une fuite semblable apparut dans la pièce adjacente quelques jours
plus tard. L’information pour contacter à la fois le plombier, le plâtrier était à
portée de mes doigts. Mais là, je ne ressentais que de l’agacement et de
l’appréhension.
Un mois plus tard, le film d’horreur commença sérieusement : un tuyau
éclata, noyant 55 m² de plafond. Cette fois la réparation prit deux semaines et
provoqua une immense quantité de poussières ; deux équipes de nettoyage
furent nécessaires pour faire face aux conséquences – évacuer des centaines
de livres, sécher et shampouiner la moquette, etc. Pendant tout ce temps, nous
fûmes forcés de vivre sans chauffage, car autrement la poussière provenant
des réparations aurait été aspirée dans les conduites et nous l’aurions respirée
dans chaque pièce de la maison. Finalement, cependant, le problème fut
réparé. Nous n’aurions plus de fuites.
Puis, la nuit dernière, à peine un mois après la réparation précédente, nous
avons entendu le son familier de l’eau tombant sur la moquette. Au moment
où j’entendis les premières gouttes, je fus transformé en homme malheureux,
paumé, enragé, courant dans l’escalier. Je suis sûr que je me serais comporté
avec plus de dignité si j’avais été sur la scène d’un meurtre. Un regard sur le
plafond ballonné me dit tout ce que j’avais besoin de savoir concernant les
semaines qui allaient venir : notre foyer allait redevenir un chantier de
construction.
Bien sûr, une maison est un objet physique qui se conforme aux lois de la
nature – et elle ne va pas se réparer d’elle-même. À partir du moment où ma
femme et moi allâmes chercher des seaux et des saladiers pour recueillir l’eau
qui tombait, nous répondîmes aux coups inéluctables de la réalité physique.
Mais ma souffrance était entièrement le produit de mes pensées. Quelles
qu’aient été les nécessités du moment, j’avais le choix : je pouvais faire ce qui
était demandé calmement, avec patience et attentivement, ou être en état de
panique. Chaque moment de la journée – en fait, chaque moment de notre vie
entière – offre l’occasion d’être détendu, réactif ou au contraire de souffrir
sans nécessité.
Nous pouvons traiter cette souffrance mentale de deux façons au moins.
Nous pouvons utiliser les pensées elles-mêmes en tant qu’antidote, ou nous
pouvons être complètement libérés des pensées. La première technique ne
demande aucune expérience de la méditation, et elle peut faire des merveilles
si l’on développe les habitudes d’esprit appropriées. De nombreuses
personnes font cela tout à fait naturellement ; ça s’appelle « regarder le bon
côté des choses ».
Par exemple, alors que je commençais à m’emporter comme le roi Lear
dans la tempête, ma femme me fit remarquer que nous devrions être remplis
de reconnaissance car c’était de l’eau pure qui coulait de notre plafond et non
des eaux usées. Je trouvai la pensée immédiatement frappante : je pouvais
ressentir dans ma chair à quel point en effet c’était plus agréable d’éponger de
l’eau propre à ce moment-là plutôt que d’être noyé jusqu’aux chevilles par de
l’eau sale. Quel soulagement ! J’utilise souvent ce genre de pensées comme
des leviers pour sortir mon esprit de toutes les ornières où il tombe dans les
champs des souffrances inutiles. Si j’avais observé de l’eau d’égout en train
de se répandre par notre plafond, combien aurais-je payé pour la transformer
en eau pure ? Énormément !
Je ne défends pas l’idée que nous devrions être irrationnellement détachés
de la réalité de nos vies. Si un problème a besoin d’être résolu, nous devons le
résoudre. Mais faut-il que nous soyons malheureux tout en accomplissant des
choses justes et nécessaires ? Et si, comme de nombreuses personnes, vous
avez tendance à être vaguement malheureux la plupart du temps, il pourrait
être très utile que vous vous fabriquiez un sentiment de gratitude en
contemplant simplement toutes les choses terribles qui ne vous sont pas
arrivées, ou en pensant que de nombreuses personnes aimeraient vivre comme
vous le faites maintenant. Le simple fait que vous ayez le loisir de lire ce livre
fait de vous un privilégié. La plupart des gens sur terre en ce moment ne
peuvent même pas imaginer la liberté que vous considérez pour acquise.
Les effets de la pratique consciente de la gratitude ont été étudiés :
comparé au fait de simplement penser aux événements significatifs de la vie,
de contempler les tracas du quotidien, ou de se comparer soi-même
favorablement aux autres, la pensée de la gratitude accroît les sentiments de
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bien-être, la motivation et les perspectives positives concernant l’avenir .
On n’a pas besoin de savoir quoi que ce soit à propos de la méditation
pour remarquer combien la pensée gouverne notre propre état mental. Ce
matin, par exemple, je me suis éveillé dans un état de bonheur insouciant. Et
puis, je me suis souvenu de la fuite… La plupart des lecteurs sont familiers
avec cette expérience : quelque chose de pénible est arrivé dans votre vie –
quelqu’un est mort, une relation s’est terminée, vous avez perdu votre travail
– mais il y a un bref intervalle après le réveil juste avant que la mémoire
n’impose son emprise. Cela prend souvent un instant ou deux avant que les
raisons d’être malheureux ne surviennent. Ayant passé des années à observer
mon esprit en méditation, je trouve que ces transitions soudaines qui me font
passer du bonheur à la souffrance sont à la fois fascinantes et plutôt
amusantes – le fait d’en être simplement témoin fait beaucoup pour favoriser
mon équanimité. Mon esprit commence à ressembler à un jeu vidéo : je peux
soit y jouer intelligemment, en apprenant davantage à chaque niveau, ou je
peux être tué dans le même endroit par le même monstre, encore et encore.
Une fois, lors d’un séjour dans un hôtel particulièrement déprimant à
Katmandou, je fus éveillé au milieu de la nuit par l’impression que des griffes
grattaient mon pied. Je me réveillais terrorisé, convaincu qu’il y avait un rat
dans mon lit. J’avais récemment appris que les lépreux que j’avais vus au
cours de mes voyages en Asie perdaient leurs doigts et leurs orteils, non à
cause de la maladie elle-même, mais parce qu’ils ne ressentaient plus la
douleur. Ce qui entraînait des brûlures et d’autres blessures. Pire, des rats
rongeaient souvent leurs extrémités alors qu’ils dormaient.
Cependant, l’obscurité de la pièce était parfaitement tranquille. Cela
n’avait été qu’un rêve. Et aussi soudainement qu’il était venu, le sentiment de
terreur disparut. Mon esprit et mon corps étaient maintenant soulagés. « Quel
rêve étrange », pensai-je. « J’ai vraiment ressenti des griffes sur ma peau –
mais il n’y avait rien. L’esprit est étonnant » – et puis soudainement survint le
bruit manifeste de quelque chose qui se ruait vers moi sous les draps.
Je sautai du lit avec l’agilité d’un acrobate chinois. Après quelques
moments interminables passés à tâtonner à l’aveuglette dans l’obscurité d’une
pièce qui ne m’était pas familière, j’allumai les lumières, et tout fut à nouveau
silencieux. Alors que j’observais le fouillis des couvertures sur le lit,
j’espérais vraiment avoir perdu ma santé d’esprit plutôt qu’on ait violé mon
intimité. Je fis voler les couvertures – et là, au milieu du matelas, un gros rat
brun était assis. La créature m’observait avec une franchise et une intensité à
rendre malade ; il apparaissait là, campant sur ses positions, déplorant sans
nul doute la perte d’une si vaste source de protéines. Je feignis une attaque en
hurlant, avec de brusques mouvements en avant – moitié singe, moitié
ménagère de dessins animés – la bête traversa les draps, sauta sur le plancher,
79
et disparut derrière le buffet .
En l’espace de quelques secondes, mon esprit était passé par tous les
extrêmes de l’émotion humaine, balançant de la terreur à un soulagement
exquis puis revenant à la terreur – entièrement sur les ailes de la pensée :
Il y a un rat dans mon lit !
Ouf, c’était seulement un rêve…
Un rat !
Encore une fois, je ne suis pas en train de dire que nos pensées sur le
monde sont la seule chose qui compte. Je suis le premier à admettre que c’est
généralement une bonne idée de maintenir les rats hors de son lit. Mais il peut
être libérateur de voir combien les pensées actionnent les manettes de
l’émotion – et comment les émotions négatives à leur tour ouvrent la voie à
des schémas de pensée qui les maintiennent actives pour colorer l’esprit. Voir
clairement ce processus peut permettre de comprendre la différence entre le
fait d’être en colère, déprimé, ou anxieux pendant quelques moments et le fait
de l’être pendant des jours, des semaines, et finalement pendant des mois.
Briser le sortilège des émotions négatives
La plupart d’entre nous laissons les émotions négatives persister plus longtemps que
nécessaire. En devenant soudain en colère, nous tendons à rester en colère – et ceci demande
que nous produisions activement le sentiment de la colère. Nous pensons à nos raisons d’être
en colère – en nous rappelant une insulte, en rejouant ce que nous aurions dû dire à la
personne qui nous maltraitait, etc. – et cependant nous avons tendance à ne pas remarquer le
mécanisme de ce processus. Sans ressusciter continuellement le sentiment de colère, il est
impossible de rester en colère très longtemps.
