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LES « CARICATURES Le seul problème – c’est dans cette


mesure que l’on doit, symétriquement,
DE MAHOMET » reconnaître une plus grande cohérence
ET LA LIBERTÉ aux requérants et à la 17e chambre du
D’EXPRESSION tribunal correctionnel – c’est qu’au-
cune de ces alternatives n’est conforme
ni à la Convention européenne des
Dans le débat devant la 17e cham- droits de l’homme telle qu’interprétée
bre du tribunal correctionnel de Paris, par la Cour de Strasbourg, ni à la légis-
conséquence de la plainte formée lation française.
contre Charlie Hebdo pour « injures
publiques envers un groupe de per-
sonnes en raison de sa religion », les Relativité
positions les plus conséquentes ont été
celle des plaignants et celle du tribu- de la liberté d’expression
nal lui-même. Pour les uns – l’Union
des organisations islamiques de France Certes l’article 10 paragraphe 1er de
(UOIF) et la Mosquée de Paris –, parce la Convention européenne des droits de
qu’ils n’ont fait qu’éprouver une res- l’homme prévoit que la liberté d’ex-
source légale existante, la légitimité de pression est garantie, pour en inférer
leur démarche ayant été constatée à que
travers la recevabilité de leur plainte. la liberté d’opinion et la liberté de rece-
Pour l’autre – le tribunal correctionnel voir ou de communiquer des informa-
tions ou des idées sans qu’il puisse y
dans sa décision du 22 mars 2007 –,
avoir ingérence d’autorités publiques et
parce que la pression sociale entourant sans considération de frontière
sa décision ne l’a pas conduit à renon-
doivent être protégées. En même
cer aux formes et aux ressources argu-
temps, le paragraphe 2 du même
mentatives que les juges sont habitués
article 10 dispose que l’exercice de
à éprouver dans l’un des contentieux
cette liberté emporte des « devoirs et
les moins objectivistes que l’on puisse
des responsabilités » ; qu’ainsi, la
concevoir, celui des injures religieuses,
liberté d’expression peut être soumise
des diffamations religieuses et des pro-
vocations à la haine religieuse1. En à certaines formalités, conditions, res-
trictions ou sanctions prévues par la loi,
effet, dans son expression sociale et qui constituent des mesures néces-
(ou) médiatique, l’affaire des carica- saires, dans une société démocratique,
tures de Mahomet aura été principale- à la sécurité nationale, à l’intégrité ter-
ment ramenée à une double alter- ritoriale ou à la sûreté publique, à la
native : l’alternative « pour » ou défense de l’ordre et à la prévention du
« contre » la liberté d’expression ; l’al- crime, à la protection de la santé ou de
ternative « pour » ou « contre » la laï- la morale, à la protection de la réputa-
cité, cette deuxième alternative étant tion ou des droits d’autrui, pour empê-
au demeurant déclinée ou abritée der- cher la divulgation d’informations confi-
rière les discours hostiles à la « recon- dentielles ou pour garantir l’autorité et
l’impartialité du pouvoir judiciaire.
naissance du blasphème » en France.
Dès lors, la question est de savoir
lequel des deux énoncés de l’article 10
1. Voir Pascal Mbongo, le Traitement juri- de la Convention prévaut dans la juris-
dictionnel des offenses aux croyances religieuses.
Palimpseste, dans « Mélanges en l’honneur de prudence de la Cour. Certains juristes
Jean-François Lachaume », Paris, Dalloz, 2007. sont habitués à postuler (discutable-

1 Mai 2007
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ment) que la Cour européenne des ment les discours et représentations


