You are on page 1of 6

La peur de l'islam au Moyen Age

Jean Flori dans mensuel 285


daté mars 2004 -
Châpeau:
En 622 surgit une nouvelle religion, guidée par un prophète que les chrétiens appellent
Mahomet. Peu à peu, l'islam est perçu en Occident comme un châtiment divin. Un
argument de plus pour lancer les chevaliers dans la vaste entreprise des croisades.

Contenu:
Depuis le 11 septembre 2001 et la résurgence d'un islam intégriste et belliqueux, les
Occidentaux se sont beaucoup interrogés sur une religion qui leur semble parfois incompatible
avec leur civilisation, leur culture et leurs valeurs.
L'idéologie qui a alimenté certains débats, caricaturant l'islam pour mieux le diaboliser, ne date
cependant pas d'aujourd'hui : elle est née avec cette religion même, en 622, ou plutôt avec le
premier jihad, prescrit par le prophète que les chrétiens médiévaux nomment « Mahomet », et
qui imposa par la force du glaive la domination de la nouvelle religion sur les terres conquises.
Une vision de l'islam qui est peut-être, pour une part du moins, à l'origine de la croisade. Des
travaux récents nous permettent une approche renouvelée du sujet1.
Dès le VIIIe siècle, la domination arabo-musulmane s'étend de l'Indus aux Pyrénées, avec des
avancées temporaires en Gaule Poitiers, 732. La loi des vainqueurs s'impose avec une
tolérance certes relative, mais néanmoins remarquable pour l'époque : les adeptes des
religions révélées, Juifs et chrétiens, sont admis comme citoyens de seconde zone en tant
que dhimmisprotégés. Les « païens », en revanche, doivent soit se convertir, soit s'exiler, soit
subir l'esclavage ou la mort.
Les premiers touchés par la conquête musulmane sont les chrétiens d'Orient, alors fort
désunis. La domination byzantine a en effet imposé la prédominance de l'Église « orthodoxe »
grecque, souvent intolérante envers les nombreuses Églises chrétiennes qui coexistent,
chacune défendant sa doctrine quant à la « nature du Christ ». Le nouveau pouvoir arabe, qui
tolère toutes les tendances chrétiennes, est donc parfois perçu comme une délivrance. L'islam
est alors considéré comme une « hérésie » chrétienne supplémentaire, prônée par un nouveau
prophète.
Cette conception est lente à disparaître. Au début du VIIIe siècle encore, Jean de Damas,
grande figure chrétienne de la cour de Damas, place l'islam parmi les hérésies et considère
son fondateur comme un opportuniste. La même opinion est reprise par l'historien grec
Théophane le Confesseur, qui, dans sa Chronique vers 815, décrit Mahomet comme un
pseudo-prophète épileptique2 influencé par un moine chrétien hérétique.
Bien que malveillante, cette interprétation s'appuie, en partie, sur des fondements historiques :
le Prophète a côtoyé des tribus juives et chrétiennes, alors fort nombreuses en Arabie, et eu
par elles accès à une connaissance au moins rudimentaire des doctrines bibliques3.
Avec la tradition orale, et grâce à la traduction du grec en latin des oeuvres de Théophane,
cette vision de l'islam comme hérésie gagne bientôt l'Occident. On la retrouve dans la plupart
des écrits relatifs à l'islam au Moyen Age.
Progressivement cependant, l'islam va perdre en Occident son statut de « secte hérétique ». Le
XIIe siècle, grand siècle des croisades et de la reconquête de l'Espagne par les chrétiens, est de
ce point de vue décisif. C'est vers le milieu du siècle, en effet, qu'à l'initiative de l'abbé
de Cluny Pierre le Vénérable une équipe de lettrés s'attelle à la traduction du Coran de façon à
pouvoir réfuter l'islam par des arguments intellectuellement valables : il convenait de connaître
la teneur de ces écrits sacrés. L'islam est ainsi enfin appréhendé comme une religion nouvelle,
fondée sur sa propre révélation.
Ce changement de statut n'améliore pas pour autant l'image de l'islam. Tant qu'il était
considéré comme une hérésie chrétienne, il faisait d'une certaine façon partie du monde de
l'Église ; désormais, il en est totalement étranger. On continue à assimiler les musulmans aux
païens les textes de l'époque les désignent du reste comme tels : pagani .