Bien que je ne puisse pas vous promettre que la méditation vous empêchera de vous
mettre encore une fois en colère, vous pouvez apprendre à ne pas rester en colère très
longtemps. Et quand on parle des conséquences de la colère, on ne saurait suffisamment
souligner l’importance de la différence qui existe entre un simple moment de colère et des
heures de colère – ou même des jours.
Même sans pratiquer la méditation, la plupart des gens ont fait l’expérience de voir leurs
états d’esprit négatifs s’interrompre soudainement. Imaginez, par exemple, que quelqu’un
vous ait mis en colère – et au moment où cet état mental semblait avoir pris pleinement
possession de votre esprit, vous recevez un important appel téléphonique qui vous demande
de faire bonne figure. La plupart des gens savent ce que cela signifie de laisser soudainement
tomber leur état d’esprit négatif pour fonctionner sur un autre mode. Mais bien sûr, ils
s’empêtrent à nouveau inutilement dans leurs émotions négatives à la première occasion.
Devenez sensible à ces interruptions dans la continuité de vos états mentaux. Vous êtes
déprimé, par exemple, mais quelque chose que vous lisez vous fait rire. Vous vous ennuyez et
vous vous impatientez au milieu des bouchons, mais un appel téléphonique d’un ami proche
vous réjouit. Ce sont des expériences naturelles du changement de l’humeur. Remarquez que
le fait de prêter soudain attention à quelque chose d’autre – quelque chose qui ne renforce
plus votre émotion actuelle – vous permet d’avoir un nouvel état d’esprit. Observez la
rapidité avec laquelle les nuages peuvent s’ouvrir. Ce sont d’authentiques aperçus de liberté.
Mais en fait, vous n’avez pas besoin d’attendre une distraction plaisante pour changer
d’humeur. Vous pouvez simplement prêter attention aux sentiments négatifs eux-mêmes, sans
jugement ni résistance. Qu’est-ce que la colère ? Où la ressentez-vous dans votre corps ?
Comment survient-elle à chaque moment ? Et qu’est-ce qui est conscient du sentiment lui-
même ? Enquêtez de cette manière, en pleine conscience, et vous pourrez découvrir que les
états d’esprit négatifs s’évanouissent d’eux-mêmes.
Une des choses les plus importantes que nous faisons avec notre esprit est
d’attribuer des états mentaux aux autres personnes, une faculté qui a été
diversement décrite sous le nom de « théorie de l’esprit », « mentalisation »,
87
« vision de l’esprit », « lecture d’esprit », et « position intentionnelle » . La
capacité à reconnaître et à interpréter l’activité mentale d’autres personnes est
essentielle pour un développement cognitif et social normal. Et des déficits
dans ce domaine sont causes de nombreux désordres mentaux, y compris
l’autisme. Mais quelle est la relation entre la conscience des autres et la
conscience de soi-même ? De nombreux scientifiques et philosophes ont
88
suggéré que les deux doivent être profondément connectées . S’il en est
XI
ainsi, il semble naturel que la recherche sur la théorie de l’esprit (TDE )
puisse jeter une certaine lumière sur la structure du moi. Malheureusement, le
modèle de la TDE avec lequel les chercheurs travaillent généralement échoue
à le faire. Considérons le texte suivant, qui a pour but d’évoquer le processus
de la TDE chez des sujets expérimentaux :
« Un cambrioleur qui vient juste d’effectuer un vol dans une boutique
prend la fuite. Alors même qu’il court vers chez lui, un policier faisant sa
ronde le voit laisser tomber un gant. Il ne sait pas que l’homme est un
cambrioleur, il veut juste lui dire qu’il a laissé tomber son gant. Mais quand
le policier crie au voleur : « Eh, vous ! Arrêtez ! » Le cambrioleur se tourne,
voit le policier et lève les bras. Il met ses mains en l’air et admet qu’il a fait le
casse dans la boutique au coin de la rue.
89
Question : Pourquoi le cambrioleur a-t-il fait cela ? »
La réponse est évidente, à moins que l’on soit un jeune enfant ou une
personne souffrant d’autisme. Si l’on ne peut pas adopter le point de vue du
cambrioleur dans cette histoire, il est impossible de savoir pourquoi il s’est
comporté comme il l’a fait. Les stimuli expérimentaux de ce genre sont
essentiels à la recherche de la TDE, mais ils ont très peu à voir avec la plus
élémentaire attribution d’un esprit aux autres. Bien que nous utilisions nos
pouvoirs d’inférence pour attribuer des états mentaux complexes à d’autres
personnes, et que l’expression « théorie de l’esprit » en capture le sens, il
semble que nous fassions d’abord une attribution beaucoup plus
fondamentale : nous reconnaissons que d’autres personnes sont (ou peuvent
être) conscientes de nous. Expliquer le comportement du cambrioleur
demande un niveau de cognition plus élevé qu’il n’est nécessaire pour
comprendre simplement que l’on est en présence d’une autre personne
consciente. Et le sentiment qu’une autre personne peut me voir ou m’entendre
est tout à fait distinct du fait que je puisse avoir une compréhension
quelconque de ses croyances ou de ses désirs. Ce jugement plus primitif
semblerait correspondre à une TDE à son niveau le plus élémentaire. Il
pourrait aussi avoir une profonde connexion avec notre sentiment de nous-
même.
Le philosophe Jean-Paul Sartre croyait que nos rencontres avec d’autres
XII 90
personnes constituent la circonstance première de la formation de soi .
D’après lui, chacun de nous est perpétuellement en position d’un voyeur qui,
tout en regardant l’objet de sa convoitise, entend soudain le bruit de
quelqu’un arrivant derrière lui. À chaque fois, nous sommes éjectés de la
sécurité et de la solitude de la pure subjectivité par la connaissance que nous
sommes devenus des objets dans le monde pour d’autres personnes.
Je crois que Sartre tenait là quelque chose. L’impression primitive qu’une
autre créature est consciente de nous semble être l’élément de la TDE qui
permet d’expliquer le sentiment de soi. Si vous en doutez, je vous
recommande l’exercice suivant : allez dans un lieu public, choisissez une
personne au hasard, et fixez son visage jusqu’à ce qu’elle vous regarde aussi.
Pour faire de ceci davantage qu’une provocation sans intérêt, observez les
changements qui se produisent en vous au moment où le contact des yeux
s’établit. Quel est ce sentiment qui vous oblige à regarder immédiatement
ailleurs ou à commencer à parler ? Il semble incontestable que cette forme de
la TDE possède la caractéristique d’engendrer d’elle-même des ramifications,
car sans l’attribution d’une conscience à d’autres personnes, vous n’avez
aucune impression d’être observé en premier lieu. Il y a une différence dans le
ressenti ici – être regardé est un sentiment différent de ne pas être regardé – et
la différence peut être décrite, en tout cas c’est ce que je soutiens, comme une
amplification du sentiment que nous appelons « Je ». Il semble indiscutable
que la conscience de soi et cette forme plus fondamentale de TDE soient
91
étroitement reliées . Le neurologue V. S. Ramachandran semble avoir pensé
dans cette direction quand il écrit : « Ce n’est sans doute pas une coïncidence
si [vous] utilisez des expressions comme “embarrassé, gêné (self-conscious)”
quand vous voulez dire que vous êtes conscient (conscious) que d’autres sont
92
conscients de vous » .
Pour mieux comprendre la distinction entre la TDE fondamentale et la
TDE courante dans la littérature scientifique, pensez à ce qui arrive quand
nous regardons un film. L’expérience d’être assis dans une salle de cinéma
obscure en regardant des personnes interagir l’une avec l’autre sur l’écran est
une espèce de rencontre sociale – mais c’est une rencontre dont nous sommes
complètement absents, en tant que participants. Ceci explique très
vraisemblablement pourquoi la plupart d’entre nous trouvons les films et la
télévision si intéressants. Dès que nous tournons nos yeux vers l’écran, nous
sommes dans une situation sociale que nos gènes d’hominidés ne pouvaient
pas avoir prévue : nous pouvons voir les actions des autres, en même temps
que les détails de leurs expressions faciales – au point même d’avoir un
contact visuel avec eux – sans le moindre risque d’être observés nous-mêmes.
Les films et la télévision transforment magiquement le contexte fondamental
des rencontres face à face, qui ont toujours soumis les êtres humains à des
leçons sociales angoissantes, en nous permettant, pour la première fois, de
nous consacrer nous-mêmes complètement à l’acte d’observer d’autres
personnes. C’est une sorte de voyeurisme transcendantal. Quoiqu’on puisse
dire d’autre sur cette expérience de regarder un film, elle distingue
entièrement la TDE (Théorie de l’Esprit) fondamentale de la TDE standard,
car il n’y a pas de doute que nous attribuons des états mentaux aux acteurs sur
l’écran. Nous faisons tous les jugements que le concept standard de la TDE
demande, mais cela ne permet pas de comprendre notre sentiment de nous-
mêmes. En fait, il est difficile de trouver une situation où nous sommes moins
XIII
embarrassés que celle où nous sommes assis dans un cinéma obscur en
train de regarder un film, et cependant, nous sommes en train de contempler
les croyances, les intentions et les désirs d’autres personnes pendant tout ce
temps.
Ramachandran et d’autres ont noté que la découverte des « neurones
miroirs » offre un certain appui à l’idée que les sentiments du moi et de
l’autre peuvent émerger des mêmes circuits du cerveau. Certaines personnes
croient que les neurones miroirs sont aussi le centre de notre capacité à rentrer
en empathie avec les autres et qu’ils peuvent même rendre compte de
l’émergence de la communication gestuelle et du langage parlé. Nous savons
que certains neurones accroissent leur taux d’activation quand nous
accomplissons avec nos mains des actions orientées sur des objets (saisir,
manipuler) et des actions de communication ou d’ingestion avec nos bouches.