droits de l’homme fait prévaloir le para- homophobes ou sexistes. Encore la
graphe 1er de l’article 10 de la Conven- Cour admet-elle le principe de légis-
tion ; ce postulat participe à la fois lations prohibitives du dénigrement et
d’une mythification du libéralisme de du détournement des croyances reli-
la Cour européenne et d’une fétichisa- gieuses, des « attaques injurieuses
tion d’une proposition que la juridic- contre des objets de vénération reli-
tion européenne est habituée à répéter, gieuse » (Otto Preminger Institut,
la proposition selon laquelle 20 septembre 1994) ; ce qui est préci-
la liberté d’expression constitue l’un des sément l’objet des dispositions de la loi
fondements essentiels d’une société de 1881 sur la liberté de la presse et
démocratique et vaut même pour les relatives aux injures religieuses com-
idées qui heurtent, choquent ou inquiè- mises publiquement, aux diffamations
tent » (Handyside contre Royaume-Uni, religieuses commises publiquement,
7 décembre 1976). aux provocations à la haine religieuse
Or cette proposition – qui est aussi commises publiquement. Aussi, en fai-
vieille que le libéralisme politique – sant à l’UOIF et à la Mosquée de Paris
n’induit en elle-même aucune réponse le reproche d’avoir méconnu le « prin-
spécifique dans les litiges dont les juri- cipe de laïcité » ou d’avoir voulu faire
dictions nationales, et après elles la consacrer en France le « blasphème »,
Cour européenne, sont saisies. Cela est la défense de Charlie Hebdo revenait
si vrai que l’on est habitué à voir en définitive, et nécessairement, à frap-
devant les tribunaux un même avocat per du même opprobre les qualifica-
– selon le litige et la partie qu’il doit tions légales sur lesquelles ces deux
défendre (les plaignants ou les défen- institutions s’étaient légitimement
deurs) – ou bien exalter cet énoncé de appuyées (d’où la recevabilité de leur
l’arrêt Handyside ou bien le relativiser, requête) mais de manière non diri-
voire le taire. Cela est si vrai encore mante (d’où la relaxe).
que depuis quelques années, certains
juges de la Cour européenne – dans
des opinions minoritaires ou dissi- Vanité des références à la
dentes – se formalisent précisément du « laïcité » et au « blasphème »
caractère rhétorique de cette exaltation
par la Cour des « idées qui heurtent, Ce n’est qu’à la faveur d’une vision
choquent ou inquiètent ». pour le moins mythologique de la laï-
cité de l’État2 que la défense intellec-
Et, s’il en est ainsi, c’est pour cette rai-
tuelle et juridique de Charlie Hebdo a
son que la Cour, en se fondant sur le
pu placer le problème posé à la justice
paragraphe 2 de l’article 10 de la
sur ce terrain. Cette vision mytholo-
Convention, admet dans leur principe
gique repose, soit sur le postulat d’une
les législations limitatrices de la liberté
« indifférence de l’État à l’égard du
d’expression pour des motifs tirés
phénomène religieux », soit sur le pos-
notamment de la lutte contre des dis-
tulat d’une relégation en France de la
cours et des représentations « obs-
religion dans la « sphère privée ». Rien
cènes », les discours et représentations
n’est cependant moins vérifié que ces
négationnistes (Isorni et Lehideux
contre France, 23 septembre 1998 –
Garaudy contre France, 24 juin 2003), 2. En tout cas, une vision a-juridique ;
laquelle est problématique s’agissant précisé-
racistes (Jersild contre Danemark, ment d’une catégorie juridique, la « laïcité de
23 septembre 1994) et, hypothétique- l’État ».

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deux postulats. Le bon sens commande, ralisme. Celui-ci concourt précisément


