Forces

et fragili té
Etrange époque pour
l'Eglise catholique : assise
depuis des années dans Ie
box des accusés, coupable
selon ses détracteurs d'etre
animée d'un esprit
rétrograde et d'avoir fait
preuve d'une inexcusable
légereté dans sa gestion des
scandales de pédophilie,
elle continue pourtant de
tenir sa place dans Ie débat
public. On lui demande son
avis, elle le donne, beaucoup
l'écoutent. Curieux
constraste, aussi, entre
ces églises (et séminaires)
souvent désertés et ces
fowes qui se pressent
ailleurs, devant
Des hommes et des dieux,
de Xavier Beauvois. Meme
Benoit XVI, qui avait
passablement agacé les
croyants comme les athées
au début de sa papauté,
a redoré sa crosse depuis,
avec sa plaidoirie a peine
masquée pour les Roms
et un discours salué sur
la juste place de la foi
en politique, lors de son
voyage en Angleterre.
Alors, déclln ou embeUie ?
Et comment l'Eglise vit-elle
ce chassé-croisé ? Pour le
savoir, nous avons interrogé
le théologienjésuite
Fran~ois Euvé (photo), et
accompagné pendant une
semaine le pere Phuc,
curé de Créon, en Gironde.
En chemin, nous avons
croisé une communauté
en pleine forme -les laics -
et une espece en voie de
disparition: 1'«intellectuel
catholique ». Forces et
fragilité d'un grand corps
en mutation ...
OLIVIER PASCAL-MOUSSELLARD

16 T~L~RAMA 3174 110 NOVEMBRE 2010


"Cette tendance
aassimiler
l'Eglise au pape
est franchement
pesante 1"
Scientifique et catholique ... Ouvert sur le monde et vivant l'Eglise de l'intérieur,
F anfois Euvé mesure l'écart entre la pensée citoyenne et celle du Vatican.
Il appartient a la grande tradition des hommes d'Eglise qui sont
aussi, pleinement, des savants. Et a une famille du catholicisme
ou la recherche et la « dispute », au sens noble, ont toujours été
a l'honneur : Fran~ois Euvé est jésuite, et physicien. Autant dire
habitué aux questions qui bousculent et aux réponses qui
interrogent - celles qui touchent, par exemple, a la création
du monde. Mais ce n'est pas du big bang qu'on est allé parler
avec Ie directeur du Centre Sevres-Facultés jésuites de Paris,
auteur il y a quelques années d'un livre passionnant sur
l'histoire du péché, Crainte et tremblement. C'est de l'Eglise, vue
de l'intérieur. Des forces et de la fragilité d'une institution sur
laquelle certains sont prets a jeter la derniere pelletée de terre,
mais dont la parole continue d'etre écoutée.
e vous inspire le succes du film de Xavier Beauvois
Des hommes et des dieux ?
~_.u..,..,plupart des spectateurs, croyants ou non, sont touchés par
la profonde humanité de ce film. Ces moines sont des « saints»
(ou des « dieux ») parce qu'ils sont d'abord des hommes.
Ils hésitent, s'interrogent, doutent - et finalement s'engagent
librement. Il n'y a dans Ie propos aucun prosélytisme ni volonté
de récupération, et pas plus de dénonciation ni de voyeurisme.
Et puis, malgré l'échec apparent -la mort des moines-,
le film exprime une espérance : l'idée que la violence n'aura pas
le dernier mot. En cela, c'est une reuvre « évangélique ».
UEglise catholique doit faire face, aujourd'hui, a au moins
trois crises: la chute des vocations, la personnalité de
L'ENTRETIEN
Benoit XVI considéré, a tort ou a raison, comme un pape
réactionnaire, et les scandales de pédophilie ...
L'Eglise, c'est évident, ne réfléchit pas suffisamment a certaines
questions fondamentales. Mais il faut tout d'abord savoir
ce qu'on entend par « Eglise ». Les médias réduisent souvent
celle-ci a ses figures les plus visibles: le pape, certains éveques,
et des courants de pensée qui ne sont pas nécessairement
représentatifs de I'institution. Pour moi, l'Eglise, c'est I'ensemble
des chrétiens. Des gens convaincus, pour la plupart, que leur
Eglise a quelque chose a dire au monde ... mais qu'elle doit
parfois changer sa fa~on de Ie dire. Le creur de la crise,
c'est cette difficulté a trouver les mots justes pour transmettre
Ie message de l'Evangile dans un monde sécularisé.
La premiere crise que vous évoquez, celle de la pratique
religieuse et des vocations, est symptomatique de
1'« exculturation » du catholicisme de la société francaise :
aujourd'hui, il ne fait plus partie des références communes
de notre univers culturel. Mais c'est aussi le signe qu'une
certaine forme d'expression religieuse ne « fonctionne » plus.
A commencer par Ie langage de Benoit XVI ?
Joseph Ratzinger est un intellectuel, formé a l'université
et habitué a un public universitaire. Ce n'est pas un grand
communiquant. Du coup, certaines de ses expressions se sont
révélées malheureuses. Pourtant, si vous faites l'effort de
regarder ses discours de pres, vous verrez qu'il ne dit rien
de tres différent de ses prédecesseurs. Simplement, il emploie
un lexique ancien, qui passe mal dans Ie contexte actuel. •••
TÉLÉRAMA 3174 110 NOVEMBRE 2010 17
 LE JÉSUITE FRANCOIS EUVÉ ENTRETIEN