La « diabolisation » des musulmans s'appuie sur trois thèmes : la luxure, l'idolâtrie et la
violence. L'islam s'est répandu à une époque où le monde chrétien est dominé par une Église
prônant les valeurs monastiques de l'ascèse, de la chasteté et de la continence. Les relations
sexuelles sont considérées comme un mal nécessaire que justifie seulement la perpétuation
de l'espèce, et l'idéal serait de s'en abstenir même dans le mariage. Aussi la polygamie des
musulmans choque-t-elle et, plus encore, le comportement du Prophète tel qu'il est rapporté
par le Coran et la Sira la vie du Prophète : Mahomet est présenté comme un modèle de
sensualité virile dont témoigne le grand nombre de ses épouses et concubines, qu'il « honorait
» tour à tour chaque nuit.
Les écrivains polémistes chrétiens n'ont toutefois qu'une connaissance imparfaite du
comportement réel de Mahomet : ils ne mentionnent ni ses nombreuses épouses, ni ses
concubines, ni son mariage, à Médine, avec Aïcha, âgée de neuf ans, sa « fiancée » depuis
deux ans déjà. Ils n'en soulignent ou caricaturent pas moins les épisodes les plus favorables
à leurs thèses.
L'opposition des perceptions se manifeste clairement dans les interprétations divergentes des
faits par les deux religions : ce que les chrétiens condamnent est parfois tenu pour exemplaire
par les musulmans. Ainsi le divorce de Zaïd, fils adoptif du Prophète, notamment rapporté en
Orient par Jean de Damas ou Niketas de Byzance, et en Espagne par Euloge de Cordoue au
IXe siècle : grâce à une révélation coranique Coran, XXXIII, 37, Zaïd divorce pour permettre à
Mahomet d'épouser sa femme Zaynab, qui l'avait frappé par sa beauté. Les musulmans voient
dans cette révélation le signe que Dieu les autorise à s'unir aux femmes répudiées par leurs
fils adoptifs. Les polémistes chrétiens médiévaux y lisent au contraire la curieuse « opportunité
»d'une révélation si conforme aux désirs du Prophète, et la preuve de la luxure de Mahomet,
qu'ils opposent à la continence de Jésus.
Enfin, la promesse d'un paradis matériel, où les fidèles goûteront les délices procurés par leurs
relations sexuelles prolongées à l'infini avec des jeunes filles expertes et cependant toujours
vierges, a sans doute à la fois nourri les fantasmes et les indignations des chrétiens. En bref,
le comportement réel de Mahomet et de ses adeptes dans le domaine de la sexualité était si
radicalement contraire à l'idéal monastique du temps qu'il se prêtait aisément à une caricature
repoussante.
L'accusation d'idolâtrie est plus surprenante, l'islam étant particulièrement intransigeant sur la
question de l'unicité de Dieu. Divers auteurs orientaux, tels Jean de Nikiou viie siècle, Jean de
Damas viiie siècle, Nicetas le Philosophe ou Georges le Moine ixe siècle, ont affirmé que les
musulmans adoraient de faux dieux, notamment une idole nommée Chabar, qui aurait les traits
d'Aphrodite. Sur quels éléments se fondaient-ils ?
Lors de son entrée triomphale en 630, le Prophète a expulsé de la Kaaba, à La Mecque, les
statues de divinités adorées par les tribus arabes polythéistes. Or un passage du Coran,
d'interprétation controversée, laisse entendre que les divinités du panthéon mecquois auraient
été admises par le Prophète comme des sortes de « divinités intermédiaires » , par concession
aux croyances locales Coran, LIII, 19.
Au-delà de cet épisode, l'accusation d'idolâtrie s'appuie surtout sur l'assimilation de l'islam au
paganisme. Dans la mentalité populaire, puisque tout ce qui n'est pas chrétien est païen, les
musulmans doivent nécessairement, tels les païens de l'Empire romain auxquels ils sont
associés, adorer plusieurs dieux, dont les noms rappellent parfois ceux de la mythologie gréco-
romaine : Apolin, Cahuz, Tervagan, et même Mahomet lui-même.
Cette association permet également de préparer les esprits à combattre les musulmans par
les armes : au XIIe, grand siècle des croisades, les chansons de geste brossent de l'islam une
image particulièrement repoussante pour des raisons de propagande idéologique. Malgré la
remarque pertinente de Guibert de Nogent qui, relatant la première croisade, prend la peine de
préciser que les musulmans ne considèrent pas Mahomet comme un dieu mais comme un «
homme sage », les croisés partagent souvent l'idée, ancienne et bien établie en Occident, d'un
islam idolâtre.
Foucher de Chartres, croisé installé en Terre sainte en 1099, raconte que les musulmans
adorent dans le temple de Jérusalem une idole du nom de Mahomet. Raoul de Caen,
également établi en Terre sainte au début du XIIe siècle, affirme quant à lui que son maître
Tancrède, pénétrant le premier dans le « temple de Salomon » la mosquée Al-Aqsa, fut
scandalisé d'y trouver une statue ornée d'or et de pierreries dans laquelle il reconnut Mahomet.
