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FREUD ET LES IMAGES

Jacques Natanson

L’Esprit du temps | « Imaginaire & Inconscient »

2002/1 no 5 | pages 31 à 41
ISSN 1628-9676
ISBN 2913062903
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Pour citer cet article :


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Jacques Natanson, « Freud et les images », Imaginaire & Inconscient 2002/1 (no 5),
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p. 31-41.
DOI 10.3917/imin.005.0031
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Freud et les images

Jacques Natanson

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Dès avant la période où la psychanalyse fut constituée, avec L’interprétation des
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rêves, Freud avait rencontré les images comme formes importantes des
symptômes hystériques. Sa cliente Emmy von N., dont il rapporte le traitement dans
les Études sur l’hystérie, raconte des hallucinations traumatisantes : «Pendant son
récit, elle dit avoir réellement vu se dérouler les scènes qu’elle raconte... Elle revoit
les scènes avec toute l’acuité du réel». La gouvernante des enfants lui a apporté un
album dans lequel des indiens déguisés en animaux l’ont violemment effrayée :
« Pensez donc ! S’ils prenaient vie ! (Frissons d’horreur !)»1 Un peu plus tard, elle
lui dit qu’il ne faut pas toujours lui demander d’où vient ceci ou cela, mais la laisser
lui raconter ce qu’elle a à dire. Freud y consent, et il semble que ce soit à ce moment
qu’il cesse d’utiliser l’hypnose au profit de la libre association des idées.
Freud par la suite sera amené à accorder de l’importance aux images. D’une
part, parce que l’inconscient, qui est l’objet privilégié de la psychanalyse, se
manifeste à travers le rêve qui est constitué d’images. D’autre part, parce que l’inter-
prétation des rêves se fait par l’association des idées, qui est souvent association
d’images. Freud parle souvent des pensées du rêve comme d’idées. « Bild » en
allemand, qui se traduit précisément par image, vient moins souvent sous sa plume
que « Einfall » ou « Idee », qui désignent l’idée, ou « Vorstellung », représentation.
L’image se définit, d’après le Vocabulaire de la philosophie et des sciences
humaines de Louis-Marie Morfaux2: « Représentation concrète ou mentale, signe
ou symbole de ce qui a été perçu antérieurement par les différents sens (visuelle,
auditive, tactile, olfactive, gustative, motrice, kinésique, etc.), mais distincte en
nature de la sensation dont elle est l’image».
« Bild » en allemand désigne non seulement image, mais aussi tableau, portrait,
figure, symbole, et aussi idée !

Imaginaire & Inconscient, 2002/5, 31-41.


32 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

L’autre terme important utilisé par Freud est « Darstellung », qui signifie présen-
tation, mais aussi symbolisation, et pour lequel les traducteurs de Freud en français
utilisent souvent le terme de figuration.
Dans un passage de L’interprétation des rêves que nous citons souvent parce
qu’il y est question du rêve éveille, Freud met en parallèle « Bild » (image), et
« Einfall » (idée) : «On m’amène un jeune garçon de 14 ans, qui souffre de tics
convulsifs, vomissements hystériques, migraines, etc. Pour commencer le
traitement, je le prie de fermer les yeux et de me dire quelles images ou quelles idées
lui viennent à l’esprit. Il répond par des images». Un échiquier, un poignard, une
faucille, un vieux paysan qui tond le gazon devant la maison paternelle : «Au bout
de peu de jours, j’avais compris le sens de cette accumulation d’images.»