•.. Le probleme n'est donc pas que l'Eglise est mal comprise,
mais qu'elle s'exprime mal ?
Le message chrétien passe tres bien dans certains domaines,
comme la solidarité. En témoigne le succes de l'abbé Pierre,
de sreur Emmanuelle ou du Secours catholique. En revanche,
sur le plan du catéchisme, de la doctrine, l'expression pose
sérieusement probleme. On mesure ici le grand écart entre la
pensée moderne et celle de l'Eglise : tant que la premiere restait
l'apanage d'un petit cercle d'intellectuels, jusqu'a la Seconde
Guerre mondiale, ses effets étaient limités. Mais elle s'est
diffusée. Elle est devenue aujourd'hui la pensée du plus grand
nombre ... et cette majorité ne se contente plus d'adhérer
aux valeurs de l'Eglise sans broncher : elle pose des questions
de fond, des questions souvent légitimes.
Comment vit-on cette crise au sein de l'institution?
En parlez-vous entre vous?
Le débat est riche au niveau théologique, c'est-a-dire dans
les spheres intellectuelles de l'Eglise. Mais il reste insuffisant
entre les fideles et l'institution, et au sein me me du clergé.
La crainte devant l'avenir, l'appréhension face aux réformes
nécessaires, poussent aussi certains pretres a se replier vers
des poches « identitaires », comme les paroisses « tradis »
(qui défendent « la messe de toujours », dite de saint Pie V,
en latin) ou bien certaines communautés nouvelles. Ils y cotoient
des familles nombreuses et des pratiquants réguliers plus a l'aise
dans l'Eglise classique que dans la société d'aujourd'hui
- bref, un milieu ou la crise est moins apparente ...
D'autres, cornme l'archeveque de Poitiers, Albert Rouet,
offrent un espace au débat et tentent d'apporter des réponses
a leur niveau, dans leur diocese.

an son ro e quand elle prend le partí de e pre ena

lutions précises qui dépendent. eH "nh.'JJJo "

Et vous-meme ? Le concile Vatican II a été un vrai lieu de débat. A tel point

Je vis dans une cornmunauté d'hommes -les Jésuites - tres
attachés a la discussion. lci, ceux qui cherchent de nouvelles
formes d'expression de leur foi sont soutenus par la hiérarchie,
comme le fut le théologien et paléontologue Teilhard de
Chardin (1881-1955), souvent en bisbille avec Rome. Je traverse
donc la crise plutot sereinement, mais conscient qu'il est délicat
d'évoquer certaines questions sans défendre la ligne de Rome.
Cette tendance a assimiler l'Eglise au pape est franchement
pesante ! Si je reconnais bien sur au magistere romain Ie droit
au dernier mot (il faut bien qu'il y en ait un), toutes les positions
du Vatican ne doivent pas etre mises sur Ie meme plan.
Deux interventions récentes de Benoit XVI - sa condamnation
des expulsions de Roms et son discours sur la «juste place
de la croyance religieuse dans la vie politique », lors
de son voyage en Angleterre -, ont beaucoup fait parler.
Qu'en avez-vous pensé?
L'Eglise est dans son role quand elle prend Ie parti des excluso
Elle ne l'est plus si elle prétend proposer des solutions précises
qui dépendent, elles, du débat démocratique. Elle est aussi
dans son role quand elle souligne l'importance de la personne
humaine face a tous les « systemes », qu'ils soient libéraux
ou totalitaires. Le pape pouvait donc légitimement évoquer la
mémoire de Thomas More, chancelier du royaume et pourtant
résistant au pouvoir de Henri VIII, au nom de sa conscience.
Etes-vous d'accord avec Ie théologien Hans Küng
quand il affirme que Ie Vatican étouffe Ie débat?
d'ailleurs que les discussions n'y ont pas suivi Ie programme
prévu initialement. Mais l'hémorragie dans l'Eglise - la baisse
de la pratique religieuse, les démissions de pretres, la chute
des vocations - a convaincu Rome que ce n'était plus l'heure
d'ouvrir des discussions sur des sujets sensibles. Un réflexe
de fermeture d'autant plus fort que la crise était inattendue :
on croyait que Ie concile allait entrainer un renouveau,
que l'Eglise allait attirer les foules, et c'est le contraire
qui se produisait !Du coup, l'institution a tranché : l'urgence
est devenue de réaffirmer son identité. Une erreur, selon moi,
car je reste persuadé que si Vatican II n'avait pas eu lieu,
la crise serait encore plus grave aujourd'hui.
Le grand écart entre les valeurs d'une société qui fait la part
belle a l'argent, a la liberté sexuelle, a l'indépendance absolue
et celles de l'Eglise vous parait-il irréductible ?
L'écart est important, n'en doutons pas. Mais rend-ille discours
de l'Eglise répulsif? Vous évoquez l'argent : la crise financiere
et la constitution rapide de fortunes colossales ont montré que
tout le monde ne se reconnaissait pas dans une société fondée
sur « le fric ». Quand l'Eglise se démarque, quand elle rappelle
que l'argent ne remplit pas une vie, et ose meme suggérer qu'une
existence sobre, sinon pauvre, a de la valeur, elle est écoutée.
C'est bien la preuve qu'elle a sa place dans Ie débat lorsqu'elle
est ouverte au dialogue. En revanche, quand l'Eglise ne laisse
aucune alternative a ses réponses, l'échec est assuré. Or, certains
clercs se sont habitués a parler de maniere intransigeante, •..