Ces neurones s’activent aussi, quoique moins rapidement, dès que nous
sommes témoins des mêmes actions accomplies par d’autres personnes. La
recherche sur des singes montre que ces neurones encodent les intentions
derrière une action observée (telle que prendre une pomme dans le but de la
manger et non simplement pour la déplacer) plutôt que les mouvements
physiques eux-mêmes. Dans ces expériences, le cerveau d’un singe semble se
représenter le comportement intentionnel des autres comme s’il s’engageait
lui-même dans ce comportement. Des résultats semblables ont été obtenus
93
dans des expériences de neuro-imagerie faites sur des humains .
Certains scientifiques croient que les neurones miroirs fournissent une
base physiologique au développement de l’imitation et des relations sociales
dès la petite enfance ainsi que, par la suite, à la compréhension des autres
94
esprits . Et il est intéressant de remarquer que des enfants atteints d’autisme
ont une baisse de l’activité des neurones miroirs proportionnelle à la sévérité
95
de leurs symptômes . On sait aujourd’hui que les personnes souffrant
d’autisme tendent à éprouver un déficit dans leur perception de la vie mentale
des autres personnes. Inversement, une étude sur la longueur de la méditation
de compassion a montré un accroissement significatif de l’empathie chez les
sujets pendant un cours de huit semaines, et cette méditation s’est trouvée
accroître l’activité d’une des régions qui contiennent – croit-on – les neurones
96
miroirs .
Il est possible qu’une conscience des autres esprits soit une condition
nécessaire pour la conscience de son propre esprit. Bien sûr, ceci ne veut pas
dire que le sentiment que nous appelons « Je » disparaisse quand nous
sommes seuls. Si notre connaissance de soi et de l’autre sont vraiment
indivisibles, notre conscience des autres doit s’être intériorisée très tôt dans
notre vie. En termes psychologiques, cela semble certainement être une
manière plausible de décrire la structure de notre subjectivité. Tous les parents
ont vu leurs enfants utiliser leurs pouvoirs discursifs grandissants en
monologuant avec eux-mêmes. Ces monologues se poursuivent dans
l’existence comme s’ils étaient, en fait, des dialogues. La conversation qui en
résulte semble à la fois étrange et sans nécessité. Pourquoi devrions-nous
vivre en relation avec nous-mêmes plutôt que simplement en tant que nous-
mêmes ? Pourquoi un « je » et un « moi » devraient-ils se tenir compagnie
l’un l’autre ?
Imaginez que vous ayez perdu vos lunettes de soleil. Vous fouillez la
maison de haut en bas, et finalement vous les localisez, elles sont sur une
table, là où vous les aviez laissées la veille. Vous pensez aussitôt : « Les
voilà ! » en traversant la pièce pour les retrouver. Mais à qui êtes-vous en
train de communiquer cette pensée ? Vous avez peut-être même prononcé la
phrase à voix haute : « Les voilà ! » mais qui avait besoin d’être informé de
cette manière ? Vous les avez déjà vues. Y a-t-il quelqu’un d’autre dans votre
groupe de recherches ?
Imaginez que vous soyez dans un lieu public et que vous voyez une
personne étrangère retrouver ses lunettes qu’elle venait de perdre. Elle
s’exclame, comme vous pourriez le faire : « Les voilà ! » et elle s’en empare
sur la table. Un léger embarras gène un peu tout le monde dans de tels
moments, mais quand les mots se limitent à une phrase courte et qu’elle est
occasionnée par un événement aussi anodin, celui qui parle n’a rien fait
d’extraordinaire et ceux qui sont là ne sont pas saisis par la peur. Imaginez,
cependant, que cette personne continue à s’adresser à elle-même à voix haute
et dise : « Où pensais- tu qu’elles étaient, idiot ? Tu as cherché dans tout ce
bâtiment pendant dix minutes. Maintenant je vais être en retard pour mon
déjeuner avec Julie, et elle est toujours à l’heure ! » L’homme n’a pas besoin
de dire autre chose pour que nous ayons désormais des doutes définitifs quant
à ses facultés mentales. Et cependant l’état de cette personne n’est en rien
différent du nôtre – ce sont précisément des pensées que nous pourrions
penser dans l’intimité de notre esprit.
Nous avons vu que le sentiment du moi est logiquement et empiriquement
distinct de nombreuses autres caractéristiques de l’esprit avec lesquelles il est
souvent associé. C’est pourquoi, pour le comprendre au niveau du cerveau,
nous avons besoin d’étudier des gens qui n’en font plus l’expérience. Comme
nous le verrons, certaines pratiques de méditation sont très bien adaptées à
une recherche de cette sorte.
Pénétrer l’illusion
La méditation
Les psychologues et les neuroscientifiques reconnaissent maintenant que
l’esprit humain a tendance à vagabonder, à s’engager dans ce que l’on appelle
une « pensée indépendante de stimuli ». La méthode de base pour étudier des
phénomènes mentaux de ce genre en dehors du laboratoire est une technique
I
que l’on appelle « échantillonnage de l’expérience ». En utilisant un
téléphone mobile, ou un autre appareil, on pousse simplement les sujets à
décrire ce qu’ils font et comment ils se sentent à des intervalles aléatoires
pendant la journée. Une étude a découvert que lorsqu’on leur demandait si
leur esprit vagabondait – c’est-à-dire, s’ils étaient en train de penser à quelque
chose qui n’avait pas de relations avec leur expérience actuelle – les sujets
97
rapportaient s’être perdus dans la pensée 46,9 % du temps . Tous ceux qui se
sont entraînés à la méditation sauront que le chiffre véritable est certainement
plus élevé – et spécialement si nous devions compter toutes les pensées qui,
tout en étant peut-être superficiellement reliées à la tâche que nous sommes
en train de faire, constituent néanmoins une distraction sans nécessité. Aussi
peu fiables que de tels rapports sur soi puissent être, cette étude a découvert
que les gens sont nettement moins heureux quand leur esprit vagabonde,
même quand les contenus de leurs pensées sont plaisants. Les auteurs en ont
conclu qu’un « esprit humain est un esprit qui vagabonde, et un esprit qui
vagabonde est un esprit malheureux ». Tous ceux qui ont passé du temps dans
des retraites silencieuses en conviendront.
L’esprit vagabond a été mis en relation avec une activité dans les régions
médianes du cerveau, spécialement le cortex frontal médian et le cortex
pariétal médian. Ces zones sont souvent appelées les réseaux de « mode par
défaut » ou d’« état par défaut », parce qu’ils sont plus actifs quand nous
patientons, en attendant que quelque chose arrive. L’activité dans le réseau en
mode par défaut (RMD) décroît quand les sujets se concentrent sur des tâches
98
employées dans la plupart des expériences en neuro-imagerie .
II 99
Le RMD a aussi été relié à notre capacité d’ « auto représentation » .
Par exemple, si une personne croit qu’elle est grande, le mot grand produira
un signal plus important dans ces régions médianes que le terme petit. De la
même manière, le RMD est davantage activé quand nous portons des
jugements qui nous concernent, et moins lorsque nous portons des jugements
sur les autres. Il tend aussi à être plus actif quand nous évaluons une scène
depuis un point de vue de première personne (plutôt qu’en prenant le point de
100
vue d’une troisième personne) .
Douglas Harding fut un architecte britannique qui, plus tard dans sa vie,
devint célèbre dans les cercles New Age pour avoir ouvert une nouvelle porte
sur l’expérience de l’absence du moi. Élevé chez les Frères Exclusifs de
Plymouth, une secte très stricte de chrétiens fondamentalistes, Harding
exprima de manière publique ses doutes avec une ferveur suffisante pour se
retrouver excommunié pour apostasie. Il déménagea plus tard avec sa famille
en Inde, où il passa des années, entreprenant un voyage vers la découverte du
moi, voyage qui culmina en une vision qu’il décrivit comme étant l’état
« d’absence de tête ». Je n’ai jamais rencontré Harding, mais après avoir lu
ses livres, j’ai peu de doute quant au fait qu’il tentait d’introduire ses
étudiants à la même compréhension que celle qui est la base de la pratique du
dzogchen.
Harding fut conduit à cette vision après avoir vu un autoportrait du
physicien et philosophe autrichien Ernst Mach, qui eut l’idée brillante de faire
un dessin de lui-même tel qu’il apparaissait à partir du point de vue de la
V
première personne : « Si, par exemple, je suis allongé sur un canapé et
ferme l’oeil droit, l’image représentée par l’illustration suivante s’offrira à
mon œil gauche. Dans le cadre formé par le bord de mon sourcil, par mon nez
et par ma moustache, apparaît une partie de mon corps, la seule qui me soit
116
visible, et son environnement. » Harding écrivit plus tard plusieurs livres à
propos de son expérience, y compris un petit volume très utile intitulé Vivre
sans tête. Il est à la fois amusant et instructif de noter que ses enseignements
ont été choisis comme objet de dérision par le scientifique Douglas Hofstadter
(en collaboration avec mon ami Daniel Dennett), un homme d’un grand
savoir et d’une grande intelligence qui, apparemment, n’avait pas compris ce
que disait Harding.
