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LOUIS

ALTHUSSER
PSYCHANALYSE ET
SCIENCES HUMAINES
DEUX CONFÉRENCES

,.

INÉDIT ~
~
biblio
essais
PSYCHANALYSE ET SCIENCES HUMAINES
LOUIS ALTHUSSER

Psychanalyse
Paru dans le livre de Poche : et
L'AVENIR DURE LONGTEMPS
suivi de
sciences humaines
LES FAITS

ÉCRITS SUR LA PSYCHANALYSE


Deux conférences (1963-1964)
Freud et Lacan
ÉDITION ÉTABLIE ET PRÉSENTÉE
PAR OLIVIER CORPET ET FRANÇOIS MATHERON

LE LIVRE DE POCHE
1

Édition posthume d'œuvres de Louis Althusser

Le présent ouvrage s'inscrit dans un programme d'édi-


1
tion posthume de textes de Louis Althusser, en majeure
partie totalement inédits, qui proviennent des archives du
philosophe confiées à l'Institut Mémoires de l'édition
contemporaine (IMEC) en juillet 1991 par sa famille.

Déjà parus:
1. L'avenir dure longtemps, suivi de Les Faits (1992).
2. Journal de captivité. Stalag XA, 1940-1945 : Carnets,
correspondances, textes (1992).
3. F;crits sur la psychanalyse. Freud et Lacan (1993).
4. E;crits philosophiques et politiques, tome I (1994).
5. Ecrits philosophiques et politiques, tome II (1995).
La mise en valeur du Fonds Althusser et l'édition post-
hume de ces textes sont placées sous la responsabilité scien-
tifique de l'IMEC.

© 1996, Librairie Générale Française/IMEC.

!
PRÉSENTATION

l.,
'
Les deux conférences publiées dans ce
volume ont été prononcées par Louis Althusser
au cours du Séminaire sur Lacan et la psycha-
nalyse, tenu à l 'École normale supérieure pen-
dant l'année universitaire 1963-1964. Il s'agit
du troisième séminaire organisé par Althusser,
après celui de 1961-1962 sur le jeune Marx,
et celui de 1962-1963 sur les origines du struc-
turalisme; celui de l'année suivante sur Le
Capital donnera lieu à la publication de Lire
« Le Capital». Parallèlement, Althusser invite
Lacan, chassé de l'hôpital Sainte-Anne, à ins-
taller à l'École son propre Séminaire, dont la
première séance a lieu le 15 janvier 1964 1 ;
et, le 6 décembre 1963, il prononce êgalement
une longue allocution de présentation du sémi-
naire de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passe-
1. Cf. notre présentation de Louis Althusser, Écrits sur la
psychanalyse. Freud et Lacan, Paris, Stock/IMEC, 1993 ;
Biblio-essais, Le Livre de Poche, 1995 ; cf. également Élisa-
beth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d'une vie, histoire
d'un système de pensée, Paris, Fayard, 1993.

11
ron' . L e moment est venu ,
_,---.--------------,
'
nouer des alliances str t, . ' a ~es yeux, de 1chions très exactement ce qu'est le domaine
fier 1'état du cham th~ e~iques visant à modi- ,énéral des Sciences humaines». D'où, immé-
dominé par la pro6I , eo~que, alors largement diatement, un dédoublement de l'interrogation :
et plus généralementematiqu~ « structuraliste » il s'agit de traiter à la fois une question de fait
d es « sciences hum . marque par l',emergence' ·tune question de droit.
. . ames » De fait
pu hl1cation presque simult · , d , avec la Question de fait : quelle est la place « empiri-
et de Lire « Le C . ~nee e Pour Marx quement effective » occupée « aujourd'hui en
1965 Alth d apual » a la fm de l'anne'e 1963 », en France, par la psychanalyse dans le
, usser eviendr 'd
rence théorique majeure ~ rapi e~ent une réfé- domaine des Sciences humaines ? Cette question
Lorsque Althusser or ~ son epoque. ne peut être elle-même résolue qu'en effectuant
Lacan et la psychanal s!a1!1-se s?~ Séminaire sur un long détour empirique par l'histoire de la
part des articles .Y , Il a deJa publié la plu- réception de la psychanalyse en France, qui
1 ,r qm seront re · d
1narx; par contre 1·1 , pns ans Pour constitue l'essentiel du premier exposé. Tout en
· , n a encore p · · prenant soin de préciser qu'il procède ainsi
nen écrit sur la psych , our amsi dire
ana 1yse · c' t , · ,
dans le contexte de ce S , . ·. es .precisement ' « pour une raison provisoire qui», espère-t-il,
début de 1964 l'es t·elmdmaire qu'il rédige, au . « sera bientôt dépassée», il n'en énonce pas
et Lacan 2 » L' · sen Ie e son a rt·ic1e « Freud moins une proposition dont le moins qu'on
· · om cependant d ,~
simples ébauches de ce célèb e ,n ~tre que de puisse dire est qu'elle n'est guère fréquente dans
conférences présentent . re ecnt, ses deux son œuvre publiée de son vivant : « Je vais vous
nalité. L'accent y est _une mcontestable origi- raconter l'histoire de ce problème pour moi.»
tion qui n'est pas la mis_ en effet sur une ques- Question de droit : « Quel doit être le rapport
et Lacan » : « Quell~uestion centrale de « Freud entre la psychanalyse et le domaine des Sciences
dans le domaine de l~ace occupe aujourd'hui humaines ? » Question sans doute « démesu-
chanalyse ? » Ce ~i :ien~es h~aines la psy- rée», reconnaît d'entrée de jeu Althusser,
Althusser, « que n~us s P~~que, a1oute aussitôt puisque l'objectif est tout simplement de « défi-
ce qu'est la psychanalys:~111~ns ~tres exactement nir les conditions de possibilité théoriques d'une
e meme, et que nous recherche valable tant dans le domaine de la psy-
1. L' enregistrement
· de cette allo . chanalyse que dans le domaine des sciences
ments cités dans cette édition fi cution et tous les docu- humaines en général ». Le second exposé aura
thusser conservées et I gurent dans les archives d'Al-
l"d· · consu tables à l'i · précisément pour but d'aborder l'un des aspects
e 1t1on contemporaine (IMEC) nst1tut Mémoires de
2. « Freud et Lacan » l .
de ce vaste problème : celui des rapports entre
1964-janvier 1965 ; repri~ d:ntt,uv~lle Critique, décembre psychanalyse et psychologie. En traçant une
Freud et Lacan, op. cil. crus sur la psychanalyse. ligne de démarcation rigoureuse entre ces deux
disciplines, Althusser aura peut-être contribué à
12
13
rendre un peu m · d' ,
Et oms emesuree son e:ntreprise
parvenu au terme de ce volu . d' Althusser montre qu'il envisagea sérieusement
aura sans doute une 1'd, , ~e, fo lecteur
1 prec1se de 1·· t d publier l'ensemble de ces contributions, mais
, . ee Pus
~;e1:on_ propr~~e~t althussérienne d'un I::i; 1 projet demeura sans suite.
Les archives d' Althusser ne contiennent
re:s Je s;ac;:~~~~~:~r~.e d ·une époque : celui du 1ucune version écrite de ses exposés ni le
moindre ensemble de notes préparatoires, et
l'enregistrement conservé de sa seconde confé-
Le Séminaire de 1963-1964 sur L rence montre clairement qu'il ne lisait pas ce
psychanalyse s'est déroulé de la f: acai:i et la jour-là un texte rédigé à l'avance, contrairement
à ce qu'il fit, par exemple, lors du Séminaire sur
~-e .P;emier ~xp?sé fut celui de ar;~::r;~~- /,e Capital. Le texte du premier exposé a été éta-
1v1se e? ~ois seances, consacré à une mise ' bli à partir de la transcription brute, conservée
p~ace generale des concepts freudiens et la en
mens. Le premier expo , d'Al h ca- par Althusser dans ses archives, d'un enregistre-
entre les deux prem. , s~ t usser s'inséra ment aujourd'hui introuvable : transcription sou-
Étienne Balib ieres seanc~s de Michel Tort. vent très fautive, en particulier pour ce qui est
parler de la ar consacra ~msmte deux séances à des noms propres. Pour l'établissement de ce
l'exposé d pJsychose. V~nt ensuite le ltour de texte, nous nous sommes donc appuyés sur les
e acques-Alam Mill L notes d'auditeur prises par Étienne Balibar, qui
(trois séances). Achille Chiesa er sur . acan
Merleau-Ponty et de 1 h par a ensmte de nous ont été extrêmement précieuses. Le texte
D a psyc analyse puis Yv du second exposé a été établi à partir de la trans-
A~:~:e~ep;o~~:ç:a~f;:eseot phénomd'énologie :~ cription d'une bande magnétique conservée dans
1 d . n secon exposé t les archives d' Althusser, et de temps à autre
e em1er orateur fut Jean M . ' e complétée par les notes d'Étienne Balibar.
lyse et anthropologie, ») oLs.com (« Psyiehana-
. a correspondance Dans un cas comme dans l'autre, nous avons
été animés par un double souci : maintenir aux
1. Chronologie établie à partir d'un
notes manuscrites d'aud·t double ensemble de exposés leur rhétorique spécifique, et éditer un
1 eurs · notes d'Alth
dans ses archives et notes d'E' t.. . usser conservées texte lisible. Ce qui nous a conduits aux partis
· I' ' 1enne Bahb d' ,
a IMEC. Les archives d'Althus . ar eposees par lui pris suivants : nous avons purement et simple-
enregistrements des expo , . ser contiennent en outre les
thusser (presque complet) ~es su1;ants : secon~ exposé d'Al-
ment supprimé, sans le signaler systématique-
et de Jacques-Alain Mille; ::~o~e~ compl_ets d'Etienne Balibar ment, les répétitions dont le seul effet aurait été
ment). Ces enregistrement; co~/e de M!chel Tort (bref frag- d'aboutir à un texte syntaxiquement incorrect;
des exposés, un certain nombre d1e~nent e~alement, à la suite nous avons également supprimé, mais en le
la participation d, Althuss t . e iscuss1ons, dans lesquelles signalant entre crochets, les phrases inachevées
er es importante.
dont il était impossible de reconstituer le sens
14
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(Althusser s'interrompant au milieu d'une
phrase pour en recommencer une autre) ; nous
avons modifié certaines phrases syntaxiquement
inacceptables, lorsque leur sens n'était pas dou-
teux ; nous avons enfin laissé en l'état certaines
phrases syntaxiquement approximatives, lors-
qu'elles ne nous semblaient pas entraver la lec-
ture. Nous assumons naturellement l'entière
responsabilité des erreurs de transcription qui
auraient pu être commises.
Nous tenons à remercier François Boddaert,
héritier de Louis Althusser, qut ne nous a pas PREMIÈRE CONFÉRENCE
ménagé sa, confiance, ainsi qu'Elisabeth Roudi-
nesco et Etienne Balibar, sans qui l'établisse-
ment du texte de ces conférences aurait peut-être LA PLACE DE LA PSYCHANALYSE
été une tâche impossible. DANS LES SCIENCES HUMAINES*

Olivier CORPET - François MATHERON

* Titre choisi par les éditeurs.


Nous allons nous intéresser, à travers l'inter-
prétation de Lacan, à la placee ffective qu'oc-
·upe dan~domaine des sciences humaines,
uujourd'hui en 1963, la psychanalyse. Lorsque
je dis: la place qu'occupe aujourd'hui la psycha-
nalyse dans le domaine des sciences humaines,
cette simple formule implique évidemment deux
réquisits fondamentaux : 1°) que nous sachions
très exactement ce qu'est la psychanalyse elle-
même, et 2°) que nous sachions très exactement
ce qu'est le domaine général des sciences
humaines. Par conséquent le problème que nous
posons dépend de deux choses : 1°) d'un constat
de fait : quelle est la place empiriquement effec-
tive qu'occupe aujourd'hui en 1963, dans le
domaine des sciences humaines, la psychana-
lyse, quel est son rôle pratique aujourd'hui, dans
le domaine des sciences humaines? 2°) d'une
question de droit : étant donné ce qu'est l'es-
sence de la p~chanalyse d'une part et ce qu'est
l'essence des sciences humaines d'autre part,
quel doit être le rapport de droit entre la psycha-
nalyse et le domaine des sciences humaines ? Si

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aujourd'hui nous arrivons à répondre à cette
question de droit - c'est évidemment une ambi- une rencontre personnelle. Je dis bien : est
tion qu'on peut considérer comme démesurée, et 11 cessairement jusqu'à présent une rencontre
je suis tout le premier à la considérer comme personnelle, parce que la théorie de c~tte. ~en-
telle - , nous arriverons par là même à définir t·ontre n'existe pas; et parce que la defimtlon,
un champ théorique de recherches dans lequel d'une part de la psychanalyse, et ~' autre part de.s ,
toute réflexion théorique, scientifique, métho- ciences humaines dans leur ex1stenc~ de ~ait
dique et rigoureuse doit nécessairement s'enga- 1tctuelle n'a as donné lieu à une réflex10n theo-
ger en ce qui concerne tant la psychanalyse elle- , ique q~i permette e îaîre -aostraction de l'expé-
même que le domaine des sciences humaines. rience personnelle de chacun, c'est-à-dire de la
L'entreprise démesurée qui est en cause, dans rencontre concrète du problème par . chacun
la série d'exposés que nous entreprenons, c'est d'entre nous. C'est uniquement à ce titre, par
très précisément de définir les conditions de pos- onséquent pour une raison hist?riq!1em~nt p~o-
sibilité théoriques d'une recherche valable tant vi soire qui, je l'espère, sera ~1entot d;passee,
dans le domaine de la psychanalyse que dans le qu'il est indispensable d'ex~hquer, d exroser
domaine des sciences humaines en général. Pour comment ce problème peut etre rencontre par
cela, je vais employer une façon un peu inédite quelqu'un, étant donné qu'actuelle~e!lt la seule
de poser le problème, en vous disant tout de suite façon de rencontrer ce problème, 1 umque mode
qu'on peut le poser de deux manières. De de rencontre de ce problème, s'exprime dans une
manière parfaitement objective, en faisant abs- rencontre personnelle, tout simplement parce
traction de l'expérience personnelle de celui qui que ce problè~e n'e~t pas pe~sé. ~a_r conséquent
parle : je pourrais vous faire un exposé, traiter il est rencontre, en fait, dans l expenence ~e c~a-
la question en faisant complètement abstraction cun. Je vais donc vous rapporter mo~ h1st01re.
de mon expérience personnelle. Je vais faire Pas personnelle, au sens individuel, mais person-
intervenir mon expérience personnelle pour une nelle au sens intellectuel du terme, avec ses pro-
raison très précise, autrement dit je vais vous blèmes. h.
raconter l'histoire de ce problème pour moi. Ce Faisant abstraction de tous les éléments 1sto-
n'est pas du tout autour de moi, mais je pense rico-autobiographiques, je dirai simple~ent
que t~us, plus ou moins, nous sommes passés ceci : la rencontre avec la psychanalyse s est
par une histoire semblable, et que tous, plus ou opérée en fait pour moi, et je pense pour vous
moins, nous rencontrons à travers des manilfesta- aussi d'abord par la rencontre avec les textes de
tions pratiques, à travers toute une série d 'in- Freud. Évidemment on rencontre la psychana-
dices; l'existence de ce problème ; et cette lyse partout, . dans la presse, d~ns. la rue, ~te.,
rencontre est nécessairement, jusqu'à présent mais en fait, au point de vue theor!que, ce n est
pas comme ça que ça se passe a un moment
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21
1 • -
donné, on va voir les textes de Freud. Alors nous
avons immédiatement affaire ici à un obstacle et il en a donné une explication. Une explicati~n
très grave et très profond dont Freud lui-même qui à mon avis, est fausse historiquement, mais
avait parfaitement conscience, et qui est repré- qu/ était la seule qu'il pouvait ,donner alor~.
senté par ce que Freud lui-même appelait les L'explication que Freud a donnee est la. sm-
résistances psychologiques qui sont opposées à vante : c'est une explication psychanalyt1qu~.
l'admission dans l'opinion publique de l'entre- Freud a dit : mes textes ne seront pas acc~pt~s
prise même de la psychanalyse. Vous savez que parce qu'ils mettent en quest~on~ ~m chaque !nd1-
Freu? s'est heurté dès ses premiers ouvrages à vidu qui les lira, son propre eq~1hbre psyc?1que,
un tir de barrage absolument extraordinaire. c'est-à-dire son propre systeme de defense
Maintenant, la psychanalyse a droit de cité dans contre ses propres névroses. D!sant cela, ~reud
notre monde culturel. Quand Freud a écrit ses disait une chose qui était parfaitement vra1sem-
premiers ouvrages, il a été condamné par tout le olaole mais il énonçait en même temps une pro-
monde. Vous savez que le premier homme qui, positi~n paradoxale : il sup~os~it_ que !olfs l,es
en France, a eu le courage de parler die Freud, lecteurs ~uxquels il s'adressait ~taient ne~~ose~.
c'est Hesnard ', qui à ce titre mérite notre recon- C'est-à-dire que le concept de nevrose, qu il uti-
naissance historique. Il vit toujours. Il a publié lisait pour expliquer la résistance à laq~el~e se
un livre que Merleau-Ponty a préfacé avant sa heurteraient nécessairement ses textes, .eta1t un
mort, et c'est vraiment lui qui, en France, a, je P~;
concept qui, en fait, était P!ése~té lm c?mme
ne dirais pas introduit, mais proposé I'e:xistence un concept analytique, mais qm, s1 J ose dire, en
de Freud, signalé qu'un certain Freud, viennois, droit, ne pouvait pas être pensé dans les terme~
qui avait travaillé en France, d'ailleurs avec du concept analytique ~nvoqué. Et ~'es! P?urqu01
Charcot, existait et qu'il pensait un certain Freud, ayant bien senti !a d1fficult~ theonq~e en
nombre de choses qui pouvaient être très impor- cause dans son explication, a ensmte, prod,u1t u~
tantes. Cette résistance extraordinaire, Freud en autre concept : le concept du cara~tere nevrose
avait conscience, il l'a annoncée dans ses textes de notre civilisation. Autrement dit, .Freud e~t
passé à une véritable explication,hi~tonque, ~ais
mêmes, en disant: ce que je dis ne sera pas reçu,
dans les termes mêmes de sa theone analytique,
J_. Membre fondateur de la Société psychanalytique de
c'est-à-dire dans les termes mêmes d'u~e ~r~-
Pans, Angelo Hesnard est l'auteur, avec Emmanuel Regis, du tique qui, en principe, s'adressait à des md1v1-
premier livre sur la psychanalyse publié en France : La Psy- dus. En proposant ce second term~ : notre
choanalyse des névroses et des psychoses, ses applications civilisation est névrosée, Freud rendait compte,
médicales et extra-médicales (Paris, Alcan, 1914). Son livre :
L 'œuvre de Freud (Paris, Payot, 1960) a été préfacé par Mer-
historiquement, de la résistance , in~vitable à
leau-Ponty. Il est mort en 1969. laquelle se heurterai~ sa propre th.eone ~an~ sa
diffusion même. Mais, ce faisant, 11 mod1fia1t le
22
23
statu! théorique du concept de névrose. Et il sqp-
posait que notre culture, en tant que telle était oncepts que Freud emploie dans s~s ,te~tes et le
névrosée, c'est-à-dire qu'un sujet historiq~e - •ontenu que ces concepts s?nt destm_es- ~ pe~ser.
non plus un individu, mais une culture historique <'ctte inadéquation peut etre ex_pnmee ~ une
manière extrêmement précise, en disant ceci : les
- po_uvait être l'?bjet, ou plutôt le siège d'une
affect10n pathologique du type de la névrose. Ce ·oncepts que Freud nous pr~pose sont des
faisant, il posait un problème qui n'était plus un ·oncepts importés, au sens kantien. y ous s!vez
P!obl~me p_sy,chanalytique, mais un problème que Kant oppose les con~epts d?mestiques d un_e
histo:iq1;1e ; Il e~onçait la difficulté suivante : [... ] science à ses concepts importes. A1;1trement dit
la theorie que Je propose se heurte à une résis- Kant oppose les concepts qu'une ~cience a pro-
tance id~ologique extrêmement profonde qui duits elle-même par son propre developpement,
peut avoir certaines affinités avec les structures qui lui appartiennent organiqueT?-ent, dont elle
de résistance psychanalytique que je découvre peut elle-même rendre compte, a des concepts
?ans ~es ~nd~vidus, mais qui, en fait, ne: peut pas qu'il déclare importés, c'est-à-dire de~ conc,epts
etre redmte a ces structures parce qu'il ne s'agit qu'une science utilise, ?on~ el!~ a beso1?, qu,elle
pas du même objet. Il ne s'agit pas d'un individu a nécessairement besom d utiliser, mais qu elle
Freud expliquant sa théorie à un individu n'a pas produits elle-même dans son pr~pr~
név~?sé. (l_a résista?ce s'explique par fa névrose développement organi~ue, qu' el~e a empruntes a
de I mdivi~~), mais de Freud, expliquant à des des disciplines scientifiques existant en dehors
masses ent~eres, y compris à des scientifiques, d'elle. C'est très exactement le cas de Freud.
une entreprise qm, dans son esprit, était scienti- Freud expose sa th~orie, ~nalytique, d~ns ~es
fiqll:e _et se ,heurtait à une résistance qu'il attri- concepts importés qm ont, et~ e~pru°;t~s a la bio-
buait a la nevrose générale de notre civilisation logie d'une part, à la theorie energe_tique _d_e la
c '. est-à-dire à une résistance non plus p:sycholo~ physique d'autre part, ~t à l'éc_ono~ie P?ht~qll:e
gique, non plus psychanalytique, mais idéolo- enfin. C'est-à-dire à trois domames, a ,tr01s di~ci-
gique et historique. Cette difficulté, nous la plines, qui donnaie?t lieu alors à, une el,ab?ratI_on
rencontrons, nous, toujours, malgré le préjugé scientifique, historiquement _date_e : .theorie bio-
\av~rable en,fa;1eur de la psychanalyse, bien que logique dominant alor,s, _d' I?SPir~t~on plus ou
1 attitude generale de notre civilisation ait moins darwinienne, theone energetist~ e_n ~hy-
changé à l'égard de Freud, lorsque nous lisons sique qui dominait aussi, et enfi°: ~h_e?rie ~co-
ses textes - mais elle a pris pour nous u1t1e autre nomique (allusion à ,la po~sibihte d ur~e
forme que je vais dire maintenant. connaissance du monde economique ~t ~es, lo~s
Cette résistance a pris pour nous une forme économiques) sur lesquelles on pouvait reflechlf
très précise : la forme de l'inadéquation entre les et qu'on pouvait utiliser sous leurs fo_rmes
conceptuelles à l'intérieur d'un autre domame.
24
25
Voilà la véritable difficulté que nous rencon- tique. Je ne veux pa~ emplo~er ~e te;111;e de praxis
trons, encore maintenant, lorsque nous lisons les qui nous introdmt a u~e theon~ generale - ça
textes de Freud : nous nous demandons quel rap- je l'emploierais volontiers - , disons que la psy-
P?~ il peut bien y avoir entre ce que Freud chanalyse est une praxis 1 qui se situe d~ns le
designe par ses concepts et le statut théorique domaine de la praxis en général, et~- -. ~aisso~s
de concepts qui sont manifestement empruntés cela de côté parce que c'est une theons~t10n p~1-
et qui, en tout état de cause, pour devenir des losophique qui suppose que la question th~?~
conc~pts domestiques, avaient besoin d'ëtre pro- rique du statut précis, d~ l'<:>bjet en cau,se est deJa
fondement transformés, c'est-à-dire avaient réglée et peut-être reflech1e. Or ~e n est pas le
besoin de subir une transformation théorique à cas. Mais tout le monde reconnaitra que ce que
la suite d'une réflexion théorique. Or, cette les concepts psychanalytiques_ d~ Fre~d, s?~s
transformation théorique à la suite d'une leur forme non domestique mais 1mportee, des1-
réflexion théorique, nous sommes bien obligés gnent, c'est une pratique réelle, c'est-à-dire ,1~
de constater que, jusqu'à l'apparition de Lacan fait que Freud a affaire à des malad~s qu 1!
elle n'existe pas. Jusqu'à l'apparition de Lacan' soigne dans une opération, dans une pratique qm
c'est-à-dire jusqu'à une tentative de transforma~ s'appelle la cure. , ,
tion des concepts importés en concepts domes- Alors, nous sommes, a ce moment-la, ren-
tiques, il existe pour tout lecteur de Freud une voyés à la cure elle-même. Lorsque nous rencon-
contradiction entre les concepts de Freud, d'une trons la psychanalyse, après avoir éprouvé l~s
part, et le contenu concret de ce que désigne la difficultés théoriques que j'ai dites, après av?u
psychanalyse, d'autre part. ,
__
par conséquent constaté que les ~on~ept~ t~eo-
La question que je pose maintenant est la sui-
vante : que désigne la psychanalyse par ces 1
riques ne peuvent pas nous servu ~cces a la ?
chose elle-même, nous sommes obliges de nous
concepts jusqu'à présent non réfléchis théorique- 1 dire que la chose elle-même s~ trouve da1:1s la
ment, non transformés de concepts impo1rtés en pratique effective de la tec~1qu~ ~nalyt1que,
concepts domestiques ? La réalité que désignent c'est-à-dire dans la cure. Et c est 1c1 que nous
les concepts importés de Freud, tout le monde nous trouvons dans une véritable impasse. Pour-
e_st d'accord là-dessus, c'est la pratique analy- quoi ? Parce que tout le monde vous dira, Y
tique elle-même. C'est pourquoi, lorsque: nous compris, et au premier rang, les p~ychana-
rencontrons la psychanalyse, nous sommes tous
lystes eux-mêmes, y compris, au premier rang,
d'accord pour dire qu'il se passe quelque chose
ceux qui sont passés par la psychanalyse, que
là-dedans. Non que ce ne soit qu'une technique
de réadaptation, de libération, etc. : c'est une 1. En l'absence de toute autre source, nous conservons ici
technique qui se situe à l'intérieur d'une pra- le texte de la transcription.