la TÉLÉRAMA 3174 110 NOVEMBRE 2010

 LE JÉSUITE 'FRANCOIS EUVÉ ENTRETIEN
••• sans se préoccuper de la réception du message. Dans la société
actuelle, ce n'est plus possible.
Diriez-vous que c'est Ie cas avec la sexualité ?
L'Eglise a parfaitement Ie droit de douter qu'une sexualité
débridée ouvre la voie du bonheur, comme le proclame
bruyamment l'air du temps. Malheureusement, parce qu'elle
s'est montrée pour le moins crispée sur ces questions, ce qu'elle
a a dire d'intéressant sur Ie sujet passe mal aujourd'hui. Pour etre
audible, vous devez etre crédible, et apprendre la « gradualité ».
Entre une sexualité débridée et une continence complete,
par exemple, il y a un juste milieu. Si la seule chose que vous avez
a proposer a un homosexuel est l'abstinence, vous etes irréaliste
et vous prenez le risque de voir du monde claquer la porte.
Cette absence de gradualité me semble une des clefs
du scandale de la pédophilie : dans la formation
« a l'ancienne » des séminaristes, on tendait a ne pas faire
de différence entre la masturbation et la pédophilie.
Tout était « intrinsequement » mauvais ...
Le christianisme n'est donc pas une morale? Pourtant,
il est souvent per~u ainsi ...
L'Evangile n'est absolument pas une morále, ce n'est me me pas
une doctrine, c'est une rencontre personnelle et un récit.
Faceú e la personne, .t;g lse a tenu un Qlscours a Out:[~~Unce
'al
Qu'ensuite, on en clarifie le sens sous une forme doctrinale,
soit ; mais la rencontre et l'ouverture a la liberté doivent etre
soulignées en priorité. Peut-etre l'Eglise devrait-elle accepter
d'etre moins précise dans Ie registre moral, pour en finir
avec cette réputation : c'est tuant, la précision ...
Mais l'Eglise peut-elle concilier I'exigence de liberté propre
a notre époque avec I'adhésion sans discussion - ou presque -
a ses valeurs ?
C'est un sujet encore plus complexe que celui de la sexualité.
Face a la revendication d'autonomie de la personne,
caractéristique de l'époque moderne,l'Eglise a tenu un discours
tres ferme d'obéissance et de soumission ... alors que la liberté
est une valeur fondamentale de la tradition chrétienne ! Identifier
modemité et liberté puis opposer a ce duo Ie contre-modele
d'un obéissance chrétienne est un raccourci absolument
trompeur. L'Eglise a meme des pistes solides a offrir, pour
permettre a chacun d'accéder a une liberté vraie dans une culture
qui, quoi qu'on en dise, pousse au grégarisme
et au communautarisme. Cette liberté, c'est la
capacité de poser de vrais choix qui engagent Cralnte et
tremblement. Une
l'existence, de se déterminer soi-meme sans hlstolre du péché,
suivre le dernier slogan ou la derniere mode de Francois Euvé,
éd, du Seuil,
- fussent-ils religieux. Sur ce terrain, les 396 p" 22 €.
chrétiens peuvent exprimer sans complexe Pourquol
leur droit El la différence. le chrlstlanlsme
fait scandale,
Le succes du bouddhisme et I'affection pour de Jean-Pierre
Ie dalai-lama ou encore la multiplication des Denis, éd. du Seuil,
stages de méditation montrent que 340 p.•21 €.
Mgr Oscar
la quete de spiritualité n'a pas disparu. A. Romero,
Cette spiritualité sans Dieu n'est-elle pas d'Yves Carrier.
éd. du Cerf,
un sérieux concurrent pour l'Eglise ? 346 p., 28 €.
II y a sans doute des choses a prendre A la recherche
dans les philosophies orientales, comme du paradis,
de Jean Delumeau,
la communion avec la nature ou la recherche éd. Fayard,
de la paix intérieure. Mais je redoute la 350 p., 25 €.
20 TÉLÉRAMA 3174 I lO NOVEMBRE 2010
disparition de la personne dans la fusion avec un « grand tout»
cosmique. Quel paradoxe que cette époque ou tant de gens
cherchent une communion universelle ... tout en défendant un
superindividualisme sur Ie plan pratique! Cela étant, Ie « lieu»
divin est-il vraiment« la-haut», au «Ciel» ? On peut suivre
la topographie aristotélicienne (selon laquelle tout ce qui est
léger s'éleve et tout ce qui est lourd descend), et concevoir la
trancendance sous la forme d'une autorité divine supérieure.
Mais cette position verticale de Dieu colle mal avec la liberté
de l'homme. En tout cas ce n'est pas la mienne. N'oublions pas
que, dans l'Evangile, Ie lieu de la Révélation est bien la terre, pas
Ie Cie! ; que l'Evangile ouvre une relation, une communication
entre les deux; et que J ésus est aussi une figure humaine !
J'aimerais donc remplacer Ie mot transcendance par Ie mot
altérité. Et, au risque de choquer, je ne passerais pas d'emblée
par Dieu pour annoncer Ie message chrétien, mais par ce Christ
que l'on peut aborder a travers des récits tres simples, audibles
par tous - y compris des non-croyants ...
Quels changements aimeriez-vous voir dans l'Eglise ?
II faut d'abord renforcer Ie dialogue, sans affirmer brutalement
que Ie christianisme a LA réponse. Et Ie dialogue Ie plus urgent
est entre chrétiens et non-chrétiens. Dans mon parcours
