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Norah BENARROSH Identité Ethnique

Licence 3 Cours de Bernard FORMOSO

L’identité dans l’altérité : le cas des Aroumains


L’importance du discours dans la construction identitaire.

Juin 2006

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Introduction

L’identité, en particulier celle d’une ethnie, a beaucoup à voir avec l’altérité. La


construction de l’identité d’un groupe ethnique ne peut se faire indépendamment du regard de
l’autre, de la relation du groupe à ses voisins, qui sont ses principaux interlocuteurs. Le regard de
l’étranger a aussi son importance dans ce processus. Il peut parfois être considéré, à tort peut-
être, comme objectif, puisque ne prenant pas parti, ou encore comme érudit, l’image du savant
voyageur étant très répandue.

Les relations identité-altérité sont d’autant plus imbriquées que le groupe en question est
mal connu de ses voisins, ou a développé un mode de vie très différent. C’est le cas du peuple
Aroumain, qui en plus de vivre dispersé, par petits groupes, au milieu de différentes populations
des Balkans, a eu pendant longtemps un mode de vie particulier de pasteurs nomades, avant
d’être contraint par les aléas de l’histoire de la région de revenir à un mode de vie plus sédentaire,
ou du moins semi-nomade. Ainsi, toutes sortes d’histoires, parfois mythiques, se sont
développées dans la région à propos de ce peuple, associées à des appellations variant selon les
pays, que l’on peut voir comme autant de réactions à la présence d’étrangers si proches. Cette
cohabitation, si elle n’est pas conflictuelle, se doit tout de même d’être stigmatisée, qualifiée par
les deux parties, de différentes manières.
Les Aroumains et leurs voisins parlent, commentent cette cohabitation et ces relations
particulières. Le discours et le regard ont donc beaucoup d’importance, pour les uns comme pour
les autres. Il faut se pencher sur la parole des voyageurs, des voisins, des Etats Balkaniques pour
comprendre et saisir leur vision de l’identité aroumaine. Il faut également se pencher sur le
discours des Aroumains sur eux-mêmes, examiner ce qu’ils disent et ce qu’ils ne disent pas pour
construire et protéger à la fois leur identité. Ce croisement des regards et des discours permet de
mieux appréhender les contours sociaux et culturels du groupe.

Il faut également garder à l’esprit les aspects situationnels, et interactionnels de l’identité :


elle peut être perçue différemment selon les contextes, les enjeux, qui déclenchent différentes
stratégies de présentation de soi et de son groupe. Ainsi, il est parfois facile d’assimiler l’identité à
certaines stratégies de façade qui, avec le temps, finissent par relever de l’habitude.
Dans une perspective comparable, F.Barth choisit de prendre comme objet d’étude, non
le groupe ethnique en soi, mais les contacts entre les groupes, qui sont pour lui plus pertinents.
Dans les années 1960, il développe une « théorie de l’ethnicité », qu’il définit comme le partage
d’un puissant sentiment unitaire par des gens qui peuvent par ailleurs se distinguer en de
nombreux points. Pour lui, le caractère mouvant des systèmes socio-culturels n’implique pas
forcément l’altération du sentiment unitaire ; de même que l’isolement du groupe n’est pas une
condition obligatoire de sa perpétuation, au contraire. F. Barth affirme même que l’acculturation
n’est pas un synonyme d’appauvrissement, et que l’on ne doit pas confondre acculturation avec
assimilation.

L’idée d’une dépendance aux autres pour se construire soi-même en tant que groupe, que
l’altérité serait constituante de l’identité, commence à être acceptée dans le domaine
anthropologique seulement dans les années 1950. A ce moment, cette idée est radicalement
opposée à l’acception en vigueur de la notion d’ethnie, considérée comme une entité fixe et
immuable.