Voici un extrait du texte de Harding que Hofstadter a critiquée :
« Il m’arriva une chose incroyablement simple, pas spectaculaire le moins
du monde : je m’arrêtai de penser. Un état étrange, à la fois alerte et
engourdi, m’envahit. La raison, l’imagination et tout bavardage mental
prirent fin.
Pour la première fois les mots me firent réellement défaut. Le passé et
l’avenir s’évanouirent. J’oubliais qui j’étais, ce que j’étais, mon nom, ma
nature humaine, animale, tout ce que je pouvais appeler mien. C’était comme
si à cet instant je venais de naître, flambant neuf, sans pensée, pur de tout
souvenir. Seul existait le Maintenant, ce moment présent et ce qu’il me
révélait en toute clarté. Voir, cela suffisait. Et voir quoi ? Deux jambes de
pantalon couleur kaki aboutissant à une paire de bottines brunes, des
manches kaki amenant de part et d’autre à une paire de mains roses, et un
plastron kaki débouchant en haut sur… absolument rien ! Certainement pas
une tête.
Je découvris instantanément que ce rien, ce trou où aurait dû se trouver
une tête, n’était pas une vacuité ordinaire, un simple néant. Au contraire, ce
vide était très habité. C’était un vide énorme, rempli à profusion, un vide qui
faisait place à tout – au gazon, aux arbres, aux lointaines collines ombragées
et, bien au-delà d’elles, aux cimes enneigées semblables à une rangée de
nuages anguleux parcourant le bleu du ciel. J’avais perdu une tête et gagné
un monde. Tout cela me coupait littéralement le souffle. Il me semblait
d’ailleurs que j’avais cessé de respirer, absorbé par Ce-qui-m’était-donné :
ce paysage superbe, intensément rayonnant dans la clarté de l’air, solitaire et
sans soutien, mystérieusement suspendu dans le vide, et (en cela résidaient le
vrai miracle, la merveille et le ravissement) totalement exempt de « moi »,
indépendant de tout observateur. Sa présence totale était mon absence totale,
de corps et d’esprit. Plus léger que l’air, plus translucide que le verre,
entièrement détaché de moi-même, je n’étais nulle part à la ronde. (…) En
dehors de l’expérience elle-même ne surgissait aucune question, aucune
référence, seulement la paix, la joie sereine, et la sensation d’avoir laissé
tomber un insupportable fardeau. (…) J’avais été aveugle à cette réalité
unique et toujours présente – sans laquelle il est vrai que je suis aveugle – à
ce qui remplace si avantageusement ma tête, cette clarté illimitée, ce vide
lumineux d’une pureté absolue. Et ce vide EST toutes choses, plus qu’il ne les
contient. Car j’ai beau observer avec un maximum d’attention, je n’arrive
même pas à trouver ici le moindre écran sur lequel se projetteraient ces
montagnes, et ce soleil, et ce ciel, pas même un miroir parfait les reflétant, ni
une lentille transparente, ni un orifice au travers duquel je les verrais –
encore moins une âme ou un esprit à qui elles seraient présentées, ou un
observateur (fût-ce une ombre) qui puisse se distinguer de la chose observée.
Absolument rien ne vient s’interposer, pas même cet obstacle déconcertant et
trompeur appelé distance : le ciel immense et bleu, les neiges et leur
blancheur ourlée de rose, le vert intense de l’herbe - comment les percevrais-
je avec une impression de distance ? En l’absence d’observateur, il n’y a rien
ni personne qui puisse les reléguer à distance. Ici, ce vide-sans-tête échappe à
toute défintion et à toute localisation : il n’est pas rond, ni étriqué, ni vaste, ni
117
même ici, un ici différent d’un là-bas. » .
L’affirmation de Harding selon laquelle il n’avait pas de tête doit
s’entendre du point de vue de la première personne ; il ne voulait pas dire
qu’il avait été littéralement décapité. Du point de vue de la première
personne, son insistance sur l’absence de tête est un coup de génie qui offre
une description inhabituellement claire de ce à quoi ressemble la vision de la
non-dualité de la conscience.
Voici les « réflexions » de Hofstadter sur le texte de Harding : « On nous
présente ici une charmante vision infantile et mystique de la condition
humaine. C’est quelque chose qui, au niveau intellectuel, nous irrite et nous
consterne : est-ce que quelqu’un peut sincèrement envisager de telles idées
sans en être gêné ? Cependant, à un certain niveau primitif en nous, cela a du
sens. C’est le niveau où nous ne pouvons pas accepter l’idée de notre propre
118
mort. » Ayant exprimé sa pitié pour ce vieux timbré de Harding,
Hofstadter continue d’interpréter ses intuitions comme une négation solipsiste
de la mortalité – une perpétuation de l’illusion infantile que « je suis un
ingrédient nécessaire de l’univers ». Cependant, l’idée de Harding était que le
«Je » n’est même pas un ingrédient, nécessaire ou pas, de son propre esprit.
Ce que Hofstadter échoue à réaliser c’est que le compte rendu de Harding
contient une instruction précise et empirique : recherchez ce que vous appelez
« Je » sans être distrait par le courant souterrain très subtil de la pensée – et
notez ce qui arrive au moment où vous retournez la conscience sur elle-même.
Ceci illustre un phénomène très commun dans les milieux scientifiques et
laïques : nous avons ici un contemplatif comme Harding qui, aux yeux de
tous ceux qui sont familiers avec l’expérience de la transcendance du moi, l’a
décrite d’une manière presque parfaite et nous avons d’autre part un érudit
comme Hofstadter, célèbre pour sa contribution à notre compréhension
moderne de l’esprit, qui le méprise en le prenant pour un enfant.
Avant de rejeter le compte rendu de Harding comme étant simplement
idiot, vous devriez faire cette expérience par vous-même.
Recherchez votre tête
En regardant le monde autour de vous, prenez un moment pour chercher votre tête. Ceci
peut paraître être une instruction bizarre. Peut-être penserez-vous : « Bien sûr, je ne peux pas
voir ma tête. Qu’y a-t-il de si intéressant là-dedans ? » N’allez pas si vite. Regardez
simplement le monde, les autres, et essayez de retourner votre attention dans la direction où
vous savez qu’il y a votre tête. Par exemple, si vous avez une conversation avec une autre
personne, voyez si vous pouvez laisser votre attention voyager dans la direction indiquée par
son regard. Elle en train de regarder votre visage – et vous ne pouvez pas voir votre visage.
Le seul visage présent, de votre point de vue, c’est celui de l’autre personne. Vous chercher
vous-même, de cette manière, peut amener un soudain changement de perspective, du genre
de celui décrit par Harding.
Certaines personnes trouvent qu’il est plus facile de déclencher ce basculement d’une
manière légèrement différente : pendant que vous regardez le monde, imaginez simplement
que vous n’avez pas de tête.
Quelle que soit la méthode que vous choisissez, ne vous battez pas avec cet exercice. Il
ne s’agit pas d’aller profondément en vous, ou de produire une expérience extraordinaire. La
vision de l’état sans tête est directement à la surface de la conscience et elle peut être saisie au
moment même où vous tentez de renverser la conscience. Prêtez attention à la manière dont
le monde apparaît au premier instant, non après un effort prolongé. Soit vous le voyez
immédiatement, soit vous ne le voyez pas du tout. Et la vision de la conscience ouverte qui en
résulte ne durera qu’un instant ou deux avant que les pensées n’interviennent. Répétez
simplement cette façon de voir, encore et encore, d’une manière aussi détendue que possible,
en vaquant à vos occupations dans la journée.
Une fois encore, l’état sans moi n’est pas une caractéristique « profonde »
de la conscience. Il est directement là, à la surface. Et cependant des gens
peuvent méditer pendant des années sans le reconnaître. Après avoir été
introduit à la pratique dzogchen, j’ai réalisé que la plupart du temps que
j’avais passé à méditer avait été une manière active d’ignorer la vision même
que je recherchais.
Comment une chose peut-elle être directement à la surface de
l’expérience et cependant être difficile à voir ? J’ai déjà évoqué une analogie
avec la tache aveugle. Mais d’autres analogies peuvent donner un sentiment
plus clair du changement subtil d’attention qui est demandé pour voir ce qui
est directement devant les yeux.
Nous avons tous fait l’expérience de regarder au travers d’une fenêtre et
de remarquer soudain notre propre reflet dans la vitre. À ce moment-là, nous
avons le choix : utiliser la fenêtre en tant que fenêtre et voir le monde au-delà,
ou l’utiliser en tant que miroir. Il est extraordinairement facile de passer d’une
façon de voir à l’autre, mais il est impossible de se concentrer véritablement
sur les deux simultanément. Ce changement offre une très bonne analogie à la
fois de ce à quoi ressemble la reconnaissance de l’illusion du moi pour la
première fois et de la raison pour laquelle cela prend si longtemps pour la
voir.
Imaginez que vous vouliez montrer à une autre personne comment une
fenêtre peut aussi fonctionner comme un miroir. Il se trouve que votre ami n’a
jamais vu cet effet et qu’il est tout à fait sceptique concernant ce que vous
dites. Vous dirigez son attention sur la fenêtre la plus large de votre maison, et
bien que les conditions soient parfaites pour qu’il voie son reflet, il est
immédiatement captivé par le monde qu’il y a à l’extérieur. Quelle belle vue !