¡.; o o .-'~"ll1-ln:,. ~1··'''l'ir··.·'·~
I"
personnel, la fréquentation d'hommes et de femmes athées ou
agnostiques - des gens qui se posaient des questions de fond -
m'a beaucoup fait progresser sur Ie sens de rna foi. Grace a nos
discussions, j'ai pris conscience qu'aller a la messe Ie dimanche
et etre gentil avec les autres n'allait pas suffire a rna vie
de chrétien. Et je me suis inscrit en théologie, alors que
j'étais étudiant en physique ...
Mais en dehors du « dialogue » - un souhait toujours vague -,
que préconisez-vous ?
Certaines questions devront etre soulevées, meme iconoclastes.
Quelle est, en christianisme, la fonction du « pretre » ? Comme
Hans Küng, je ne suis pas a priori contre l'ordination d'hommes
mariés, mais je crois que ce serait mettre la charrue avant les
bceufs. Auparavant, on pourrait construire des cornmunautés
chrétiennes locales au fonctionnement moins centralisé, et
diversifier les ministeres Oes fonctions exercées par un membre
de l'Eglise) ... En Afrique, par exemple, Ie « caté chiste » est
un leader de communauté. Pourquoi n'ordonnerait-on pas,
dans nos campagnes isolées, un membre de la paroisse
pour qu'il préside a la célébration de la messe ?
L'espérance et Ie salut sont au creur du message chrétien
sur Ie sens de la vie. Mais peu en vogue dans l'opinion ...
On peut discuter a l'infini pour savoir si Ie bien l'emporte
sur le mal - ou l'inverse. Mais je crois que les relations
interpersonnelles feront mieux passer Ie message que les grands
discours. C'est en agissant cornme si demain devait etre meilleur
qu'aujourd'hui que les chrétiens porteront le mieux l'espérance.
Quant au salut, je ne pense pas que rna vie se borne a l'ici-bas ...
mais je n'ai pas la moindre « image» de ce qui m'attend ensuite.
Evitons d'ailleurs de trop se la représenter, cette suite: on tombe
vite dans les enfantillages !Le Ciel commence ici, sur terre,
pas besoin de reporter dans un au-dela nébuleux ce qui peut
des a présent etre réalisé •
PROPOS RECUEILLlS PAR OLIVIER PASCAL-MOUSSELLARD
PHOTOS: JEAN·FRANCOIS ROBERT POUR TÉLÉRAMA
z:z:
ETRE CATHOLlQUE AUJOURD'HUI
Les pretres se font rares.
Dans sa paroisse de Gironde
ou ilfaut aller chercher lesfideles
toujours plus loin, Iepere phuc
tente de partager sa foi.
« Et toi, qu'est-ce que tu en penses ? »
L'enfant se trouble un peu, les pa-
rents sourient. La premiere fois, r;a
a surpris. Aujourd'hui, ils s'y sont
faits, meme si certains trouvent
quand me me cela un peu désinvolte.
Le pere Pham Duc Phuc est du
genre participatif. Pendant son ho-
mélie, il quitte son lutrin, descend
parmi ses paroissiens pour poser
des questions, leur fait lever les bras
pendant les chants ... Ce dimanche, a
La Sauve, en Gironde, la petite église
est a moitié pleine. Les cinquante
participants sont pour la plupart
des habitués. Des !alcs, tout sou-
rires, distribuent les livrets de chant
et s'occupent de la quete. A la sortie,
de petits groupes se forment pour
échanger des nouvelles. Le pere
Phuc, qui a quitté son aube pour en-
filer un pull bleu pétrole, passe de
l'un a l'autre. C'est un troupeau
maigre mais fidele. « Je dois etre en
contact régulier avec cent cinquante
personnes, soit 2 % de la population.
Mais il [aut voir plus loin: je célebre
la messe pour la grande [amille des
baptisés, représentée physiquement
par ceux qui sont za. » Nommé il y a
trois ans a Créon, chef-lieu de can-
REPORTAGE
ton de l'Entre-deux-Mers, le pere
Phuc, 52 ans, dont treize de minis-
tere, est en charge de neuf com-
munes. Son royaume s'étend sur
15 kilometres. La messe du di-
manche est célébrée a tour de role
dans une des trois principales
églises du secteur, celIe du samedi a
tour de role dans les six restantes. II
ya vingt ans, quatre pretres assu-
raient Ie meme service ...
Apres la messe, phuc va déjeuner
dans un petit restaurant pres de
Créon, ou sa maigre silhouette est
devenue familiere. II savoure un
whisky. La serveuse lui fait la bise.
C'est Ie ramadan, elle est fatiguée de
jeuner. lIla réconforte. Cet apres-
midi, phuc Ie passera dans son petit
deux-pieces, décoré de souvenirs de
son Vietnam natal. C'est dur d'arrí-
ver a voler du temps pour prier seu!.
La semaine a venir sera normale,
donc chargée. Toutes ses soirées
sont prises, et les journées filent.
Debout tous les jours a 7 heures,
couché souvent vers minuit.
Lundi soir, c'est la répétition de la
chorale. Les fideles sont la, beau-
coup du troisieme age, tous laissent
tomber le « mon pere », donnent du lIir
23
 ETRE CATHOLlQUE AUJOURD'HUI REPORTAGE
"Comment ne pas
s'interroger quand
je fais cent cinquante
baptemes par an
et que pas un
de ces baptisés ne
a
revient I'église 1"
LE PERE PHUC
••.. «phuc » a I'abbé, qui empoigne sa
guitare et tente d'harmoniser ce qui
peut Petre. II y a la Etienne, retraité,
dont la voix de basse domine ;
