You are on page 1of 5

Editions Esprit

LES HÉROS DE NOTRE ÉPOQUE


Author(s): Jan Patocka and Erika Abrams
Source: Esprit, No. 76 (4) (Avril 1983), pp. 69-72
Published by: Editions Esprit
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24270442
Accessed: 18-08-2019 17:32 UTC

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Editions Esprit is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Esprit

This content downloaded from 85.233.220.25 on Sun, 18 Aug 2019 17:32:25 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES HEROS
DE NOTRE ÉPOQUE*
par Jan Patocka

un regard sur quelques figures chez qui quelque chose comme une
Plutôttransformation
que de nous lancer dansmonde
de notre des considérations
s'est amorcé ouabstraites,
est en trainjetons
de se
dérouler. Il se pourrait qu'une telle observation, qu'une telle analyse nous
donne des indications plus concrètes que la spéculation. Ce sont bien sûr
des exemples choisis arbitrairement, sans système, selon le sentiment,
« subjectivement ». Aussi bien ne s'agit-il que d'un commencement, que
d'un essai de réflexion. Si notre pensée est fondée, peut-être incitera-t-elle à
encore d'autres méditations.

Sartre
Sartre est européen mais non traditionnel ; il part de la liberté, de cette
liberté à laquelle l'Europe a renoncé, mais qui a grandi au point de dépasser
l'Europe, la laissant à l'écart et loin derrière elle. L'idée de se retirer de
l'Indochine, de l'Algérie, de la France d'outre-mer s'est formée dans sa tête
bien avant que les hommes d'Etat ne commencent à s'y habituer. Il a mis
tous les tabous à l'épreuve et ne s'est arrêté devant aucun, il a anticipé sur
toutes les critiques, il a fait crouler tous les establishments avant que cela ne
devienne un mouvement de masse et une mode. Son irrévérence s'en est
prise en tout premier lieu à son propre « système » : joignant l'enseignement
de la liberté extrême, en son acception métaphysique, et le marxisme. Il
s'est moqué des vérités éternelles en sa propre personne ; il a rejeté toutes
les conventions, il a écarté toutes les institutions, ne reconnaissant comme
impératif catégorique que la liberté pour tous, toujours, en toutes circons
tances.

Le fait de se trouver ainsi en contradiction avec lui-même ne l'a pas arrê

* Extraits d'un texte inédit, traduit par Erika Abrams.

69

This content downloaded from 85.233.220.25 on Sun, 18 Aug 2019 17:32:25 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES HEROS DE NOTRE EPOQUE

té. Il a essayé d'être jusqu'au bout un philosophe rieur. Jusqu'aux né


nationalismes régionaux, il a présidé à toutes les décompositions de la vie
le Europe occidentale. Sartre est en germe cet ouragan qui entraîne l'écro
lement des colosses de l'Atlantique au Pacifique dans des luttes contre d'ap
parents lilliputiens. Sartre représente l'indépendance d'esprit radicale, fo
damentale, la négation étant le seul principe qu'il ne se propose pas d'ébra
ler, la négation étant l'ébranlement même.

Les savants atomistes repentis :


Oppenheimer, Sakharov
Des esprits indépendants d'un autre type et d'une autre orientation que
Sartre. Ce qui les meut n'est pas la volonté de lever tous les tabous, la
négation en tant que principe. Ce sont des spécialistes et des penseurs d'une
suprême prudence. Mais ce qu'ils pensent et manipulent, ce sont des quan
tités d'énergie, une force qui dépasse l'entendement, une force capable de
tout détruire et de tout transformer — les résultats de trois cents ans d'acti
vité intellectuelle. Ils voient clairement la disproportion de tous les projets
de la société actuelle, de toutes les constellations, situations et combinaisons
politiques et de ce que détient la technique à laquelle les puissants de ce
monde croient, ridiculement, pouvoir commander. Et ne disposant d'aucun
autre moyen de communiquer l'effroi que leur inspire cette situation où se
manifeste le caractère immaîtrisé et peut-être immaîtrisable de l'homme
qui peut plus qu'il ne comprend, ils se sacrifient eux-mêmes, leur position,
leur travail, toutes les valeurs et les idéaux tenus jusque-là pour évidents.
Ce sont des Decius qui au milieu du tumulte se vouent aux dieux infer
naux. Le monde hausse les épaules, mais il se figera dans cette attitude.