La troisième accusation portée contre l'islam est d'être une religion « guerrière », dangereuse pour
la chrétienté, et qu'il faut combattre. Pourtant, l'attitude des guerriers musulmans n'est pas
radicalement différente de celle des autres adversaires qu'avaient à affronter les chrétiens
: Hongrois, Normands ou même ennemis chrétiens la chrétienté médiévale n'a pas manqué de
massacres et d'exterminations sauvages.
Aussi est-ce moins, sans doute, le comportement guerrier réel des musulmans que celui du
prophète Mahomet, considéré dans son exemplarité et comparé à celui de Jésus, qui valut à
l'islam cette réputation de « religion du glaive ». Le christianisme originel, en effet, se veut
radicalement pacifiste, à l'image de son fondateur. Jésus prêche un message d'amour
universel, prescrit d'aimer non seulement ses amis mais aussi ses ennemis, de répondre à
la violence par la paix.
L'Église des premiers siècles prolonge cette attitude : elle exige des chrétiens d'être de bons
citoyens obéissant aux lois de l'Empire romain pourtant païen tant qu'elles ne violent pas
ouvertement les préceptes divins. En particulier, un chrétien ne peut envisager de tuer un être
humain, fût-il païen et ennemi de l'empire. Origène, Tertullien et Hippolyte de Rome, au IIIe
siècle, enseignent qu'un soldat peut devenir chrétien s'il s'engage à ne pas tuer, même sur
ordre de ses chefs. En revanche, aucun chrétien ne peut s'engager dans le métier militaire.
S'il passe outre, il doit être exclu de l'Église.
Cette attitude pacifiste évolue lentement sous le poids des nécessités. Au début du IVe siècle,
la guerre est acceptée comme un mal nécessaire pour défendre un empire devenu chrétien
depuis la conversion de Constantin 313. Au Ve siècle, saint Augustin, dans plusieurs de ses
écrits, pose les fondements épars d'une future doctrine de la guerre juste, que développeront
beaucoup plus tard les canonistes des XIIe et XIIIe siècles4. La guerre, cependant, n'est pas
encore moralisée : tuer en service commandé demeure un péché qui exige pénitence. A
l'époque de Mahomet 632 et même de la bataille de Poitiers 732, la chrétienté est donc encore
loin de la notion de guerre sainte, qui fait des combattants des héros de la foi et de ceux qui
meurent au combat des « martyrs » gagnant leur place au paradis.
Dans le monde musulman, au contraire, la doctrine du jihad guerrier est admise dès l'origine.
Mahomet est à la fois prophète, chef d'État et chef de guerre. Il prend part en personne aux
opérations militaires, établit les règles de partage du butin, dont il se réserve une part
importante, et ne répugne pas à faire tuer une partie de ses adversaires prisonniers. Selon la
Sira, il promet également l'entrée au paradis à tous ceux qui périront au combat pour la cause
de Dieu.
Le contraste ne pouvait être plus saisissant sur ce point entre les deux religions, et plus encore
entre leurs deux fondateurs, Jésus et Mahomet. Pour les chrétiens, l'islam est par essence une
religion du glaive, non pas tellement parce que les musulmans font la guerre mais parce qu'ils
la font au nom de Dieu et lui accordent une valeur morale et religieuse qu'eux-mêmes ne
peuvent admettre à l'époque des conquêtes musulmanes.
Ce rejet est manifeste, dès 640, dans un texte, récemment publié5 : le récit que donne un Juif,
converti au christianisme, de l'apparition du « prophète des saracènes » à l'origine du mot «
sarrasins ». Bien des Juifs, à cette époque, s'interrogent : ce prophète n'est-il pas annonciateur
du Messie qu'ils attendent ? Un sage envoie alors un observateur pour en juger. Son verdict
met fin à leurs espérances : ce ne peut être là qu'un faux prophète, conclut-il, car on n'a jamais
vu un vrai prophète en armes. Les chrétiens partagent totalement cette perception.