Qui sont tes voisins ? C’est un sequoia ou un sapin de Douglas ? Vous
commencez à lui dire qu’il y a deux visions et que le reflet de votre ami est
devant lui à l’instant même, mais il ne remarque que le chien du voisin qui
vient de se glisser par la porte de devant et qui fonce maintenant sur le
trottoir. À chaque instant, il est clair pour vous que votre ami regarde
directement au travers de son reflet sans le voir.
Bien sûr, vous pourriez aisément diriger son attention vers la surface du
miroir en touchant la vitre avec votre main. Cela ressemblerait assez à
« l’introduction à la nature de l’esprit » du dzogchen. Cependant, voilà où
l’analogie commence à perdre sa validité. Il est très difficile d’imaginer que
quelqu’un puisse ne pas voir son reflet dans une fenêtre après avoir regardé
pendant des années – mais c’est ce qui arrive pourtant quand quelqu’un
commence une pratique spirituelle. La majorité des techniques de méditation
sont, en fait, des manières élaborées pour regarder au travers de la fenêtre
dans l’espoir que, si l’on voit un jour le monde en plus grand détail, une
image de son visage originel apparaîtra enfin. Imaginez un enseignement
comme celui-ci : si vous vous concentrez sur les arbres qui bougent en dehors
de la fenêtre sans distraction, vous verrez votre visage originel. Une
instruction de ce genre serait indubitablement un obstacle pour voir ce qui
sans elle pourrait être vu directement. Presque tout ce qui a été dit ou écrit
concernant la pratique spirituelle, et même la plupart des enseignements que
l’on trouve dans le bouddhisme, conduisent une personne à regarder le monde
au-delà de la vitre, et donc en obscurcissant les choses depuis le début.
Mais il faut bien commencer quelque part. Et la vérité c’est que la plupart
des gens sont trop distraits par leurs pensées pour que l’absence du moi de la
conscience puisse être pointée directement. Et même s’ils sont prêts à la voir,
ils ne comprendront vraisemblablement pas sa signification. Harding avouait
que la plupart de ses étudiants reconnaissaient l’état « sans tête » mais
demandaient aussitôt : « Et alors ? ». Il est en fait très difficile de répondre à
ce « Et alors ? ». C’est pourquoi certaines traditions, comme le dzogchen,
considèrent que les enseignements concernant la non-dualité intrinsèque de la
conscience doivent rester secrets, et réservés aux étudiants qui ont passé un
temps considérable à pratiquer d’autres formes de méditation. À un certain
niveau, l’exigence de maîtriser d’autres pratiques préliminaires est purement
pragmatique – car à moins qu’on ait la concentration demandée et la pleine
présence d’esprit nécessaire pour réellement suivre les instructions de
l’enseignant, on aura tendance à se perdre dans la pensée et à ne rien
comprendre du tout. Mais il y a une autre raison pour différer ces
enseignements non duels : à moins qu’on ait passé un certain temps à
rechercher de manière dualiste à transcender le moi, on ne reconnaîtra sans
doute pas que le bref aperçu sur l’absence du moi qu’on vient d’avoir est en
réalité la réponse à notre recherche. Si à ce moment-là on demande « Et
alors ? » face à ces enseignements les plus élevés, il n’y a rien d’autre à faire
que de continuer dans son erreur.
Le paradoxe de l’acceptation
Il semblerait que très peu de bonnes choses dans la vie puissent venir de
notre acceptation du moment présent tel qu’il est. Pour être éduqués, par
exemple, nous devons être motivés par le fait d’apprendre. Maîtriser un sport
demande que nous améliorions continuellement nos performances et que nous
dépassions notre résistance à l’épuisement physique. Pour devenir une
meilleure épouse, ou un meilleur parent, nous devons souvent faire un effort
délibéré pour nous changer nous-mêmes. Le fait d’accepter que nous soyons
paresseux, distraits, mesquins, facilement portés à la colère, et enclins à
gaspiller notre temps d’une manière que nous regretterons plus tard, n’est pas
un chemin vers le bonheur.
Et cependant, il est vrai que la méditation demande une acceptation totale
de ce qui est donné dans le moment présent. Si vous êtes blessé et que vous
souffrez, le chemin vers la paix mentale peut être franchi en un instant :
acceptez simplement la douleur telle qu’elle arrive, tout en faisant tout ce
qu’il est nécessaire de faire pour aider le corps à guérir. Si vous êtes stressé
avant de prononcer un discours, décidez de ressentir pleinement cette anxiété,
de sorte qu’elle devienne une configuration d’énergie anodine dans votre
esprit et dans votre corps. Embrasser les contenus de la conscience à tout
moment est une manière très puissante de s’entraîner à répondre différemment
à l’adversité. Cependant, il est important de distinguer entre le fait d’accepter
des sensations déplaisantes et des émotions comme une stratégie – tout en
espérant en secret qu’elles s’en iront – et véritablement les accepter en tant
qu’apparences transitoires dans la conscience. Seul ce dernier geste ouvre la
porte à la sagesse et à un changement durable. Le paradoxe est que nous
pouvons devenir plus sages, être davantage compatissants et vivre des vies
plus satisfaisantes en refusant d’être celui que nous avons eu tendance à être
dans le passé. Mais nous devons aussi nous détendre, en acceptant les choses
telles qu’elles sont dans le présent, tout en nous efforçant de nous changer
nous-mêmes.
I. « Experience sampling », N.D.T.
II. « Self-representation », N.d.T.
III. « Self » dans le texte. À noter que Ramana faisait la différence entre le Soi identifié à l’Absolu
et l’ego. N.d.T.
IV. « Pointing-out instruction », ngo sprod en tibétain, c’est-à-dire « l’instruction qui pointe » mais
qu’on traduit en français par « introduction à la nature de l’esprit ». N.d.T.
V. L’analyse des sensations, Ernst Mach, Editions Jacqueline Chambron, 1996, p. 27. N.d.T.
CHAPITRE V
On n’a pas besoin de voyager bien loin dans les cercles spirituels pour
rencontrer des gens qui sont fascinés par l’« expérience de mort imminente »
(EMI). Le phénomène a été décrit de la façon suivante :
« Les caractéristiques qui reviennent fréquemment comprennent des
sentiments de paix et de joie ; une impression d’être en dehors de son corps et
d’observer les événements qui se passent autour de son propre corps et,
parfois, à partir d’un point de vue distant spatialement ; une cessation de la
douleur ; la vision d’un tunnel vide et noir ; le fait de voir une lumière
inhabituellement brillante, parfois vécue comme un « être de lumière » qui
rayonne d’amour et qui peut parler, ou du moins communiquer avec la
personne ; la rencontre d’autres êtres, souvent des personnes décédées, que
celui qui fait l’expérience reconnaît ; l’expérience de revivre des souvenirs, et
même une vision complète de sa vie passée, parfois accompagnés de
sentiments de jugement ; la vision « d’autres royaumes », souvent d’une
grande beauté ; la sensation qu’il y a une barrière ou une limite au-delà de
laquelle la personne ne peut aller ; et le retour dans le corps, souvent à
129
contrecœur ».
De tels compte-rendus ont conduit de nombreuses personnes à croire que
la conscience est indépendante du cerveau. Cependant, ces expériences
varient d’une culture à l’autre, et aucune caractéristique singulière n’est
commune à elles toutes. On pourrait penser que si un domaine non physique
était véritablement étudié, des caractéristiques universelles seraient mises en
évidence. Les hindouistes et les chrétiens ne se trouveraient pas
substantiellement en désaccord – et on ne s’attendrait certainement pas que
l’état après la mort chez les Indiens du Sud diverge de celui des Indiens du
130
Nord, comme cela a pu être rapporté . De même, le fait que seulement 10 à
20 % des personnes qui ont approché une mort clinique se rappellent avoir
vraiment eu des expériences devrait aussi troubler les enthousiastes des
131
EMI .
Mais le problème le plus délicat dans le fait de tirer des conclusions
catégoriques à partir des EMI est que ceux qui en ont fait l’expérience et qui
en ont parlé ensuite ne sont pas morts. En fait, nombre de ces personnes
paraissent n’avoir pas été en réel danger de mort. Et celles qui ont rapporté
avoir quitté leur corps pendant une urgence médicale véritable – après un arrêt
cardiaque, par exemple – n’ont pas souffert d’une perte complète de l’activité
cérébrale. Même dans les cas où le cerveau est supposé s’être arrêté, son
activité est revenue puisque le sujet a survécu et a décrit son expérience. Dans
de tels cas, il n’y a absolument aucune manière de vérifier que l’EMI s’est
produite pendant que le cerveau était débranché.
Beaucoup de ceux qui ont étudié les EMI déclarent que certaines
personnes ont quitté leur corps et ont perçu l’agitation provoquée par leur
décès : les efforts des équipes hospitalières pour les ressusciter, le travail
chirurgical, la peine des membres de la famille. Certains sujets ont même dit,
alors même qu’ils voyageaient au-delà de leur corps, qu’ils avaient appris des
faits qui auraient été autrement impossibles à connaître – par exemple, un
secret raconté par un parent décédé, dont la vérité a été plus tard confirmée.
De tels témoignages peuvent être facilement dus à l’illusion, ou même à des
mensonges délibérés. Il y a un autre problème, cependant : même s’ils sont
vrais, de tels phénomènes pourraient juste indiquer que l’esprit humain
possède des pouvoirs de perception extrasensorielle (la clairvoyance ou la
télépathie, par exemple). Ce serait certes une découverte étonnante, mais elle
ne démontrerait pas la survie après la mort. Pourquoi ? Parce que, à moins
que l’on puisse savoir que le cerveau du sujet ne fonctionnait pas quand les
132
impressions se sont formées, on doit présumer l’implication du cerveau .