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Les images du rêve

Au début de L’interprétation des rêves, Freud cite Schleiermacher selon lequel


«l’activité intellectuelle de la veille est faite de concepts et non d’images. La pensée
du rêve est presque toute faite d’images4». Images surtout visuelles mais pas
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uniquement. Sont propres au rêve les éléments qui ressemblent plus à des percep-
tions qu’à des figures. Le rêve remplace les pensées par des hallucinations. En plus
il organise ces images en scènes, il dramatise les idées.
Le patient qui raconte un rêve pratique une auto-observation excluant toute
critique, qui permet de laisser affluer les images du rêve, dans un état présentant une
analogie avec l’état intermédiaire entre le sommeil et la veille : « Les représenta-
tions non voulues qui surgissent se transforment en images visuelles et auditives5.»
Dans la suite, Freud élabore au chapitre 7 une psychologie du rêve. Il relève
dans les manifestations du rêve deux caractères presque indépendants : la figuration
de la scène du rêve comme actuel et la transformation de la pensée du rêve en
images visuelles.
Commençons par ce deuxième aspect. Dans le rêve, « le contenu représentatif
n’est pas pensé, mais transformé en images sensibles, auxquelles on ajoute foi et
que l’on croit vivre6». Cette transformation se trouve aussi dans les hallucinations.
Freud reprend l’hypothèse de Fechner selon laquelle « le rêve se met sur une autre
scène que la vie de représentation éveillée ».
Cette transformation se situe dans un processus de régression qui caractérise le
rêve. Dans le cas des hallucinations, sont transformées en images les pensées en
relation avec des souvenirs réprimés ou devenus inconscients : « La transformation
des pensées en images visuelles peut être une suite de l’attraction que le souvenir
visuel qui cherche à reprendre vie exerce sur la pensée séparée de la conscience et
avide de s’exprimer7.» La scène infantile ne peut revenir qu’en tant que rêve.
Dans un passage suivant, Freud décrit la place de l’image dans la constitution
du désir en précisant que lorsque chez l’enfant se manifeste le besoin, l’excitation
JACQUES NATANSON • FREUD ET LES IMAGES 33

interne cessera par suite d’une intervention étrangère qui produira l’expérience de
satisfaction : « L’image mnésique de l’objet ayant provoqué la satisfaction
(l’aliment) reste associée à la trace mémoriale de l’excitation du besoin. Lorsque
cette excitation se reproduit par la suite, sera du même coup investie l’image
mnésique de la perception ayant accompagné la satisfaction. C’est ce mouvement
que nous appelons désir8.» Le désir aboutit à une sorte d’hallucination. C’est
pourquoi le rêve est réalisation du désir : « Désirer a dû être d’abord un investis-
sement hallucinatoire de la satisfaction9.»
Pour Freud donc, le rêve révèle le passé plutôt que l’avenir, contrairement à
l’antique croyance. Cette antique croyance dans le caractère prophétique du rêve
n’est cependant pas fausse en tous points : « Le rêve nous mène dans l’avenir,
puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur,
est modelé par le désir indestructible à l’image du passé.»10 Freud cite ici Platon
disant : « L’homme de bien se contente de rêver ce que le méchant fait réellement.»

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Les images dans le travail du rêve

Les images du rêve apparaissent donc comme une forme régressive, archaïque
du psychisme. Freud parle le plus souvent des pensées ou des idées du rêve,
manifestes ou latentes. Il s’intéresse à cette transformation du manifeste en latent
qui produit le rêve, et qu’il appelle le travail du rêve, que l’interprétation doit dénouer.
Ce travail se caractérise par un processus de déformation dont les étapes bien connues
sont la condensation, le déplacement et la figuration. C’est sans doute cette dernière
qui joue le rôle le plus important, et qui concerne la place de l’image dans l’œuvre
de Freud. Car la figuration est précisément la transformation des idées en images.
Le problème des images du rêve se pose dans le contexte où le rêve apparaît
comme la réalisation d’un désir inconscient, déjà déformé par la censure. La
figuration (Darstellung, représentation) est précisément la transformation des idées
en images visuelles12.
Cette transformation se produit plutôt dans ce que Freud appelle les rêves
obscurs, par opposition aux rêves des enfants, ou aux rêves d’adultes non déguisés.
Même ceux-ci ne se présentent pas sous la simple forme d’un optatif, ils montrent
le désir réalisé sous forme d’image : « Le rêve nous montre le souhait réalisé... en
images sensorielles, presque toujours visuelles... Une pensée qui existait sous forme
optative est remplacée par une image actuelle13.»
Pour les rêves obscurs, la transformation opère par condensation, qui réalise une
représentation unique à partir de plusieurs éléments. Il s’agit souvent de situations,
de personnes ou de mots. Mais « la condensation aboutit parfois à faire fusionner
des images pour en faire une image unique, composite »14. On trouve ainsi dans les
rêves «certaines images spéciales au rêve que l’état de veille ignore absolument.
34 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

Ce sont des figures humaines à personnalité multiple ou mixte15».