2
Les aroumains, ont eu, sous l’Empire Ottoman, une place privilégiée par rapport aux
autres minorités Ils jouissaient de certains privilèges statutaires et d’exemption de taxes,
notamment grâce à leurs rapports avec l’armée impériale, dont ils étaient prestataires de services
et fournisseurs (Gossiaux, 2002). A la fin du 19e siècle, c’est l’Etat Roumain qui prend le rôle de
protecteur. Au cours du 20e siècle se déploient dans les Balkans toutes les ambitions nationalistes
des minorités, parmi lesquelles les aroumains font figure d’exception, puisqu’à aucun moment ils
n’accèdent à un statut national. On peut même se demander si les revendications du bref
mouvement national aroumain étaient d’ordre politique et visaient la création d’un Etat national.
La question qui se pose donc aujourd’hui est celle de la conservation d’une identité ethnique dans
une région où ont fleuri les revendications nationalistes, pour un peuple encore en partie nomade,
qui vit depuis toujours au contact permanent d’une multitude de populations aux coutumes et
statuts politiques variés. Certains auteurs ont même affirmé qu’il fallait se demander si,
actuellement, le peuple aroumain existait toujours.

Sans entrer dans un débat de cet ordre, qui dépasse notre propos, et relèverait d’une étude
ethnographique, nous nous pencherons ici sur les relations qui existent ou non entre l’identité
d’une ethnie, la manière de se présenter et de se protéger comme telle, et les regards, les discours
des Autres. Car si les Aroumains sont les Autres par excellence dans beaucoup de régions des
Balkans, leurs voisins le sont également lorsque l’on adopte leur propre point de vue.

Ainsi, nous aborderons dans un premier temps les origines historiques et géographiques
des Aroumains pour en dresser un bref portrait, puis nous nous pencherons sur les différents
regards extérieurs qui participent, par leur existence même à constituer l’identité des Aroumains :
quels rôles ont eu les voyageurs, les voisins et les Etats Balkaniques dans ce processus ? Enfin,
nous verrons comment les Aroumains envisagent eux-mêmes leur propre identité dans la
situation qui est la leur.

3
I-Les Aroumains : données historiques et géographiques

Théories sur leurs origines

La documentation historique sur les Aroumains est très rare et peu précise. Toutefois,
quelques sources nous renseignent, et l’on sait que leur présence dans les Balkans est attestée
pour la première fois autour de l’an Mil, où ils apparaissent sous le nom de Valaques. A la fin du
Xe siècle, ils se répandent dans l’Epire, en Macédoine et surtout en Thessalie, régions qui
correspondent aux grandes aires qu’ils occuperont tout au long de leur histoire. Pendant
longtemps, aucun document ne nous renseigne sur leur nombre. Le principal témoignage de leur
existence à cette époque est celui du Général byzantin Kékauménos, qui, dans ses Mémoires,
rédigées entre 1075 et 1082, relate la révolte de ces Valaques contre Byzance, en 1066 (Trifon,
1993). Les informations que contient ce témoignage sont précieuses, mais ont en partie été
réfutées par certains chercheurs.

Parmi les spécialistes, deux thèses principales s’affrontent quant à l’origine des Aroumains, et
s’appuient principalement sur des arguments linguistiques. La première soutient qu’ils seraient les
descendants d’une ancienne population locale romanisée dans l’Antiquité ; la seconde affirme
qu’ils sont venus du Nord, d’une région avoisinant les Daco-Roumains. C’est cette seconde thèse
qui est reprise par les dictionnaires et encyclopédies qui les mentionnent.

On trouve déjà, concernant leur origine historique, une version méprisante émanant des
grecs, qui a toujours cours de nos jours, et que nous rapporte N.Trifon dans son article : « Les
Aroumains seraient des Grecs qui, à force de collaborer avec les Romains (envahisseurs), ont
oublié leur langue, puis, au départ des Romains, se sont cachés dans les montagnes (pour ne pas
être punis ?) » (Trifon, 1993). Cette anecdote n’est pas la seule qui prétend percer le mystère de
leur origine, et nous développerons dans la partie suivante la vision de leurs voisins sur ce peuple.
N.Trifon souligne la difficulté qu’il y a à établir avec précision l’origine des aroumains, et il
ajoute : « Malheureusement, l’idéologie, en l’occurrence nationale, a horreur du vide. Le
particularisme aroumain en a fait largement les frais ». Cette précision explique, dans une certaine
mesure, les histoires qui circulent sur leurs origines, et le besoin de leurs voisins de mettre des
mots sur leur présence, leurs spécificités et leur mode de vie, comme nous allons le voir par la
suite.