26 27
le traitement psychanal ti .
expérience de la cure Y que d?nne heu à une la psychanalyse didactique en question avec des
nalytique donne lieu ; que le t:a!tement psycha- psychanalystes qui sont désignés par la société
et irréductible Les a un~ expenence spécifique psychanalytique existante comme susceptible de
chanalysés so~t un psyc analystes ou les psy- faire une psychanalyse didactique. Voyez jus-
voulez, aux militaires peu_ comparab!es, si vous qu 'à quel point, dans les faits eux-mêmes, dans
civil ne peut r1·en ' qu1 :'ous ~xphqu.ent qu'un la pratique et dans les institutions, non pas du
d 'avo1r . connaitre a l'
fait son serv·
,
. . . amtee avant monde extérieur à la psychanalyse, mais de la
passé par là c · Ice mihta1re. Il faut être psychanalyse elle-même, se trouve en fait
psychanalyst~s :td~~end, dans le langage des consacré ce que chacun d'entre nous peut vivre,
suivante : il faut f.a1·re dpsy_chanalysés, la forme dans ses rencontres ou ses conversations soit
l-"'. • u vivant C'est ,' d" . avec un analyste, soit avec un analysé, sous la
iaut vivre, concrètement 1' , .. -a- Ire : Il
de la cure, et la réal "t' ~xp~n~nce analytique forme suivante : il faut être passé par là, il faut
nécessité de cette ex i, e_ mstitu!10nnel1e de la avoir fait du vivant, parce qu'il s'agit d'une
tible, de la cure . c pene~ce d1recte, irréduc- expérience concrète absolument irréductible. On
C 'est-à-dire que 1; p e~ 1 ~nalyse didactique. ne peut pas comprendre de l'extérieur ce qu'il
une institution indisp8:n~a~1{: fSf, a c~éé comme faut avoir vécu pour savoir de quoi il s'agit.
qu'un à sa propre vérité c a 'acces de quel- Mais ici, nous nous trouvons devant une nou-
psychanalyse didactique . 'elle _qu elle _appelle la velle difficulté : c'est que les psychanalystes et
chanalyste d'avoir f. .t · . e 1_?1Pose a tout psy- les psychanalysés, eux, ont satisfait à cette exi-
1
1
concrète de la situati~~ UI m~me 1'expérience
comme un principe b tna yt1que, et_ elle pose
gence. Effectivement, ils sont passés par là, ils
ont fait du vivant, ils ont vécu le spécifique de
réfléchi en droit m:i so u_un effet qm n'est pas cette situation et ils essayent de l'exprimer. Vous
faits, qui donne' lieu s _qu1 est_ af(~é dans les trouverez pas mal de choses dans les livres et
sélectionne en fait 1a une mstitution et qui dans les textes à prétention théorique écrits par
mêmes. Elle a dé assé es psycha~alystes eux- les psychanalystes, où ils essayent de penser
sous la forme d'upne . dt~ns _les faits ce principe quel est le spécifique de cette situation. Nous
ms itution · ,
psychanalyse didactique . ' qm s appela la verrons tout à l'heure comment ils y arrivent,
mise à tout u ' qui eS t elle-même sou- comment ils pensent y arriver. Mais le fait est
n corps c'est à d"
devenir psychanalys'te s - - ~zre que nul ne peut qu'aussi bien l'expression anecdotique (on
·, , ans etre agr' '
societes psychanalytiqu . ee. par 1es raconte l'histoire des psychanalystes) que les
peut être agréé sans av e~ ex~stantes, mais nul ne tentatives d'expression théorique de la nécessité
d~dactique, et nul ne pe~;rf.f~it une psychanalyse de ce passage par l'expérience concrète de cette
didactique sans avoir re u f!re un~ p~ychanalyse pratique irréductible qu'est la cure, aboutissent
ç autorisation de faire à ce paradoxe absolument stupéfiant que ça n'a
28
29
jamais convaincu personne. C'est que toutes les poraine. Il faut bien parler de 1~ Franc~, puisque
descriptions de la cure, toutes les réflexions sur 1
'est notre univers culturel, et 11 faut bien parler
la cure qui existent à l'heure actuelle, ne sont d . la France puisque cet univers culturel est
absolument pas capables de nous tenir lieu de 1
narqué très profondémen!, non. seulement en ce
concepts théoriques permettant effectivement qu i concerne la philosophie, mais ~ans toutes les
d'accéder non seulement à ce qu'est la pratique disciplines culturelles, par ce trait absolument
analytique, qui n'est qu'une partie des choses xtraordinaire, qui est d'un usage_courant, en ~ta-
mais à ce dont elle est le contenu concret, à lle : le provincialisme. Je veux due par la qu ~n
savoir sa propre théorie. Autrement dit, il n'y a des traits fondamentaux de la culture française
pas de théorie psychanalytique satisfaisante qui dans tous les domaines, depuis la fin d~ xvn~e
réfléchisse la réalité même de la psychanalyse, Hiècle est l'ignorance incroyable de ce qm se fait
le statut de la psychanalyse, le statut scientifique ailleu~s, de ce qui se fait à l'étranger. Lorsq~e ~es
de la pratique psychanalytique, il n'y a pas de Italiens se baptisent eux-mêmes des« provmcia-
théorie scientifique satisfaisante qui puisse se listes », ils veulent dire : nous so111:~es u~ pays
réduire à une théorie de la cure. Tout ce qui nous qui n'a pas réussi à faire son um~e nationale,
est dit sur la cure n'arrive jamais à atteindre le toutes nos villes ne sont que des capitales de pro-
point où une théorie de la cure pourrait se trans- vince ; notre unité nationale est réce!1te, Ro~e
former en une théorie de la psychanalyse elle- 1 est notre capitale, mais c'est une capitale admi-
même. Ceci veut dire que tout ce qui nous est nistrative, artificielle ; tout se passe en dehors de
dit sur la cure n'arrive jamais à transformer une 'l chez nous tout se passe en Europe. Et la gra!1de
théorisation de la pratique analytique en théorie aspiration' de la c~lture ita~ie~e, c'~st d'arnver
de la psychanalyse elle-même, je veux dire en . ~ au niveau europeen. Aspuat1on qm se tro~ve
théorie sur la psychanalyse elle-même. réalisée maintenant par le fait que la produ_ct1on
Par contre, ceci nous donne des lumières sur économique italienne arrive elle aussi_ au 1;11veau
un autre phénomène très important, qui est la ,, européen. Mais ava~t que la_ production ,econo-
troisième façon pour nous de rencontrer concrè- } mique italienne amv_e au ~1v~au e~r?peen, on
tement la psychanalyse. Je rappelle les deux pre- d peut dire que les Italiens v1va1ent _ventablement
mières : les textes de Freud eux-mêmes, avec la la nostalgie de ne pas être au m7',eau cul~rel
difficulté qu'ils contiennent, à savoir l'inadé- européen. Et ils l'ont vécue de mamer~ c_oncrete,
quation entre les concepts et leur contenu, et la ça peut se voir : le pays au monde ou il Y. a le
pratique psychanalytique elle-même et son plus de traductions d'ouvrages étrangers, au}~ur-
impuissance à produire une théorie de la psycha- d'hui c'est l'Italie. Et le pays au monde ou il Y
nalyse. Nous rencontrons la psychanalyse d'une a le ~oins de traductions d'ouvrages étr~ngers,
.1
troisième manière, dans la philosophie contem- aujourd'hui, c'est la France. [ ... ] Je veux simple-
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ment dire que je suis obligé de parler de la situa- cette rencontre que nous faisons dans Sartre et
tion idéologique française, de la situation dans Merleau-Ponty, si nous avons la chance, un
culturelle française, en ce qui concerne la philo- jour, de mettre la main sur cet ouvrag~, qui n'est
sophie, et c'est pourquoi j'ai pris cet exemple
pas réédité, qui a pratiquement , d1~p~ru des
personnel, parce qu'il a un sens historique. Pour
bibliothèques, nous en trouverons I ongme dans
nous, concrètement, nous rencontrons la psycha-
Politzer 1• C'est par Politzer que ça a commencé,
nalyse dans la philosophie, nous la rencontrons
c'est par Politzer que la psychanalyse est deve-
dans un certain nombre de philosophies 1extrême-
ment précises, extrêmement concrètes. Je vais en
dire un mot. 1. Louis Althusser se réfère essentiellement à la Critique
des fondements de la psychologie de Georges Politzer (Paris,
Je ne parle pas de Dalbiez. Il est intéressant, Rieder 1928). Un échange de lettres avec Guy Besse, alors
c'est entendu, il est historiquement intéressant. directe~r des Editions Sociales, montre qu'il avait en juin 1965
On vient de rééditer son énorme ouvrage en l'intention de rééditer l'ouvrage de Politzer, précédé d'une
« préface théorique», dans la future collection «_Thé~ri~ ».
deux volumes sur la psychanalyse 1 ; je pense Apprenant par Guy Besse le projet des Pre_sses Umvers1taires
que ça n'a jamais rien appris à personne:, que ça de France d'une publication du texte « simplement accom-
a été une tentative behaviouriste de présenter la pagné d'une notice biographique», Al~husser lui écrit par
psychanalyse ; c'est un phénomène qui est théo- exemple le 23 juin 1965 : « Est-ce vraiment trop tard ~our
riquement périmé. Je ne parle pas d'Hesnard qui tenter de reprendre le projet? Je t'en reparle pour ~ne raison
dont on ne peut sous-estimer la gravité. C'est celle-ci : le texte
a eu ce rôle historique de présenter la psychana- de Politzer lancé dans le public, sans préface théorique que
lyse en France, et qui a été l'objet d'une préface tout lecteu; soit obligé de lire, va y faire des ravages. Même
de Merleau-Ponty. Mais le fait que le présenta- si nous publions ailleurs, et à temps, un texte théorico-critiqu_e
teur de la psychanalyse en France, l'introducteur sur la Critique des Fondements, combien de lecteu:s de la Cri-
tique liront notre texte ? Ils se jetteront dans la Cnt1que, et les
historique de la psychanalyse ~n France, ait
effets en seront, on peut le prévoir à coup sûr, désastreux. La
publié un ouvrage que Merleau-Ponty a préfacé Critique est un texte génial, mais faux, et profondément idéa-
est extrêmement intéressant, car, pour nous, la liste. Son génie est d'avoir compris l'importance décisive de
rencontre philosophique de la psychanalyse, en Freud à un moment où presque personne en France ne la soup-
France, passe par Sartre et Merleau-Ponty. Et çonnait, - son erreur est d'en avoi~ don?~ ~ne expo~ition _et
une critique à / 00 % idéaliste, et tres prec1sement e~1stentta-
liste. Ce n'est pas par une mauvaise lecture de Pohtzer que
1. Roland Dalbiez est l'auteur d'un livre célèbre en son Sartre et Merleau en ont tiré le parti que nous savons : c'est
temps : La Méthode psychanalytique ei la doctrine freudienne malheureusement par une lecture fidèle de Politzer : le seu!
(Paris, Desclée de Brouwer, 1936), visant à séparer la tech- maître de Sartre est Politzer, son seul vrai maître (avec ... aussi
nique psychanalytique, jugée novatrice, de la doctrine freu-
paradoxal que cela paraisse, Bergson !_l'influe?ce de Husserl
dienne, considérée comme une philosophie confuse. Son
est beaucoup plus superficielle chez lm, maigre les nombre~x
influence a été considérable : Paul Ricœur a, par exemple, été
son élève. emprunts terminologiques qu'il lui a faits).» Le hvre de Poht-
zer sera finalement réédité aux PUF en 1967.

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33
nue un objet de réflexion philosophique. Et c'est de violents conflits qui peuvent avoir des réper-
par Politzer que la psychanalyse est entrée dans cussions sur la technique, c'est-à-dire sur la gué-
1~ réflexion philosophique française, très expres- rison qu'on peut attendre d'une intervention
sement, sans aucun doute, chez Sartre et chez d'un psychanalyste ou d'un autre. En dehors des
Merleau-Ponty. capacités des individus, il y a malgré tout une
Je vous dirai tout à l'heure comment les argumentation générale très différente entre les
ch~ses se présentent de ce côté-là - je parle deux sociétés psychanalytiques. On peut donc
tou3ours de mon expérience personnelle. Je veux penser (enfin nous, du moins, qui avons l'idée
dire que j'ai moi aussi rencontré la psychanalyse qu'une théorie ne reste jamais sans consé-
chez Sartre, chez Merleau-Ponty; et j'ai eu la quences, a toujours des effets pratiques) que ça
~hance de mettre la main sur Politzer, je l'ai lu. peut donner aussi des différences dans la tech-
Evi~emment, il y avait un personnage qui s'ap- nique de la cure (c'est d'ailleurs aussi ce que dit
pelait ~acan, absolument inintelligible.[ ... ] Mais, Lacan tout le temps) et même dans les résultats
a part1r de ce moment-là, je vais vous indiquer qu'on peut en attendre. Alors, je vais vous expli-
quelle est la forme qu'a prise ma petite synthèse quer à quelle petite synthèse personnelle j'étais
personnelle, et quelle est la forme qu' ielle a parvenu. Et c'est à ce propos que nous allons
conservée, disons, jusqu'à il y a deux, trois ans, rencontrer une autre réalité, c'est-à-dire non seu-
à peu près. La forme qu'a prise ma petite syn- lement la psychanalyse, mais les Sciences
thèse personnelle, c'est-à-dire ma tentative per- Humaines.
so1;111elle d'essayer de répondre à ce problème, J'étais parvenu à la petite synthèse suivante,
qm_ n'est pas ~eulement un problème théorique, qui, au fond, avait pour principes les bases théo-
mais un probleme réel (ça se rencontre dans la riques de Politzer, qu'on retrouvait dans Sartre
et Merleau-Ponty. J'étais un petit peu prévenu,
vie, ç~ po~se des problèmes concrets, etc., y
pour d'autres raisons, contre les synthèses philo-
compns meme des problèmes pratiques : quand
sophiques de Sartre et de Merleau-Ponty, alors
un type est malade, est-ce qu'il pourra bosser?).
j'avais plutôt tendance à revenir à Politzer, en
Il y a deux sociétés psychanalytiques en me disant : allons aux sources, au moins 1'eau y
France, à l'heure actuelle. La société de Lacan
sera pure.
qui a été fondée par une scission qui date de Qu'est-ce que ça a donné? Politzer, c'était
1953, et l'ancienne, présidée par Nacht 1• Il y a l'homme qui avait dit : la psychologie, ça
n'existe pas, la psychologie, c'est de l'abstrac-
1. La « société de Lacan » est la Société française de psy-
c?analysc, fondée par Daniel Lagache en juin 1953; I'« an- tion, la psychologie, c'est la théorie de l'âme.
cienne » est la Société psychanalytique de Paris : créée en Pourquoi est-ce que la psychologie n'existe pas?
1926, elle est alors présidée par Sacha Nacht. Parce que c'est à la fois une science qui prétend

34 35
avoir pour objet l'âme, c'est-à-dire un objet qui sième personne : nous allons faire une psycholo-
n'existe pas et, d'un autre côté, parce que c'est gie en première personne. C'est ?a, le concret.
une discipline qui emploie des concepts qui ne La psychologie classique empl?)'.~it des concept~
sont que des abstractions. Ni son objet, ni ses abstraits, des concepts en trmsieme personne .
concepts n 'existent. Les abstractions de la psy- nous allons employer des concepts co~c~ets;. d~s
1
chologie classique, ce sont des concepts des concepts en première personne. V01la 1 idee
facultés de l'âme : ça n'existe pas ; et c 'e:st tout mythique de Politzer, qui était le contenu de son
à fait normal, puisque l'objet que la psychologie programme, qui coïncidait a:vec son programme :
classique se donne, c'est l'âme, et que l'âme, ça la psychologie ne sera que si elle est ~ne ps~cho-
n'existe pas. Nous allons donc faire [une psy- logie concrète. C'est passé dans les faits, puisque
chologie sans âme], et c'est en cela que Politzer Potitzer a voulu fonder une Revue de psych~lo-
a annoncé l'avènement des temps nouveaUlx. Son gie concrète qui, je crois, [... ] n'est p~s so~i~ 1;
texte est un véritable manifeste : c'est mainte- C'était impossible, parce que ce qu en ven!e
nant que ça commence. C'est le sens de sa Cri- Politzer désignait, par rapport à la psychologie
tique des fondements de la psychologie. Vous 1
classique, c'est ce que nous ~ppelon,s le, n~n-
devez le lire, parce que c'est fondamental pour concept de la psychologie classique, ~ es,t-a-~ire
la culture de notre temps. [... ] Ce qui commence un domaine de réalité qui est défim ne~ative:
est tout le contraire de ce qui existait avant. Au ment à partir de concepts existants, mais qui
lieu d'avoir affaire à une psychologie qui avait n'est pas défini conceptuellement. Et la preuve,
pour objet l'âme, nous avons affaire à une psy- c'est que, lorsque Politzer a ess_ayé ~e dé~nir
chologie qui n'a pas pour objet l'âme. D'une quel était l'objet concret auq~el il avait ~f~air~,
part, nous allons faire une psychologie sans il a tout simplement prononce, reprononce mde-
âme ; d'autre part, nous allons faire une psycho- finiment jusqu'à satiété, les mots « concret,
logie qui, au lieu d'avoir des concepts abstraits i
concret, concret», les mots« drame, drame, ~~a-
comme les facultés de l'âme, la sensation, la me », les mots « première personne, premiere
mémoire, etc., aura des concepts concrets. Voilà personne, première personne». Ce~ mots peu-
le programme. Il est défini par Politzer à partir vent indiquer quelque chose, mais de façon
d'une réalité existante, à savoir la psychologie négative : ce n'est pas abstrait, c'est concret, ce
classique et critique : ce programme est défini n'est pas un phénomène qui se joue en ~ehors
en termes purement négatifs. Nous allons faire de la vie psychologique concr~te ou du SUJ~t, ça
une psychologie sans âme, c'est d'accord, mais se joue dedans et c'est dramatique, etc., mais du
il faut qu'elle ait un objet : cet objet sera le
concret, sera le drame. La psychologie classique J. Deux numéros de la Revue de psychologie concrète ont
faisait, disait Politzer, une psychologie en troi- en fait été publiés en 1929 .