Pour établir l’indépendance de l’esprit par rapport au cerveau, il faudrait
nécessairement présenter le cas d’une personne qui a eu une expérience –
quelle qu’elle soit – n’étant pas associée à une activité du cerveau. De temps
en temps, une personne déclare qu’une EMI spécifique respecte ce critère. Un
des cas les plus célèbres dans la littérature est celui d’une femme, Pam
Reynolds, qui a été opérée grâce à une technique connue sous le nom d’« arrêt
cardiaque hypothermique », au cours duquel la température de son corps a été
amenée au-dessous de 16 ° C, son cœur s’est arrêté, et la circulation sanguine
dans son cerveau a été suspendue de sorte qu’un important anévrisme de
l’artère basilaire a pu être réparé. Reynolds rapporte avoir eu une EMI
classique, complète, avec la conscience des détails de son opération
chirurgicale.
Son récit présente cependant plusieurs problèmes. Les événements dont
Reynolds déclare avoir été témoin pendant son EMI se sont produits avant
qu’elle fût « cliniquement morte » ou après que la circulation sanguine eût été
restaurée dans son cerveau. Autrement dit, en dépit des extraordinaires détails
de la procédure, nous avons toutes les raisons de croire que le cerveau de
Reynolds était en fonctionnement pendant qu’elle avait ces expériences. Son
cas n’a été publié que plusieurs années après qu’il se soit produit, et son
auteur, le Docteur Michael Sabom, est un chrétien évangélique qui a travaillé
pendant des décennies à justifier les significations transcendantes des EMI. La
possibilité que les préjugés de l’expérimentateur, la subordination des témoins
(bien qu’inconsciente), les faux souvenirs se soient immiscés dans ce qui est
considéré comme le meilleur de tous les cas enregistrés, est malheureusement
évidente.
La dernière EMI à avoir rencontré une large audience est apparue sur la
couverture du magazine Newsweek : « Le ciel est réel : l’expérience de
l’après-vie faite par un docteur ». La grande nouveauté de ce cas est que son
sujet, Eben Alexander, est un neurochirurgien qui, nous pouvons en faire
l’hypothèse, se trouvait compétent pour juger de la signification scientifique
de son expérience. Alexander a aussi écrit un livre : La Preuve du paradis :
voyage d’un neurochirurgien dans l’au-delà (2013, Editions Trédaniel), qui
est devenu instantanément un best-seller. D’ailleurs, il a surpassé un des livres
les mieux vendus de la décennie passée : Le Ciel, ça existe pour de vrai , de
Todd Burpo (2012, Editions Trésor Caché), un autre compte-rendu sur l’au-
delà, basé sur les aventures proches de la mort d’un enfant de quatre ans, fils
d’un pasteur. Sans que ce soit une surprise, les deux livres offrent des vues
incompatibles de ce qui nous attend au-delà de la prison du cerveau. (Bien
que son compte rendu soit très coloré, Alexander néglige de nous dire que
Jésus chevauche un cheval aux couleurs de l’arc-en-ciel ou que les âmes des
enfants morts doivent continuer à faire leurs devoirs au ciel). Au moment où
j’écris ces pages, le livre d’Alexander est classé numéro un sur la liste des
best-sellers du New York Times, et il figure sur cette liste depuis 56 semaines.
Le psychologue Raymond Moody, qui a inventé l’expression « expérience de
mort imminente (EMI) » a qualifié le témoignage d’Alexander comme étant
« le plus étonnant dont j’ai entendu parler en plus de quatre décennies
133
d’études de ce phénomène. [Il] est la preuve vivante de l’au-delà. » Eh
bien, préparons-nous alors à être étonnés.
Il était une fois un neurochirurgien du nom d’Eben Alexander, qui
contracta une mauvaise méningite bactérienne et tomba dans le coma. Alors
qu’il était immobile sur son lit d’hôpital, il fit l’expérience de visions d’une
beauté si intense qu’elles changèrent tout – non seulement pour lui mais
également pour nous tous, et pour la science en totalité. Selon Alexander, son
expérience prouve que la conscience est indépendante du cerveau, que la mort
est une illusion et que le ciel existe – ajoutez à cela les anges habituels, ses
nuages, les parents qui sont décédés mais aussi des papillons et de belles filles
en costume paysan. Notre compréhension actuelle de l’esprit « gît maintenant
en morceaux à nos pieds », car, Alexander le déclare : « ce qui m’est arrivé a
détruit tout cela, et j’ai l’intention de passer le reste de ma vie à enquêter sur
la véritable nature de la conscience et à rendre aussi clair que je le peux, à la
fois pour mes collègues scientifiques et pour le public le fait que nous sommes
134
plus, bien plus, que nos cerveaux physiques. »
Comme les chapitres précédents de ce livre le montrent clairement, je
reste, à la différence de nombreux scientifiques et philosophes, agnostique
concernant la question de savoir comment la conscience est reliée au monde
physique. Il y a de bonnes raisons de croire que c’est une propriété émergente
de l’activité cérébrale, tout comme le reste de l’esprit humain. Mais nous ne
savons rien de la manière dont un miracle de ce genre peut se produire. Et si
la conscience était irréductible au cerveau – et même séparable du cerveau
d’une manière qui aurait réconforté Saint-Augustin – ma vision du monde
n’en serait pas bouleversée. Je sais que nous ne comprenons absolument pas
la conscience, et rien de ce que je pense connaître à propos du cosmos ou à
propos de la fausseté évidente de la plupart des croyances religieuses, me
demande de le nier. Donc, bien que je sois un athée dont on peut attendre qu’il
soit critique des dogmes religieux, je ne suis pas par réflexe hostile à des
déclarations du genre de celles qu’a faites Alexander. En principe, mon esprit
est ouvert. (Il l’est réellement.)
Cependant, presque rien dans le compte rendu d’Alexander ne résiste à
l’examen – et ce point est particulièrement pernicieux, étant donné qu’il
déclare être scientifique. Beaucoup de ses erreurs sont flagrantes mais
négligeables. Dans son livre, par exemple, il minore le nombre estimé de
neurones dans le cerveau humain d’un facteur de 10. D’autres sont tout à fait
accablantes pour son cas. Quelles que soient ses qualifications sur le papier,
l’évangélisation qu’Alexander fait de son expérience dans le coma est si
dépourvue de sobriété intellectuelle, pour ne rien dire de son absence de
rigueur, que je ne vois aucune raison de m’engager dans un dialogue avec lui
– sinon en raison du fait que son livre a été lu et cru par des millions de
personnes. Un des plus grands obstacles que je vois pour la construction
d’une approche rationnelle de la spiritualité, ce sont les superstitions
religieuses et les mascarades illusoires considérées comme de la science. De
ce fait, cela vaut la peine de considérer le cas d’Alexander en détails.
Premièrement, il y a des signes troublants que le bon docteur n’est
simplement qu’une autre victime du christianisme américain, car s’il déclare
avoir été incroyant avant son aventure dans le coma, il nous offre
l’autoportrait suivant :
« Bien que je me considérasse comme un bon chrétien, c’était bien plus
un nom qu’une foi véritable. Je n’en voulais plus à ceux qui désiraient croire
que Jésus était davantage que simplement un homme bon qui avait souffert
dans le monde. Je sympathisais profondément avec ceux qui désiraient croire
qu’il y a un Dieu quelque part là-bas qui nous aime inconditionnellement. En
fait, j’enviais de telles personnes pour la sécurité que ces croyances leur
fournissaient sûrement. Mais, en tant que scientifique, j’en savais trop pour y
croire moi-même. »
Ce que signifie être un « bon chrétien » sans « foi véritable » n’est pas
clairement explicité, mais peu de non-croyants seront surpris de constater que
le scepticisme scientifique de notre héros ne pourra rien contre son
conditionnement religieux. La plupart d’entre nous ont assez d’expérience
III
pour savoir que nombre « d’anciens athées », comme Francis Collins , ayant
passé tant de temps au bord de la foi et ayant désiré ses consolations
émotionnelles avec une telle intensité vampirique, tombent directement dans
l’abîme à la moindre brise. Pour Collins, souvenez-vous, la seule chose qu’il
lui a fallu pour établir la divinité de Jésus et la résurrection future des morts a
été de regarder une cascade gelée. Comme nous le verrons, Alexander semble
avoir eu besoin d’une chevauchée sur un papillon psychédélique. Dans
chaque cas, ce n’est pas la perception de la beauté que nous devons contester,
mais l’absence définitive de sérieux intellectuel avec lequel l’auteur
l’interprète.
Tout dans le compte rendu d’Alexander repose sur son assertion répétée et
non prouvée que ses visions du paradis se sont produites alors que son cortex
cérébral était « éteint », « inactivé », « complètement débranché »,
« totalement court-circuité », et « choqué jusqu’à être complètement inactif ».
Il prétend que l’arrêt de l’activité corticale était « évident en raison de la
gravité et de la durée de sa méningite, et en raison de l’implication corticale
IV
globale attestée par des scans TDM et des examens neurologiques ». Pour
ses éditeurs, tout cela ressemblait à de la science.