Le déplacement lui, consiste en une accentuation ou une réorganisation d’une
situation. Pour Freud, parfois «condensation et déplacement concourent à produire
une image de rêve»16.
La figuration, elle, transforme les pensées latentes en images visuelles. Le rêve
devient une succession d’images, abolissant des éléments de la pensée latente :
causalité, alternative, ressemblance. Il a du mal à exprimer la négation, sauf sous
la forme de «ne pas arriver à faire quelque chose»17.
La forme la plus élaborée du déplacement se fait le long d’une chaîne
associative, et consiste en ce qu’« une expression abstraite et décolorée des pensées
du rêve fait place à une expression imagée et concrète »18. « Ce qui est imagé peut
être figuré dans le rêve, alors qu’une expression abstraite est aussi difficile à repré-
senter qu’un article de politique générale par une illustration »19. Cela peut se faire
par une transformation verbale appropriée, en profitant de la polysémie des mots.

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Mais cela se fait surtout avec les images visuelles.
Cela passe surtout par des mécanismes de symbolisation, auxquels Freud attribue
un rôle très important comme on le sait. La symbolique, qui figure notamment le
matériel sexuel du rêve « se retrouve sans toute l’imagerie inconsciente, comme
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dans toutes les représentations collectives, populaires notamment : le folklore, les


mythes, les légendes, les dictons, les proverbes, les jeux de mots »20. La figuration
symbolique passe en général par ce qu’il y a de commun entre les représentations,
mais parfois ce rapport est caché, « il paraît être un reste et une marque d’une identité
ancienne »21. Il y a une symbolique générale, que Freud décrit longuement dans
l’Introduction à la psychanalyse, mais qu’il ne faut pas utiliser mécaniquement :
l’interprétation ne peut le faire qu’en référence à l’histoire du patient.

Les images dans l’œuvre de Freud

Dans une note de L’interprétation des rêves, Freud se reproche d’avoir sous-
estimé l’importance des rêves diurnes : « J’ai travaillé sur mes propres rêves qui
s’appuyaient rarement sur des fantasmes, mais le plus souvent sur des discussions
et des conflits d’idées »22. Héritier des Lumières, Freud donne priorité à la raison
et au jugement.
Était-il pour autant insensible aux images ? Pas vraiment. Dans ses lettres, il
décrit des paysages, des beautés de la nature. Il évoque des souvenirs de « magni-
fiques couchers de soleil »23. Il utilise souvent des métaphores. En particulier, les
métaphores botaniques sont nombreuses dans son œuvre et, avec leurs connotations
sexuelles, tiennent une grande place dans ses rêves. Ce qui nous intéresse ici, c’est
le passage par des images colorées, variées, riches, que notre regard peut d’abord
poser sur ces rêves comme sur les jeux dans les forêts viennoises.
On a beaucoup insisté sur le goût particulier, quasiment maniaque, de Freud
JACQUES NATANSON • FREUD ET LES IMAGES 35

pour la cueillette des champignons. Durant l’été, après la fatigue des longues heures
consacrées à l’analyse, au travail de réflexion et à l’écriture, Freud avec toute sa
famille jouissait pleinement de grandes promenades en forêt dans les environs de
Vienne où il allait à la « chasse aux champignons ».
Il possédait, écrit Jones dans sa biographie, « le don mystérieux de dénicher leur
emplacement et désignait même, pendant le trajet en train, les endroits où ils
pourraient se trouver... Il avait l’habitude de se glisser silencieusement, de fondre
soudain sur le champignon et de le capturer à l’aide de son chapeau comme s’il se
fût agi d’un oiseau ou d’un papillon »24. Cette « chasse » donnait lieu à une véritable
mise en scène où les enfants de Freud se déployaient en patrouille pour achever la
« conquête » du champignon. Martin le raconte dans son livre Freud mon père: «Il
y avait un concours pour désigner le meilleur chasseur, père gagnait à chaque fois...
Quand il avait repéré un spécimen parfait d’une espèce de champignon, il se préci-
pitait sur lui, jetait son chapeau dessus et lançait un signal aigu avec le petit sifflet