en effet, de constater que s’il y a eu un et de plusieurs manières à faire exister
procès contre Charlie Hebdo et si les la religion dans l’espace public : parce
juges ont statué, c’est parce qu’il existe que la liberté d’expression protège pré-
dans l’ordre juridique français des cisément aussi l’expression d’opinions
incriminations tendant à la protection religieuses ; parce que la liberté de
des croyances religieuses des indivi- réunion protège précisément aussi les
dus – injure religieuse, diffamation réunions publiques ou privées à carac-
religieuse, provocation à la haine reli- tère religieux ; parce que la liberté de
gieuse – que le juge est contraint de manifestation protège également les
substantialiser chaque fois qu’il est processions religieuses ; parce que la
saisi par des requérants qui s’estiment liberté d’association protège également
offensés dans leurs croyances. Or de les associations ayant un objet reli-
deux choses l’une : ou bien ce sont ces gieux3. Ainsi, et au regard de la pen-
incriminations qui constituent une sée libérale, la véritable question posée
atteinte à la « laïcité », auquel cas on par le statut de la religion en démo-
doit les abroger ; ou bien ce sont cer- cratie est plutôt celle des protocoles et
taines prétentions des requérants – des procédures par lesquels l’on garan-
comme celles des adversaires de Char- tit un marché des idées – y compris
lie Hebdo dans l’affaire des caricatures religieuses – le plus ouvert possible.
– qui doivent être analysées comme
attentatoires à la « laïcité ». Cette
deuxième hypothèse oblige cependant Bréviaire juridictionnel
à considérer que l’existence d’incrimi-
nations protectrices des croyances reli- Les procès relatifs aux discours et
gieuses (c’est-à-dire au fond des iden- représentations offensants pour les
tités religieuses des personnes) n’est convictions religieuses sont assez
pas plus fautive en elle-même que récurrents et, tendanciellement, plus
celle d’incriminations protectrices des nombreux aujourd’hui que dans les
identités raciales, de la dignité des années 1970 et 19804. Ce qui fait que
femmes ou de l’orientation sexuelle. ponctuellement certains de ces procès
Cette deuxième hypothèse oblige en ont plus d’écho que d’autres c’est, ou
même temps à s’en remettre à l’appré- bien leur implication de la liberté de
ciation souveraine des juges quant à la création littéraire ou artistique (affaire
question de savoir si les limites de la Marithé et François Girbaud5), ou bien
liberté d’expression ont été franchies
ou non.
3. C’est au prix d’un « oubli » de ces don-
Quant à cette idée selon laquelle la nées de base que le concept de « laïcité » – avec
« laïcité à la française » consiste en la sa prétention à embrasser tous les aspects de la
vie sociale – s’est substitué, dans le langage cou-
relégation de la religion dans la sphère rant, au concept de « laïcité de l’État » qui rend
privée et en « l’absence de manifesta- pourtant mieux compte du droit français en tant
tion de la religion dans l’espace qu’il interdit principalement aux pouvoirs pu-
blics, d’une part, de donner un label de service
public », le fait est qu’elle n’a guère de public aux cultes, d’autre part, d’accorder des
sens. En effet, la distinction entre subventions directes aux cultes.
espace public et espace privé ne rend 4. Voir P. Mbongo, le Traitement juridiction-
nel des offenses aux croyances religieuses, op. cit.
pas vraiment compte du statut de la 5. À propos d’une affiche commerciale pour
religion dans la démocratie, pour des la marque de vêtement Marithé et François Gir-
baud. Réalisée par un photographe d’art, l’af-
raisons tenant à la démocratie elle- fiche litigieuse parodiait La Cène de Léonard de
même ou, pour être plus précis, au plu- Vinci.