36 37
point de vue théorique, c'est-à-dire du point de la psychologie, il faut que la psychanalyse elle-
vue conceptuel, ça n'apportait rien, ça pouvait même soit débarrassée de ce qu'elle a reçu en
indiquer seulement le domaine dans lequel il fal- héritage de la psychologie classique, à savoir ses
lait chercher, et ça n'indiquait pas les concepts abstractions, sa théorie de l'inconscient, comme
théoriques qui définissaient le domaine à partir «es», comme« ça», comme réalité intérieure à
desquels une recherche théorique était possible. la conscience, comme quelque chose d'irréduc-
Autrement dit, si on essaie de penser le statut tible, comme une autre conscience inconsciente.
théorique des concepts par lesquels Politzer dési- Bref, tous les concepts théoriques de Freud y
gnait cet objet nouveau, on n'arrive à rien. La passaient, y compris le concept de complexe,
démonstration en est faite aujourd'hui dans c'est-à-dire que Politzer refusait tous les
quelques textes, dans quelques articles, en parti- concepts opératoires de Freud, sous le prétexte
culier dans l'article de Laplanche que Tort a cité qu'ils étaient abstraits. De notre point de vue,
la dernière fois 1• [ ... ] Ce que disait d'essentiel c'est un point essentiel : aucune réflexion ne
Politzer, c'est que le concret, la psychologie peut se faire sans pouvoir utiliser des concepts
concrète, c'est dans la psychanalyse. Politzer abstraits, et le problème ne se joue pas entre des
disait, en somme : la [psychologie concrète] 2 concepts abstraits et des concepts non abstraits,
existe mais elle ne le sait pas, je lui annonce son c'est-à-dire des non-concepts, mais entre des
existence, c'est-à-dire, je lui annonce son exis- concepts abstraits scientifiques et des concepts
tence dans la psychanalyse. Et Politzer disait en abstraits non scientifiques. Et la preuve, c'est
même temps : malheureusement la psychanalyse que les concepts que Politzer proposait comme
est elle-même contaminée par la psychologie concrets à la place des concepts de la psycholo-
classique. Politzer disait : pour que la psychana- gie classique, qu'il déclarait abstraits, ou des
lyse, qui est vraiment la psychologie concrète, concepts freudiens que Freud avait hérités de
sans que la psychologie le sache, puisse jouer la psychologie classique, tous ces concepts
son rôle de guide théorique dans le domaine de concrets par lesquels Politzer désignait l'objet
concret de ce que devait être la psychanalyse
1. Il s'agit vraisemblablement du rapport de Jean Laplanche d'une part, et de ce que devait devenir par elle
et Serge Leclaire au colloque de Bonneval, dont Althusser pos- la psychologie d'autre part, tous ces concepts ne
sédait un tiré à part non dédicacé : J. Laplanche et S. Leclaire : sont pas des concepts théoriques, c'est-à-dire
« L'inconscient. Une étude psychanalytique», Les Temps n'ont aucun statut scientifique valable qui per-
Modernes, juillet 1961 .
2. La transcription, probablement conforme a ce qui a été mette de les utiliser pour élaborer une théorie ou
prononcé, donne «psychanalyse». Il est cependant vraisem- entreprendre une recherche. Lorsque Politzer dit
blable que Louis Althusser a voulu dire « psychologie qu'il faut que les concepts soient concrets, ils est
concrète ». évident qu'on peut lui opposer le premier cha-
38 39
pitre de La Phénoménologie de ! 'Esprit de conscient. C'est seulement en définissant par
Hegel. Le concept de première personne: se veut cette essence l'objet de la psychologie comme
concret, mais c'est une abstraction. Exactement l'inconscient, que la psychologie peut se déve-
comme le « ceci » est une abstraction, une géné- lopper. Je reprenais en gros la critique de Polit-
ralité. Le concept de drame, qui se veut concret, zer [ ... ], qui consistait à dire : au fond la
est un concept abstrait, c'est une généralité. Et psychologie, jusqu'à présent, a vécu sur le pré-
en ce qui nous concerne, nous pouvons dire que jugé de l'âme, et je le disais d'une autre
nous sommes tout simplement dans une impasse manière : la psychologie a vécu jusqu'à présent
théorique : c'est une mauvaise abstraction parce sur le préjugé de la conscience, elle n'a pas pris
qu'elle ne débouche sur rien. Et historiquement conscience du fait que l'essence de son objet,
ça n'a débouché sur rien, sur rien d'autre que sur c'est l'inconscient. Par là, en fait, je confrontais
Merleau-Ponty et Sartre. une certaine rencontre de la psychologie, de la
Ma synthèse personnelle prenait la forme sui- psychanalyse elle-même, avec une autre ren:
vante, très précise : la psychologie [... ] qui est à contre que je faisais, que nous faisons tous, qm
la recherche de soi dans le domaine des sciences est la rencontre de la psychanalyse avec les
humaines, elle existe déjà, mais la psychologie sciences sociales elles-mêmes, c'est-à-dire avec
ne le sait pas. La psychologie a été fondée et une réalité objective.
personne ne s'en est aperçu. Elle a été fondée par Je passe par là du côté, disons personnel, enfin
Freud. Il suffit donc que la psychologie actuelle autobiographique et intellectuel de l'exposition
prenne conscience que son essence a été définie du problème, à son exposé objectif, qu'on peut
par Freud pour se constituer, qu'elle en prenne formuler de la manière suivante : quel est actuel-
conscience et qu'elle en tire les conséquences. lement le statut de la psychanalyse dans son rap-
[... ] Il suffit donc de prendre conscience: du fait port avec les sciences humaines, et en particulier
que de même que Galilée avait défini l'essence dans son rapport avec la psychologie ?
du physique comme tel, en disant : le physique Deuxième partie de ma réflexion, que je divise-
comme tel, c'est le corporel pouvant être rai elle-même en deux : le rapport scientifique
mesuré, c'est-à-dire avait défini l'essence d'une de la psychanalyse à la psychologie d'une part,
région de l'existant, de même la psychollogie ne le rapport idéologique de la psychanalyse à la
peut se développer qu'à la condition de prendre philosophie d'autre part.
conscience de l'essence de l'objet qu'elle doit Parlons du rapport scientifique de la psycha-
développer; or l'essence de l'objet qu'elle doit nalyse et de la psychologie. Le paradoxe de la
développer, l'essence. du psychique, c'est l'in- situation présente peut être énoncé ainsi : après
conscient. Autrement dit, ça prenait cettie forme avoir été rejeté par la culture de son temps,
amusante : l'objet de la psychologie, c'est l'in- Freud a été accepté, il est passé partout, il a tout

40 41
envahi. Ça pose un problème, mais enfin on peut f I ontières avec la psychanalyse - je reviendrai
ne pas réfléc~ir immédiatement sur ce problème. fout à l'heure sur ce concept de frontière - , en
On peut part1r de là pour réfléchir à fa question purticulier la psychiatrie et la psychosomatique.
- c'est ce que fait aussi Lacan. Le constat dont En gros, on peut dire que la psychanalyse a revi-
nous devons partir, en tout cas, c'est q[ue partout vifié la psychiatrie, c'est incontestable. Les
nous constatons une symbiose absolument pro- descriptions nosologiques, c'est-à-dire les des-
fonde ,~ntre la psychanalyse et la psychologie, •riptions des structures visibles des maladies, qui
dans 1 etat actuel des sciences sociales. Et nous ·onstituaient l'essentiel de la psychiatrie, ont été
la constato~s, si j'ose dire, des deux côtés ; en quelque sorte bouleversées et revivifiées par
autrement dit cette rencontre ne se fait pas seule- l' intervention de la psychanalyse. La psychiatrie
ment du côté de la psychologie : d'un côté nous t changé en grande partie de visage. La psycho-
voyons la psychologie aller au-devant de la psy- somatique, discipline qui n'existait pas, s'est
chanalyse, et de l'autre nous voyons ]la psycha- constituée en un type de médecine générale trai-
nalyse aller au-devant de la psychologie. Les tant par psychothérapie un certain nombre
d~ux_ choses se font en même temps:, on peut d'affections qui ne sont identifiables qu'à partir
l'mdiquer de manière très précise. Qu'est-ce qui des concepts freudiens, c'est-à-dire un certain
v~ du côté de la psychanalyse vers la psycholo- nombre de symptômes ne relevant pas de la
1
gi~ ? C'est ce que Tort a indiqué la dernière médecine générale ou organique, mais d'une
fois : tous les développements de la psychana- psychothérapie. De même, on peut considérer
lyse concernent le développement de la psycha- aussi que la psychanalyse est allée au-devant de
nalyse des enfants. Vous avez dans Freud une la psychologie sociale, dans la mesure où elle lui
série de textes : Le Petit Hans, Trois Essais sur a fourni toute une série de concepts qui sont à
la s~x~alité, tout ça a pris un développement l 'œuvre dans tous les développements les plus
considerable. Avec Freud, d'une manière géné- courants de la psychologie sociale. Qu'il s'agisse
ral~, ~ou!e u?e série de psychanalystes d'enfants d'enquêtes de motivation, de travaux sur la
q~1 n existai~nt pas auparavant se sont dévelop- publicité, etc., vous trouvez alors des concepts
pees, prodmsant une littérature extrêmement psychanalytiques, et il semble que la psychana-
abondante. C'est :venu aussi de la psychanalyse lyse soit allée au-devant. « Aller au-devant
vers la psychologie par toute une série de disci- de ... », ça porte des noms précis, des noms de
plines qui apparaissent comme des disciplines psychanalystes qui ont fait des travaux dont on
pourrait faire la liste. Je vous en fais grâce.
1. La transcription et les notes d'auditeur donnent bien Dernier point extrêmement important : la psy-
« sociologie». On peut cependant penser que Louis Althusser chanalyse est allée au-devant de l'objet général
a voulu dire ici «psychologie». des sciences humaines, en allant elle-même au-
42 43
devant de l'anthropologie. Ceci se trouve déjà donne lieu à des tentatives parfois extrêmement
dans Freud, en tout cas apparemment dans intéressantes, mais relativement isolées. Par
Freud : Totem et tabou, Malaise dans la civi- 1.:xemple à une tentative comme celle de Spitz.
lisation, L 'Avenir d'une illusion. Autant de Spitz est français, je crois, ou est d'origine fran-
livres qui traitent de phénomènes culturels, çaise, et vit actuellement en Amérique 1• Il a
donc de phénomènes · anthropologiques, autant publié un certain nombre d'ouvrages, deux ou
d'ouvrages qui se présentent comme ayant la trois, et poursuit des recherches pour constituer
prétention d'étendre à des disciplines anthro- une psychologie psychanalytique du développe-
pologiques, historiques, traitant d'objets cultu- ment de l'enfant. Il essaye de faire une psycholo-
rels, les concepts psychanalytiques. Vous savez gie expérimentale qui soit la psychologie
que, en Amérique en particulier, cette direction expérimentale dont la psychanalyse a besoin
de recherches_ c?nnaît actuellement un dévelop- pour rencontrer dans le concret ses propres
pe~ent cons1derable. L'anthropologie améri- oncepts. Autrement dit, ce que cherche Spitz
came, les ouvrages de Margaret Mead, les dans l'observation de l'enfant, et non pas dans
ouvrages de Kardiner 1, etc., sont le plus souvent un rapport analytique avec l'enfant, c'est le
ré~igés par des gens soit eux-mêmes analystes, constat du stade oral, du stade anal, etc. C'est-à-
soit ayant .~ne formation analytique, et qui pré- dire qu'il recherche dans la psychologie la réalité
tendent utiliser les concepts analytiques. Et tout effective des concepts psychanalytiques eux-
ça est venu directement de la psychanalyse 2 elle-
A mêmes. Je n'insiste pas sur Mélanie Klein et
meme. Anna Freud : tout cela est du domaine de la psy-
D'un autre côté (je ne vais pas raconter la chologie de l'enfant : nous sommes en plein
chose ~ l'env~rs), toutes ces disciplines : la psy- dans ces zones frontières.
ch~log1e ~e 1 enfant, la psychologie, la psycho- Je voudrais mettre en évidence une autre ren-
logie sociale, l'anthropologie, la psychiatrie, contre, extrêmement importante et extrêmement
etc., sont allées à la rencontre de la psychana- typique, entre la psychologie et la psychanalyse.
lyse, c'est-à-dire à la recherche de concepts dont En somme, la rencontre qui s'est faite jusqu'à
elles, avaient_besoin pour rendre compte de phé- présent s'est faite entre une psychologie sans
nomenes qm auparavant leur échappaient. Ça fondement biologique authentique ou psychose-

1. Analysé par Freud, Abram Kardiner est l'un des r,epré- 1. En fait viennois d'origine, René Spitz participa active-
sentants ~u courant « culturaliste ». On peut lire par exemple ment aux travaux de la Société psychanalytique de Paris, avant
en français : l 'lndividu dans sa société, Paris, Gallimard, 11969, d'émigrer aux États-Unis. Il est célèbre pour ses travaux sur
ou Mon analyse avec Freud, Paris, Belfond, 1978. l'observation du nourrisson et l'hospitalisme. On peut lire, par
2. La transcription donne bien « psychologie ». On peut exemple, en français : la Première Année de la vie de l'enfant,
penser que Louis Althusser a voulu dire ici «psychanalyse». Paris, PUF, 1963.

44 45
ciologique, et la psychanalyse. Mais une ren- daient. Et, entre autre chose, détail amusant,
contre extrêmement intéressante, qu'on peut ·'est le premier qui ait insisté sur l'importance
appeler indirecte, se fait sur un autre terrain : fondamentale du stade du miroir, ce que Lacan,
sur le terrain de la psychophysiologie et de la je ne voudrais pas dire ne lui a jamais pardonné,
biologie. Ce terrain est évidemment le plus inté- 'mais en tout cas s'est toujours arrangé pour pas-
ressant, pour la raison suivante : c'est que la bio- ser sous silence 1• Parce qu'il arrive aussi que les
logie existe comme science, en tout cas c'est une psychanalystes ou les psychiatres lisent des
discipline scientifique, qui a des titres scienti- textes qui ne sont pas purement psychanaly-
fiques. La psychophysiologie aussi. L'exemple tiques ou psychiatriques. Quand il est advenu
le plus net est celui de Wallon. Wallon a déve- que quelqu'un lui a dit : mais ~otre _stade du
loppé une psychologie qui est originale par rap- miroir, c'était déjà dans Wallon, il a pns une de
port à la psychologie classique, et est très ces colères historiques qui, si elles avaient reçu
utilisée, en particulier par les marxistes qui s'iin- la publicité qu'elles méritent, auraient ébranlé au
téressent à ces problèmes. Wallon a développé moins l 'Arc de triomphe. Ce qui est important
une psychologie qui peut être considérée, for- là-dedans, c'est qu'effectivement, entre la psy-
mellement, par rapport à la psychologie clas-
chologie et la psychanalyse, une autre rencontre
sique, comme une psychologie dialectique. [.... ]
Tout ce qui est dialectique étant marxiste, ou s'est esquissée. Une rencontre sur la_ structur~e
plutôt rien de ce qui est dialectique n'étant étran- même du type de développement qm apparait
ger au marxisme (selon un adage qu'il faudrait dans la psychanalyse d'une part, et dans la psy-
rédiger en latin pour lui donner toute sa force), chologie de l'autre. Dans la psychanalyse
tout ce qui est dialectique est nôtre. Wallon étant
J. Louis Althusser se réfère ici · à l'article « Comment se
dialectique, il est donc forcément marxiste. Sur développe la notion de corps propre chez l'enfant» (Journa~
quoi repose cette assimilation ? Elle repose sur de Psychologie, novembre-décembre 1931 ), d~n~ lequel He~n
le concept de stade. Wallon, s'appuyant sur des Wallon développe la notion d'« épreuve du miroir» - repn~e
travaux de neurologues, qui ont mis effective- dans son livre Les Origines du caractère chez l'enfant (Pans,
ment en évidence des stades de maturation neu- Bovin, 1934). En 1936, Jacques Lacan exposera au Congrès de
Marienbad de l'Association Psychanalytique Internationale sa
rologique, biologique, etc., a en quelque sorte propre conception du « stade du miroir». L'essentiel. de ce
mis en parallèle l'existence de stades de matura- texte non publié sera repris en 1938 dans la contnbut1on de
tion biologique, neurologique, etc., d'une part, et Lacan au volume VIII de L 'Encyclopédie française, dirigé par
l'existence de stades de maturation psycholo- Wallon(« La Famille»). Lorsqu'en juillet 1949 il prononcera
au Congrès de Zurich sa célèbre allocution sur le « stade _du
gique d'autre part. Il les a mis en parallèle et miroir»(« Le stade du mi,roir comme formateur de la, f?n~tton
en correspondance, c'est-à-dire qu'il a constaté du Je», repris dans ses Ecrits, pp. 93-100), Lacan ehmmera
qu'effectivement, les stades essentiels coïnci- effectivement toute référence à Wallon.

46 47
comme dans la psychologie, il semble qu'on ait que l'objet de la psychanalyse a été interprété
affaire à un développement dialectique par comme la résultante de l'interaction entre d'une
stades, et Wallon est le théoricien de cette ren- part cet être biologique qu'est le petit enfant, et
contre. Bien qu'il ne parle jamais de psychana- d'autre part le milieu social dans lequel il vit, et
lyse, en fait, il y a dans son œuvre - et ça a été dans lequel dès le premier instant il reçoit sa vie,
utilisé par un certain nombre de théoriciens qui et en même temps que la vie, les normes de son
se réclament de lui, à partir du moment où les éducation, c'est-à-dire les contraintes sociales
concepts psychanalytiques ont reçu droit de cir- que la société lui apprend par l'intermédiaire de
culation - de quoi fonder un rapprochement ses parents, tout particulièrement de sa mère,
théorique entre la psychanalyse et la psycholo- contraintes qui prennent la forme, premièrement,
gie. [... ] de la régulation de la nutrition, c'est-à-dire le
La troisième rencontre entre la psychologie et timing des heures où le sein est donné au gosse,
la psychanalyse s'opère sur un troisième terrain: deuxièmement de l'éducation de la discipline
sur le terrain de la société elle-même. C'est sans anale, le pipi, etc. ; et ça continue comme ça. Le
doute le point le plus intéressant. Je ne fais là principe de réalité, c'est la société, non pas dans
que développer tout ce que Tort a dit, et en parti- sa réalité matérielle, non pas dans le fait de don-
culier a été lorsqu'il a qualifié la critique de ner au gosse de quoi manger, etc., mais dans les
Lacan à l'encontre de la psychanalyse existante normes que l'entourage familial immédiat trans-
comme la critique des psychanalyses de l'adap- met et impose au gosse, normes qui sont les
tation sociale. C'est sur le terrain de la société régulations nécessaires de la société elle-même.
que ça se passe. Ceci suppose deux conditions Tout se jouerait ainsi au moment de l'Œdipe; ce
convergentes de la rencontre, du côté de la psy- moment de l'Œdipe, qui intéresse particulière-
chanalyse et du côté de la sociologie 1• Voyons ment Sartre, serait le moment où l'enfant intério-
les choses du côté de la psychanalyse:. Ceci rise le principe de réalité, c'est-à-dire reprend à
repose sur une interprétation théorique de ce que son compte les obligations qui lui sont imposées
Freud appelle le principe de réalité. Je ne veux par la société, c'est-à-dire ne fait plus pipi, pour
1 pas faire l'histoire détaillée de la chose, ce n'est
pas la peine - ça peut se faire, c'est très impor-
prendre un exemple symbolique, tout simple-
ment parce qu'il sait qu'il ne faut plus faire pipi.
tant - , mais voilà l'essentiel : le principe de Il le sait, etc' est le « surmoi ». Voilà un exemple
réalité a été interprété progressivement comme de détail. Bref l'instance fondamentale qui va
représentant la réalité de la société, c'est-à-dire dominer, à partir de ce moment-là la vie de l'en-
fant, explique tout son développement : le sur-
1. La transcription donne bien « sociologie». Peut-être moi, qui commande la mise en place de toutes
Louis Althusser a-t-il voulu dire «société». les autres instances subordonnées, est tout sim-
48 49
plement un moment déterminé, qui peut d'ail- tti nnes, [... ] vous verrez que c'est là le point
leurs être considéré comme le moment où la 11odal, parce que c'est là que 1~, ~raxis,_ l_e p~oj~t
maturation neurologique, la maturation motrice, 111 lividuel s'insère dans la soc1ete. Moi Je dirais
la maturation visuelle, la maturation biologique, volontiers que c'est la glande pinéale de Sartre,
la maturation psychologique se rencontrent, et , 'est-à-dire le point de rencontre infinitésimal,
qui se trouve précisément être le moment où 111ssi réduit que possible, absolument inassi-
l'enfant intériorise l'obligation sociale qui lui est pnable - mais enfin il faut qu'il y ait un point
imposée pour vivre, et les formes de cette obli- 1i · rencontre quelque part. Simplement c'est par

gation sociale. Alors ça, c'est très important, 1•i qu'il se trouve, exactement comme pour Des-
1
d'abord parce que ça commande toute une inter- vnrtes, c'était du côté de la glande pinéale •
prétation du sens de la psychanalyse, et ensuite ( '' est dans cette région - on définit une région
de sa pratique, et également toute une réflexion où il y a un point de coïncidence - que ç~ se
théorique extrêmement drôle sur la psychanalyse passe, c'est là que le projet individuel devient
elle-même. Si effectivement l'objet de la psycha- praxis sociale, est assumé comme_ tel, etc. . ,
nalyse, dans ce cas, est le produit de l'interaction Cela a des conséquences pratiques cons1de-
de l'individu et du milieu social, si l'objet de la rables. Ces conséquences pratiques considé-
psychanalyse doit être pensé à partir, première- rables, elles existent au plein jour, elles sont
ment, des pulsions biologiques de l'individu, et ·laires comme le jour dans toute la psychanalyse
deuxièmement des contraintes sociales imposées que Lacan appelle la psychanalyse américaine,
à l'individu par la médiation de l'environnement qui est une véritable psychanalyse de l'adapta-
proche (du père et de la mère, et particulièrement i ion au milieu social, c'est-à-dire qui est le
de la mère, sur laquelle plane d'ailleurs l'ins- contraire même de la psychanalyse. Si effective-
tance supérieure du père qui lui donne son nom, ment le principe de réalité n'est qu'une interven-
de quoi vivre, des ordres, qui organise la maison, tion des normes de la société par la médiation
qui la protège vis-à-vis de l'extérieur, qui est une du milieu familial proche sur un individu, que
personnalité juridique ayant une situation juri- l'individu lui-même reprend sous la forme du
dique déterminée dans la société) : si tout se surmoi, à ce moment-là, la cure analytique
passe là, pour savoir ce qu'est la psychanalyse devient tout simplement une négociation entre
comme objet, il faut à la fois disp9ser de la bio- l'individu et la société, une négociation qui,
logie et disposer de la science de la société. Mais comme toute négociation délicate, a besoin des
- c'est une conséquence extrêmement impor-
tante - ça veut dire qu'on peut véritablement J. La « glande pinéale » est selon Descartes le point du cer-
trouver l'objet de la psychanalyse dans la veau où se produit « l'union plus particulière de l'âme avec
société. Si vous lisez les interprétations sar- une partie du corps».