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d’argent»25, et les enfants accouraient pour constater le butin et admirer le père ! Un
certain nombre d’interprétations, dont sans doute le père de la psychanalyse n’était
pas dupe, peut être proposé.
Ce jeu prend un sens particulier, si on le rapproche du souvenir d’enfance que
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Freud raconte dans L’Interprétation des rêves : « Je devais avoir 11 ou 12 ans quand
mon père commença à m’amener dans ses promenades et à avoir avec moi des
conversations sur ses opinions et les choses en général. Un jour, pour montrer
combien mon temps était meilleur que le sien, il me raconta le fait suivant : “une
fois quand j’étais jeune, dans le pays où tu es né, je suis sorti dans la rue un samedi,
bien habillé et avec un bonnet de fourrure tout neuf. Un chrétien survint ; et d’un
coup, il envoya mon bonnet dans la boue en criant : Juif, descends du trottoir !” –
Et qu’est-ce que tu as fait ?– “J’ai ramassé mon bonnet”, dit mon père avec
résignation.» Quand Freud évoque cette réponse, il dit combien il se demanda alors
si son père était bien cet homme « grand et fort », et il commença à élaborer des
fantasmes de revanche. Jamais on ne le verrait, lui, ramasser son chapeau dans le
caniveau. Le chapeau sur le champignon ne vient-il pas ici pour réparer le bonnet
du père signe de son humiliation ? On peut y voir peut être un signe de la blessure
de l’antisémitisme avec lequel, nous le savons, Freud n’en avait pas fini hélas !
Peut-être l’imbrication avec ses sentiments serait trop forte et le mènerait dans ce
continent archaïque dont il s’est le plus possible gardé dans son auto-analyse26.

Une place pour les images

Freud nomme Imago la revue psychanalytique qu’il fonde en 1911. Chez lui,
il s’entoure d’images. Méfiant vis-à-vis de la peinture de ses contemporains, « son
analyse de l’art fut bien plus hardie que ses goûts esthétiques »27. Il semble avoir
ignoré Klimt ou Kokoschka, peintres autrichiens qui pourtant sont à la recherche
36 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

de formes nouvelles pour exprimer les tragiques contradictions de cette Vienne fin
de siècle dans laquelle Freud travaille en explorant, lui, les contradictions de la
psyché humaine.
Restant traditionnel dans ces goûts, il affiche sur les murs du 19 Berggasse de
nombreuses photographies, celles des membres de sa famille ou de ses collabora-
teurs proches, mais aussi des gravures évoquant des lieux visités, des
reproductions, notamment celle du célèbre tableau d’A. Brouillé représentant la
consultation de Charcot à la Salpêtrière. En visitant cette maison, on est frappé par
un entassement plutôt baroque, attestation peut-être, pour ce fils d’exilés, d’une
stabilité et d’une prospérité durement acquises et toujours en péril. Mais aussi du
soin mis à engranger des souvenirs, des images du passé.
Cet homme de l’écoute se vantait presque de « n’avoir pas d’oreille », tout en
appréciant l’opéra et plus particulièrement cinq opéras : Don Juan surtout, mais
aussi Les Noces de Figaro, La Flûte enchantée, Carmen de Bizet et Les Maîtres