Bruno, imprimeur, qui lance blague
sur blague, éleve cinq enfants de-
puis Ie départ de sa femme, épreuve
pendant laquelle la communauté l'a
beaucoup soutenu, et qui sculpte les
objets en bois dont l'équipe d'ani-
mation pastorale a besoin ; Marie-
Cécile, qui s'occupe du bulletin pa-
roissial, quatre feuilles appelées
L'Entre deux messes. Et puis il y a
Nadine, un « pilier» sans qui rien ne
serait possible. Elle sera la a la messe
du mercredi matin, a la réunion du
mercredi soir, a la préparation du
catéchisme du jeudi, aux différentes
préparations liturgiques ... « L'un des
bonheurs du curé de campagne, c'est
d'etre en contact avec des gens qui
s'engagent, commente phuc. Sans
les lai"cs, l'église aujourd'hui serait
dépassée. II y a dans ce coin des
hommes et des femmes extraordi-
24 TÉLÉRAMA 3174 110 NOVEMBRE 2010
naires. Mais je dois veiller a ce qu'ils
gardent aussi une vie personnelle. »
Bruno, qui dépose souvent sur Ie bu-
reau de Phuc quelques figues de son
jardin ou une douzaine d'reufs de
ses cailles, culpabilise presque: « Je
viens pour porter l'Evangile de farron
joyeuse. Mais je pourrais en faire
plus. » Une autre volontaire tem-
pere. « Pas moi : je mettrais mon
foyer en danger... »
La vocation de phuc fut tardive. Sé-
minariste a 33 ans, il est ordonné a 39.
Chrétien du Vietnam, il a connu les
geóles cornmunistes, a débarqué en
France en 1981. Réfugié politique, il
doit survivre dans un pays dont il ne
parle pas la langue. II y découvre Ie
racisme ordinaire. Manutention-
naire, il entreprend des études de
commerce. II entre comme cadre
chez Leclerc. Et puis ... participe un
jour a une rencontre avec des handi-
capés. Depuis quand cela couvait-il?
L'un d'eux lui lance: « Mais pourquoi
t'es pas curé, toi ? » L'appel, encore
timide, devient irrésistible. I1laisse
tomber son boulot et entre au sémi-
naire a Toulouse.
Aujourd'hui, il se heurte a une Eglise
amoindrie, atteinte par les scandales
pédophiles et la menace intégriste.
Qu'attendent de lui ses paroissiens ?
Comment en toucher de nouveaux?
Ce mardi apres-midi, il s'occupe de
préparations au bapteme. Quatre
jeunes couples sont la. L'un n'est pas
marié: phuk Ie rec;oit, sans juger. Sur
un tableau, il a écrit plusieurs mots,
et leur fait choisir ceux qui évoquent
pour eux le bapteme. Le ton est a la
fois léger et pédagogique. Trois sé-
lectionneront « tradition », aucun
« Jésus ». II commente, un peu désa-
busé, cet oubli.
Les sacrements, il se refuse a n'en
etre que le fournisseur. « Répondre a
la demande de sacrements suffirait a
m'occuper. Mais est-ce qu'on peut s'en
contenter ? Comment nepas s'interro-
ger quand je fais cent cinquante bap-
temes par an et que pas un de ces bap-
tisés ne revient a l'église ? » Mi-figue
mi-raisin, il raconte I'histoire de ce
couple venu préparer son mariage et
demandant si on ne pouvait pas « vi-
rer la table au milieu de l'église, qui
fait vraiment moche ». II n'est qu'un
rite qui a ses yeux garde toute sa si-
gnification : I'accompagnement des
mourants et des morts. Vendredi ma-
VIETNAMIEN, tin, a l'enterrement d'un vieux lé-
LE PERE PHUC gionnaire (Résistance, Indochine,
EST ARRIVÉ EN
Algérie ...), ses camarades d'armes se-
FRANCE A. 23 ANS.
SA VOCATION ront la, médailles a la poitrine et dra-
FUT TARDIVE,
PUISQU'IL A
peau au poing. Et Phuc Ie Vietna-
ÉTÉ ORDONNÉ mien leur parlera de paix ...
A. 39 ANS. Mercredi soir, I'équipe de la cho-
rale doit organiser un apéritif de-
vant I'église pour les commerc;ants
de Créon. « Ilfautfaire sortir la com-
munauté de l'église. » C'est une pre-
miere. S'il y a cinquante partici-
pants, phuc sera content. Avec cette
garde rapprochée, il partage beau-
coup, mt-ce ses moments de doute.
Ce soir, il est déstabilisé. Un de ses
amis, un Vietnamien qui.vendait des
nems au marché, a fait une tentative
de suicide. II ne comprend pas Ie
geste et fait part de cette incompré-
hension. En face, bien sur, personne
n'a de réponse. Mais ils I'écoutent.
Comme ils l'écoutent quand il es-
saie de leur parler des Roms. Leur
situation bouleverse I'ancien « boat
people» qui s'est enfui du Vietnam.
Les Intellectuels II glisse des allusions, interpelle ses
catholiques dans ouailles en privé. « Je suis plus sen-
la société
fran(:aise, Le
sible aux conversations qu'aux décla-
Centre cathollque rations tonitruantes. » Mais il avoue
des intellectuels un vrai désarroi. Le lien avec la so-
fran<:ais,
1941-1976, ciété civile peine a se faire. « Avec les
de Claire Toupin- syndicats ou les ONG locales, il ne
Guyot, éd. PUR.
2002, 370 p., 22 €.
s'est élaboré aucune action com-
La Destitution mune.» Un de ses confreres, Pierre
des Intellectuels, Genet, curé de La Bastide, avouera
d'Yves Charles
Zarka, éd. PUF,
la meme gene: « Je n'ai pas su en
2010. 240 p., 20 €. parler, et pourtant nous avons un ••..
 ETRE CATHOLIQUE AUJOURD'HUI REPORTAGE