51
50
, ,,
bons offices du psychanalyste qui va arranger les 1tutre ouvrage qui s'appelle La Psychanalyse des
Il
choses, et qui va arranger les choses: bien nfants 1• Vous y voyez ainsi présentée sa petite
1

ent~?~u: e_n se disant : ce pauvre garç~n, la théorie, sous la forme de concepts analytiques
s?c1et~ e~ait trop lourde, il a été écrasé par elle, renforcés - nous allons voir pourquoi tout à
c e~t-a-dire _q~e _son moi a été écrasé par son sur- l'heure - par une forte dose d'obsessions cas- 1

~01. Le mm etait trop faible, on va le renforcer : tratrices, cette psychanalyste officielle qui, étant 1:1
c ,est toute la_ psychanalyse des systèmes de la fille de Freud, a éprouvé le besoin de devenir 11
def~nse du i:n-01, dont la grande théoricienne sous la mère de famille type de la psychanalyse, du
le ciel de D~eu est Mme Anna Freud, qui est une monde de la psychanalyse [... ] et qui est reçue 1

des enne1?1es personnelles, non pas person- comme telle par le monde de la culture analy- .:
nelles, 1?ais enfin théoriquement personnelles de tique. Tout cela, évidemment, sans parler de la
La~an, a_ laquelle il n'a jamais attribué le qualifi- société. Mais il y a des gens qui, si j'ose dire,
catif 9m, pou; l~i, est 1~ brevet, non pas de n'ont pas ces scrupules et parlent carrément de la
co~s~1ence theonque mais de présence de la société : c'est tout le courant de la psychanalyse
theon~ ~~ns s?n. inconscience théorique : le nom américaine, c'est tout le courant de l'anthropolo-
d~ <~ tnp1e~e g~male ~>- Lacan désigne par tripière gie américaine, etc., et des techniques auxquelles
ge~1ale M~l~?1e ~lem 1• Et il accorde le qualifi- elles donnent lieu. Le représentant de cette ten-
~at!f de tnp1ere a Mme Françoise Dolto. Il est dance, un de ses représentants, bien qu'ayant une
mteressant d'ailleurs, ce qualificatif, qui existe très forte culture freudienne, c'est Alexander •
2

seuleme~t ~ous la ~orme féminine : elle n'est pas [... ] Si vous jetez un jour les yeux dans un bou-
encore gemale, mais elle peut le devenir. En tout quin d' Alexander - il y en a qui sont pires. On
cas Madame Anna Freud n'est ni géniale ni à peut le considérer comme un bon témoin, c'est
p~us f?rt_e raison tripière, parce qu'on n: peut un type qui a une bonne culture freudienne -
d!re ge~ale que s?~~ le titre de tripière : elle vous trouvez souvent ces choses-là expliquées,
n est meme pas tr1p1ere, elle vend tout simple- vulgarisées dans des institutions concrètes, elles
ment de la viande sous cellophane. Et la viande ne restent pas à l'état de spéculations. Je ne sais
que vend Mme Anna Freud, c'est tout simple- pas s'il vous est arrivé de lire Le Monde dans les
ment ce que vous pouvez acheter sous la cello- cinquième et sixième pages. Le Monde - je ne
P?ane des ~res~es, à savoir cet ouvrage qui
s appelle Mecamsme de défense du moi2, ou cet 1. 4• édition, Paris, PUF, 1981 .
2. Représentant du « néofreudisme amencam », Franz
. ,1. Sans la nomm~r,_ Laca!I qualifie Mélanie Klein de « tri- Alexander est le fondateur, en 1931, du « Chicago Institute for
p1ere et femme de geme » (Ecrits, p. 448). Psychoanalysis ». On peut lire par exemple de lui en français
2. 11• édition, Paris, PUF, 1985. La Médecine psychosomatique, Paris, Payot, 1962.

52 53

'.•J C.
sais pas d'ailleurs avec quelle pensée de derrière
il publie ces choses (peut-être est-elle mali-
cieuse, je l'espère, et je vois mal comment on
' lyse elle-même, et ses concepts eux-mêmes, à
partir du constat théorique précédent. _On s' es!
trouvé en face de tentatives psychanalytiques qm
pourrait les publier sans malice) publie des nous ont expliqué la chose s~iva_nte : l_es
comptes rendus d'une institution qui connaît concepts psychanalytiques sont hes a ~n ?~Jet
actuellement un très grand développement - je psychanalytique dont il faut chercher 1 ongme
m'empresse de vous dire qu'elle n'est pas la dans les rapports entre un être biologique (le
seule, parce qu'il y en a de très nombreuses, en petit enfant), et une société 1éterminée, et 1~ sur-
France et à Paris même, mais disons qu'elle est moi, la mise en place des mstances,_ repres~nte
la plus célèbre, en tout cas celle qui a pignon sur l'intériorisation des normes de contramte sociale
rue, à laquelle on peut accéder puisque l'envoyé de cette société et de sa structure. Si donc nous
spécial du Monde peut y aller, qui tient ses avons affaire aux concepts de Freud, c'est parce
assises à Jouy-en-Josas et qui donne une forma- qu'il était viennois, qu'il v~~a,it da~s la société
tion aux cadres des grandes sociétés industrielles occidentale, qui est une societe P~:narc~le, ~vec
pour la liquidation des difficultés psycholo- une famille structurée de mamere h1stonque
giques qui peuvent naître au niveau des cadres 1 déterminée, imposant aux individ~s qui_ l_a
eux-mêmes, et par voie de conséquence entre les composent un certain nombre de regles J,un-
cadres d'une entreprise et les travailleurs. Le diques qui sont le reflet de la s~c,ture eco~
problème devient alors celui de la réadaptation nomico-politico-sociale de la societe, ~t q~i
au milieu social immédiat, et ce sont toutes ces trouvent leur réalisation dans l'entourage 1mme-
techniques analytiques qui sont employéies. [... ] diat, au point où la glande pin~ale prend 1~ f?rme
Donc cela a ouvert toute une série de tech- de la famille que nous connaissons. Mais il est
niques qui existent effectivement, qui sont pas- des sociétés qui ne connaissent pas cette forme
sées dans la pratique et qui représentent l'usage de famille, il est une autre glande pinéale que la
pratique de cette conception théorique dlu prin- nôtre : faisons donc une théorie des autres
cipe de réalité, donc du surmoi, donc de l'objet glandes pinéales, c'est-à-dire une théorie géné-
de la psychanalyse. Alors, ce qui nous intéresse rale de la possibilité en tant que telle d~s ,formes
le plus, après la théorie, ce sont les conséquences de variations concrètes de la glande pmeale. Et
théoriques de la chose. A p~rtir du moment où cela nous donne Malinowski, cela nous donne
on s'est dit que le principe de réalité, c'est-à-dire tout un courant de l'entreprise psychanalytique
l'objet fondamental de la psychanalyse, est à américaine selon laquelle chaque société a, je
chercher du côté de la société, on a vu naître des dirais, les complexes qu'elle mérite, les psy-
théories psychanalytiques de caractère anfüropo- chanalystes qu'elle mérite, etc. Cela peut nous
logique qui ont essayé de relativiser la psychana- introduire à l'intelligence de ce qu'il y a à
54 55
,,,
comprendre dans la théorie du chaman par Lévi- en anthropologie, des concepts psychanalytiques,
Strauss, qui commence à être spécialiste en ou par la possibilité d'utiliser en psychanalyse
généralisation de la glande pinéale, puisque c'est des concepts psychologiques, biologiques, neu-
son objet même. Il nous représente que le cha- rologiques, ou sociologiques. Autrement dit, les
man d'une société primitive et le psychanalyste, trois formes de rencontre que j'ai analysées jus-
c'est la même chose, que le psychanalyste reçoit qu'ici se font au niveau des concepts, c'est-à-
de la société la même mission que le chaman dire que ce sont des services mutuels d'ordre
dans la société primitive : liquider symbolique- conceptuel qui sont rendus à la psychanalyse par
ment les conflits de cette société avec elle-même les autres disciplines. Il n'y a pas de rencontre
par le moyen de la cure d'un individu déclaré sans échange. Ce qui est échangé entre la psy-
par la société fou ou malade. Si vous étudiez, et chanalyse et les disciplines dont il a été question
je vous en prie, faites-le, le chapitre de l'Anthro- jusqu'ici, ce sont des concepts. [... ]
pologie structurale de Lévi-Strauss consacré à la Ce que je vais dire maintenant ne concerne
théorie du chaman, vous y retrouverez la pré- pas les concepts. Ce qui va être échangé entre la
sence et l'application immédiates de ces présup- psychanalyse et la philosophie, ce ne sont pas
posés, et vous mesurerez immédiatement quel des concepts. Je dirais que c'est le sens concret.
est l'espace dans lequel se meut cette réflexion. Plus exactement, l'échange va se faire de la
Voilà quels sont les domaines de rencontre manière suivante : en gros, la psychanalyse va
entre la psychanalyse et la psychologie d'une donner à la philosophie le concret, et la philoso-
part, la psychanalyse et la biologie d'autre part, phie va donner à la psychanalyse des concepts.
[et enfin] entre la psychanalyse et la société, Cela se produit de la manière suivante : la philo-
avec leurs conséquences théoriques et pratiques. sophie va expliquer à la psychanalyse que si elle
Dans la situation actuelle, il y a évidemment un veut penser le concret auquel elle a affaire dans
autre domaine de rencontre, c'est le domaine de la pratique encore théoriquement aveugle de la
rencontre entre la psychanalyse et la philosophie. cure, elle doit emprunter ses concepts à la philo-
C'est-à-dire entre un certain nombre de thèmes sophie. C'est très intéressant : il s'agit de la pra-
empruntés à la psychanalyse et leur exploitation tique, alors qu'avant il s'agissait d'échanges
par les philosophies existantes. J'en ai dit assez théoriques. [... ] L'échange se fait de la manière
tout à l'heure, en parlant de Politzer, pour ne suivante : la psychanalyse donne à la philosophie
pas avoir à y revenir longuement. Ce que je veux le concret, c'est-à-dire, pratiquement, disons les
dire simplement, c'est que les trois rencontres choses par leur nom, la situation duelle du rap-
p~écédentes que j'ai indiquées peuvent iêtre juri- port entre le médecin et le malade : c'est l'objet
d_1q_u~1;11e~t, ~~éoriquement autorisées par la pos- que la psychanalyse donne à la philosophie. Et
s1b1hte d utiliser en psychologie, en sociologie, la philosophie, en revanche, va donner à la psy-
56 57
chanalyse des concepts pour penser cette chose rapport médecin-malade, dans le rapport duel de
que la philosophie tient alors comme constituant la cure, c'est tout simplement le pour autrui,
véritablement l'objet et l'essence même de la c'est tout simplement l' intersubjectivité, c'est-à-
psychanalyse. Échange, donnant donnant, ça dire le concept fondamental de ce qu'on peut
veut dire que dans ces deux échanges-là, il y en appeler le courant existentialiste, personnaliste,
a un qui impose sa loi : c'est la philosophie, en etc., qui est un des grands courants de l'époque
disant [à la psychanalyse] : « Je vais te définir contemporaine, et qui ruisselle par d'innom-
ton statut, tu me donnes ta pratique, je te donne brables bouches des fontaines de l'histoire
tes concepts, et puis c'est fini, on n'en parle moderne. Évidemment, le rôle de Politzer dans
plus.» Ce « c'est fini, on n'en parle plus», ce ce contexte a été absolument décisif, parce que
sont les discours de Sartre, de Merleau-Ponty, c'est lui qui a fourni ces concepts. Lorsque Polit-
après les discours de Politzer. Ce« c'est fini, on zer a opposé la connaissance en troisième per-
n'en parle plus», ce sont les concepts philoso- sonne à la connaissance en première personne,
phiques dans lesquels sont développées les réa-
lorsqu'il a expliqué que ça se passait entre le
lités de l'expérience psychanalytique de la cure.
malade et le médecin et que c'était un drame, on
Cette réalité de l'expérience psychanalytique de
la cure, ce sont essentiellement les rapports entre ne pouvait qu'y voir effectivement !'intersubjec-
le médecin et le malade. C'est aussi un point tivité, dans une situation qui rappelle celle du
fondamental de la réflexion de Lacan. C'est un maître et de l'esclave. [ ... ] Pour la petite histoire,
point fondamental à éclairer, pour dire : voilà je peux vous donner un exemple très concret de
ce qui se passe effectivement, c'est-à-dire pour la chose, c'est-à-dire de son efficace réelle. Il y
démontrer que l'interprétation philosophique du a an et demi avait lieu [un congrès] à Bonneval 1
rapport médecin-malade est une imposture théo- qui est une petite ville, je crois, de la Sarthe,
rique, pour démontrer que la philosophie, pour remarquable en ce sens qu'elle est dominée par
pouvoir digérer philosophiquement cette réalité, une espèce d'immense bâtiment qui a toutes les
est obligée de la falsifier. C'est là la démonstra- apparences extérieures, de loin, d'un grand châ-
tion fondamentale de Lacan sur la cure. La phi- teau, parce que c'est une plaine rase ; on voit ça
losophie est obligée de falsifier l'expérience de de loin : c'est l'hôpital psychiatrique. Je crois
la réalité, de la pratique analytique elle-même, qu'il y a une petite mairie non loin de l'hôpital
pour pouvoir la déclarer philosophique. Par quel psychiatrique, et dans cet hôpital psychiatrique
moyen se réalise cette imposture théorique ? -
c'est un mot, je m'excuse de sa violence, mais 1. Il s'agit du colloque tenu à Bonneval du 30 octobre au
il est d'une violence purement théorique. Par le 2 novembre 1960 (actes publiés dans V/< colloque de Bonne-
postulat suivant : ce qui est en cause dans le val : l'inconscient, Paris, Desclée de Brouwer, 1966).

58 59
règne Henri Ey 1 qui a occupé dans l'histoire de sa doctrine, qui est une doctrine dynamico-
la psychiatrie française une place, j'allais dire psycho-organique, une espèce de bergsonisme
comparable à celle de Bergson dans l'histoire de psychiatrique qui a effectivement donné des
la philosophie française dans la même période, lumières, qui est inspiré d'ailleurs de Jackson,
mais ce serait injurieux pour lui car il a joué [... ] et il donne l'occasion aux gens de s' expri-
un rôle extraordinairement positif; il a été, je mer. Évidemment, il n'est plus tout à fait le
m'excuse de dire cela, mais c'est très vrai, il a maître à penser de la jeune génération. Il était
été précisément le premier grand professeur de contemporain de Lacan, puisqu'ils ont fait leurs
la psychiatrie française, en ce qu'il a enseigné à études ensemble à Sainte-Anne; de là date leur
la psychiatrie française qu'il existait quelque rencontre; de même, lorsqu'ils étaient là-bas, à
chose à l'extérieur des frontières de la France. Sainte-Anne, ils avaient la même piaule, et sur
Henri Ey peut être considéré comme un héros de
le mur de cette piaule il était écrit cette petite
la lutte contre le provincialisme, français dans le
domaine théorique qui concerne la psychiatrie. phrase : « N'est ·pas fou qui veut » ! C'était pour
Il a appris en particulier à la psychiatrie fran- eux tout un programme. Autrement dit : le fou,
çaise qu'un certain Jackson 2 avait existé quelque ça existe, ce n'est pas à la portée de tout le
part, on ne sait pas où, mais enfin qu'il avait monde. [... ] C'était très important, parce que ça
existé, qu'il avait écrit des choses, que c'étaient voulait dire : il faut prendre ça au sérieux, ce
des choses importantes, qu'il fallait les connaître, n'est pas seulement du négatif, c'est aussi du
que ça pouvait avoir des conséquences, etc. positif, quelque chose de positif s'exprime là-
Dans l'aisance de son château de Bonneval, dedans. Et Lacan n'a jamais renié cette inspira-
Ey réunit périodiquement depuis des années un tion· profonde; il l'a d'autant moins reniée qu'il
congrès psychiatrique au cours duquel il exprime la ressort de temps en temps, pour lui dire : « Hé,
tu te souviens, hein, de notre programme
1. Condisciple à Sainte-Anne et ami de Lacan, Henri Ey
assurera après René Laforgue la direction du groupe de
commun, où est-ce que tu en es, toi, du "n'est
« L'évolution psychiatrique», cherchant à organiser une pas fou qui veut" ? » De temps en temps il fait
confrontation entre la psychiatrie et la psychanalyse. Il pœnd le constat que Ey est en retard sur son pro-
en charge en 1933 l'hôpital psychiatrique de Bonneval, qu'il gramme - ce n'est pas très difficile - , et de
n'abandonnera qu'en 1970.
2. J.H. Jackson (1835-1911): neurologue anglais, célèbre temps en temps aussi il se donne la malice d'en
en particulier pour ses travaux sur l'épilepsie et sur l'aphasie, permettre la démonstration publique devant Ey
et plus généralement pour ses recherches sur les rapports entre lui-même, en particulier au cours de ce dernier
la pensée et le cerveau. Henri Ey est souvent considéré comme
l'un des principaux représentants du courant « néo-jackso-
congrès dont je parle, qui a eu lieu voilà un an
nien » en psychiatrie. et demi, au cours duquel Laplanche a prononcé

60 61
son rapport, écrit avec Leclaire, sur l'incons- dire : « voilà, moi, je crois pouvoir vous appor-
cient, et auquel était invité Ricœur 1• ter, modestement, quelque chose », dans la faim
La psychiatrie française se définit, entre autres théorique qui les tenaille, ils sont émus, d'autant
choses, par son besoin de philosophie, par une plus émus que Ricœur est effectivement un
énorme consommation de philosophie. Je ne homme qui vit ces choses, et que finalement
parle pas de la médecine en général, mais il est peut-être le seul malentendu collectif qui peut
en tout cas certain que les psychiatres et les psy- caractériser cette rencontre historique, c'est que
chanalystes sont parmi les plus gros consomma- ce qui a été échangé, ce n'est pas un concept
teurs sur le marché philosophique en France. Les contre une pratique - autrement dit ce ne sont
philosophes n'existeraient pas en France, que les peut-être pas des concepts théoriques venant de
maisons d'édition d'ouvrages philosophiques la philosophie qui ont été échangés contre la pra- t

leur survivraient, à la condition que la psychia- tique analytique de la cure - , mais je dirais que :
trie ait survécu aux philosophes. Ricœur a fait c'est une expérience contre une autre. C'est à ce
un discours qui était, je crois, très émouvant... niveau-là que la chose a pu être réelle, a créé
enfin j'en ai entendu parler par tant de personnes une marque convaincante : ils ont échangé leur
que je n'ose plus rien en dire, parce que vous en expérience. Les psychiatres et les psychanalystes
avez entendu parler mieux que moi. Mais je ont donné leur expérience et Ricœur a donné son
veux dire que ce qui était au cœur de la rencontre expérience du monde de !'intersubjectivité,
entre Ricœur et ce monde de la psychiatrie e:t de c'est-à-dire une certaine expérience de la pra-
tique morale, de la pratique politique, etc. : il est
la psychanalyse, c'était effectivement cette ren-
lui-même ce qu'il vit, ce qu'il pense, il était lui-
contre entre les concepts philosophiques d'une
même sa propre expérience, son discours était sa
philosophie de !'intersubjectivité et la critique
propre expérience. Ce qui a été échangé, c'est
analytique de la cure. Qu'est-ce qui se passe? de l'expérience, j'ai bien peur que les concepts
Les psychanalystes s'interrogent : ils n'ont rien soient restés dehors. C'est pour vous dire quelle
pour penser ce qui se passe dans la cure, dans la est la situation. Ce n'est pas simplement une
pratique. Et quand quelqu'un du dehors, qui est situation dérisoire, ou polémique, c'est une
un homme cultivé, intelligent, conscienci,eux, situation très réelle et très profonde, et elle nous
honnête, rigoureux comme Ricœur vient leur force à nous interroger à la fois sur ce qui se
I'
passe du côté de la psychanalyse, et sur ce qui
1. Pour plus de précision, voir E. Roudinesco, la Bataille
de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, t. 2,
se passe, évidemment, du côté des autres
pp. 317-328, Paris, Seuil, 1986, et Jacques Lacan. Esquisse domaines en cause. C'est-à-dire du côté de tous
d'une vie, histoire d'un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, les personnages qui se rencontrent, y compris les
pp. 383-403. philosophes les plus honnêtes et les plus authen-

62 63

,~
tiques, puisqu'en l'espèce aussi bien Sartre que lui dois - il faut toujours reconnaître ses titres,
Merleau et Ricœur sont absolument hors de tout il faut être honnête vis-à-vis de ses maîtres : je
soupçon, sous le rapport de l'authenticité. lui dois incontestablement ce concept-là - , et
Voilà donc, dans quel domaine cette ren- c'est la réflexion sur ce concept qui m'autorise
contre, dont je vous ai parlé au début, s'est opé- à poser la question : si tout est psychanalyse,
rée et sur quel principe j'ai personnellement rien n'est psychanalyse, si tout est psychologie,
vécu pendant un certain temps, à savoir que la rien n'est psychologie, comment alors fonder les
psychologie, c'était la psychanalyse, que la psy- différences réelles? Elles ne sont pas imagi-
chologie ne le savait pas, mais que, Dieu merci, naires, elles correspondent vraiment à une dif-
elle commençait à le savoir ; la preuve ? : ça se férence de pratique, parce que la pratique
répandait partout. Et l'on a cru que tout était bien analytique est une chose, mais la pratique psy-
comme ça, qu'il suffisait d'ajouter un peu de chothérapique en est une autre, tout le monde
conscience théorique pour arranger les choses, et vous le dira. Les psychanalystes qui font de la
puis que ça irait. A partir de ce moment-là, il y psychothérapie vous diront que ce n'est pas la
a un certain nombre de problèmes qui se posent. même chose du tout, qu'il n'entre pas du tout les
Le premier problème saute tout de suite aux mêmes techniques, etc. ; le psychiatre vous dira :
yeux : si effectivement la psychanalyse est l'es- « oh, moi, les psychanalystes ... , les concepts ont
sence de la psychologie - de la psychologie et passé la frontière, mais les techniques n'ont pas
de toutes les disciplines qui en dépendent, je passé la frontière, du tout, etc. » Là est une diffé-
prends la psychologie si vous voulez à titre
rence réelle.
d'exemple - si la psychanalyse est l'essence de
Deuxième problème théorique, toujours en
la psychologie, qu'est-ce qui différencie le
domaine de la psychanalyse du domaine de la fonction du : « si tout est rose, rien n'est rose»,
psychologie ? On ne voit pas quelle différence mais cette fois appliqué à l'accord de la psycha-
théorique peut être énonçable entre la psychana- nalyse et de la philosophie. Si la situation analy-
lyse et la psychologie, entre la psychanalyse et tique est fondamentalement identique à la
la psychothérapie, entre la psychanalyse et la situation d'intersubjectivité, à la situation origi-
médecine psychothérapique, entre la psychana- nelle de l'intersubjectivité, quelle différence y a-
lyse et la psychiatrie, etc. Mon maître Jean Guit- t-il entre la psychanalyse et la philosophie de
ton I nous disait autrefois, « si tout est rose, rien l'intersubjectivité? Problème réel, pas du tout
n'est rose», et je dois dire que ce concept est imaginaire, parce que c'est à lui, très précisé-
très certainement un concept fondamental que je ment, que répond la psychanalyse existentielle
de Sartre. Sartre a fait, a prétendu faire une psy-
1. La transcription donne seulement : « mon maître J. ». chanalyse, a prétendu fonder une psychanalyse,