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chanteurs de Wagner. Les grandes figures des héros de ces opéras semblent l’avoir
beaucoup touché.
Selon sa fille Anna, il n’allait jamais au concert et ne semble pas s’être attaché
à ce qui pourtant est commun à la musique et à l’analyse, c’est-à-dire l’interpré-
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tation. Peut-être parce que là encore, cette relation renvoie à la trace fondatrice du
son de la voix maternelle et nous plonge dans un bain d’affects où l’image (visuelle
ou sonore) est encore sans mots pour pouvoir être exprimée. On pourrait évoquer
pour Freud la perte précoce de sa « langue maternelle » et la nécessité de préserver
« l’objet-mère »28.
Mais ce qui frappe le plus le visiteur dans la maison de Londres où il avait pu
la faire transporter, c’est évidemment la collection de statuettes, moulages, figurines.
Elles envahissent étagères, tables, bureau comme une véritable forêt, non plus de
champignons mais de sculptures. L’« homme aux loups » disait qu’il avait cru se
trouver non dans un cabinet de consultation, mais dans le bureau d’un archéologue.
La quête de Freud pour les objets sortis des fouilles a été la passion de toute sa
vie, presque une addiction, dit Peter Gay. La métaphore avec la psychanalyse qui
exhume les souvenirs enfouis est évidente. Marie Balmary pousse plus loin
l’analyse, faisant se rejoindre le goût de Freud pour Don Juan et l’invitation qu’il
faisait à la table familiale de chaque nouvelle statuette acquise : «Une statuette
qu’on invite à dîner et qui s’y rend en marchant, n’est-ce pas la fin de Don Juan ?
»29 C’est une invitation pour nous à explorer la relation de Freud à l’imago pater-
nelle et à l’histoire familiale. Cette omniprésence des statuettes jusque sur la table
des repas familiaux de Freud lui permet de glisser par le biais d’un témoin de la vie
culturelle, un intermédiaire entre le fantasme et la réalité. Sur cette table bien
concrète de la réalité quotidienne de Freud, cet intermédiaire fut sans doute une des
conditions de l’équilibre psychique de Freud clinicien et chercheur.
Dans un très court texte concernant «La tête de Méduse», Freud évoque le rôle
joué dans la mythologie des grecs par « l’exhibition du pénis et de tous ses succé-
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danés » pour dire : «Je n’ai pas peur de toi, je te défie, j’ai un pénis.»

L’image et l’archaïsme

Dans son livre Psychanalyse païenne, Tobie Nathan nous invite à aller encore
plus loin, dans la polysémie de nos interprétations, quant à ces statuettes si
précieuses pour Freud, en mettant l’accent sur « les brèves apparitions de la
déesse-mère toutes organisées autour d’un complexe mythique qui court au
travers de certains de ses textes». Dans son article Grande est la Diane des
Ephésiens, Freud met malicieusement en lumière le culte de la déesse-mère sous
ses noms différents. Dans l’antiquité, c’est Artémis (Diane) qui est vénérée à
Ephèse. Les Ioniens la renommèrent Oupis lors de la conquête de la ville. Lorsque
l’apôtre Paul vint prêcher à Ephèse, il ne parvint pas à détrôner Artémis ou Oupis.

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Jean venu à Ephèse en compagnie de la mère de Jésus (elle mourut dans cette ville
dit-on) remplaça la dévotion à Artémis par celle de Marie « déesse maternelle des
chrétiens» et invoquée notamment dans ce lieu par les femmes « en mal d’enfant».
Freud se situe ici dans les préoccupations culturelles de son temps. Les fouilles
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de la ville d’Ephèse étaient en effet entreprises par une équipe viennoise, et Freud,
on s’en doute, suivait de près cette « recherche archéologique autrichienne digne
de ces ruines »30. Tobie Nathan écrit : «La terre d’Ephèse devrait donc être consi-
dérée dans cette perspective comme la représentation de l’inconscient refoulé par
le père monothéiste et exhumé par de curieux fouilleurs de l’Islam scientistes et
viennois de surcroît31!»
Ce qui nous intéresse ici dans ce goût, cette recherche chez Freud des statuettes
issues de fouilles archéologiques, c’est qu’en fait, il invitait à sa table des repré-
sentations, qu’on peut considérer comme étant celles des imagos paternelle et
maternelle archaïques.
La place des images dans la genèse de la psychanalyse est sans doute liée à ces
imagos dont les statues, comme dans le rêve, seraient l’aspect manifeste. Dans ces
sortes de rites établis par Freud, le rapport aux statues se charge d’affectivité.
On peut penser aussi à ces statuettes africaines qui maintiennent la relation avec
les ancêtres. «L’objet sculpté ne porte pas en sortant des mains de l’artiste sa
charge d’affectivité. Il ne sera consacré, imprégné de forces religieuses qu’à la suite
de rites appropriés32.» Dans certaines tribus, les significations des statuettes ne sont
dévoilées que progressivement. Là encore, on peut faire un parallèle avec le lent
dévoilement dans la cure psychanalytique des significations de l’inconscient. Ainsi,
au-delà de l’objet, à travers l’utilisation symbolique de l’image telle qu’elle est
ritualisée par Freud dans ces scénarios où il met en scène ses statuettes, tout comme
dans la chasse aux champignons, l’affect se dissimule tout en se mêlant intimement
à l’image pour en faire autre chose qu’une banale représentation. Le peuple des
statues, les images sur les murs de son cabinet ne sont-ils pas comme les témoins
38 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