__ camp de Roms a la sortie de la ville... »

Le mercredi, c'est aussi le jour du
conseil spirituel. Ce qui est dit entre
ces murs releve du secret des ames.
« On attend de nous des réponses que
nous n'avons pas forcément. Je me
sens tres démuni, par exemple, de-
vant les interrogations d'un couple
homosexuel. Que puis-je leur dire ?
J'ai tres peu de certitudes, sinon celie
de la présence du Christ. J'essaie
alors d'aiguiller les gens vers les as-
sociations compétentes. »
Parmi ceux qu'il guide, les jeunes
sont rares. L'infatigable Nadine
s'occupe du catéchisme : soixante-
"Le célibat n'est pas
un état 'normal'.
J'essaie de le partager
avec ceux qui
ne I'ont pas choisi :
les handicapés, les
malades. Je sais que
Jésus pardonnait les
faiblesses. Mais je fais
attention.JJ LE PERE PHUC
dix enfants jusqu'au CM2, une tren-
taine de la 6e a la terminale, tout
cela pour douze mille habitants.
C'est peu, en dessous de la moyenne
nationale. phuc s'interroge : ou a-
t-il échoué ? Quel point d'approche
n'a-t-il pas trouvé ? II a des idées :
raccrocher la messe aux activités de
la vie paroissiale, associer Bible et
art fioral, Bible et concerts ...
De sa vie « d'avant », il n'a pas de
regrets, me me si Ie célibat est un sa-
crifice dont il cache d'autant moins
la dureté qu'il a eu une vie senti-
mental e avant la pretrise et sait a
quoi il renonce. « Le célibat n'est pas
un état "normal". J'essaie de le par-
tager avec ceux qui ne l'ont pas choi-
si : les handicapés, les malades. Je
"Intellectuel 'et' catholique"
De Charles Péguy aRené
Rémond, de Gabriel Marcel
a Fran~ois Mauriac,
I'intellectuel catholique a
marqué le XX· siecle de son
empreinte. Aujourd'hui,
iI brille par son absence dans
les débats de société. Porté
disparu, ou seulement
invisible? L'analyse d'Antoine
Guggenheim, responsable
du pole de recherche
au College des Bernardins.
« La disparition de la figure
de I'intellectuel ne concerne
pas seulement les
catholiques, comme le
montre Ie dernier livre d'Yves
Charles Zarka, La Destitution
des intellectuels.
C'est I'engagement politique
et social de tous les artistes
ou penseurs qui s'estompe.
Pourtant, cette figure
intellectuelle réapparait
aujourd'hui, coté catho,
non plus sous la forme
de I'''intellectuel catholique",
mais sous celie de
I'intellectuel "et" catholique :
un penseur ou un artiste
qui, Iibrement, s'avoue
transformé par cette tradition
ancienne et universelle
qu'est le catholicisme.
II ne s'agit pas toujours
d'un catholicisme "de foi",
mais parfois "de culture" :
I'intellectuel prend alors
acte, dans sa maniere
d'analyser le monde, du role
du catholicisme dans notre
histoire, de son importance
dans Ie champ de Part
et de son sens de I'universe!.
Qu'lI s'appelle René Girard,
Jean-Luc Marion, Rémi
Brague, Jean-Baptiste de
I
Foucauld, Chantal Delsol ou
Jean Delumeau, I'intellectuel
"et" catholique ne s'exprime
pas comme Jacques Maritain,
Gabriel Marcel ou Fran~ois
Mauriac. De I'affaire Dreyfus
a la guerre d'Algérie, ces
derniers prenaient position
au nom de leur humanité,
en "engageant" le sérieux
scientifique et la valeur
artistique de leur oeuvre.
Au nom de cette humanité,
ils disaient : devant Dleu, je
témoigne d'une vérité. C'est
Maritaln, qui tente de Iibérer
le catholicisme de Maurras
et de I'antisémitlsme avant
guerre ; ou bien les Cahiers
du témoignage chrétien
qui entrent en résistance.
Ou encore, apres guerre,
de grands théologiens
comme Balthasar, Lubac ou
Gaston Fessard, qui prennent
des positions courageuses ...
Une époque de grandes
oppositions, ou Pon s'engage
"pour" et ou Pon s'éleve
"contre" - le communisme,
le fascisme, etc. Depuls la
mort de Sartre et de Maurice
Clavel, nous sommes entrés
dans un temps moins
politique ... hélas. Mais nous
nous sommes aussi Iibérés
de la question tranchante :
"Cet intellectuel a-t-iI la foi
ou pas ?" Cette identification
des gens - et de la validité
de leur pensée - a leur fol
n'est plus acceptable.
Aucun intellectuel ne peut
concevoir, aujourd'hui, qu'un
groupe d'hommes dise : la
vérité est chez nous, I'erreur
est dehors. L'idée que la
vérité se trouve a plusieurs,
dans I'échange, est une
avancée de la modernité :
le catholicisme doit s'en
souvenir - tout comme
les penseurs agnostlques
ou athées... Vu la répartition
sociologlque des forces
- 5 % de croyants pratiquants
réguliers, 95 % de non-
pratiquants, meme si
beaucoup d'entre eux ont
des convictions religleuses -,
le réservoir de pensée le plus
riche a peu de chances
de se trouver du coté de
la bulle catho ... II est donc
vital pour les catholiques
d'écouter ce qui se passe
en dehors de leur "sphere".
Cet échange entre foi
et culture a d'ailleurs une
longue histolre : Ie concile de
Nicée (en 325), le dialogue
avec Aristote au Moyen Age,
la phénoménologie au
XX· siecle, la Bible elle-meme
font se croiser ces deux
champs. Dans cet esprit
d'ouverture, au College des
Bernardins, nous Invitons
des Intellectuels, quelle
que soit leur foi, a réfléchir
et a travailler avec nous.
La chalre du College
a ainsi été confiée a Marcel
Gauchet ... qui n'est pas
catholique (et pas du genre
a se laisser enfermer dans
une institution I), mais
qui est témoin que Ie
catholicisme a un role
a jouer dans cette grande
oeuvre de "compréhension"
a laquelle s'attaquent
les hommes et qui concerne
I'avenir. »
PROPOS RECUEILLlS PAR
OLIVIER PASCAL-MOUSSELLARD

sais que Jésus pardonnait les fai-
blesses. Mais je fais attention. »
Tous ces fils qui courent la semaine
se tissent une fois par mois, le jeudi,
avec la réunion des pretres de tout
le secteur. Aujourd'hui, ils sont huit,
représentant quarante-sept pa-
roisses et dix-huit mille habitants. II
y a la tous les styles, de Pierre,
membre de la dynamique commu-
nauté de l'Emmanuel, chemise grise
et col romain, a Christian, look Guy
Gilbert, blouson de cuir et gouaille
spontanée. Le doyen, Michel,
80 ans, se fait moquer sur les va-
cances qu'il n'a jamais prises. On
passe en revue les problemes du
diocese. Soucis financiers. Le ren-
dement des placements et un gros
legs de 800000 euros compensent
les 300 000 euros de déficit de fonc-
tionnement de l'année, mais Ie de-
nier du culte ne fournit plus que 5 %
de ce budget; surgit la nécessité de
mettre des batiments aux normes :
« Quel emmerdement », gémit l'un
d'eux. lIs se réjouissent de l'ordina-
tion a venir de diacres permanents,
pas certains de pouvoir feter pro-
chainement celle d'un pretre. IIs __