Aujourd’hui, ils vivent dans le nord de la Grèce, en Albanie, dans l’est et le sud-ouest de la
Macédoine. En Serbie, on les rencontre aux frontières de la Bulgarie et de la Roumanie. Le
principal groupe est celui des « Macédo-Roumains » qui vivent en Macédoine. J.F. Gossiaux, qui
emploie dans son ouvrage le terme de Valaques, affirme que ce sont ces Macédo-Roumains que
l’on nomme Aroumains (Gossiaux, 2002). Cependant, les autres auteurs ne font pas une telle
distinction, et parlent généralement d’Aroumains. Aussi, nous suivrons la thèse majoritaire parmi
les spécialistes. N.Trifon, dont la position n’est pas très claire à ce sujet, fait également la
distinction à un moment, pour revenir dessus dans un autre article, et affirmer que lorsqu’on
distingue Valaques et Aroumains, c’est parce que les premiers viendraient de Grèce et les seconds
de macédoine yougoslave ; c’est donc dans ce sens là qu’il faudrait l’entendre Toutefois, il précise
aussitôt que cette distinction est arbitraire (Trifon, 1993).

4
Les branches de population

Il est important de distinguer, parmi les Aroumains, trois grandes branches de populations,
auxquelles il est souvent fait référence. Les Grammosthènes, que l’on trouve en Macédoine
Occidentale, dans les montagnes de Serbie ou de Bulgarie, sont originaire du Pinde. Les
Farsherotes, également originaires du Pinde, peuplent la partie méridionale de l’actuelle Albanie.
Les Moscopolitains, originaires de Voskopojë, en Albanie, se retrouvent dans les villes d’Albanie
et de Macédoine. Ils sont la branche urbaine et cultivée, et joueront de ce fait un rôle important
dans le mouvement d’affirmation des Aroumains dans la région. Selon Nicolas Trifon, on ne peut
considérer les habitants du Pinde comme une branche à part : ils constitueraient plutôt le
« tronc » du peuple Aroumain.
Les Aroumains, traditionnellement pasteurs, pratiquaient jusqu’au début du 20e siècle une
« transhumance inversée », selon le terme de F.J. Gossiaux. Leur habitat fixe était celui d’été, et ils
utilisaient en hiver les maisons abandonnées qu’ils rencontraient dans les plaines.
Chrétiens orthodoxes, ils ont été très peu nombreux à se convertir à l’Islam. On peut également
noter que, malgré leur dispersion géographique, ils ont pendant longtemps conservé des pratiques
endogames.

La lange aroumaine

L’Aroumain, langue romane proche du roumain, qui est considérée comme un dialecte en
Roumanie, n’a pas émergé comme langue de « haute culture », malgré une tentative dans ce sens
avec le développement du mouvement national, au début du 20e siècle. Dans le années 1950, la
politique linguistique en faveur de l’Aroumain a cessé, pour laisser place à celle qui en décourage
l’emploi par tous les moyens, notamment à travers l’éducation. On estime qu’elle est encore
parlée par 250 000 locuteurs aujourd’hui.
Les estimations du nombre d’Aroumains aujourd’hui varient selon les sources mais l’on
peut avancer qu’ils sont entre 120 000 et 150 000 en Macédoine, environs 370 000 en Albanie, et
1,6 millions en Grèce.