d’un autre langage légué par Freud, qu’il n’a pas explicité et que ses successeurs
auront à redécouvrir et à développer ?
Dans un article de 1908 intitulé «Les fantasmes hystériques et leur relation à
la bisexualité», il explique que des formations psychiques analogues aux fictions
délirantes des paranoïaques et aux mises en scènes des pervers se retrouvent dans
les psychonévroses et notamment dans l’hystérie. Il précise : «Comme source
commune et modèle normal de toutes ces créations fantasmatiques, on trouve ce
qu’on nomme les rêves diurnes de la jeunesse auxquels on a déjà accordé dans la
littérature une certaine attention, même si elle n’est pas encore suffisante33.»

Rêve nocturne, rêve diurne et fantaisie

C’est la même année que Freud écrit l’article Le créateur littéraire et la

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fantaisie. L’enfant, par le jeu, crée un monde de fantaisie, et l’adolescent qui cesse
de jouer se livre à sa fantaisie, ce qui d’ailleurs se poursuivra à l’âge adulte où
persistent des rêves diurnes. Pour Freud, ces « fantasmes sont des satisfactions de
désir, issues de la privation et de la nostalgie ; ils portent à juste titre le nom de rêves
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diurnes, car ils donnent une clé pour comprendre les rêves nocturnes, dans lesquels
le noyau de la formation du rêve n’est constitué par rien d’autre que de tels
fantasmes diurnes, compliqués, déformés et compris de travers par l’instance
psychique consciente »34.
Freud avait déjà abordé ce problème dans L’Interprétation des rêves. On y avait
prêté peu d’attention. Pourtant, on y trouve une formule presque identique à celle
que nous venons de lire : « L’étude des psychonévroses montre pour notre stupé-
faction que ces fantasmes ou rêveries diurnes sont les prodromes des symptômes
hystériques, du moins d’un certain nombre d’entre eux ; ... une analyse approfondie
de ces fantasmes diurnes nous apprend à quel point ils sont analogues à nos rêves
et méritent le nom de rêves. Leurs traits essentiels sont les mêmes que ceux des rêves
nocturnes ; leur étude aurait pu, en fait, nous ouvrir l’accès le plus court et le
meilleur vers l’intelligence de l’inconscient35.»
On se rappelle que Freud avait signalé avoir sous-estimé l’importance de ces
rêves diurnes dans la formation de ses rêves qui s’appuyaient rarement sur des
fantasmes mais le plus souvent sur des discussions et des conflits d’idées, et il
ajoutait : «Chez d’autres il est facile de montrer la complète analogie du rêve diurne
et du rêve nocturne36.» Freud cite aussi Monsieur Joyeuse, du roman d’Alphonse
Daudet Le nabab, qui se représente en train de se promener dans la rue en s’ima-
ginant avoir un emploi brillant alors qu’il a été licencié.
Freud, semble-t-il, se représente les choses ainsi : entre le rêve nocturne et le
rêve diurne il y a analogie, c’est-à-dire à la fois ressemblance et différence. Dans
les deux cas, il y a accomplissement du désir, mais la mise en images est plus carac-
téristique du rêve nocturne.
JACQUES NATANSON • FREUD ET LES IMAGES 39

Freud a également recours à ce travail sur le fantasme dans la cure de L’homme


aux rats. Ce dernier, par exemple, dans la séance du 8 décembre, « se défend
visiblement contre la tentation de fantasmer qu’il épouserait ma fille au lieu de sa
cousine »37. Il hésitait entre elles deux, le 26 novembre où il avait rêvé qu’il était
couché de dos sur la fille de Freud et copulait avec elle par le moyen des excré-
ments, ce que Freud qualifie de « plus merveilleux fantasme anal »38.
Les fantasmes apparaissent dans cette cure comme manifestations du transfert.
Ils concernent Freud et sa famille. De tels fantasmes obsessionnels aussi crus et durs
jalonnent toute cette partie de la cure.
Cette théorie du fantasme est reprise à propos de la création littéraire. Le pouvoir
de produire des images contribue sous ses diverses formes (rêves nocturnes, rêves
diurnes, création poétique, récit fictif) à soulager les tensions. Celles-ci, nées de
l’insatisfaction du désir, investissent les fantasmes comme objets substitutifs de
l’action, ne risquant pas de réaliser le désir interdit. Tout est permis quand on rêve !