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leur implication d’enjeux inscrits sur 2005) avait confirmé la décision ren-
l’agenda politique (affaire des carica- due par le tribunal de grande instance
tures de Mahomet). de Paris. On doit précisément faire
Quel fut l’argumentaire du tribunal l’hypothèse que le choix de la
de grande instance de Paris dans l’af- 17e chambre du tribunal correctionnel
faire Marithé et François Girbaud ? En de Paris de relaxer Charlie Hebdo des
voici les « attendus » : poursuites d’injure religieuse dans l’af-
faire des caricatures n’a pas été indif-
[…] l’affiche critiquée constitue dans
son ensemble une violation manifeste de
férent au fait que le 14 novembre 2006,
l’esprit de tolérance qui doit caractéri- la Cour de cassation (1re chambre
ser, au même titre que la liberté d’ex- civile) déjugeait le tribunal de grande
pression, une société démocratique ; instance et la Cour d’appel de Paris
[…] en effet, les catholiques peuvent dans l’affaire Marithé et François Gir-
d’autant plus se sentir attaqués et offen- baud. Entre autres considérations, la
sés dans leurs sentiments religieux que Cour de cassation fit valoir que
la représentation litigieuse, loin de la seule parodie de la forme donnée à la
constituer une contribution à un débat représentation de la Cène qui n’avait
d’idées sur la place ou sur le rôle des pas pour objectif d’outrager les fidèles
femmes dans la société contemporaine, de confession catholique, ni de les
procède de la seule intention de réali- atteindre dans leur considération en rai-
ser des profits au mépris de la foi de son de leur obédience, ne constitue pas
personnes appartenant à la religion l’injure, attaque personnelle et directe
catholique ; […] l’affiche litigieuse dirigée contre un groupe de personnes
parodie une représentation de la Cène en raison de leur appartenance reli-
qui, par sa qualité esthétique, sa puis- gieuse.
sance évocatrice et la place qu’elle tient Rapportée à l’attente angoissée dans
dans l’imaginaire des croyants, a valeur laquelle les rédacteurs de Charlie
d’icône et vise non pas tant l’œuvre de
Hebdo ont été de la décision du tribu-
Léonard que l’objet même de la foi
catholique à travers la représentation du nal correctionnel de Paris dans l’affaire
dernier repas précédant la mort du des caricatures de Mahomet, cette
Christ ; […] s’il n’est pas contestable concurrence de trois regards juridic-
que l’affiche litigieuse constitue une tionnels dans l’affaire Marithé et Fran-
œuvre de création, il n’en demeure pas çois Girbaud témoigne d’une chose
moins que, destinée seulement à la pro- simple : dans les affaires d’offenses aux
motion de vêtements, sa nature ne lui croyances religieuses, les décisions des
permet pas de s’inscrire dans un débat juges – que ce soit le juge des référés
d’idées, seul susceptible d’enlever à la (affaire Marithé et François Girbaud)
critique la gratuité qui en fait une ou le juge pénal (affaire des carica-
injure, comme le permet par exemple
tures) –, sans être arbitraires, sont
une œuvre littéraire ou cinématogra-
phique. […]. néanmoins particulièrement aléatoires.
Il y a à cela des raisons objectives.
C’est au terme de cette argumenta- C’est que pour substantialiser soit le
tion que, dans l’affaire Marithé et Fran- « trouble manifestement illicite causé
çois Girbaud, le tribunal de grande ins- à l’ordre public » par un détournement
tance de Paris (10 mars 2005) avait ou un dénigrement de croyances reli-
décidé l’interdiction d’afficher « en gieuses, soit l’injure et la diffamation
tous lieux publics et sur tous supports » religieuses, le juge doit objectiver
l’affiche publicitaire litigieuse. Avec – suprême gageure – l’offense faite aux
une argumentation somme toute diffé- convictions religieuses. Sinon il suffi-
rente, la Cour d’appel de Paris (8 avril rait à tout plaignant ou à tout groupe

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de croyants de prétendre avoir été qui est la matrice de l’imprévisibilité


offensé pour avoir gain de cause ; sinon des décisions des juges en matière
il suffirait, parallèlement, aux per- d’injures et de diffamations collectives
sonnes, aux organes de presse, aux édi- en général et en matière d’injures et de
teurs et aux artistes poursuivis de pré- diffamations religieuses en particulier ;
tendre n’avoir pas voulu offenser pour puisque c’est autour d’elle que s’orga-
obtenir systématiquement gain de nisent les contraintes argumentatives
cause. On aura fini de se convaincre de auxquelles le juge doit se plier pour
la délicate situation du juge quand on dire, en matière de diffamation reli-
se sera rappelé, par ailleurs, qu’il peut gieuse par exemple, s’il y a eu amal-
y avoir autant de perceptions d’un texte game entre une communauté de
ou d’une image qu’il y a de regards por- croyants et un fait ou une idée dégra-
tés sur lui ou sur elle. Cela est si vrai dante pour leur croyance, un amalgame
que, dans l’affaire Marithé et François dans lequel un croyant « standard » de
Girbaud, pour arriver à la même la religion concernée ne pourrait pas
conclusion juridique (l’interdiction de se reconnaître ; s’il y a eu un exercice
l’affichage), le tribunal de grande ins- normal du droit du public à être
tance de Paris et la Cour d’appel ne informé d’un événement d’actualité
s’étaient pas représentés l’affiche liti- (« exception d’événement d’actua-
gieuse de la même manière. lité ») ; si, à supposer même qu’il y ait
Les juges doivent pourtant postuler eu amalgame, celui-ci allait au-delà de
que le sens des discours et des repré- ce qu’autorise l’humour et, encore plus,
sentations litigieuses dans ce type d’af- la caricature (« excuse humoristique »).
faires est connaissable et que ce sens
est unique. Au fond, c’est cette fiction, Pascal Mbongo
ou cette hypothèse logico-déductive,

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