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II-L’identité comme expérience de l’altérité

Le regard des voyageurs

Les observateurs extérieurs remarquent avant tout la faculté d’adaptation des Aroumains :
adaptation à un milieu naturel hostile (la montagne), aux sociétés environnantes, aux
changements et opportunités de l’essor du capitalisme, dont certains ont apparemment su
profiter. A ce propos, J.F. Gossiaux se demande s’il faut considérer cette capacité d’adaptation
comme un trait ethnique, ainsi que certains l’ont suggéré. Il observe que cette faculté ne vaut que
pour certains groupes, à certaines époques. Ainsi, selon lui, on peut seulement affirmer que leur
semi-nomadisme les a prédisposés à cette capacité d’adaptation, que l’on ne peut pour autant
appréhender comme une particularité d’ordre ethnique (Gossiaux, 2002).

Pour Gossiaux, il est possible de rattacher l’intérêt des Aroumains aux relations de
voyages, et aux récits les concernant, au fait que ceux-ci leur permettent d’en savoir plus sur leur
histoire et leur culture, et qu’ils prouvent aux yeux d’un public plus large leur existence spécifique,
souvent déniée ou minimisée par leurs voisins les plus proches. Toutefois, rappelle l’auteur, cette
perception extérieure n’a pas de conséquence, d’emprise directe sur l’ethnicité aroumaine. Cet
intérêt pour les récits émanant de personnes extérieures est donc associé à une certaine
imperméabilité des Aroumains eux-mêmes vis-à-vis des traits qu’on leur prête parfois. Mais ce
n’est pas toujours le cas, car, comme le rappelle A.C. Taylor dans son article sur l’ethnicité, « les
ethnies sont devenus des sujets, reprenant dans bien des cas à leur compte – soit par effet
dialectique, soit parce qu’elles ne pouvaient exprimer autrement leurs revendications
économiques et politiques- le discours ethniciste employé à leur endroit par les dominants »1 ; les
« dominants » n’étant pas forcément des hommes politiques, mais souvent des missionnaires,
explorateurs, ou colons, dont l’opinion sur tel ou tel peuple a fait à plusieurs reprises, au cours de
l’histoire, figure d’autorité.

En France, il faut remonter au 19e siècle et se tourner vers Pouqueville, qui parle des
Aroumains dans « Voyage dans la Grèce »,mais aussi vers Elisée Reclus et sa « Géographie
universelle », pour avoir une idée de la vision des voyageurs de l’époque sur ce peuple. Selon
N.Trifon, Elisée Reclus nous livre « une analyse géohistorique étonnante par sa
clairvoyance »2.Ainsi, dans le tableau qu’il dresse de la Grèce et de sa population, l’auteur évoque
les langues parlées par les Aroumains, leur poids par rapport aux autres ethnies qui peuplent la
Grèce, et prévoit que ceux-ci ne pourront « que s’helléniser peu à peu, à cause du milieu qui les
entoure », et parce que « comme nationalité, ils se perdent par une émigration à outrance ; même
les cultivateurs parmi eux ont conservé quelque chose du nomade : la vie errante du pâtre ou du
marchand forain leur plait ». D’autre part, il estime qu’ « isolés comme ils le sont, ils ne sauraient
guère espérer de pouvoir se maintenir comme une race distincte », et affirme que certains se
seraient déjà complètement assimilés. Elisée Reclus présente ces « Zinzares » comme « les frères
de ces autres Roumains qui habitent au nord des plaines de la Valachie et de la Moldavie ». Il fait
également une brève description de leur mode de vie, les présentant comme des pasteurs
nomades dont les villages restent souvent abandonnés plusieurs mois d’affilée ; il loue leur
habileté et leur intelligence, et énumère les différents métiers qu’ils sont susceptibles d’exercer
dans la région, notamment celui de commerçant, où ils seraient particulièrement brillants.

1
Cf P. Bonte et M. Izard, « Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie », 2000, article « Ethnie », p.243.
2
Pour Pouqueville et Elisée Reclus, voir N.Trifon, « Notes sur les Aroumains », 1993.

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L’auteur remarque lui aussi leur discrétion et leur faculté d’adaptation, en soulignant qu’ « à
l’étranger, on les prend en général pour des Grecs ».