64 65
et il n'est pas le seul. Binswanger 1, en Alle- de Lacan, qui a toujours lieu, je vous le signale
magne, est non seulement un philosoph~:, mais - c'est une institution éternelle, qui se reproduit
aussi un praticien. Ils ont prétendu fonder une elle-même - le mercredi à 12 h 15, à l'hôpital
psychanalyse existentielle, c'est-à-dire une psy- psychiatrique de Sainte-Anne, pavillon des
chanalyse fondée théoriquement sur l'identité de femmes. Vous devriez aller voir une fois, pour
la relation médecin-malade et du pour-autrui ori- vous rendre compte sur place de ce qui se passe
ginaire, du Mit-sein originaire, de l'intersubjecti- là-bas, mercredi 12 h 15 ; ce n'est pas une heure
vité originaire. Moi, je veux bien, mais on n'a commode, mais c'est l'heure pour les médecins,
pas l'impression, quand même, que ça se passe parce qu'ils ont fini leurs visites.
tout à fait comme ça ; l'article de Laplanche, par Évidemment Lacan existait un peu dans le
exemple, est formel : ça ne se passe pas comme monde de la philosophie. Dans ses derniers
ça dans la réalité psychanalytique elle-même. cours au collège de France, Merleau-Ponty l'a
J'ai résumé, si vous voulez, dans ces deux dif- cité, mais enfin il n'a figuré dans aucun de ses
ficultés, pour être clair et schématique à la fois, ouvrages fondamentaux. Lacan, c'est un phéno-
l'essentiel du problème, pour vous dire qu'à ces mène historique : il faudrait s'interroger sur lui.
deux questions fondamentales, Lacan est le seul Ce qui est clair, c'est qu'il est inintelligible pour
à répondre. Lacan, évidemment, c'est un person- nos latins, qu'il est enfermé derrière toute une
nage qui existe depuis longtemps, enfin il existe série d'énigmes, dissimulé derrière toute une
pour le monde de la psychanalyse, il a existé série d'armoiries. Bref, il se présente sous une
aussi pour le monde de la philosophie : vous forme gongoresque, puisqu'il a repris à son
savez que le numéro un de La Psychanalyse compte cet adjectif, sous une forme théorique-
contient un dialogue entre Lacan et Hyppolite 2 • ment .et délibérément baroque, comme une
M. Hyppolite a fréquenté longtemps le séminaire espèce de fauve : je crois que le mot n'est pas
excessif, il faut l'avoir entendu hurler pour
1. Membre dès 1908 de l'Association viennoise de psycha- savoir qu'il est d'une agressivité absolument
nalyse, Ludwig Binswanger dirigera de 1911 à 1956 le sanato-
rium de Bellevue, en Suisse. Fortement influencé par la extraordinaire, d'une méchanceté splendide, où
phénoménologie, il est l'inventeur de I'« analyse exist1entielle » il se réalise certainement en tant qu'individu
(« Dasein-analyse »). On peut lire par exemple en français: le ayant passé par le surréalisme. Mais l'usage du
Rêve et l'existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954 (avec une surréalisme n'est pas toujours exemplaire; or ça
introduction de Michel Foucault); Analyse existentielle et psy- correspond à quelque chose. A quoi? L'hypo-
chanalyse freudienne, Paris, Gallimard, 1981 ; Mélancolie et
manie : études phénoménologiques, Paris, PUF, 1987. thèse que je vous présente, c'est que cette agres-
2. la Psychanalyse, n° 1. Sur la parole et le langage, Paris, sivité est nécessaire, à cause du milieu
PUF, 1956. Textes repris dans les Écrits de Lacan, pp. 369- psychanalytique lui-même. Je veux dire que les
399 et 879-887, difficultés de la psychanalyse étaient autrefois
66 67
des difficultés entre la psychanalyse d'une part, risme intellectuel, c'est-à-dire qu'il force les
refusée par les institutions culturelles, et le types à reconnaître qu'ils ne comprennent pas ce
monde culturel non analytique de l'autre. Et qu'ils lisent, qu'ils ne comprennent pas parce
quand ça se passe à l'intérieur du monde analy- que même les gens qui ont une culture théorique
tique lui-même, c'est une autre difficulté, parce n'y arrivent pas, alors à plus forte raison ... Bref,
que là, il ne s'agit pas du tout de l'inintelligence sous ces formes dont il faudrait justifier l 'exis-
de la psychanalyse par des gens qui ne connais- tence historique en dehors des raisons autobio-
sent pas Freud, mais de l'inintelligence de la graphiques de Lacan, il se passe quelque chose
psychanalyse par les gens mêmes qui devraient d' extrêmement important et d' extrêmement
la connaître. Et dans les formes actuelles de l'or- sérieux, que je veux simplement énoncer en
ganisation du monde psychanalytique, c'est-à- deux mots : on peut dire que l 'œuvre théorique
dire dans les structures juridiques, sociales, éco- entreprise par Lacan se caractérise par un refus
nomiques du monde psychanalytique, je crois radical, conscient, résolu, dans lequel la résolu-
qu'il n'y a pas d'autre issue que, d'une part, la tion et la conscience sont à la hauteur du contenu
méchanceté et, d'autre part, je dirais une théorique. Je veux dire que c'est un type qui est
conduite d'imposture théorique par laquelle, fai- résolu, non pas du tout par une décision de la
sant semblant de dire quelque chose d'incompré- volonté, mais à partir de la certitude théorique
hensible, il dit quelque chose de parfaitement que ce qu'il dit est fondé. Cette résolution se
clair, mais a besoin pour le faire passer de se manifeste négativement et positivement. Elle se
protéger par la forme d'incompréhensibilité qu'il manifeste négativement par une lutte implacable
nous impose. Je crois que c'est pour lui la contre ce qu'il faut bien appeler les deux cou-
manière de faire sentir à ses interlocuteurs qu'ils rants qui dominent actuellement l'interprétation
sont des cons, et qu'il leur donne la preuve psychanalytique : d'une part le courant scientiste
immédiate qu'ils ne comprennent rien à ce qu'ils ou mécaniste, ou même technocratique ou tech-
disent : je crois qu'ils ont besoin de l'immédia- nique, comme vous voulez, qui rattache la psy-
teté de cette preuve pour respecter quelque chose chanalyse soit à la biologie, soit à la psycho-
qui est caché derrière la forme même d'inacces- physiologie, soit à la neurologie, soit à la socio-
sibilité du discours. Si vous allez au séminaire logie, etc., c'est-à-dire à des objets dans lesquels
de Lacan, vous verrez toute une série de gens elle se perd ; et d'autre part le courant que j 'ap-
qui sont en prière devant un discours inintelli- pellerais personnaliste, humaniste, intersubjec-
gible pour eux, à moins d'avoir fréquenté le tiviste, c'est-à-dire le courant d'interprétation
maître pendant longtemps, ou alors - c'est là philosophique dominant actuellement la situa-
l'aspect très positif et absolument inévitable de tion philosophique en France.
sa conduite - il emploie les méthodes du terro- Refus radical, mais ce refus radical n'est pas

68 69
simplement un refus de la révolte, comme c'était existe pour nous, maintenant, concrètement, ce
le cas chez Politzer, c'est-à-dire un refus qui met n'est pas du tout le problème des rapports entre la
simplement de côté quelque chose, et puis qui psychanalyse et la psychologie ou la sociologie,
dit : « il faudrait s'occuper de ça», mais n'est etc. : ce problème est réglé concrètement par les
pas fichu de le penser. Lacan ne nous offre pas rapports effectifs qui existent entre la psychana-
seulement l'exemple du concept et de la désigna- lyse, la psychologie, etc. Le monde des sciences
tion du non-concept. Lacan ne dit pas : il faut sociales n'a pas du tout besoin du travail que nous
refuser ce qui existe au point de vue théorique allons faire cette année, ici: il s'en fiche complè-
parce que la réalité, c'est autre chose. Il nous tement, parce que la théorie, ça ne l'intéresse pas,
donne deux choses : il nous donne le non- il vit tout simplement des choses, des conséquen-
concept, pardon, plus exactement le concept et ces ; il vit, il a longtemps vécu dans la psychologie
le non-concept à la fois ; il ne se contente pas de sociale, dans l'anthropologie, etc., pas dans les
dire : « il ne faut pas penser cela parce que c'est œuvres qui existent et dans les hommes qui les
faux», mais : « voilà comment on peut penser font. Ce qui nous intéresse, nous, c'est la question
la réalité » ; et ça, il le donne par un retour à théorique que nous nous posons : quel est le rap-
Freud et une interprétation théorique des textes port, non pas effectif, concret, actuel, mais le rap-
de Freud. C'est là-dessus qu'on va travailler. port théorique, le rapport de droit, j'en reviens au
Dans ces conditions, traduire Lacan est une début de ce que disais, entre la psychanalyse et le
nécessité culturelle très importante, et elle nous monde des Sciences Humaines ? Pour cela il est
intéresse directement, ne serait-ce que pour pou- nécessaire de définir l'essence de la psychana-
voir lire ce qu'il écrit, bien entendu. lyse. Pour pénétrer dans ce monde, il faut ce point
Si la tentative de Lacan est fondée, je veux ter- qu'Archimède demandait pour pouvoir voir plus
miner là-dessus, elle nous intéresse au plus haut loin, ce point de départ : il faut un point absolu, il
point, au point de vue théorique, pour des raisons faut un point théorique, il faut que quelque chose,
absolument capitales. C'est que tout le domaine quelque part, soit défini théoriquement. La situa-
que nous avons envisagé à propos des relations tion est telle qu'il se trouve que dans ce monde, il
entre la psychanalyse d'une part, et la psychologie y a à mon avis deux points d'ancrage. Le premier
de l'autre, bref tout le domaine des sciences [ ... ] ce sont les conséquences théoriques de la pro-
humaines, dans lequel se pose le problème de ce blématique inaugurée par Marx, mais c'est une
qu'est la psychanalyse, c'est tout ce domaine qui autre chose. Et l'autre est le fait de quelqu'un qui
est en cause. Je ne dirais pas que tout dépend n'a rien à voir avec Marx directement, et qui dit:
d'une réflexion sur la psychanalyse,je dirais, pour nous disposons aujourd'hui d'un point d'ancrage
préciser, que beaucoup dépend d'une réflexion théorique, qui est le seul point d'ancrage dont
sur la psychanalyse. Pourquoi ? Parce que ce qui nous disposions, non pas dans l'ensemble de ce

70 71
monde, mais très précisément dans le monde de la
psychologie, dans le monde de la psychiatrie,
dans le monde du rapport entre la psychologie, la
psychiatrie, etc., dans le monde qui concerne le
rapport de la psychologie et de la psychanalyse ;
et ce point d'ancrage, c'est la possibilité d'une
définition théorique conséquente, rigoureuse,
valable, de la psychanalyse : c'est ça que nous
donne Lacan. [... ]

SECONDE CONFÉRENCE

PSYCHANALYSE ET PSYCHOLOGIE*

1 1

* Titre donné par Louis Althusser.


r-------------1--,--------------...
l'I

li!

Nous allons essayer de parler du rapport de la


psychanalyse et de la psychologie. En parler,
c'est beaucoup dire, parce que ces rapports sont
hautement problématiques : tout ce qu'on peut
peut-être espérer atteindre, c'est une définition
des termes dont nous pouvons être relativement
assurés, et à partir desquels pourrait être possible
non pas la solution, mais au moins une première
position relativement rigoureuse du problème. Je
voudrais mettre cet essai, dont j'ai mesuré la dif-
ficulté en essayant de lui donner ces repères,
sous la protection de cette formule de Freud :
« Est-ce seulement par hasard que l'on n'est
parvenu à donner du psychisme une théorie
cohérente et achevée qu'après en avoir modifié
la définition 1 ? » Formule que j'inscrirai en face
de cette autre formule de Lacan : « Dire que la
doctrine freudienne est une psychologie est une
équivoque grossière 2 . »
1. Freud,Abrégé de psychanalyse, Paris, P.U.F., 1949, p. 20.
2. Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes
de son pouvoir», La Psychanalyse, n° 6, repris dans Écrits,
Paris, Seuil, 1966, pp. 623 sqq.

75
,
Le problème que je voudrais essayer d'abor- pas exagéré de dire qu'elles ont également hanté
der est le suivant : pourquoi la modification de la réflexion de Freud. Ce qui est également frap-
la définition du psychisme par Freud aboutit-elle pant, aussi bien chez Lacan que chez Freud,
à cette conclusion de séparer radicalement la c'est le paradoxe suivant. On trouve chez Freud,
psychanalyse de la psychologie ? Essayer de comme on retrouve chez Lacan, une double
traiter ce problème, essayer de le poser, c'est
pratiquement poser la question du lieu de lla psy- préoccupation : séparer radicalement la psycha-
chanalyse. Les exposés que vous avez entendus nalyse de la discipline qui se donne comme la
jusqu'ici I vous ont montré que la question de plus proche d'elle (la psychologie), et au
la localisation des concepts à l'intérieur de la contraire tenter de la rattacher à des disciplines
psychanalyse était fondamentale pour leur défi- qui, apparemment, sont loin d'elle (la sociologie,
nition. Je crois que l'on peut en dire autant de l'anthropologie ou l'ethnologie). Cette façon de ,,

la psychanalyse elle-même : la question de sa poser le problème et d'envisager sa solution don-


localisation dans le domaine de l'objectiviité des nerait peut-être une nouvelle importance aux
sciences existantes ou des sciences possibles est textes de Freud qu'on a trop souvent considérés
essentielle à sa propre définition. Et si je ne vou- comme purement aberrants, dans la mesure
lais pas ici abuser d'une image, je rapprocherais même où l'on se faisait de la psychanalyse une
la description que Lacan donne du sujet du dis- conception psychologique : des textes comme
cours, constamment hanté, comme par sa ,condi- Totem et tabou, L 'Avenir d'une illusion, Malaise
tion de possibilité absolue, par le lieu vide à dans la civilisation, c'est-à-dire des textes où
partir duquel son discours est prononcé, de la Freud tentait de donner à des concepts apparem-
situation de la psychanalyse elle-même qui, dans ment psychologiques un statut sociologique.
la réflexion de Lacan, est constamment hantée Peut-être les rapprochait-il à ce moment-là de
par le lieu qu'elle pourrait occuper dans le leur véritable lieu, mais peut-être aussi, n'étant
domaine de l'objectivité constituée.
pas parvenu à localiser les concepts psychanaly- 1
Où se situe la psychanalyse ? Quel e:st son
lieu ? Quelle est sa localisation dans un espace tiques au sein même de la psychanalyse, éprou-
qui n'existe pas encore? Quelles sont ses: fron- vait-il une grande difficulté à localiser la
tières avec des disciplines existantes ? Quelles psychanalyse au sein de l'objectivité existante. l
sont ses non-frontières avec des disciplines exis- Pourquoi, en effet, la psychanalyse est-elle à
tantes? Telles sont les questions qui hantent la recherche de son lieu? Je voudrais vous pro-
constamment la réflexion de Lacan. Et il n'est poser l'hypothèse suivante, qu'il ne semble pas
impossible de soutenir après les exposés qui ont
1. Cf. la Présentation de ce volume. été faits sur l'interprétation de la psychanalyse
76 77

,... ,,""
...

par Lacan 1 : si la psychanalyse représente effec- affaire à une coupure épistémologique, à une
tivement le surgissement d'une discipline scien- rupture de la continuité par rapport au champ
tifique radicalement nouvelle ; s'il est vrai que antérieur, nous avons affaire à un phénomène de IH
Freud a, comme il le dit lui-même, modifié la rupture qui contient en lui-même, comme une
définition du psychisme; s'il est vrai que Freud virtualité réelle, une capacité de bouleversement
a fait une véritable découverte scientifique ; s'il du champ sur lequel il surgit. Tel est le premier
est donc vrai que nous avons affaire, dans ]la psy- point. Mais en même temps, ce surgissement sur
chanalyse, au surgissement d'une nouvelle disci- le fond d'un champ où toutes les places sont
pline scientifique, c'est-à-dire à la désignation, à prises, se produit dans des conditions telles que
la spécification, à l'individuation d'un nouvel le surgissement a tendance à être contesté et
objet scientifique, pour l'intelligence duquel sont révoqué par le champ sur le fond duquel il surgit.
proposés de nouveaux concepts : si tout cela est La rupture qu'une nouvelle discipline scienti-
vrai, nous avons affaire dans le cas de Freud à fique introduit sur un champ où toutes les places
un phénomène dont l'histoire de la culture a déjà sont prises, pose en effet au penseur ou au savant
eu connaissance. Nous avons affaire au surgisse- qui essaie de définir son nouvel objet, des pro-
ment d'une discipline scientifique qui se pré- blèmes pratiquement insolubles dans le premier
sente comme totalement nouvelle par rapport à instant. Cette rupture est à effectuer à l'intérieur
un champ antérieurement constitué. Nous avons même du champ où elle doit intervenir, pratique-
affaire au surgissement d'une vérité no1L1velle, ment dans le langage même avec lequel cette
d'une connaissance nouvelle, donc à la défini- nouvelle discipline doit rompre. C'est pourquoi
tion d'un objet nouveau, qui est en rupture par ce inot de Freud:« après avoir modifié la défini-
rapport au champ constitué antérieurement : par tion du psychisme», est en rapport lui-même
rapport à un champ sur le fond duquel cette nou- avec le psychisme. Et toute la terminologie freu-
velle discipline se détache. Un champ déjà dienne est elle-même en rapport avec les
occupé, c'est-à-dire un champ idéologique dans concepts à partir desquels Freud pense sa décou-
11
lequel elle n'a pas de place. [ ... ] Nous pouvons verte et avec lesquels il doit rompre. Ce n'est
observer dans l'histoire de la culture humaine pas un hasard si la psychologie de l'inconscient
des phénomènes du même genre lors du surgis- se définit comme la négation d'une psychologie
sement d'une nouvelle discipline scientifique, de la conscience, si la terminologie freudienne
qu'il s'agisse de la mathématique grecque, de la de l'inconscient est hantée par une philosophie
physique galiléenne, de la théorie des sociétés de la conscience. Cet héritage, cette condition
chez Marx, etc. Dans la mesure où nous avons inévitable pour Freud, pèsent d'un poids très
lourd sur le destin de sa pensée.
1. Cf. la Présentation de ce volume. Le contrecoup inévitable du surgissement

78 79
....

d'une nouvelle discipline sur le fond d'un champ occuper de lieu dans ce champ qu'à la condition
idéologique est que ce champ idéologique tend à que ce champ soit lui-même complètement res-
annuler cette discipline, tend à nier cette rupture, tructuré, c'est-à-dire que sa topologie en soit
c'est-à-dire à digérer la nouvelle discipline qui complètement changée, que la nature même de
surgit comme sa propre contradiction et sa ce champ en soit modifiée. La psychanalyse suf-
propre contestation. Et c'est ce qui se passe dans fit-elle à elle seule à modifier la topologie de ce
l'histoire de la psychanalyse, où nous voyons la champ, c'est-à-dire à changer sa nature et ses
psychanalyse disparaître sous l'effet de la man- divisions internes? C'est une question ouverte.
ducation, la psychanalyse digérée soit par la bio- Lacan pense effectivement que la psychanalyse
logie, soit par la psychologie. La question peut restructurer le champ sur lequel elle a surgi.
essentielle sera de savoir pourquoi la discipline C'est peut-être au-delà de ses possibilités.
qui digère le plus particulièrement la psychana- Nous allons essayer de voir comment, sur le
lyse est la psychologie. Pourquoi, autrement dit, fond du champ existant, on peut en première
la psychanalyse a-t-elle surgi sur le fond du approximation localiser la psychanalyse. J'ai fait
champ de la psychologie ? Et comment se fait-il ici un dessin un peu schématique I qui représente 1,

que ce champ soit son champ le plus immédiat ? ce qu'on pourrait appeler une première tentative I:
La dernière conséquence de cette situation est de localisation de la psychanalyse. Ce que nous
que la reconnaissance de cette rupture, c''est-à- avons appris de l'interprétation de Lacan, c'est
dire de sa spécificité, n'est possible que par une que la psychanalyse concerne le devenir humain
restructuration totale du champ sur lequel cette du petit enfant d'homme, c'est-à-dire l'insertion
rupture surgit, par une modification complète et dans la culture par les défilés du signifiant, c'est-
réelle de ce champ, par l'instauration d'un nou- à-dire par les défilés de la culture elle-même,
veau champ, d'une nouvelle frontière à l'inté- et de la culture a priori qui conditionne toute
rieur de ce champ : bref par une redistribution culturation 2 de ce petit être biologique qui est
des places. C'est pourquoi on peut dire que le un petit être biologique humain. Ce petit être
problème du lieu de la psychanalyse dans le biologique devient enfant à partir du moment où
domaine des sciences humaines est un problème il a franchi la barrière de l'Œdipe, à partir du
qui se pose de deux manières. La psychanalyse moment où il s'est inséré dans la machinerie,
n'a point de place dans un champ où toutes les c'est-à-dire dans la répartition des rôles qui lui
places sont occupées, et c'est en cela qu'elle sont imposés par les structures de la parenté qui
apparaîtra comme en dehors du champ, comme se réfléchissent dans l'ordre du signifiant, à tra-
sans frontière avec lui, comme occupant un lieu
vide. Le second aspect du problème du lieu de 1. Il s' agit ici d'un schéma dessiné au tableau.
la psychanalyse est que la psychanalyse ne peut 2. Sic.