Malheureusement, la preuve qu’Alexander offre – dans l’article, et lors
d’une réponse qu’il fit par la suite à ma critique publique, dans son livre, et
dans de multiples interviews – montre qu’il ne comprend pas ce qui
constituerait une preuve irréfutable de son affirmation d’une inactivité
corticale. La preuve qu’il donne est soit fallacieuse (les scans TDM ne
mesurent pas l’activité cérébrale) soit inappropriée (cela n’a aucune
importance, même légère, que sa forme de méningite ait été
« astronomiquement rare ») – et aucune combinaison d’erreurs et
d’inconséquences n’ajoute quoi que ce soit à la science réelle. Alexander ne
fait pas référence à des données fonctionnelles qui pourraient avoir été
V VI VII
acquises par IRM , TEP et EEG – et il ne semble pas prendre
conscience non plus que c’est le genre de preuves nécessaires pour démontrer
son cas. Ce qui empêche de prendre les allégations d’Alexander au sérieux
peut être simplement formulé ainsi : Il n’y a aucune raison de croire que son
cortex cérébral était inactif au moment où il a fait son expérience de l’au-
delà. Le fait qu’Alexander pense qu’il a démontré la chose d’une autre façon
– en soulignant continuellement combien il était malade, la rareté des cas de
méningite par E. Coli, et la laideur de son scan TDM initial – témoigne d’un
mépris délibéré pour les interprétations plus probables de son expérience.
Apparemment, le cortex d’Alexander fonctionne aujourd’hui – il a, après
tout, écrit un livre – donc quels que soient les dommages structurels apparus
sur le scan, ils ne peuvent pas avoir été « globaux ». Dans le cas contraire, il
aurait alors fait la déclaration complètement folle que son cortex entier avait
été détruit et ensuite reconstitué. Le coma n’est pas associé à la cessation
complète de l’activité corticale de toute façon. En fait, les études par neuro-
imagerie montrent que les patients dans le coma (comme les patients sous
135
anesthésie générale) ont 50 à 70 % du niveau normal d’activité corticale .
Et, à ma connaissance, presque personne ne pense que la conscience dépend
simplement de ce qui se passe dans le cortex.
Pourquoi Alexander refuse-t-il de reconnaître ces éléments ? C’est, après
tout, un neurochirurgien qui prétend bouleverser la vision scientifique du
monde sur la base du fait que son cortex était en total repos au moment précis
où il jouissait de la meilleure journée de sa vie en compagnie d’anges. Même
si la totalité de son cortex était vraiment éteinte (et c’est là à nouveau une
déclaration incroyable), comment peut-il savoir que ses visions ne se sont pas
produites dans les minutes ou les heures qui ont suivies le retour des fonctions
du cerveau ? Le fait même qu’Alexander se rappelle son EMI laisse penser
que les structures corticales et subcorticales nécessaires à la formation des
souvenirs étaient actives à ce moment-là. Comment sinon aurait-il pu se
rappeler l’expérience ?
Non seulement Alexander apparaît bien ignorant de la science, mais il ne
réalise pas le nombre de personnes qui ont vécu des visions similaires à la
sienne alors qu’elles étaient sous l’influence de produits psychédéliques
VIII
comme la DMT ou d’anesthésiques comme la kétamine. En fait, il affirme
même que l’effet de telles substances sur le cerveau et son expérience « ne
sont pas du tout comparables ». Mais voici la description que fait Alexander
de l’au-delà (telle qu’elle est racontée dans une interview) :
« J’étais une poussière sur une belle aile de papillon ; des millions
d’autres papillons volaient autour de nous. Nous étions en train de voler
parmi les fleurs, les bourgeons sur les arbres, et les fleurs s’ouvraient toutes
alors que nous volions à travers elles… (Il y avait) des cascades, des piscines
d’eau, des couleurs indescriptibles, et au-dessus il y avait des arcs de lumière
argentée et dorée et des hymnes magnifiques qui en descendaient. Des
hymnes indescriptiblement beaux. J’en vins plus tard à les qualifier
« d’anges », ces arcs de lumière dans le ciel. Je pense que ce mot est
probablement assez précis…
Puis nous sommes sortis de cet univers. Je me rappelle simplement avoir
vu toutes les choses qui reculaient et au début j’ai eu l’impression que ma
conscience était dans un vide noir et infini. C’était très confortable mais je
pouvais ressentir l’étendue de l’infini et ce qu’il était, et c’était, comme vous
pouvez vous y attendre, impossible à mettre en mots. J’étais là dans cette
présence divine qui n’est pas quelque chose que je pouvais complètement voir
et décrire, et avec une orbe de lumière brillante…
Ils dirent qu’il y avait de nombreuses choses qu’ils voulaient me montrer,
et ils ont continué à le faire. En fait, la totalité de cet univers aux dimensions
plus élevées était cette boule ondulée, incroyablement complexe, et tous ces
enseignements à son sujet pénétraient en moi. Une partie des enseignements
136
nécessitait que je devienne ce qu’on me montrait. C’était indescriptible. »
« Ne sont même pas comparables » ? Son expérience ressemble tellement
à un trip par DMT que nous sommes non seulement dans le même domaine,
mais nous parlons exactement des mêmes choses. Tout ce qu’Alexander décrit
concernant son expérience, y compris les parties que j’ai laissées de côté, a
été rapporté par des consommateurs de DMT. La similarité est troublante.
IX
Voici comment Terence McKenna a décrit la transe typique obtenue avec la
DMT :
« Sous l’influence de la DMT le monde devient un labyrinthe arabe, un
palais, un joyau de Mars, vaste avec des motifs qui remplissent l’esprit ouvert
d’un flot d’admiration complexe et inexprimable. La couleur et le sentiment
de débloquer un secret de la réalité envahissent l’expérience. On a le
sentiment de vivre d’autres temporalités, et on a le sentiment de sa propre
enfance, et on a un sentiment d’étonnement, d’étonnement et encore
d’étonnement. C’est une rencontre avec un nonce extraterrestre. Au milieu de
cette expérience, apparemment à la fin de l’histoire humaine, gardant des
portes qui semblent sûrement s’ouvrir sur un inexprimable maelström de vide
hurlant entre les étoiles, il y a l’Aeon.
L’Aeon, comme Héraclite l’a observé avec prescience, est un enfant qui
joue avec des balles colorées. De nombreux petits êtres sont présents là – des
mômes, des elfes de la machine autotransformatrice de l’hyperespace. Sont-
ils les enfants destinés à être le père de l’homme ? On a l’impression d’entrer
dans une écologie d’âmes se trouvant au-delà des portails de ce que nous
appelons naïvement la mort. Je ne sais pas. Sont-ils l’incarnation
synesthésique de nous-mêmes en tant que l’Autre, ou de l’Autre en tant que
nous-mêmes ? Sont-ce là les elfes perdus de vue depuis l’évanouissement de
la lumière magique de l’enfance ? Il y a ici quelque chose de formidable et
d’à peine discernable, une épiphanie au-delà de nos rêves les plus fous. Voici
le royaume de ce qui est plus étranger que nous ne pouvions le supposer.
Voici les mystères, vivants, indemnes, encore nouveaux pour nous et tels que
nos ancêtres les ont vécus, il y a quinze mille étés. Les entités tryptaminiques
nous offrent le don d’un nouveau langage, elles chantent en voix perlées qui
pleuvent comme des pétales colorés, et s’écoulent dans l’air comme un métal
chaud pour devenir des jouets et des cadeaux tels que les dieux en
donneraient à leurs enfants. Le sentiment de connexion émotionnelle est
terrifiant et intense. Les mystères révélés sont réels et s’ils étaient pleinement
racontés ne laisseraient aucune pierre tenir debout dans ce petit monde où
nous sommes devenus si malades.
Ce n’est pas le monde mercuriel des ovnis, que l’on invoque sur des
collines solitaires ; ce n’est pas le chant des sirènes de l’Atlantide perdue,
gémissant dans le village de mobile homes de l’Amérique rendue folle par le
crack. La DMT n’est pas une de nos illusions irrationnelles. Je crois que ce
dont nous faisons l’expérience avec la DMT, ce sont des informations réelles.
C’est une dimension proche – effrayante, transformante, et au-delà de notre
pouvoir d’imagination, et qui reste cependant à être explorée d’une façon
normale. Nous devons y envoyer des experts intrépides, quoi que cela puisse
signifier, pour qu’ils l’explorent et nous en ramènent ce qu’ils y auront
137
trouvé ».
Alexander croit que son cerveau ne pourrait pas avoir produit ses visions
parce qu’elles étaient trop « intenses », trop « réelles », trop « belles », trop
« interactives », et trop baignées de signification pour qu’elles aient été
produites par un cerveau. Il pense aussi que ses visions n’auraient pas pu se
produire pendant les minutes ou les heures où son cortex (qui ne s’était
sûrement pas éteint) s’est rallumé. Mais il a simplement ignoré ce que des
personnes avec des cerveaux qui fonctionnent expérimentent sous l’influence
de produits psychédéliques. Il ne paraît pas savoir que les visions que
McKenna décrit, bien qu’elles puissent sembler durer des ères entières, ne
demandent qu’une brève durée de temps biologique. À la différence du LSD
et d’autres produits psychédéliques qui agissent longuement, la DMT n’altère
la conscience que pendant quelques minutes. Alexander aurait eu largement le
temps de faire l’expérience d’une extase visionnaire alors qu’il sortait de son
coma (que son cortex fût ou non en train de se remettre en marche).