26 Tt:LÉRAMA 3174 110 NOVEMBRE 2010

 ETRE CATHOLlQUE AUJOURD'HUI
••. tentent d'organiser une visite de
I'éveque sans trop savoir s'il veut se
rendre compte de la réalité du ter-
rain ou s'il faut lui composer une
vitrine attrayante.
Christian se rebelle : « Le quotidien
est lourd, et les secteurs sont vas tes :
on ne peut pas se voiler la face ... »
« Nous ne pourrons rapidement plus
couvrir Ie terrain », constate Serge
Ricaud, curé d'Arcens. « Ou sont les
passerelles entre les paroisses et la
société civile? intervient phuc. Faut-
il se contenter de passer un bon mo-
ment entre nous et de dire "Merci
Jésus"? »
Le repas chaleureux montre une
communauté soudée, meme si elle
diminue. L'idée de déclin leur dé-
plait. « Je peux imaginer qu'il n'y ait
plus de prétre ti Créon. Mais il y aura
toujours une communauté, com-
mente Phuc, approuvé par tous.
C'est une base suffisante pour ten ir.
J'ai foi en un Dieu de nouveauté.
».
Quand on perd en largeur, on gagne
en profondeur.
HUBERT PROLONGEAU
PHOTOS: RODOLPHE ESCHER
POUR TÉLÉRAMA
28 TÉLÉRAMA 3174 110 NOVEMBRE 2010
ENQUETE
" partir,
e tire"
Deux femmes veulent faire bouger l'Eglise en
invitant tous les baptisés a ouvrir le dialogue
avec une institution repliée sur elle-meme.
( Le plus difficile, c'est d'avoir des
femmes qui soient formées. Le tout
n'est pas d'avoir une jupe, c'est
d'avoir quelque chose dans la téte. »
Le 6 novembre 2008, sur RCF et Ra-
dio Notre-oDarne, Mgr André Vingt-
Trois, cardinal-archeveque de Paris,
s'exprime sur Ie role des femmes
pendant les offices. La formule du
LE P~RE PHUC
PEUT IMAGINER
prélat scandalise de nombreux(ses)
SA PAROISSE catholiques, dont deux parois-
DE CRÉON SANS siennes aux tetes bien pleines. Paree
CURÉ, PAS SANS
SA COMMUNAUTÉ
que « trop, c'est trop! », Anne Soupa,
DE CROYANTS. rédactrice en chef de la revue Biblia,
et Christine Pedotti, éditrice, dépo-
sent plainte devant Ie tribunal... ec-
c1ésiastique (1),au nom d'un collec-
tif plaisamment baptisé Comité de
la jupe. Elles obtiennent des ex-
cuses. Et mettent les rieurs (et les
médias) de leur coté.
Arrive la tempete de 2009 : levée de
I'excommunication d'éveques inté-
gristes, justification, par l'arche-
veque de Recife, de I'excommunica-
tion d'une mere et de médecins qui
ont avorté une fillette violée par son
beau-pere, propos du pape sur l'inu-
tilité du préservatif contre le sida,
scandales pédophiles ... Des catho-
liques « démissionnent », avec fra-
cas ou sur la pointe des pieds.
D'autres se raidissent dans un sou-
tien inconditionnel au Vatican. En
mars, Christine Pedotti puise dans
les Evangiles pour dénoncer, dans
Libération, Ie manque de compas-
sion de l'archeveque de Recife. « C;:a
a été notre baptéme dufeu. Ilfallait
une parole qui ne soit pas extréme,
alors que nous étions tres en colere »,
note I'intéressée. Le meme mois, le
quotidien consacre sa derniere page
aux deux «pétroleuses cathos ».
Anne Soupa et Christine Pedotti in-
terviendront ailleurs, avec la meme
fermeté dépourvue d'agressivité.
Rejointes par des femmes, puis par
des hommes, des pretres, des reli-
gieux, elles réalisent que le Comité
de la jupe ne suffit plus. IIleur faut
dépasser la question de la dignité
des femmes dans l'Eglise, et envisa-
ger celle de tous les baptisé(e)s,
!ales et religieux confondus, face a
une institution malade, paralysée
par son centralisme, son clérica-
lisme, et un paternalisme aussi dé-
suet que contre-productif. Le dia-
gnostic est sévere ? La thérapie se
veut pragmatique : « Catholiques du
milieu de la nef », Anne Soupa et
Christine Pedotti se refusent a fon-
der « un énieme mouvement de ré-
forme de l'Eglise », qui peinerait au-
tant que ses prédécesseurs a se faire
entendre. II n'y aura pas de cahiers
de doléances envoyés au Vatican ou
aux éveques. Adultes et respon-
sables de par leur bapteme, qui les a
faits « prétres, prophetes et rois », les
baptisé(e)s doivent prendre la pa-
role la oÍ! ils sont, et devenir acteurs
de la vie de leur Eglise.
Le 11 octobre 2009, dans toute la
France, cinq cents personnes se re-
trouvent autour d'une meme de-
vise: « Ni partir, ni nous taire. » A la
fin d'une « marche des cathos ci-
toyens », Anne Soupa proclame, a
Paris, la création de la Conférence
catholique des baptisé(e)s de France
(CCBF), « maison de parole » fidele
au concile de Vatican II. Trois « mi-
nisteres » sont proposés a ses
membres : « l'écoute », pour soigner
les meurtrissures et mettre au jour
« les aspirations profondes des
hommes et des femmes de ce temps »,
« la bénédiction », pour valoriser ce ••.