80 81
vers lequel il exprime son besoin sous la forme qu'on a appelé les enfants sauvages : les. enfants
de demande. Le problème est alors le suivant : loups les enfants veaux, les enfants truies, etc.
que rencontre le petit être humain lorsqu'il arrive - éest-à-dire des enfants ramassés dans les
à l'état de petit enfant humain? Si la psychana- bois, qui vivaient avec des bêtes, et qui ont été
lyse concerne effectivement ce passage du biolo- recueillis dans un état où ils n'avaient rien d'hu-
gique au culturel, le passage du petit être main mais avaient un comportement animal qui
biologique au petit enfant humain, que rencontre les a~similait à des petits de loups, à des petits
le petit être humain lorsqu'il pénètre dans la d'ours, etc. Voici ce qu'on peut dire des caracté-
culture après avoir traversé le défilé du signi- ristiques essentielles de ces enfants sauvages,
fiant ? Dans l'état actuel du champ des sciences bien qu'il soit évidemment assez difficile d'en
humaines, on peut considérer qu'il rencontre une faire une vérification authentique, parce qu'il est
réalité psychologique, qu'il deviendrait: sujet
psychologique ; et la psychologie serait le point
possible qu'un certain n?mb!e ?e percept,ion~,
idéologiques justement, aient Joue da_ns la defin~-
d'insertion de l'individu humain dans la culture, tion de ces caractéristiques. La première caracte-
c'est-à-dire dans les relations humaines. Psycho- ristique, c'est qu'ils sont quadrupèdes ,; l_a
logie dont une nouvelle discipline pœndrait deuxième, c'est qu'ils ne parlent pas et n arri-
ensuite le relais : la psychosociologie. J[ ... ] Je vent pour ainsi dire presque jamais à parl~r,_phé-
peux vous donner un exemple de cette interpré- nomène extrêmement intéressant ; la troisieme,
tation, dont je dis tout de suite, vous le savez c'est qu'ils ne manifestent aucun désir sexuel;
tous évidemment, qu'elle est abstraite : celui de
la quatrième, c'est qu' ils ne pe~ve?t pas _se
l'interprétation proposée, dans l'idéologie du
reconnaître eux-mêmes dans un mirmr; la cm-
xvme et du début du x1xe siècle, en particulier
quième, c'est qu'ils n'arrivent pas à sourire. Ces
dans l'idéologie condillacienne, du phénomène
des enfants sauvages. Si vous avez l'occasion de caractéristiques, qui ont été résumées non pas
lire les rapports du Dr Itard sur le sauvage de par les philosophes du xvnf siècle, mais par des
l'Aveyron ... , vous pouvez vous les procurer dans anthropologues qui ont réfléchi sur ces exem-
Les Enfants sauvages de Lucien Malson, où ils ples, ne sont peut-être pas sans intérêt, dans la
viennent d'être édités 1• mesure où toute une série de travaux contempo-
Vous savez que le xvme siècle s'est intéressé rains, en particulier ceux de Spitz 1, ont mis en
à ce problème du passage de la nature à la cultu- rapport tous ces phénomènes qu'une psycholo-
re ; et l'un des exemples sur lequel la réflexion gie expérimentale de l'enfant peut obse~er, et
du xvme siècle s'est arrêtée, c'est celui de ce qui jouent un rôle essentiel dans la réflexion de

1. Lucien Maison, les Enfants sauvages, Paris, 10/18, 1964. 1. Cf. supra, p. 45, note 1.

82 83
Lacan et de Freud sur les phénomènes que nous dans son dos, et complètement insensible à la
étudions. voix humaine. Et le seul son humain, la seule
Prenons cet exemple du sauvage de l' Av1ey- voyelle humaine qu'il ait à un moment donné
ron, étudié par le Dr Itard, qui travaillait et ensei- reconnus, c'est la voyelle « 0 » - c'est pour-
gnait à l'Institut des sourds muets (tout près d'ici quoi Itard l'a appelé« Victor»:« Unjour qu'il
par conséquent 1), et avait été chargé d'étudier le était dans la cuisine occupé à faire cuire des
sauvage de l 'Aveyro1,1 par le ministre de l 'Inté- pommes de terre, deux personnes se disputaient
rieur de l'époque, soucieux de l'avancement des vivement derrière lui, sans qu'il parût y faire la
Sciences. Ce qui est extrêmement intéressant moindre attention. Une troisième survint qui, se
dans ce cas, c'est que le Dr Itard a mis en œuvre mêlant à la discussion, commençait toutes ses
~ édagogie reposant justement sur l'hYJ:N,::. répliques par ces mots : Oh, c'est différent. Je
!!1-~se ue cet enfant sauvage était un êtrebiç,lo- remarquais que toutes les fois que cette personne
gique que l'on devait insérer dans la sociét{ laissait échapper son exclamation favorite Oh, le
humaine en lui apprenant les comportements Sauvage de l'Aveyron retournait vivement la
' humains comme s'il était un sujet sycholo- tête. Je fis le soir, à l'heure de son coucher,
'. gique. Autrement dit, la·pédagogie appliquée Jpar quelques expériences sur cette intonation, et j'en
Itard est une pédagogie condillacjenne, qui obtins à peu près les mêmes résultats. Je passai
essaie de restaûrer la continuité entre l'individu en revue toutes les autres intonations simples
010 ogïque et le sujet psychologique. L 'exemple - connues sous le nom de voyelles, et sans aucun
le plus intéressant, parce qu'il met en cause un succès. Cette préférence pour le O m'engagea à
concept essentiel pour notre réflexion, celui du lui donner un nom qui se terminât par cette
langage, est celui des tentatives par lesquelles voyelle. Je fis le choix de celui de Victor. Ce
Itard essaie de lui apprendre à parler. Il est arrivé nom lui est resté, et quand on le prononce à
à des résultats extrêmement décevants, mais ce haute voix, il manque rarement de tourner la tête
qui est intéressant, c'est de voir comment il ou d'accourir.» Et voici qui est plus intéressant:
réfléchit sa propre déception. La première chose « C'est peut-être encore pour la même raison,
qu'Itard a remarquée, c'est que ce jeune sauvage que par la suite il a compris la signification de
était sensible à des bruits tout à fait insignifiants la négation non, dont je me sers souvent pour le
pour un homme cultivé, par exemple le bruit que faire revenir de ses erreurs, quand il se trompe
l'on fait en décortiquant une noix, mais était dans ses petits exercices 1• » C'est là, si vous
complètement insensible à un coup de feu tiré voulez, le repérage d'un réflexe à un signal
déterminé. Et notre brave docteur, après avoir
1. Situé au 254, rue Saint-Jacques, l'institut s'appelle
aujourd'hui Institut national des jeunes sourds. 1. In Lucien Maison, op. cit., pp. 161-162.

84 85
réussi à établir ce point de contact, cet ancrage, et ça va complètement déconcerter notre brave
avec une voyelle, essaie de développer le lan- médecin philosophe : « Le quatrième jour de ce
gage : « J'avais lieu de croire que la voyelle 0, second essai, je réussis au gré de mes désirs, et
ayant été la première entendue, serait la première j'entendis Victor prononcer distinctement, d'une
prononcée, et je trouvais fort heureux pour mon manière un peu rude à la vérité, le mot "lait",
plan que cette simple prononciation füt, au qu'il répéta presque aussitôt. C'était la première
moins quant au son, le signe d'un des besoins fois qu'il sortait de sa bouche un son articulé et
les plus ordinaires de cet enfant. » je ne l'entendis pas sans la plus vive satisfaction.
Voilà, si vous voulez, le fond théorique sur Je fis néanmoins une réflexion qui diminua de
1 lequel va se développer cette pédagogie : le mot
est ici conçu comme le signe d'un besoin. Toute
beaucoup, à mes yeux, l'avantage de ce premier
succès. Ce ne fut qu'au moment où, désespérant
1 de réussir, je venais de verser le lait dans la tasse
une philosophie du langage est ici implicite :
signe d'un besoin, besoin d'un individu, d'un qu'il me présentait, que le mot "lait" lui échappa
sujet psychologique qui va être défini par ses avec de grandes démonstrations de plaisir ; et ce
besoins, et qui devra se servir du langage comme ne fut encore qu'après que je lui en eus versé
d'un système de signes servant de médiation à de nouveau en manière de récompense, qu'il le
ses besoins. Et voilà ce qui va se passer : « Ce- prononça pour la seconde fois. On voit pourquoi
pendant je ne pus tirer aucun parti de cette favo- ce mode de résultat était loin de remplir mes
rable coïncidence. En vain, dans les moments où intentions; le mot prononcé, au lieu d'être le
sa soif était ardente, je tenais devant lui un vase signe du besoin, n'était relativement au temps où
rempli d'eau, en criant fréquemment "eau, eau"; il avait été articulé, qu'une vaine exclamation de
en donnant le vase à une personne qui pronon- joie. Si ce mot fût sorti de sa bouche avant la
çait le même mot à côté de lui, et le réclamant concession de la chose désirée, c'en était fait; le
moi-même par ce moyen, le malheureux se tour- véritable usage de la parole était saisi par Vic-
mentait dans tous les sens, agitait ses bras autour tor» (c'est-à-dire : Victor saisissait la concep-
du vase d'une manière presque convulsive, ren- tion du sujet psychologique de la philosophie des
dait une espèce de sifflement et n'articulait Lumières, de Condillac, et devenait un petit
aucun son. Il y aurait eu de l'inhumanité d'insis- condillacien). « Un point de communication
ter d'avantage. Je changeai de sujet, sans cepen- s'établissait entre lui et moi, et les progrès les
dant changer de méthode. Ce fut sur le mot "lait" plus rapides découlaient de ce premier succès 1 ».
que portèrent mes tentatives 1• » Le mot « lait » Vous voyez toute la philosophie du langage qui
est le premier mot que va prononcer cet enfant, est dans cette pratique : le sujet défini par ses

1. Ibid., pp. 164-165. 1. Ibid.

86 87
besoins, la médiation du langage comme signe, laquelle ce devenir humain d'un sujet biologique
le signe en rapport univoque avec la chose, et la est interprété en fonction de toute une idéologie
communication établie entre deux sujets par le du sujet psychologique, défini par ses besoins ;
moyen du langage, système de signes en rapport et le langage intervient simplement comme une
direct avec le sujet. « Au lieu de tout cela, je ne théorie du signe en rapport avec la chose, les
venais d'obtenir qu'une expression, insignifiante besoins étant eux-mêmes en rapport avec la
pour lui et inutile pour nous, du plaisir qu'il res- chose : la chose devant être obtenue par le lan-
sentait. A la rigueur, c'était bien un signe vocal, gage comme moyen de communication avec un
le signe de la possession de la chose. Mais celui- autrui qui la donnera à l'enfant. Le besoin se
là, je le répète, n'établissait aucun rapport entre détermine, le besoin s'exprime dans un signe qui
nous ; il devait être bientôt négligé par cela passe par un autre qui donne la chose, et la chose
même qu'il était inutile aux besoins de l'individu est en rapport direct avec le besoin. Le circuit
et soumis à une foule d'anomalies, comme le est ainsi bouclé, mais fait apparaître la présence
sentiment éphémère et variable dont il était de deux sujets : celui qui parle (le sujet qui
devenu l'indice 1• » Toutefois, dans la suite, Itard énonce) et celui qui comprend le langage, et fait
remarque que le mot « lait » est prononcé par apparaître un statut particulier du langage dans
Victor sous la forme de «la», «li», «Ili» (un lequel existe un rapport univoque entre le signe
peu comme le « gli » italien, c'est-à-dire un et la chose signifiée, entre le signifiant et la
«li» mouillé), et il se demande si ce n'est pas chose signifiée. Vous trouvez là tout l'arrière-
en rapport avec une certaine petite fille« du nom fond idéologique qui met en cause une machi-
de Julie, jeune demoiselle de 11 à 12 ans qui nerie imaginaire : celle de deux sujets com-
vient passer les dimanches chez Mme Guérin, sa muniquant par le langage, ce moyen de
mère. Il est certain que ce jour-là les exclama- communication entre deux sujets étant lui-même
tions "li", "Ili" deviennent plus fréquentes, et se un moyen de signification d'une chose qui est
font même, au rapport de sa gouvernante, signifiée par le signifiant du langage. C'est-à-
entendre pendant la nuit dans les moments. où dire que vous trouvez dans tout cela une struc-
l'on a lieu de croire qu'il dort profondément. On ture dans laquelle les sujets communiquent par
ne peut déterminer au juste la cause et la valeur le langage, lui-même en rapport direct avec la
de ce dernier fait 2 ». chose, la chose étant elle-même en rapport direct
J'ai cité un peu longuement ce texte pour vous avec les besoins du langage. Tout est aplati : le
donner l'exemple d'une interprétation par sujet et ses besoins ne font qu'un, le signe et la
chose ne font qu'un, et c'est par cette double
1. Ibid., pp. 165-166. identité que la communication est possible.
2. Ibid., pp. 166-167. Tel est le fond de la conception idéologique

88 89
avec laquelle surviendra la rupture de la linguis- passé au moment capital de l'insertion du l?etit
tique moderne, rupture dont Lacan tirera parti. être humain dans le monde culturel. Et ce qm est
Cet aplatissement, ce caractère horizontal des capital - c'est ce sur quoi Lacan insiste, et c 'e~t
rapports de deux sujets dans leur altérité, de sa grande découverte - , c'est que ce devenu
deux sujets définis par leurs besoins, autrement humain qui va vous être figuré ainsi par ce vec-
dit l'identité du sujet et de ses besoins, et d'autre teur 1 « passage du biologique dans le culturel»,
part l'identité du signe, du signifiant et dm signi- est en vérité l'effet de l'action du culturel sur le
fié, tout cela forme une structure semblable, biologique. Ce qui est représenté ici par ce vec-
appartient à la même problématique fondamen- teur doit être en vérité représenté par un autre
tale. C'est à partir de là que le sujet est défini vecteur : c'est le culturel qui agit sur le biolo-
comme sujet psychologique : et c'est cette gique, colll?1: conditio~ de po~sibil~té d~ l' ins~r-
machinerie imaginaire, cette théorie imaginaire tion du petit etre humam. Au heu d av01r affaire
i qu'Itard essaie de mettre en jeu pour introduire
le petit être biologique à la qualité de sujet psy-
à ce vecteur « biologie ~ culture », nous avons
affaire à une structure très différente, où la
chologique. Et ça ne marche pas. Ça ne marche culture produit ce mouvement de procession. :
pas, mais par contre il observe des phénomènes nous avons affaire à une inversion de la détermi-
aussi aberrants que celui par lequel une e:xpres- nation. C'est par l'action de la culture sur le petit
sion se trouve en rapport avec des manifestations être humain biologique que se produit son inse~-
de joie, avec toute une espèce de parade qui peut tion dans la culture. Ce n'est donc pas au devenir
être également mise en rapport avec la présence humain du petit être humain que nous avons
d'une certaine petite fille associée à ces affaire, c'est à l'action de la culture, constam-
vocables, etc. Tous ces phénomènes sont aber- ment, sur un petit être autre qu'elle-même,
rants pour lui, et n'entrent pas dans sa concep- qu'elle transforme en être humain. C'est-à-dire
tion. Tout cela pour vous donner une idée de que nous avons affaire en réalité à un phéno-
l'arrière-fond culturel, de l'arrière-fond idéolo- mène d'investissement dont le vecteur est appa-
gique sur lequel on peut essayer de penser ce remment orienté vers la culture, alors qu'en fait
devenir humain du petit animal humain. Grâce à c'est la culture qui se précède elle-même
ce qui nous a été expliqué de Lacan, nous savons constamment, absorbant celui qui va devenir un
pour notre compte qu'il n'en va pas ainsi. Nous sujet humain.
savons que dans la pratique analytique, le psy- La deuxième conséquence de la réflexion de
chanalyste a affaire, dans le sujet qui se présente Lacan, c'est que ce qui va au-devant du devenir
en face de lui dans la cure, à ce qu'on peut appe- humain du petit être humain, ce n'est pas la psy-
ler les traces de cette archéologie, c'est-à-dire
aux traces actuellement présentes de ce qui s'est 1. Il s'agit ici d' un schéma dessiné au tableau.

90 91
chologie, ce n'est pas le sujet psychologique, senter comme non culturel un être qu'en fait ils
mais ce qu'il appelle « l'ordre du symbolique», ont doté de toutes les propriétés culturelles
ou que j'appellerai, si vous voulez, la loi de la nécessaires pour penser l'état de société dont_ils
culture. C'est la loi de culture qui détermine le l'ont abstrait. C'est là le sens de l'introduction
passage à la culture elle-même. Je crois qu'il du Discours sur / 'origine de l'inégalité parmi
faut l'entendre dans toute sa dimension. Et pre- les hommes. Et la critique de Rousseau est extrê-
mièrement en l'opposant à ce à quoi s'oppose mement profonde, dans la mesure où il fait appa-
cette découverte fondamentale : à une probléma- raître une vérité que nous pouvons , enco~e
tique du rapport de la nature et de la culture qui aujourd'hui reprendre à notre co~pte, a savoir
est réfléchie dans une idéologie dont je vous ai que ce qui a été pensé par les philosophes de la
donné un exemple à propos d'Itard, qui est réflé- nature dans le passage de la nature à la société,
chie sous la forme du devenir psychologique du ce sont tout simplement les conditions de possi-
petit être biologique. C'est le fameux problème bilité de l'existence de la société, pensées sous
de la philosophie du xvme siècle, celui du pas- la forme de la non-société. Le sujet qui est pensé
sage de l'état de nature à l'état de société. Et ce comme l'homme à l'état de nature est représenté
problème est posé d'une manière paradoxale que comme doué de tous les attributs, en germes ou
Rousseau a bien critiquée. Dans la critique que développés, qui appartienn~~t, eff~cth:e~ent ,à un
Rousseau adresse à Hobbes, nous trouvons par sujet du monde de la soc1ete, c est-a-dire _a un
exemple tous les termes en présence. Dans la sujet culturel. Et c'est sans doute pourqu01 une
philosophie du passage de la nature à la société, révolution importante de la pensée de Rousseau
l'idéologie du xvme siècle représente ce passage dans le second Discours consiste justement à ne
comme le passage entre deux états : d'un état pas penser le problème ?U p~ssage d_e la nature
distinct à un autre état distinct. Et, si vous avez à la société en termes d'md1v1du, mais en terme
gardé à l'esprit cette critique, c'est le sens de la d'espèce : non pas se deman~er, com~e l~ayait
critique que Rousseau adresse à Hobbes que de fait Condillac, ce que devient tel md1vid1;1,
faire apparaître le cercle idéologique de cette comment tel individu peut se développer, mais
conception. penser le développement de la société comme un
Quel est le sens de la critique que Rousseau phénomène social. C'est-à-dire penser l'antécé-
adresse à Hobbes ? Rousseau dit à Hobbes, et dence permanente de la culture ou de la s'?ciété
d'une manière générale à tous les philosophes sur son propre devenir culturel, penser le fait que
du droit naturel, qu'ils ont feint d'imaginer un la société se précède toujours elle-même. Eh
être qui ne soit que nature, alors qu'en réalité ils bien c'est cette vérité fondamentale (que Rous-
ont projeté dans l'état de nature les structures seau' abandonnera ensuite pour essayer justement
mêmes de l'état de société. Ils ont feint de repré- de se représenter sous la forme d'un homme

92 93
naturel l'idéal politique et social auquel il est tasme. Difficulté qu'on retrouve présente égale-
attaché), c'est cette vérité fondamentale que ment dans le problème de l'abréaction et dans
nous trouvons dans la réflexion de Lacan. C'est le problème de la régression. Autrement dit, le
la culture qui se précède toujours elle-même, et problème de la remémoration dans les associa-
c'est cette précédence, cette antécédence perpé- tions, dans les règles, dans les interprétations, le
tuelle de la culture par rapport à elle-même, qui problème de l'abréaction et le problème de la
est représentée par ce cercle. Et si nous voulons régression, trois concepts essentiels sur lesquels
dire les choses dans leur vérité, nous devons Lacan réfléchit, sont des problèmes liés à ce fait
constater que si nous prenons les choses un peu fondamental que la récurrence à l'œuvre dans la
au sérieux, nous n'avons jamais affaire, dans la pratique analytique n'est pas prise au sérieux
psychanalyse, à l'observation directe de cette dans une théorie psychologique. Autrement dit,
antécédence de la culture par [rapport à] elle- c'est en ne considérant pas que ce qui se passe
même, au moment où le petit enfant devient un dans la pratique analytique se passe en fait à l'in-
enfant humain, où le petit être biologique térieur d'un monde culturel constitué, dans un
devient un enfant humain. Nous avons toujours sujet qui est déjà sujet d'une société déterminée,
affaire en réalité à un phénomène ultérieur, à un sujet de culture, que tous ces problèmes se
phénomène qui se situe à l'intérieur même de la posent en termes de rapport du biologique au
culture, puisqu'il s'agit effectivement dans la psychologique. Tous les faux problèmes que
cure analytique d'une pratique qui s'adresse à un dénonce Lacan (de la remémoration, de l 'abréac-
être humain qui a été enfant humain : lorsque tion, de la régression, etc.) sont des problèmes
nous parlons du devenir humain du petit être qui naissent de la méconnaissance du fait que ce
biologique humain, nous avons affaire à une pre- qui est pensé comme antécédence de la culture
mière récurrence. C'est cette première récur- par rapport à elle-même dans le devenir humain
rence qui pose tant de problèmes à la théorie du petit être biologique, se trouve en fait situé à
psychanalytique classique, d'inspiration psycho- l'intérieur de la culture elle-même. Autrement
logique, en particulier le problème de savoir si dit, la précession de la culture dans son rapport
la remémoration qui est à l 'œuvre dans la cure avec la biologie est une précession de la culture
analytique est un phénomène de réalité, corres- par rapport à elle-même, qui se situe au niveau
pond à des réalités. Ce phénomène de récur- culturel dans la pratique psychanalytique.
rence, qui correspond par exemple au fameux C'est ici que nous voyons apparaître une autre
problème de savoir si la scène primitive, dont conséquence. Comment est-il possible de penser
Freud a dit qu'elle pouvait être à ce point trau- l'identité de signification de cette précession de
matisante, devait être assignée comme une scène la culture par rapport à elle-même, qui est à
historiquement réelle ou bien comme un fan- l' œuvre dans la cure analytique, par rapport à