Au début du IXe siècle, Théophane le Confesseur stigmatise en quelques mots la doctrine de
Mahomet sur ce point : « Il enseignait à ses gens que celui qui tue un ennemi, ou qui est tué
par un ennemi, va au paradis. » On retrouve la même réprobation, plus précise, dans un texte
chrétien arabe du début du IXe siècle, attribué à Al-Kindi. Il s'agit d'un échange de lettres,
probablement fictives, entre un chrétien et son correspondant musulman, chacun s'efforçant
de démontrer la supériorité de sa doctrine afin de convertir l'autre. Abordant le sujet du martyre
des guerriers, le chrétien s'étonne : « Ce qui est encore plus curieux de ta part, c'est que tu
qualifies de martyrs tes amis qui meurent en combattant. » Cette doctrine lui paraît
scandaleuse : pour les chrétiens, argumente-t-il, les vrais martyrs sont ceux qui ont accepté la
mort sans combattre pour demeurer fidèles à leur foi, et non ceux qui se lancent dans des
opérations de guerre, de razzia et de pillage, « en qualifiant cela de guerre sainte dans la voie
de Dieu et en déclarant que celui qui tue ou qui est tué va au paradis » 6.
La position de l'Église et des chrétiens évolue pourtant. Au milieu du IXe siècle, alors que les
terres de Saint-Pierre de Rome sont assaillies par les pirates musulmans, on promet à ceux
qui meurent pour leur défense des récompenses spirituelles. En ce sens, on peut considérer
la guerre sainte comme une réponse au jihad. Une tendance qui s'affirme de plus en plus
clairement dans la seconde moitié du XIe siècle, à l'époque de la « réforme grégorienne »7,
parallèlement à la reconquête chrétienne en Espagne et au Proche-Orient. La réforme
grégorienne de « libération de l'Église » conduit en effet à la notion globale de « reconquête
chrétienne » dans tous ses aspects, y compris militaire.
Ainsi les chrétiens se sont forgé les outils conceptuels pour justifier et moraliser à leur tour
la guerre contre l'islam. L'enjeu est de taille : la puissance arabe est, aux yeux des
chrétiens, appelée à disparaître. Une vision prophétique de l'histoire, qui contribue dans une
certaine mesure à justifier la vaste entreprise des croisades - dont l'objectif premier était
toutefois la récupération de Jérusalem, premier des Lieux saints de la chrétienté.
Les chrétiens de l'Antiquité et du Moyen Age ont une conception linéaire de l'histoire. Comme
les hommes qui l'habitent, le monde créé par Dieu est destiné à avoir une durée de vie plus ou
moins longue ; Dieu le dirige vers sa fin, prophétiquement annoncée par des signes. La
conduite morale des hommes peut modifier le cours de l'histoire. Et il arrive que Dieu châtie
son peuple à cause de ses péchés pour qu'il se repente et revienne à Lui. Ainsi, il a puni le
peuple hébreu en l'exilant à Babylone, puis en le soumettant successivement à quatre empires
universels annoncés par les prophéties de Daniel, reprises par l'Apocalypse de Jean : les
Empires babylonien, perse, grec et romain.
Mais de tels châtiments ne sont jamais définitifs. Si le peuple se repent, Dieu pardonne et
anéantit la puissance adverse qu'il a suscitée pour servir de fouet. Les prophéties permettent
de donner espoir à son peuple soumis pour un temps au châtiment.
C'est ainsi que beaucoup d'observateurs chrétiens perçoivent, à l'origine, les invasions
arabes. Dès 661, le Pseudo-Sébéos voit dans l'empire arabe la quatrième Bête décrite dans
les prophéties de Daniel et de l'Apocalypse : elle doit surpasser toutes les autres dans le mal
et transformer la terre en désert. En 692, l'Apocalypse du Pseudo-Méthode, un Syrien,
cherche dans les prophéties bibliques la durée de cette domination. Il l'estime à « dix
semaines d'années » , soit soixante-dix ans. La Syrie ayant été envahie en 636, la fin de la
domination arabe dans ces régions est ainsi annoncée pour 706. Après quoi surviendra la
victoire des chrétiens, qui reconstruiront les villes et les églises détruites, et restaureront la
paix sous l'égide de la vraie foi.
On espère donc encore, à cette date, que le châtiment sera bref. Mais, comme les conquêtes
des Arabes s'étendent et que leur domination se prolonge, force est de s'interroger sur la
signification de cette nouvelle puissance et sur la place qu'elle doit occuper dans le plan divin
de l'histoire.
C'est ainsi que le texte de ce Syrien a été traduit en latin dès le début du VIIIe siècle et a
gagné l'Occident avec des modifications rendues nécessaires par le cours des événements.
La domination arabe est désormais reliée à la personne de l'Antichrist ou Antéchrist qui, selon
les textes bibliques, doit apparaître sur terre avant la fin des temps et livrer avec les ennemis
de Dieu l'ultime combat des forces du mal contre les forces du bien. La puissance musulmane
est perçue comme un fléau divin censé punir les chrétiens, avant de disparaître.