 ETRE CATHOLlQUE AUJOURDJHUI
••.. qui marche dans le monde, « l'espé-
rance », pour « annoncer cette solli-
citude de Dieu envers l'humanité
tout entiere ». Aux baptisé(e)s de dé-
cider comment les mettre en pra-
tique, a travers leurs réunions et
leurs discussions sur Ie forum in-
terne du site de la CCBF.
A Paris, l'écoute passe par la mise en
place d'une permanence ouverte
aux curieux et aux adhérents poten-
tiels. « Avec les plus agés, ¡:adépote,
ils ont vécu Vatican II et ils sont en
pétard !» constate Mathilde, la res-
ponsable des permanences, qui sent
« une soif, une attente énorme. Pour
beaucoup, la CCBF est le dernier es-
poir avant de quitter l'Eglise ». De
quoi coller une certaine pression
aux fondatrices, qui réfléchissent en
ce moment a la meilleure fac;on de
structurer la Conférence sur le plan
national. Un an apres sa création, la
CCBF compte deux mille sympathi-
sants. Une quarantaine de groupes
se sont formés au niveau local. La
30 TÉLÉRAMA 3174 110 NOVEMBRE 2010
ENQUETE
moyenne d'age reste élevée : 50-60
ans, rien d'étonnant dans une Eglise
ou 65 % des pratiquants ont plus de
50 ans. Des malentendus persistent,
certains membres n'ayant pas re-
noncé a en découdre avec l'institu-
tion. Or la CCBF n'est pas en guerre
contre le Vatican; elle considere, a
raison, que les stratégies d'opposi-
tion frontale ont donné peu de ré-
sultats. Elle voudrait, a l'instar d'An-
ne Soupa, « un pape vraiment
catholique, ouvert a l'universel et a la
fraternité, qui ne pourfende pas Ie
monde, qui ne réduise pas Ie catholi-
a
cisme une morale mais lui rende sa
dimension spirituelle ». Mais elle
croit aussi que si l'Eglise doit, et
peut changer, c'est d'abord a sa base,
et par la collaboration des laics et
des pretres. Car la CCBF condamne
le c1éricalisme, « mais pas les clercs.
lIs en sont les premieres victimes et
souffrent plus que nous », écrivent
les fondatrices dans un essai to-
nique et drole, Les Pieds dans le bé-
nztler, qui précise comment elles
entendent « donner un avenir au
christianisme ».
Cet avenir, elles ne comptent pas
l'imaginer toutes seu les. « La CCBF
est une holding qui a pour but de ré-
veiller les baptisés, de les mettre de-
bout. Ce qu'ils feront apres, c'est leur
affaire », dit Christine Pedotti. Une
seule condition, la encore tres prag-
matique : « Accepter les regles ac-
tuelles de l'Eglise catholique. » Anne
Soupa n'y voit pas une si grande
contrainte: « N'est-ce pas d'abord la
démission des larcs qui a permis
tout ce pouvoir clérical ? Occupons
tous les champs du possible, on sera
peut-etre respecté(e)s et bien accueil-
li(e)s. » Christine Pedotti confirme:
« Paradoxalement, les lai'cs sont ex-
trémement libres. Le potentiel de
subversion est immense, et la possi-
bilité qu'on soit excommunié(e)s tres
faible, sauf si on participe a l'ordina-
tion d'une femme ! » Ce dernier
point n'entre pas dans leurs projets :
elles n'y sont pas favorables « dans
A.L'ORIGINE les circonstances actuelles », l'ur-
DUCOMBAT. gence leur paraissant plutot d'amé-
UNE PLAINTE DE
CHRISTINE PEDOTTI liorer la situation des pretres.
ET ANNE SOUPA Si la création de la CCBF a mis
DEVANT
dans l'ombre le Comité de la jupe,
LE TRIBUNAL ...
ECCLÉSIASTIQUE. celui-ci veut rester vigilant sur la
LEUR PSEUDO: LE place de la femme dans l'Eglise. « On
COMITÉ DE LA JUPE.
en est au stade de la loufoquerie »,
s'agace Christine Pedotti, qui pointe
l'aberration de la situation: alors
que ce sont des femmes lalques qui
font tourner les paroisses, jamais
elles ne sont associées aux décisions.
« C'est injuste, et c'est surtout un im-
mense gachis de compétences et de
ressources. »La notion de gachis re-
vient souvent dans la bouche des
membres de la CCBF. Mais l'enthou-
siasme domine. « Ce qui m'a plu
quand je suis arrivée, c'est que rien
n'était sur, tout dépendait de nous.
Anne et Christine ne reproduisent pas
le schéma de l'Eglise, elles nous veu-
Les Pieds dans
le bénitler, lent créateurs », dit Cécile. Nouveau-
d'Anne 50upa et née encore minuscule et fragile, la
Christine Pedotti,
CCBF a déja réussi quelque chose
éd. Presses
de la Renaissance, d'énorme : rendre la main aux
2010, 250 p., 19 €. croyants « de base », en leur rappe-
lant qu'ils étaient libres de parler et
les sites
d'agir au nom de leur foi.
de la CCBF: SOPHIE BOURDAIS
www.baptises.fr (1) En I'occurrence, I'officialité de Paris.
et du Comité L'officialité est Ie tribunal de ¡'éveque
de la jupe : www. diocésain, responsable de la justice qui y
comitedelajupe.fr est rendue sur la base du droit canonique.