94 95
cette localisation rétrospective qui est assignée est un être humain, et n'est plus qu'un être
dans la remémoration, l'abréaction, la régres- humain.
sion, etc., comme concernant le devenir humain , C'est à partir de là que nous pouvons saisir
du petit être biologique ? Le problème posé ici les rapports existant entre la psychanalyse et la
est absolument insoluble dans une théorie psy- psychologie : à partir de cette situation para-
chologique de l'inconscient, et c'est un problème doxale, et à partir de ses malentendus. Je vou-
que Lacan affronte et résout, me semble-t-il, en drais vous donner quelques indications - vous
faisant apparaître justement que c'est par l'insis- connaissez déjà l'essentiel - · qui manifestent de
tance des rapports constitués dans tout le devenir manière concrète la situation paradoxale de la
culturel de l'être culturel à partir du moment où psychanalyse dans le champ sur lequel elle sur-
il est petit enfant, par les conditions de possibi- git. Je vous disais que le surgissement d'une
lité de cette insistance dans le langage, c'est-à-
nouvelle discipline scientifique, vouée par sa
dire dans l'ordre du symbolique (dont il nous
nouveauté même à s'exprimer dans une termino-
faudra préciser tout à l'heure la signification),
que se trouve fondée la possibilité de cette récur- logie existante, c'est-à-dire à se détacher d'un
rence. Autrement dit, cette récurrence es.t pos- fond en prenant appui sur ce fond lui-même, pro-
sible parce que la temporalité, qu'il est voque une situation ambiguë, et en particulier la
impossible de penser avec un sujet psycholo- tentation de retomber dans ce fond : en tout cas
gique, se trouve soumise à des conditions de il provoque, de la part du champ idéologique sur
possibilité qui ne sont pas les cadres sociaux de lequel il se détache, la tentation de l'absorber.
la mémoire dans le sens où l'entendait Halb- Tel est le second point de cet exposé, où je vou-
wachs 1, mais qui font un avec la structure du drais parler de la psychologie en vous donnant
symbolique qui est soumise au modèle du lan- deux exemples des tentatives de digestion de la
gage. C'est parce que le devenir culturel du petit psychanalyse par la psychologie, et en essayant
être humain enfant, devenu adulte soumis à une de réfléchir très schématiquement sur ce qu'est
cure, est soumis à cette condition de possibilité, cette psychologie qui essaie d'absorber la psy-
comme condition de possibilité de sa propre chanalyse.
temporalité, qu'il est possible de fonder cette Le premier exemple de cette tentative de diges-
récurrence, et de parler du devenir humain du tion de la psychanalyse par la psychologie, c'est
petit être biologique au moment de la cure, c'est- celui d' Anna Freud. Dans un numéro de la Revue
à-dire à un moment où ce petit être biologique française de psychanalyse consacré à un hom-
1. Cf. M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire,
mage à Freud, on peut lire un article d' Anna Freud
nouvelle édition, Paris, Albin Michel, 1994. intitulé : « La contribution de la psychanalyse à la

96 97
psychologie génétique 1• » Si vous avez la lyse, permettent d'élargir notre connaissance de
patience d'y jeter un coup d'œil : il n'est pas très l'origine et du développement des deux aspects de
long, il est très schématique, il est très caricatural, la personnalité d'un individu .. Du côté_ des ten-
il est très représentatif... On peut le résumer de la dances instinctuelles, ce travail a permis en son
manière suivante. Toute la tentative d' Anna temps de reconstruire les phases pré-génitales du
Freud 2 consiste à penser la psychanalyse comme développement libidinal... et plus tard du d_éve-
l'intériorité du biologique au psychologique, pour loppement concomitant des ten~a~ces agres~1ves.
la mettre en rapport avec le social. Toutes les Du côté du moi et du sur-m01, 11 a permis de
catégories préexistantes sont conservées, sont comprendre progressivement leur origine et de
naïvement conservées ; simplement, le sujet psy- mettre en évidence ces aspects de la personna-
chologique devient un sujet qui a une intériorité lité. » Et voilà la phrase essentielle : « C'est à par-
biologique : celle du « ça », celle des instincts, tir d'un simple point central, la conscience des
celle des pulsions, celle des tendances, etc., qui va sensations de plaisir et de déplaisir, que se déve-
se trouver en rapport avec la société. D'où toute loppe l'organisation complexe du moi respon-
une série de conflits. La psychologie devient alors sable de fonctions importantes (telles que la
le « moi », qui est la catégorie centrale de toute la perception, la mémoire, l' épreu;e _de la réalité, l_a
théorie d' Anna Freud. Elle déclare par exemple synthèse de l'expérienc~, la ma1tnse_ de ,1.a motr!-
que« dans l'histoire de la psychanalyse, l'investi- cité) et de la tâche capitale de serv1r d mterme-
gation génétique a évolué de l'étude du dévdop- diaire entre le monde extérieur et le monde
pement libidinal à celle des forces inhibitrices, intérieur ; en ce qui concerne le sur-moi, il repr~-
elle a établi la description des deux lignes prin- sente et impose les exigences morales de l'envi-
cipales, simultanées et parallèles que suit la per- ronnement social, à l'intérieur de la personnalité
sonnalité humaine dans sa croissance 3 ». La individuelle 1 ». Dans cette personnalité, dans ce
personnalité humaine apparaît double, et c'est sujet psychologique d' Anna Freud 2, nous avons
l'intérêt de la psychanalyse d'avoir doublé l'an- affaire à ce qu'elle appelle une double personna-
cien sujet psychologique d'une nouvelle réalité lité à deux éléments fondamentaux de la person-
interne : « Les données génétiques tirées de cette nalité : le « ça », qui est biologique (ce sont des
double observation au cours des séances d"ana- pulsions, des instincts, etc.), et le « mo~ », q~i ~st
en rapport conflictuel avec le «ça», c est-a-~hre
1. Revue française de psychanalyse, juillet-septembre 1956.
2. Une transcription littérale de l'enregistrement donnerait à qui essaie de se défendre contre son agression,
peu près le texte suivant : « Toute la tentative de Mélanie
Freud ... d'Anna Freud [rires dans le public]. J'essaie de dépas- 1. Ibid., p. 371.
ser mes confrères. » 2. Au lieu de « Mélanie Klein», en fait prononcé par
3. A. Freud, article cité, p. 370. Althusser.

98 99
contre ses excès d'agressivité, etc., et qui en du moi ». Et toute une tendance de la psychana-
même temps est en rapport avec la réalité. Le lyse se trouve à partir de là centrée sur le problème
« moi » occupe alors une position extrêmement des « mécanismes de défense du moi», c'est-à-
difficile, puisqu'il est obligé de faire la synthèse dire des mécanismes par lesquels le sujet réussit
entre les agressions du « ça » et les exigences de à se maintenir centré sur ce « moi », qui est une
la réalité. La réalité est double : c'est à la fois la fonction de synthèse à la fois théorique et pra-
réalité perçue, c'est-à-dire le monde objectif, ,et la tique.
réalité sociale, c'est-à-dire les normes, c'est-à- Cette interprétation de la psychanalyse, cette
dire l'éthique. Ces normes et cette éthique seront théorie psychologisante de la psychanalyse
figurées sous la forme du« surmoi», qui met tou- aboutit à des conséquences techniques impor-
jours en cause, de la même manière, le rapport tantes que Lacan dénonce constamment, et en
d'un sujet à une réalité extérieure - cette réalité particulier au primat de l'analyse des résistances.
extérieure étant celle du monde objectif, du C'est-à-dire au primat des résistances que le
monde qui peut être perçu, et en même temps des « moi » met en jeu comme mécanisme de
normes éthiques, etc. A l'intérieur de ce sujet, qui défense pour se protéger, pour protéger sa fonc-
comprend trois instances, se développe ce conflit tion de synthèse contre toutes les agressions de
entre le sujet et la réalité extérieure. C'est-à-dire la réalité extérieure, et en particulier contre les
que la psychanalyse a simplement introduit à I'in- capacités d'agression que représentent pour lui
térieur du sujet deux nouvelles dimensions, qui ne le psychanalyste, qui est un « moi » plus fort que
sont que le reflet, la mise en place, la répercussion le sien et qui menace l'équilibre interne de sa
si vous voulez, à partir du sujet toujours conçu propre unité. Je n'insiste pas sur cette théorie,
comme « moi » sujet central, de ses rapports avec qui aboutit à des conséquences absolument
la réalité. Réalité qui est double : à la fois raison extraordinaires, puisque le problème aboutit
théorique et raison pratique, et qui se trouve finalement chez Anna Freud I à une espèce d' ob-
investie ainsi à l'intérieur du sujet sous la forme scurité totale sur les possibilités de rencontre
du « moi » : le « moi » étant cette position cen- entre les mécanismes du «moi» et le «ça».
trale qui essaie de rester centrale, qui essaie de C'est simplement par hasard qu'on arrive à
maintenir sa position contre les agressions du observer un certain nombre de relations
« ça » ou de la réalité sociale (sous la forme du constantes entre les éléments du « ça » et du
«surmoi» ou du monde extérieur objectif). C'est «moi», etc. C'est une véritable dissolution de
à partir de là que s'est développée la théorie toute la théorie freudienne.
d' Anna Freud I sur les « mécanismes de défense Comme second exemple de la digestion de la
1. Cf. note précédente. 1. Cf. note précédente.

100 101
psychanalyse par la psychologie, on peut donner tiver la psychologie, c'est-à-dire à désaliéner le
l'exemple de Lagache. Lagache essaie de donner sujet, à le déréifier, etc., alors qu'en réalité l'ef-
une explication du rapport de Lacan à Rome 1• fort de Lacan consiste dans un travail d'élabora-
Et il donne une explication du rapport de Lacan tion de l'objectivité, qui est la condition
en termes de philosophie existentielle, en se préalable à toute intelligence du sujet. Ce qui est
réclamant nommément de Sartre, et en dissol- intéressant également, c'est que Lagache, dans
vant la réalité de la théorie psychanalytique dlans sa réponse à Lacan, met en évidence sa propre
une philosophie psychologique à la mode, 1qui, théorie du rapport médecin/malade, en reprenant
en vérité, reconstitue sous une forme moderne la un terme que Lacan avait cité de je ne sais plus
vieille tentation psychologique à laquelle cédait quel psychanalyste : la psychanalyse est une
Anna Freud 2 • On peut dire qu' Anna Freud repré- « Two-body psychology » 1, c'est une psycholo-
sente, si vous voulez, la vieille psychologie clas- gie qui met en cause deux sujets l'un en face
sique, celle du « moi » comme sujet moral, de l'autre); et il résout [le problème] dans une
reposant sur une dualité entre l'intériorité du psychologie de l'intersubjectivité, dans une psy-
sujet et l' extériorité du monde objectif, qu'il chologie qui f''\it apparaître un autre type de
s'agisse du monde objectif perçu ou du monde sujet : non pas le sujet psychologique avec son
objectif des normes sociales, des nonnes arrière-fond biologique, comme chez Anna
éthiques dominant dans la société, des exigences Freud, mais le sujet comme sujet de sens, le sujet
morales de la société. Et l'on peut dire au où les structures mises en évidence par Lacan se
contraire que la tentative de Lagache donne au dissolvent dans de simples structures de sens
sujet psychologique un nouveau statut, dans (sens pour une conscience), c'est-à-dire dans une
lequel cette extériorité se trouve résorbée dans véritable psychologie de l'intentionnalité. Et ce
une philosophie de l'existence, dans une philoso- n'est pas un hasard si Lagache se rattac~e à
phie de la conscience, dans une philosophie de Politzer, qui avait justement tenté de substituer
l'intentionnalité. Il est extrêmement amusant de
aux structures de l'inconscient freudien une psy-
voir que tout l'effort de Lagache interprétant
chologie du drame en première personne, c'est-
Lacan tend à expliquer à Lacan que l'essentiel
à-dire une psychologie de la conscience.
de la contribution de Lacan consiste à désobjec-
Quelle est la critique essentielle que Lacan
1. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langa- adresse à ces tentatives de digestion de la psy-
ge», in La Psychanalyse, vol. 1, 1956 : « Actes du Congrès de
Rome. 26 et 27 septembre 1953 » (repris dans Écrits, op .. cit., 1. Ibid., p. 217. Dans son rapport de Rome, Lacan évoque
pp. 237-322). L'intervention de Daniel Lagache est publié1! aux ic i Michaël Balint et « le mot d'ordre qu'il emprunte à Rick-
pages 21 1-220 du même volume. man , de l'avènement d'une Two-body psychology » (Écrits,
2. L'enregistrement donne : « Mélanie Freud». p. 304).

102 103
chanalyse par la psychologie ? La critique essen- naire du « moi » ; et par là, dans la mesure même
tielle de Lacan porte sur le point suivant : toute où l'inconscient devient immanent au sujet psy-
tentative de digestion de la psychanalyse par la chologique, est perdue cette dimension essen-
psychologie repose sur une confusion entre le tielle de l'inconscient qui est sa transcendance :
sujet et le «moi», c'est-à-dire sur une mécon- transcendance manifeste dans les œuvres de
naissance de la fonction du « moi » dans le sujet, Freud lui-même, dans la mesure où l'inconscient
qui est précisément d'être une fonction de recon- est cherché comme un au-delà du sujet, pensé
naissance et de méconnaissance. La deuxième comme un au-delà du sujet psychologique. Cette
objection fondamentale de Lacan, c'est que: la transcendance du sujet, la psychologie moderne,
psychologie à l'œuvre dans ce travail de réfuta- et en particulier la psychologie sartrienne ou
tion de la psychanalyse, repose également sur politzérienne, la cherche dans !'intersubjectivité.
une confusion entre la structure et le sens, confu- La transcendance de l'inconscient est pensée par
sion qui n'est possible qu'à partir d'une philoso- exemple chez Lagache, après Politzer, comme
phie de la conscience. Autrement dit, la celle de l'immanence de l'alter ego : l'incons-
psychanalyse présentée sous cette forme psycho- cient se trouve investi dans ce qui est pensé
logique subit la structure fondamentale de la comme la condition de possibilité de sa transcen-
psychologie, c'est-à-dire la structure fondamen- dance, celle d'une intersubjectivité transcendan-
tale selon laquelle le sujet humain serait iden- tale, au niveau même du vécu. C'est là,
tique au «moi» humain, c'est-à-dire aurait la évidemment, que se situe le point le plus impor-
structure centrée du « moi » humain. A partir de tant : cette intersubjectivité transcendantale, qui
là, le thème essentiel de la critique de Lacan peut apparaît comme le lieu de l'inconscient dans une
s'énoncer de la façon suivante : si l'on ramène psychologie de type politzérien ou sartrien, ou
la psychanalyse à la structure typique de la psy- d'inspiration phénoménologique, cette intersub-
chologie, on ne comprend plus ce qu'est l'in- jectivité, pensée comme la condition de possibi-
conscient. L'inconscient, dès que l'on veut lité transcendantale de l'altérité psychologique,
réduire la psychanalyse à la psychologie, devient possède la même structure que celle du sujet
un intérieur de la conscience : soit un « ça » bio- psychologique. C'est ce point qu'il faudrait
logique, un en deçà du sujet insaisissable à l'in- essayer de montrer avec un peu de précision.
térieur du sujet, soit simplement le sens vécu Dans les deux cas, qu'il s'agisse d'une intériori-
mais occulté, le non-sens qui est toujours le sation de l'inconscient, sous la forme du biolo-
risque du sens vécu dans l'intentionnalité de la gique ou sous la forme du sens, ou d'une
conscience. C'est là la fatalité de cette centration reconnaissance de sa transcendance, sous la
du sujet sur le« moi», c'est-à-dire de la soumis- forme d'une intersubjectivité transcendantale,
sion de la structure du sujet à la structure imagi- nous aurions affaire à la même structure, celle

104 105
par laquelle la structure réelle du sujet est sou- concept qui, lui, a également un sens dans la
mise à la structure imaginaire du moi, c'est-à- division sociale du travail, et en particulier
dire à la même structure centrée. comme sujet d'imputation d'un certain nombre
Pourquoi la psychologie se présente-t-elle de conduites, qu'il s'agisse de conduites morales
sous cette forme? C'est le point que je voudrais ou de conduites politiques. Ce n'est pas un 1

examiner maintenant en essayant de me deman- hasard si le sujet désigne celui qui est assujetti,
der : qu'est-ce que la psychologie? d'où vient alors que dans la fonction classique de la psy-
la psychologie ? quel est son passé ? quel est son chologie, le sujet désigne celui qui est actif.
arriéré ? quels sont les stigmates qu'elle porte C'est ce renversement, par exemple, qui fait tout
encore aujourd'hui? Il n'est pas question ici de le paradoxe d'une psychologie dont l'origine est
faire une étude historique : je voudrais simple- manifestement politique : le sujet est celui qui
ment essayer de donner deux ou trois indica1tions est soumis à un ordre, qui est soumis à un maître,
comme préalables à une étude possible. L"idée et qui est en même temps pensé dans la psycho-
même d'une psychologie suppose un certain logie comme étant l'origine de ses propres
nombre de structures fondamentales qui la ren- actions. Ceci veut dire qu'il est sujet d'imputa-
dent possible. Ces structures fondamentales sont tion, c'est-à-dire qu'il est celui qui doit rendre
celles qui identifient trois réalités de statut dliffé- compte à un tiers de ses propres actes, de sa
rent : l'individu, le sujet et le moi. La psycholo- propre conduite, de son propre comportement. Et
gie n'est possible que par l'identification de ces si l'on considère l'ego, qui est le troisième terme
trois termes, c'est-à-dire par la présupposition de cette identification, on voit qu'il apparaît lui-
théorique qui veut que le sujet soit un individu même lié à de tout autres structures, à une tout
possédant la structure d'un ego. Cette constitu- autre problématique. Il est lié, en particulier, à
tion suppose et impose cette identité comme une problématique proprement philosophique, 1

étant réelle. Or il suffit de s'interroger sur lesta- qui se développe à partir du xvne siècle, à une
tut des trois termes qui sont mis en présence problématique qui fait apparaître le sujet comme 1

pour s'apercevoir qu'ils ne sont pas de même un ego, c'est-à-dire comme un sujet de vérité,
niveau, autrement dit qu'ils n'ont pas le même comme un sujet d'objectivité.
contenu, et que dans cette identité se trouvent en Nous pouvons en conclure, en première
fait rassemblés trois signifiants qui n'ont pas la approximation, que les trois termes dont l'identi-
même signification, que l'on ne peut pas identi- fication radicale est la présupposition de toute
fier. L'individu est un concept qui peut avoir un psychologie, sont en vérité trois termes hétéro-
sens dans le domaine de la biologie, qui peut gènes. L'individu biologique, dont la place peut
avoir un sens dans la division du travail, dans la être assignée comme telle soit dans le champ
division des fonctions sociales. Le sujet est un biologique, soit dans le champ de la division du

106 107

L
travail, c'est-à-dire de la division des rôles dans dans son acception française, il a été introduit en
la société, est une chose. Le sujet est un sujet France par Charles Bonnet. Il est donc paradoxal
d'imputation, c'est-à-dire celui qui doit obéir à de parler de psychologie à propos de Platon,
des ordres et qui doit rendre compte de son puisqu'effectivement la psychologie n'a jamais
obéissance et de ses actes, qu'il s'agisse d'ordres été thématisée comme discipline scientifique
moraux, d'ordres politiques, d'ordres religieux, pendant la période classique de la philosophie
etc. Et l'ego correspond à une troisième fonc- grecque. Toutefois, je voudrais indiquer que, dès
tion, qui est une fonction véritative, une fonction le temps de la philosophie grecque, sont mises
de synthèse, une fonction d'objectivité. C'est en place des structures qui seront reprises ulté-
alors la synthèse, si vous voulez, de ces trois rieurement, et qui apparaissent comme .des
conditions, de ces trois objets, qui est la condi- conditions de possibilité d'une psychologie. En
tion de possibilité de toute psychologie. Si nous ce qui concerne Platon, je voudrais prendre
essayons de voir ce qu'il y a derrière cette condi- l'exemple bien connu de la République, celui de
tion de possibilité qui est proposée à la psycho- la tripartition des classes, renvoyant à la triparti-
logie comme allant de soi, si nous essayons de tion à l'intérieur du sujet. Platon, s'interrogeant
voir à quelle condition une psychologie peut se sur l'homme, nous dit : nous pouvons lire en
constituer, nous nous trouvons en face de phéno- grandes lettres ce qu'est la nature de l'homme
mènes assez curieux et assez intéressants. Je en le lisant dans la société ; il est plus facile de
voudrais montrer qu'une psychologie est rendue_ lire un texte en grandes lettres qu'en petites
possible comme le sous-produit soit d'une idéo- lettres. Pour comprendre l'homme, il nous ren-
logie politique, soit d'une idéologie morale, soit voie à la structure de la société, et lorsqu'il étu-
d'une idéologie philosophique, et que ce sous- die la structure de la société, il nous renvoie à
produit peut présenter un double caractère : ou l'homme, c'est-à-dire qu'il nous renvoie à un
bien celui d'une pathologie normative de l'idéo- sujet humain dans lequel va être fondée la struc-
logie qui l'a produit, ou bien celui d'un fonde- ture de la société. Eh bien, ce sujet est lui-même
ment en miroir de l'idéologie qui l'a produit. conçu comme ayant une structure de tripartition :
Po~r exemple du premier cas, je prendrai Pla- l' epithumia, le thum6s et le noûs. Si l'on analyse
ton. Evidemment, le concept de psychologie est la démarche de Platon, il apparaît que ce sujet
un concept récent, puisqu'il apparaît seulement humain, conçu comme constitué par une struc-
au xvme siècle, et que le mot en français n'appa- ture tripartite, est en vérité le sous-produit des
raît que dans les textes de Charles Bonnet I vers problèmes politiques que Platon se propose de
1750. On sait que ce terme est dû à Wolf, mais résoudre. C'est à la fois la réflexion de ces pro-
blèmes politiques dans l'individu, et l'expression
1. Auteur d'un Traité de psychologie, paru en 1750. de ce problème politique présentée comme sa

108 109
solution et comme son fondement. C'est une la société. Nous voyons ici quel rôle joue la mise
pathologie fondatrice : c'est parce qu'effective- en place de cette structure d'une psychologie
ment dans l'homme il existe trois instances, possible chez Platon : à la fois rendre compte de
l'epithumia, le thumos et le noûs, que peut être la pathologie de la politique, rendre compte du
instauré dans la société un ordre véritable, ou au fait que l'ordre social n'est pas ce qu'il d~it êtrei
contraire y régner un désordre confus. C'est la et en même temps fonder un ordre social qw
confusion de ces trois instances dans l'individu serait ce qu'il doit être. Mais cet ordre social ne
qui peut aboutir à la confusion des classes dans peut être fondé comme tel dans un individu qu'à
la société. On voit ici que la tripartition dans le la condition de nier la signification objective des
sujet humain est chargée de résoudre le pro- structures mises en place, qui pourrait I fonder
blème de la division des classes dans la société. une psychologie, et de la transformer immédiate-
Mais ce transfert de la difficulté, présenté sous ment en morale. La politique devient morale
forme de solution, aboutit à des paralogismes dans l'individu, la morale étant, sous l'apparence
qu'il est amusant de suivre dans le détail de la de la constitution d'un sujet pouvant être l'objet
République : en particulier à ce fait que, tout d'une étude objective, tout simplement la mise
homme étant présenté comme constitué par une en place d'un ordre qui, dans le sujet, réalise la
structure tripartite, on s'aperçoit que selon les condition de possibilité et le fondement · de
classes, chaque homme en vérité se réduit à une l'ordre qui doit être élaboré dans la société.
des fonctions de cette tripartition. L'artisan n'est C'est dans un autre domaine, très différent, le
qu' epithumia : si par hasard l'artisan était autre rôle que joue par exemple la mise en place de la
chose qu'epithumia, ce serait le désordre; le gar- structure de l'ego dans la philosophie carté-
dien n'est que thumos, et si par hasard il était sienne. Quelle peut être, dans la philosophie car-
noûs ou epithumia, ce serait le désordre ; et le tésienne, la possibilité d'une psychologie? Ce
roi, le prince-philosophe n'est que noûs. Il y a ne peut être une psychologie de l'ego, de l'ego
contradiction entre la structure du sujet humain cogito, dans la mesure où le sujet de l'ego est
et la fonction que cette structure est chargée ici un sujet d'objectivité, c'est-à-dire un sujet de
d'assurer dans la société; la solution de Platon, vérité. Par contre, nous voyons que la psycholo-
c'est tout simplement de substituer à la triparti- gie est rendue possible, chez Descartes, comme
tion une hiérarchie entre les fonctions dans le la pathologie, elle-même susceptible de repré-
sujet humain, c'est-à-dire d'investir immédliate- senter l'envers d'une normalité, qui permet
ment une psychologie possible par une morale. l'exercice de plein droit de l'ego d'objectivité.
C'est la mise en ordre des trois instances dans le Autrement dit, la psychologie est rendue pos-
sujet humain qui apparaît comme la condition de
possibilité de la mise en ordre des classes dans 1. Ou « qui pourraient » ?