Pour le Pseudo-Méthode, la domination arabe prendra fin, vaincue par « le roi des Grecs et
des Romains » : pour l'auteur, cette expression désigne à coup sûr l'empereur byzantin mais,
en Occident, elle pourra prendre un tout autre sens - lors de la première croisade, Emich de
Flonheim, grand massacreur des Juifs, se dira « roi des Grecs et des Romains » chargés
d'aller régner à Jérusalem, avant le combat final du Christ et des siens contre l'Antichrist et ses
infidèles.
A Cordoue, au milieu du IXe siècle, Euloge et surtout son disciple Alvare assimilent eux aussi
Mahomet à un Antichrist. Comme le Pseudo-Méthode, Alvare cherche dans les prophéties de
Daniel et de l'Apocalypse un moyen d'évaluer la durée de la domination arabe : elle doit être,
selon ses calculs, de deux cent quarante-cinq années, et se terminera, ajoute-t-il, dans seize
ans. Après quoi surviendront la libération des chrétiens puis la fin des temps, marquées par de
dures tribulations dont les fidèles sortiront vainqueurs.
L'islam occuperait donc une place transitoire dans le plan divin de l'histoire. Les chrétiens
peuvent conserver l'espoir d'une reconquête ou d'une victoire définitive annoncée par Dieu.
En d'autres termes, pour ces chrétiens du Moyen Age, la domination arabe a un sens
pédagogique et prophétique. Elle constitue un des derniers signes de la marche inexorable
de l'histoire vers son terme, qui sera marqué par la victoire du Christ sur l'Antichrist, et par
l'instauration du royaume de Dieu. La fin de la domination arabe est donc prévue, annoncée,
certaine. La reconquête chrétienne aussi ; elle sera d'autant sacralisée.
Certes, ces interprétations prophético-historiques n'ont pas été unanimement répandues en
Occident. Pourtant, si l'on en juge par les nombreux manuscrits qui les rapportent, force est
d'admettre que ces spéculations apocalyptiques ont pu jouer, dans la perception de l'islam et
même dans le déclenchement de la croisade, un certain rôle. Guibert de Nogent en fournit la
preuve lorsqu'il prête au pape Urbain II, à tort ou à raison, une prédication de la croisade à
coloration prophétique où intervient à nouveau le personnage de l'Antichrist : « Il est
nécessaire, avant la venue de l'Antichrist, que l'empire du christianisme soit, par vous ou par
ceux que Dieu aura choisis, rétabli en ces régions, afin que ce chef de tous les maux, qui y
établira le trône de son règne, y rencontre la foi qu'il combattra. Réfléchissez donc à cela : le
Tout-Puissant vous a peut-être prédestinés afin que, par vous, Jérusalem cesse d'être ainsi
foulée aux pieds. »
Ainsi présentée, la croisade apparaît non seulement comme un pèlerinage et une guerre
sainte visant à libérer le sépulcre du Christ, mais également comme l'accomplissement d'une
prophétie annonçant la fin de la domination de l'islam sur le monde chrétien, prélude aux
derniers temps de l'histoire du monde et à l'instauration du royaume de Dieu. Ce faisant,
comme l'exprime le titre de la chronique de Guibert, Gesta Dei per Francos « l'oeuvre de Dieu
accomplie par les Francs », les croisés avaient le sentiment de réaliser le plan divin.

Note:
1. Se reporter notamment aux livres de John Tolan, de Philipe Sénac, d'Alain Ducellier et
de Jean Flori cf. « Pour en savoir plus ».
2. L'épilepsie présente des symptômes qui sont proches de ceux des visionnaires.
Beaucoup de prétendus prophètes ont été accusés d'être épileptiques... et inversement.
3. Cf. Joëlle Beaucamp, Françoise Briquel-Chatonnet, Christian Robin, L'Histoire n° 207, pp.
66-69 ; Gabriel Martinez-Gros,L'Histoire n° 260.
4. Cf. Jacques Le Goff, L'Histoire n° 267.
5. Doctrina Jacobi nuper baptizati , éd. et trad. V. Déroche, Collège de France, 1991, t. VI, pp.
70-218.
6. Cité dans Jean Flori, Guerre sainte, jihad, croisade , Paris, Le Seuil, 2002, pp. 288-289.
7. La réforme grégorienne, du nom du pape Grégoire VII 1073-1085, vise à séparer plus
nettement les clercs des laïques et à éliminer certaines pratiques, comme le concubinage
du clergé. Elle affirme aussi la prééminence de l'autorité pontificale.

You might also like