Soljénitsyne
Rien ne témoigne du règne de la masse, de la matière, de la force comme
le fait que ce qui est le propre de l'homme — le vrai et le faux, le dévoile
ment et la dissimulation — est devenu l'objet d'une manipulation capable
de nier le nez au milieu de la figure du monde. Il est possible de cacher des
millions de victimes humaines, de réécrire l'histoire, de faire croire les
inventions les plus fabuleuses — bien qu'il ne soit que trop facile d'en
dévoiler le mensonge —, il est possible de dissimuler des hostilités à l'échel
le planétaire et de suggérer au monde entier des chimères inexistantes. C'est
Hannah Arendt qui a remarqué que la vérité (j'entends maintenant la vérité
au sens banal de la mise à découvert de ce qui est, pour autant que ce ne soit
pas l'objet de l'expérience immédiate) n'a, face à tout cela, qu'un seul avan
tage : le fait qu'elle est une et, par conséquent, ne change pas aussi vite que
les intérêts de ceux qui la cachent.
Il peut arriver que la vérité ait aussi de l'intérêt pour quelqu'un. Cet inté
rêt est pur quand les intéressés sont les opprimés, les offensés, les humiliés,

70

This content downloaded from 85.233.220.25 on Sun, 18 Aug 2019 17:32:25 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES HÉROS DE NOTRE ÉPOQUE

les morts, quand il a reçu le baptême du sang qui engage. Non pas un esprit
de vengeance, mais une volonté de vérité. Cela suppose plusieurs disposi
tions presque « mystiques ». Par exemple, ce dont nous avons tous le senti
ment, bien qu'obscur et en quelque sorte irréel : que ce sont les morts, les
humiliés, les vaincus qui ont raison, et que les puissants, les souverains, les
maîtres ne seront pas, mais sont d'ores et déjà, condamnés. Et que ces
morts non seulement ne devraient pas nous être indifférents, mais qu'effec
tivement, ils ne nous le sont pas. Que nous sommes là pour prendre la
relève de ce qu'ils sont. Que, de cette manière, ils sont nous.
C'est seulement à cette condition que quelque chose change au fond. Il se
produit un ébranlement dont les secousses ne cessent plus de se faire sentir.
Quelque chose d'irréversible a eu lieu : les morts sont en vie, nous les
voyons devant nous, nous ne pouvons pas détourner et fermer les yeux. Le
regard peut se détourner, mais le regard qui veut regarder ne peut pas ne pas
voir.
Ainsi, il peut arriver que quelque chose bouge au fond de la masse la plus
colossale qui jusque-là paraissait régie uniquement par les lois de sa crois
sance et de la somme de ses forces. Où cette transformation s'est-elle pro
duite ?

Heidegger
Les philosophes ne peuvent éviter d'être mesurés à l'étalon de la vie nor
male. Mais qu'y gagne-t-on ? Rien qu'on ne sache déjà. Les philosophes
sont véritablement ceux qui peuvent transformer notre vie, nous donner
quelque chose dont nous n'avions jamais encore soupçonné l'existence,
nous révéler comme vérité ce qui nous avait semblé superflu et fantasti
que.
Evidemment, cela suppose plusieurs conditions. La première : afin de
percevoir cela, il nous faut renoncer à autre chose ; renoncer aux certitudes
et questionner.
Personne à notre époque n'a su questionner avec autant de persévérance
et de pénétration, avec aussi peu de concessions que lui. De telle manière
qu'il a toujours problématisé le fondement même et le point de départ de la
question, qu'il s'est toujours problématisé lui-même. La majorité savait
tout mieux que lui, et dans bien des cas elle a même gardé la vérité. Mais ce
qui avait longtemps paru être la pure vérité s'est fait voir entre-temps sous
un autre jour.
Il a réussi à maintenir, sans quitter cette écoute persévérante, la perma
nence de plusieurs questions. Comment comprendre l'homme comme hu
main à partir de lui-même et non à partir des choses ? Que signifie com
prendre l'homme à partir de lui-même ? Si sa spécificité est la possibilité
d'être dans la vérité, sur quoi cela repose-t-il ? Comment délivrer la ques
tion de la vérité de sa stérilité, en sorte qu'elle comprenne aussi la possibi
lité de cette vérité qui ébranle et éveille à la responsabilité ?

71

This content downloaded from 85.233.220.25 on Sun, 18 Aug 2019 17:32:25 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms
LES HEROS DE NOTRE EPOQUE

Et il a montré que telle est à la fois la figure la plus ancienne de la vérité et


sa figure à venir. Que les plus grands ébranlements ne datent pas d'hier, ne
sont pas dans ces danses agitées autour des tabous démasqués. Que la vérité
vient de loin et que c'est voir de travers que de la voir seulement comme
l'œuvre de l'homme, bien qu'elle ait son site justement dans l'homme.

Jan Patocka

Juin 1976

Traduit du tchèque par Erika Abrams.

This content downloaded from 85.233.220.25 on Sun, 18 Aug 2019 17:32:25 UTC
All use subject to https://about.jstor.org/terms

You might also like