110 111
sible chez Descartes pour rendre compte de l'er- le sujet de vérité et le sujet d'erreur. Et c'est
reur, pour rendre compte de l'inattention, pour dans un concept comme celui d'attention, dans
rendre compte de la confusion, pour rendre un concept comme celui de liberté (qui apparaît
compte de la confusion dans l'inattention, pour comme le fond de ce concept d'attention) que se
rendre compte de la prise de la liberté dans les joue le destin du sujet psychologique, qui est
apparences du sensible et du corps, c'est-à-dire d'être justement l'ombre du sujet d'objectivité,
pour rendre compte de la confusion du sujet qui est d'être son envers et en même temps sa
d'objectivité avec son contraire, pour rendre possibilité. La pathologie apparaît ici comme la
compte de la confusion de la vérité dans l'erœur, pathologie du sujet psychologique ; le sujet psy-
de la méconnaissance de la vérité dans l'erreur. chologique apparaît ici comme le sujet patholo-
Le sujet psychologique qui apparaît ici comme gique, comme la possibilité de la pathologie du
le préalable du sujet d'objectivité, c'est le sujet sujet de l'objectivité, pathologie qui peut être
de l'erreur; c'est en même temps le sujet de l'er- immédiatement convertie en normalité par la
reur pouvant se convertir en sujet d'objectivité. fonction essentielle qui est donnée à ce sujet :
La psychologie peut ainsi être fondée chez Des- cette fonction de convertibilité qui est la liberté.
cartes comme concernant le concept du non- De ce point de vue, il serait extrêmement intéres-
concept de l'ego, comme concernant la possibi- sant de voir ce qu'il advient, par exemple, du
lité pour l'ego de ne pas être cette transparence Traité des passions de l'âme chez Spinoza, à
même qui le constitue comme sujet de vérité, partir de la critique que Spinoza fait justement
comme sujet d'objectivité : c'est-à-dire comme du cogito cartésien, de cet ego qui apparaît
concernant son propre passé. Voilà pourquoi comme le centre du cogito. La question serait de
c'est à partir des fonctions véritatives de l'ego savoir si l'abandon par Spinoza du sujet d'objec-
comme sujet d'objectivité que sont déterminées tivité comme condition de possibilité de toute
négativement les fonctions fondamentales du affirmation de vérité, n'entraîne pas une modifi-
sujet psychologique : la mémoire, l'attention, la cation radicale du sujet de cette pathologie de la
précipitation, la prévention, l'imagination, le vérité. Autrement dit, la question serait de savoir
sentiment, toutes catégories par lesquelles Des- si le statut du sujet des passions de l'âme chez
cartes pense la pathologie possible qui est l'en- Descartes, qui est défini comme cette possibilité
vers de la normalité du sujet d'objectivité. Le d'alternative entre l'erreur et la vérité, qui est
Traité des passions de l'âme chez Descartes, donc pensé à partir du sujet d'objectivité, ne se
c'est le traité de la pathologie théorique, de la trouve pas modifié profondément chez Spinoza
gnoséopathologie, et c'est en même temps le à partir justement de la suppression de ce sujet
traité de la normalité idéale : le sujet psycholo- d'objectivité, et si le Traité des passions de
gique devient le lieu où se joue le rapport entre l'âme, au lieu d'ouvrir à une psychologie, c'est-

112 113
...

à-dire à une pathologie du sujet d'objectivité, Ce que je viens de dire jusqu'à présent peut
n'ouvre pas chez Spinoza à ce qu'on pourrait être résumé de la manière suivante : il n'est de
appeler, une théorie de l'imaginaire : l'imagi- sujet psychologique possible chez Descartes que
naire étant conçu non pas, comme chez Des- comme sujet de l'erreur, c'est-à-dire comme
cartes, comme une catégorie psychologique, ombre portée dans le pathologique d'un sujet
mais comme la catégorie par laquelle un monde considéré comme un sujet normal : celui de la
est pensé. L'imaginaire ne serait plus chez Spi- vérité. La question est alors la suivante : pour-
noza une fonction psychologique, mais serait quoi la vérité doit-elle s'exprimer, pourquoi
presque, au sens hégélien du terme, un élément, s'exprime-t-elle chez Descartes sous la forme de
c'est-à-dire une totalité dans laquelle s'insèrent l'ego? Pourquoi la vérité s'exprime-t-elle par la
les fonctions psychologiques, et à partir de constitution d'un sujet de vérité? Pourquoi ce
laquelle elles sont constituées. Ce serait là le surgissement d'un sujet de vérité comme consti-
sens de la distinction spinoziste des genres de tution de la vérité elle-même ? C'est un phéno-
connaissance : l'imagination n'est pas une mène extrêmement important, parce qu'il est à
faculté de l'âme, n'est pas une faculté du sujet l'origine de toute la philosophie occidentale ; et
psychologique, l'imagination est un monde. Et la réfutation qu'en a donné Spinoza est une réfu-
quand on sait que chez Spinoza l'exemple le tation qui a disparu dans l'histoire, qui a été litté-
plus remarquable de l'imagination, c'est ralement submergée par le développement de la
l'exemple de l'existence historique, qu'il décrit problématique ultérieure, et qui n'a peut-être pas
par exemple dans le Traité théologico-politique, encore resurgi, sauf sous une forme latérale et
quand nous voyons Spinoza rapporter les fonc- allusive.
tions des sujets psychologiques, et en particulier Pourquoi est-ce qu'il y a un sujet? [... ] Peut-
des prophètes, à leur fonction dans ce monde de être la nécessité d'un sujet de vérité est-elle jus-
l'imaginaire, c'est-à-dire lorsque nous voyons tement imposée par la problématique de Des-
Spinoza constituer les sujets psychologiques (ce cartes, qui est une problématique opposant la
que nous appellerions les sujets psychologiques) vérité à l'erreur. C'est peut-être dans ces
comme des fonctions de ce monde de l'imagi- concepts de vérité et d'erreur que se trouve jus-
naire, nous avons peut-être affaire à un véritable tement renfermée l'exigence du surgissement
renversement de la problématique du sujet psy- d'un sujet comme sujet de vérité. Il est en effet
chologique, à une réfutation de la problématique tout à fait frappant de voir que ces concepts de
du sujet psychologique, directement liée à la dis- vérité et d'erreur sont les concepts fondamen-
parition chez lui de la fonction du sujet de vérité, taux sur lesquels surgit l'exigence d'un sujet de
du sujet d'objectivité, c'est-à-dire à la critique vérité. Et c'est peut-être du côté de la pensée de
du cogito. [... ] l'erreur que se trouve le sens du concept de

114 115

j
vérité qui lui est opposé. Qu'est-ce que l'erreur, non-A est non-A», c'est-à-dire « la vérité est
en effet, pour une philosophie comme celle de vraie, l'erreur est erronée», et nous aurions
Descartes ? L'erreur est pensée seulement affaire d'autre part (ceci étant une pure énoncia-
comme l'autre négatif de la vérité: l'erreur, c'est tion, c'est-à-dire un pur constat), au jugement
le concept du non-concept, mais pensé non pas qui tranche, au jugement qui sépare, c'est-à-dire
dans sa spécificité, mais comme non-concept du qui tranche entre deux valeurs sans être réfléchi
concept. L'erreur est pensée comme réfléchie à autrement que sous la forme du jugement. C'est-
partir de la vérité, sans toutefois que cette récur- à-dire qu'une philosophie du jugement, telle que
rence de la vérité sur l'erreur soit pensée dans la philosophie de Descartes, apparaît nécessaire-
son concept. Autrement dit, l'erreur est pensée ment liée à un certain type de rapport entre une
simplement comme le dehors d'une vérité, vérité et une erreur pensé sous forme de partage,
comme l'exclusion d'une vérité, sans que le rap- sans que l'acte qui instaure ce partage, c'est-à-
port à ce dehors soit pensé. Le rapport de l'erreur dire le fondement de cette distinction, soit pensé.
à la vérité est pensé comme un partage, c'est-àt- Une philosophie du jugement serait donc fondée
dire comme le résultat d'un jugement, comme sur un certain rapport négatif de la vérité à l'er-
un partage qui impose une exclusion, qui impose reur, sur une distinction pensée comme un par-
une condamnation, partage prononcé par le tage et non comme une coupure, et c'est à partir
concept de la vérité elle-même. Mais ce rapport de là que la catégorie du sujet comme sujet de
d'exclusion n'est pas pensé dans le partage ins- vérité serait instaurée. A partir de là, évidem-
tauré entre la vérité et l'erreur. Autrement dit, si ment, la catégorie du sujet comme sujet d'erreur
nous pouvons considérer que le rapport d'une se trouve également instaurée, à la fois comme
vérité à l'erreur qu'elle dénonce comme sa la pathologie du sujet de vérité et comme son
propre réflexion négative manifeste non pas un préalable aléatoire. Et c'est ainsi que Descartes
partage, mais une coupure, c'est dans la mécon- réfléchit tout le passé de sa propre philosophie,
naissance de la coupure, pensée sous forme de c'est-à-dire toute la confusion, toute l'erreur qui
partage, que se trouverait l'origine du surgisse- l'a précédée. Alors la question qui se pose, ce
ment du sujet de vérité. En effet, cette relation serait évidemment de savoir pourquoi il était
pensée comme un partage est l'équivalent d'un nécessaire qu'une telle philosophie surgisse
jugement, d'un jugement qui tranche. Et dans ce comme une philosophie du jugement. Autrement
jugement qui tranche et qui méconnaît par dit, si nous pouvons établir la corrélation suivan-
conséquent la coupure sous la forme du partag<~, te 1 entre vérité et erreur, cette coupure entraîne
nous aurions affaire à deux fonctions distinctes nécessairement une philosophie du jugement,
qui ne seraient pas pensées dans leur distinction.
Nous aurions affaire à l'énonciation « A est A, 1. Référence à un schéma au tableau.

116 117
qu_i entr~îne nécessairement une philosophie du velle discipline scientifique qui a été pensé sous
suJet qm tranche entre la vérité et l'erreur. Pour- la forme d'une philosophie du jugement. Je ne
q1;1oi le rappo~ _de la véri!é à l'erreur provoque- peux présenter évidemment qu'une hypothèse :
t-Il une appant10n du suJet de vérité? Tout le dans la philosophie du jugement, Descartes
p~o?~ème es! de savoir pourquoi le sujet de aurait pensé le rapport historique d'une nouvelle
v~n!e apparait comme nécessaire pour penser la connaissance à une ancienne sous la forme de ce
d1stmctlon entre la vérité et l'erreur. Tout ceci dont il a à rendre compte devant la culture, c'est-
réside dans le fait que l'erreur est pensée comme à-dire dans une catégorie du sujet d'imputation,
le contraire de la vérité, comme sa pure négati- du sujet moral. C'est-à-dire dans une caté~orie
vité, c'est-à-dire que la distinction entre l'erreur qui est elle-même prise dans un monde qm est
et la vérité, que la coupure entre l'erreur et la celui de l'imputation morale : dans le monde de
vérité n'est pas pensée. la responsabilité. Et c'est toute l' équ!voq~e du
Dans un,e :étrospection épistémologique, nous juge, du jugement : le juge est celm qm pro-
pouvons ev1demment assigner la différence, nonce une condamnation, qui prononce une
nous pouvons penser quelles ont été les condi- exclusion, mais dans des termes tels qu'il puisse
tions de possibilité de cette distinction : nous en rendre compte ; c'est celui qui prend la res-
po1;1vons assigner maintenant par une étude his- ponsabilité de la décision du jugement qu'il pro-
t~r~que quelles_ o~t ~té les conditions de possi- nonce, de la séparation du jugement par leque~
b1hte de la d1stmction entre vérité et erreur. il attribue à l'un ce qui est à lui et à l'autre ce qm
L'erreur a un contenu précis pour Descartes : lui appartient. Dans ce cas, nous, aur~ons ,af~aire à
c '~st 1~ _P~ilosophie ~h?1!1is~e, c'est la physique une contamination par les categones ethiques,
a~stotehc1enne ; la vente, c est la nouvelle phy- par les catégories morales et religieuses du sujet
sique, c'est la physique galiléenne. Tout ceci est d'imputation, de la réflexion théorique sur l'avè-
le résultat d'un processus historique que Des- nement d'une nouvelle discipline scientifique.
cartes ne réfléchit pas. Mais nous ne pouvons Ce pourrait être évidemment _l'?bjet d'une
pa~ seule~ent _expliquer l'apparition de cette étude historique : comment se fa1t-1l que Des-
philosoph1e du Jugement, et donc du sujet dans cartes ait éprouvé le besoin de faire porter par
lequel elle réfléchit le jugement qu'elle prononce un sujet d'objectivité la responsabilité _de 1~ pen-
sur le rapport de la vérité à l'erreur, par l'illusion sée de l'avènement d'un événement h1stonque?
de Descartes. Nous devons essayer de rendre Cela provient sans doute de sa situation dans un
compte de cette fonction de l'illusion de cette monde dont il n'a pas tenté de penser la structure
' .
meconna1ssance d'une coupure qui est' une cou- sociale objective, dont il n'a pas tenté de faire
pu,re hist?rique, c'est-à-dire culturelle, [de cette la critique, dont il n'a pas tenté une critique d~
meconnaissance] du surgissement d'une nou- jugement d'imputation morale. Et ce ne serait

118 119
peut-être pas un hasard si Spinoza échappe à d'erreur dans sa théorie du sujet empiriste. A
cette catégorie du sujet d'imputation projeté sur partir de ce moment-là, entre de plein droit dans
le sujet d'objectivité, dans la mesure même où il la psychologie le problème fondamental de la
a fait la critique de ce monde moral dans le perception, le problème fondamental de la sensa-
Traité théologico-politique, dans la mesure tion, non pas comme un problème pathologique,
même où il a fait la critique de l'identification mais comme un problème de fondement. A par-
des sujets, la critique de la constitution du sujet tir de ce moment-là, avec le développement des
(sujet psychologique, sujet éthique et sujet philo- sciences de la nature et de la neurophysiologie,
sophique) comme étant imposée par la structure entre de plein droit dans la psychologie son rap-
de l'imaginaire, c'est-à-dire par une structure port avec la physiologie, c'est-à-dire l'étude des
sociale qui produit nécessairement ce sujet pour fondements dans la physiologie de la fonction
pouvoir subsister. perceptive assignée au sujet par la théorie de la
Je crois qu'il serait assez simple de montrer connaissance empiriste sensualiste du xv111e
dans un troisième exemple, beaucoup plus faciile siècle. Ce qui serait intéressant à étudier dans
à développer, que la psychologie est toujoms cette corrélation, c'est le rôle du langage, dont
produite par le même schéma à partir du xvme j'ai dit un mot tout à l'heure, dans la mesure
siècle (puisque c'est au xvme siècle que la psy- même où il apparaît nécessairement lié à toute
chologie naît véritablement). Je crois qu'il serait la théorie de la connaissance empiriste sensua-
assez facile de montrer que la constitution du liste du xvme siècle, comme devant constituer la
sujet psychologique, la constitution de ses fonc- possibilité même de l'énonciation objective, et
tions, c'est-à-dire la détermination de ce qui e:st comme devant résoudre le problème qui est pro-
à étudier comme psychologique dans un sujet jeté comme résolu dans le sujet psychologique
psychologique à partir du xvme siècle, lui est institué par la philosophie empiriste. Je n'ai pas
assignée par la philosophie dominante du xvme le temps d'entrer dans le détail, je veux simple-
siècle : par l'empirisme sensualiste. A partir du ment donner cette indication.
xv111e siècle, la psychologie apparaît essentielle- · Par conséquent, si l'on veut résumer la struc-
ment comme le sous-produit d'une philosophie ture fondamentale qui permet à une psychologie
de la connaissance de nouveau type et de nou- d'exister, je dirai que la psychologie apparaît
veau style. A partir de ce moment-là, la psycho- comme jouant une double fonction. [... ] La psy-
logie n'est pas simplement le sujet pathologique chologie apparaît comme la pathologie soit du
d'un sujet de vérité : elle devient l'équivalent théorique, soit du moral, soit du politique, soit
de la philosophie, dans la mesure même où la du religieux. D'une part comme [leur] patholo-
philosophie empiriste sensualiste identifie les gie, et d'autre part comme une pathologie sur
· deux sujets, identifie le sujet de vérité et le suj,et laquelle [ils peuvent être fondés], c'est-à-dire

120 121
comme une pathologie pouvant se renverser en
normalité. La pathologie apparaît donc comme
un phénomène en miroir dans lequel le sujet
d'objectivité réfléchit la possibilité pour lui de
ne pas être ce qu'il est, et en même temps la
possibilité pour lui d'être ce qu'il est. Dans ice
phénomène où est assignée à la psychologie une
fonction qui est celle que le sujet théorique ne
peut pas assumer, dans ces conditions où la psy-
chologie apparaît comme chargée d'assurer la
fondation, la fonction que lui délègue le sujet Table
théorique, le sujet moral, le sujet religieux ou le
sujet politique, dans tous ces cas nous avons
affaire à une véritable fonction en miroir : miroir
de la méconnaissance sous la forme de la recon- Présentation, par Olivier Corpet et François
naissance. [... ] 1 Matheron ............................................................ . 9

Première Conférence : La place de la psychana-


lyse dans les sciences humaines ........................ 17

Seconde Conférence : Psychanalyse et psycho-


logie.................................................................... 73

1. L'enregistrement s'arrête au milieu de la phrase suivante.


Du même auteur :

Montesquieu, la politique et l'histoire, PUF, 1959.


Pour Marx, collection« Théorie», Maspero, 1965.
Lire « Le Capital», collection « Théorie», Maspero,
1965 (en collaboration).
Lénine et la philosophie, collection «Théorie», Mas-
pero, 1969.
Réponse à John Lewis, collection « Théorie », Maspero,
1973.
Philosophie et Philosophie spontanée des savants
(1967), collection« Théorie», Maspero, 1974.
Éléments d'autocritique, collection «Analyse »,
Hachette, 1974.
Positions, Éditions sociales, 1976.
XXI/< Congrès, collection« Théorie», Maspero, 1977.
Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste,
collection« Théorie», Maspero, 1978.
L'avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, Stock/
IMEC, 1992. Nouvelle édition augmentée, Le Livre
de Poche, 1994.
Journal de captivité. Stalag XA, 1940-1945, Stock/
IMEC, 1992.
Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, Stock/
IMEC, 1993 ; Biblio-essais, Le Livre de Poche, 1996.
Sur la philosophie. Entretiens et correspondance avec
Fernanda Navaro, suivis de La Transformation de la
philosophie, collection «L'infini», Gallimard, 1994.
Écrits philosophiques et politiques, Stock/lMEC, tome
I, 1994; tome Il, 1995.
Sur la reproduction, collection « Actuel Matx Confron-
tation», PUF, 1995.

Composition réalisée par NORD COMPO


IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
Usine de La Flèche (Sarthe)
LIBRAIRIE GÉNÉRALE FRANÇAISE - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris
ISBN : 2 - 253 - 94229 - 4
Où se situe la psychanalyse ? Quel est son lieu ? Quelle est
sa localisation dans un espace qui n'existe pas encore ?
Quelles sont ses nonjrontières avec des disciplines existantes ?
Telle est la question qui hante constamment la réflexion de
Lacan. Et il n'est pas exagéré de dire qu'elle a également
hanté la réflexion de Freud. Ce qui est alors frappant aussi
bien chez Lacan que chez Freud, c'est le paradoxe suivant. On
trouve chez Freud, comme on retrouve chez Lacan, une double
préoccupation : séparer radicalement la psychanalyse de
la discipline qui se donne comme la plus proche d'elle, la
psychologie, et au contraire tenter de la rattacher à des
disciplines qui apparemment sont loin d'elle, comme la socio-
logie, l'anthropologie ou l'ethnologie.
LOUIS ALTHUSSER.

Les deux conférences qui composent ce volume ont


été prononcées par Althusser dans le cadre du sémi-
naire qu'il a tenu à l'École normale supérieure, rue ~
d'Ulm, sur Lacan et la psychanalyse, au cours de ~
l'année universitaire 1963-1964. Le philosophe aborde, ~
dans le détail, le rapport qu'entretient, en France @

notamment, la psychanalyse avec les sciences humai- g


1
nes, la philosophie et, plus particulièrement, avec la _g
psychologie. Deux textes essentiels. ~
ô:;"'

Édition établie et présentée


par Olivier Corpet et François Matheron.

42/4229/3 Code pri x LP 5 }


1 111111
9 782253 942290 Dépôt légal Impr. 3978C-5 Édit. 3829 11/1996 8
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