Alexander sait que la DMT existe déjà dans le cerveau en tant que
neurotransmetteur. Est-ce que son cerveau a fait l’expérience d’une poussée
de libération de DMT pendant son coma ? Dans son livre, il rejette cette
possibilité en réitérant une déclaration non fondée sur laquelle l’ensemble de
son compte rendu repose : la DMT demanderait un cortex en fonctionnement
sur lequel agir, tandis que son cortex « n’était pas disponible pour être
affecté ». Des expériences semblables peuvent être obtenues avec la kétamine,
un anesthésique chirurgical que l’on utilise à l’occasion pour protéger un
cerveau traumatisé. Alexander a-t-il reçu par hasard de la kétamine alors qu’il
était à l’hôpital ? A-t-il reçu un autre anesthésiant qui pourrait produire un
spectre semblable à des doses faibles ? Pense-t-il que cela serait significatif
s’il en avait reçu ? Son affirmation qu’un produit psychédélique comme la
DMT, ou d’un anesthésiant comme la kétamine, ne peut pas « expliquer la
sorte de clarté, la riche interactivité, les nombreuses couches de
compréhension » dont il a fait l’expérience, est peut-être la chose la plus
étonnante qu’il ait dite depuis qu’il est revenu du paradis. On sait
universellement que de telles substances produisent ces résultats. Et la plupart
des scientifiques croient que les effets certains des produits psychédéliques
indiquent que le cerveau est au moins impliqué dans la production d’états
visionnaires de la sorte dont parle Alexander.
La connaissance de l’au-delà qu’Alexander déclare posséder dépend aussi
de certaines méthodes de vérification extraordinairement douteuses. Bien
qu’il ait été dans le coma, il a vu une belle fille qui chevauchait à côté de lui
sur les ailes d’un papillon. Nous apprenons dans son livre qu’il a élaboré le
souvenir de cette expérience sur une période de plusieurs mois – en écrivant
dessus, en y pensant, et en l’approfondissant à la recherche de nouveaux
détails. Il serait difficile d’imaginer une meilleure manière de fabriquer une
distorsion des souvenirs.
Alexander nous dit aussi qu’il a eu une sœur biologique qu’il n’a jamais
rencontrée, morte quelques années avant son coma. En voyant sa
photographie pour la première fois après avoir recouvré la santé, il a décidé
que cette femme était la fille qui l’avait rejoint pour ce voyage en papillon. Il
a cherché d’autres confirmations en parlant avec sa famille biologique, par
laquelle il a appris que sa sœur décédée, avait toujours été, en fait, « très
aimante ». CQFD.
Comme je l’ai dit partout dans ce livre, j’ai passé la plus grande partie de
ma vie à étudier et à faire des recherches sur les expériences du genre de
celles qu’Alexander décrit. Je n’ai pas contracté de méningite, grâce à Dieu,
et je n’ai pas eu non plus d’EMI, mais j’ai fait l’expérience de nombreux
phénomènes qui ont souvent mené des gens à croire au surnaturel. Par
exemple, j’ai eu une fois la chance d’étudier avec le grand lama tibétain Dilgo
Khyentsé Rinpoche au Népal. Avant de faire le voyage, j’avais fait un rêve
dans lequel il semblait me donner des enseignements sur la nature de l’esprit.
Le rêve était intéressant pour deux raisons : les enseignements que j’avais
reçus étaient nouveaux, utiles et convergeaient avec ce que j’ai compris plus
tard être vrai ; je n’avais jamais rencontré Khyentsé Rinpoche, et je n’étais
pas non plus conscient d’avoir vu des photographies de lui. (Cela a eu lieu
cinq ans au moins avant que j’accède à Internet, de sorte que la croyance que
je n’avais jamais vu son portrait est plus plausible qu’elle ne le serait
aujourd’hui). Je me rappelle aussi que je n’avais pas de moyens faciles pour
me procurer des photographies de lui afin de me permettre une comparaison.
Mais comme j’étais sur le point de rencontrer l’homme lui-même, je me dis
que je serais capable de confirmer si c’était vraiment lui que j’avais vu en
rêve.
D’abord, les enseignements : dans mon rêve, le lama commença par me
demander qui j’étais. Je lui répondis en lui disant mon nom. Apparemment, ce
n’était pas la réponse qu’il attendait.
« Qui es-tu ? » dit-il encore. Il regardait maintenant fixement dans mes
yeux et pointait vers mon visage, un doigt dressé. Je ne savais pas quoi dire.
« Qui es-tu ? » dit-il encore une fois, en continuant de pointer.
« Qui es-tu ? » dit-il une dernière fois, mais ici la direction de son regard
changea soudain ainsi que celle de son doigt pointeur, comme s’il était
maintenant en train de s’adresser à quelqu’un qui était juste à ma gauche.
L’effet fut tout à fait étonnant, parce que je savais (dans la mesure où l’on
peut dire que l’on sait quelque chose dans un rêve) que nous étions seuls. Le
lama pointait vers quelqu’un qui n’était pas là, et je remarquais soudain ce
que j’allais comprendre plus tard être une vérité importante concernant la
nature de l’esprit : subjectivement parlant, il n’y a que la conscience et ses
contenus ; il n’y a pas un moi intérieur qui est conscient. Le sentiment de
regarder au-dessus de sa propre épaule, pour ainsi dire, est une illusion. Le
lama dans mon rêve semblait disséquer ce sentiment même d’être un moi et,
pendant un bref moment, le supprima de mon esprit. Je m’éveillai convaincu
que j’avais saisi quelque chose de tout à fait profond.
Après avoir fait le voyage au Népal et rencontré la figure saisissante de
Khyentsé Rinpoche en train d’instruire des centaines de moines au sommet
d’un trône recouvert de brocart, je fus frappé par le sentiment qu’il
ressemblait vraiment réellement à l’homme de mon rêve. Ce qui était encore
plus évident, cependant, c’était le fait que je ne pouvais pas savoir si cette
impression était véridique. Pas de doute, il aurait été beaucoup plus amusant
de croire que quelque chose de magique s’était produit et que j’avais été
choisi pour une certaine sorte d’initiation trans-personnelle – mais l’aspect
séduisant de cette croyance montrait plutôt qu’il fallait chercher des preuves
plus solides pour en tester la vérité. Et même si je n’avais pas de formation
scientifique à ce moment-là, je savais que la mémoire humaine n’est pas
fiable dans des situations de ce genre. Combien pouvais-je parier sur ce
sentiment de familiarité ? Étais-je vraiment en train de me rappeler le visage
d’un homme que j’avais rencontré dans un rêve, ou étais-je en train de le
reconstruire de manière imaginaire ? À tout le moins, l’expérience de déjà-vu
prouve que le sentiment d’avoir vécu quelque chose auparavant peut tromper
la mémoire. Mes connaissances des cercles spirituels m’avaient aussi mis en
contact avec de nombreuses personnes qui semblaient toutes trop désireuses
de s’illusionner à propos d’expériences de ce genre, et je ne voulais pas les
imiter. Étant donné ces considérations, je n’ai pas cru que Khyentsé Rinpoche
était réellement apparu dans mon rêve. Et je n’aurais jamais été certainement
tenté d’utiliser cette expérience comme preuve concluante du surnaturel.
J’invite le lecteur à comparer cette attitude avec celle que le docteur Eben
Alexander va probablement exhiber devant des foules de gens crédules
pendant le reste de sa vie. La structure de nos expériences était semblable.
Nous avions chacun l’occasion de comparer un visage que nous nous
rappelions à partir d’un rêve – ou d’une vision – avec une personne (ou une
photo) dans le monde réel. Je réalisais que la tâche était sans espoir.
Alexander croit qu’il a fait la plus grande découverte de l’histoire des
sciences.
Encore une fois, on ne peut rien dire contre l’expérience d’Alexander. Et
de telles extases nous apprennent quelque chose à propos du sentiment de
bien-être que l’esprit humain peut éprouver. Le problème est que les
conclusions qu’Alexander a tirées de son expérience – en tant que
scientifique, nous rappelle-t-il continuellement – sont basées sur des erreurs
flagrantes de raisonnement et des incompréhensions de la science en question.
La réception enthousiaste dont Alexander a joui montre aussi une
confusion générale concernant la nature de l’autorité scientifique. La plupart
des critiques que j’ai reçues pour avoir rejeté son compte rendu se concentrent
sur ses références scientifiques apparemment impeccables. Cependant, quand
on débat de la validité des preuves et des arguments, l’essentiel est que jamais
les références d’une personne ne l’emportent sur celles d’une autre. Les
références offrent simplement une indication brute de ce qu’une personne va
vraisemblablement savoir – ou devrait savoir. Si Alexander tirait des
conclusions scientifiques raisonnables de son expérience, il n’aurait pas
besoin d’être neuroscientifique pour être pris au sérieux, il pourrait être
philosophe – ou mineur de charbon. Mais il ne pense simplement pas comme
un scientifique, et ainsi même une cohorte de prix Nobel ne le protégerait pas
138
de la critique .
Tel est le problème constant qu’on a avec des comptes-rendus de cette
sorte. Certaines personnes veulent si désespérément interpréter les EMI
comme une preuve de l’au-delà que même celles dont on attendrait qu’elles
aient un engagement fort envers le raisonnement scientifique balancent leurs
meilleures capacités de jugement par la fenêtre. La vérité est que, quoi qu’il
puisse arriver après la mort, il est possible de justifier une vie de pratique
spirituelle et de transcendance du moi, sans prétendre connaître des choses
que nous ne connaissons pas.
Les usages spirituels de la pharmacologie