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Tout se passe ici comme s’il existait une liaison directe entre la représentation
imaginaire et le vécu affectif. Quand on y réfléchit, les hommes ne l’ont-ils pas
toujours su ? Ils se sont toujours donné des images, compte tenu des techniques dont
ils disposaient, pour éprouver des émotions ou d’ailleurs pour canaliser, maîtriser,
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socialiser ces émotions. Toutes les formes de l’art, de la mythologie, du folklore,


tous les rituels, les musiques, les danses, les masques, les vêtements, la liturgie, les
défilés, jouent sur des mécanismes d’induction de représentations imaginaires
destinées à provoquer et à contenir des émotions.
C’est pourquoi l’utilisation de l’imaginaire dans la cure par le rêve éveillé peut
être particulièrement efficace. Une psychanalyse dont le projet serait d’écouter
l’image !39

Jacques NATANSON
Professeur honoraire Université Paris - X Nanterre
450 Allée du Clair Vallon
76230 Bois-Guillaume
40 IMAGINAIRE & INCONSCIENT

À noter : Les citations contenues dans cet article auront comme références les pages
des textes de Freud en français couramment en usage.

Notes

01. Études sur l’hystérie, pp. 39-40.


02. Armand Colin, 1980.
03. L’interprétation des rêves, p. 525.
04. Ibid., p. 51.
05. Ibid. p. 95.
06. Ibid. p. 414.
07. Ibid. p. 164.
08. Ibid. p. 481.
09. Ibid. p. 509.

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10. Ibid. p. 527. Freud nuancera de point de vue à propos de rêves traumatiques à la suite de la
guerre 14-18.
11. Ibid. p. 526.
12. Introduction à la psychanalyse, p. 193.
13. Le rêve et son interprétation, p. 37-38.
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14. Ibid. p. 43-44.


15. Ibid. p. 45.
16. Ibid. p. 58.
17. L’interprétation des rêves, p. 290.
18. Ibid., p. 292.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 301.
21. Ibid., p. 302.
22. L’Interprétation des rêves, p. 421, note 1.
23. Freud (S.), Correspondance, lettre à Abraham, 31 janvier 1913.
24. La vie et l’œuvre de Sigmund Freud.
25. Freud (Martin), Freud, mon père, Denoël, p. 70.
26. Cf. Natanson (Madeleine), Dans ma famille, je demande les grands-parents, Fleurus, 1999.
27. Gay (P.) Freud, une vie, Hachette, 1988, p. 191.
28. Apports de Trilling (J.) et Rousseau-Dujardin (J.) aux dixièmes rencontres psychanalytiques
d’Aix en Provence, 1991.
29. Balmary (M.) L’homme aux statues, Grasset, 1979, p. 58.
30. Ibid., p.171.
31. Nathan (T.) Psychanalyse païenne, Ed. Odile Jacob, 1995, p. 75.
32. Dictionnaire des symboles, p. 909.
33. In Névrose, psychose et perversion, p. 149.
34. Ibid., p. 150.
35. L’interprétation des rêves, p. 419.
36. Ibid., p. 421, note 1. Souligné par nous.
37. L’homme aux rats, journal d’une analyse, p. 181.
38. Ibid., p. 165.
39. Natanson (Jacques) et Natanson (Madeleine), Psychanalyse et rêve éveillé, écouter l’image,
L’Harmattan, 2001.
JACQUES NATANSON • FREUD ET LES IMAGES 41

Jacques Natanson – Freud et les images

Résumé : L’image pour Freud est surtout la matière du rêve


utilisée pour traduire les pensées latentes, à travers le symbo-
lisme et la fantasmatique.
Mots-clés : Image – rêve – inconscient – figuration – fantasme.

Jacques Natanson – Freud and the images

Summary: For Freud, the image is above all the dream-mate-

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rial used to translate the latent thoughts, through symbolism
and fantasization.
Key-words : Image – Dream – Unconscious – Representation–
Fantasy.
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