Le regard des peuples voisins

Mihaela Bacou (1989), dans un article sur l’acculturation et l’assimilation des Aroumains
au 20e siècle, note que l’on « a coutume de définir un ethnie non seulement par l’ensemble de ses
traits constitutifs, mais aussi par la façon dont elle se définit elle-même parmi d’autres ethnies, et
par là même celles dont les autres ethnies la définissent : les Aroumains doivent aujourd’hui être
recherchés dans des villes et des villages dont les noms ne sont plus ceux que leurs grands-
parents ont pu connaître… » (p. 163).

Les ethnies parmi lesquelles les nombreux groupes aroumains ont évolué, et ont vécu à
différentes époques, ont joué un rôle considérable dans la construction de l’identité de ce peuple,
et dans la vision qu’ont pu en avoir ceux qui ne les connaissaient pas directement. Les mythes
véhiculés, les ethnonymes dont ils ont été affublés au cours des siècles, ont une signification, que
nous tenterons d’expliciter ici, car, comme l’affirme très justement Jean-François Gossiaux
(2002), « l’identité est d’abord une expérience de l’altérité ». C’est en fonction de la façon dont
nous voient les autres que nous construisons un mode de vie et des comportements, pour
échapper à une image, pour en imposer une autre que nous jugeons plus juste, ou pour mieux y
coller. La perception de l’autre, et la manière dont on se perçoit dans son rapport à l’autre sont
donc inséparables.

Dans la région, circule une histoire que mentionne J.F. Gossiaux, sensée expliquer
l’origine et par là même l’essence des Aroumains: « A l’origine il y avait trois bateaux sur lesquels
on avait entassé des bandits, des pirates, trois bateaux pourris que l’on avait expédiés en mer afin
qu’ils coulent et envoient par le fonds leur sinistre cargaison. L’un d’eux, cependant, réussit à
gagner la côte albanaise, et c’est de ces naufragés que descendent les Valaques du Grammos »3
(p.137).

Valaques, Tsintsars, Tchobans, Macédo-roumains, Aroumounes, Armen, Koutsovalaques,


sont autant d’appellations que leur attribuent leurs voisins grecs, serbes, albanais ou roumains, et
qui contrastent avec la simplicité avec laquelle les Aroumains se nomment et se définissent eux-
mêmes. Les multiples ethnonymes dont on les qualifie sont, on s’en doute, plus ou moins
méprisants. Ils s’appliquent à mettre l’accent sur l’altérité fondamentale, la marginalité de ce
peuple, ou du moins à signifier leurs spécificités et leurs différences.
Dans les langues balkaniques, Valaque est un terme appliqué de manière générale à
l’ensemble des populations de langue romane du sud du Danube, mais il est aujourd’hui devenu
synonyme de « berger nomade », et signifie aussi « grossier, rustre, malappris » en grec. Le mot
Turc Tchoban, qu’utilisent les albanais, veut également dire « berger ». Les Serbes les appellent
Tsintsars à cause de la fréquence du son « ts » dans la langue aroumaine. Koutsovalaque, en grec,
signifie « Valaque boiteux », ce qui fait référence à leur façon de parler défectueuse, « boiteuse »,
mais aussi à la claudication réelle ou simulée de certains aroumains pour échapper à l’appel sous
les drapeaux de l’armée roumaine. Ce terme signifierait pour d’autres « valaque éclopé », « valaque
de courte taille », « petits valaques » (au sens d’habitants de la Petite Valachie), « valaques éleveurs
de moutons »… D’autres ethnonymes, tels que Karavlassi ou Morovlassi ont également une
connotation péjorative qui fait référence au noir, couleur des vêtements de certaines branches

3
Grammos : Massif montagneux situé aux frontières de la Grèce et de l’Albanie.

7
aroumaines (qui, selon une des interprétations, correspondrait à la couleur de leurs moutons), ou
trait phénotypique.

Toutefois, Trifon précise que « la variété des pistes étymologiques proposées pour
expliquer [certains] ethnonymes en dit long sur le caractère hypothétique de bien des
informations et connaissances circulant sur les aroumains, y compris dans les milieux érudits »
(Trifon, 1993, p.181).

Le rôle des nations environnantes dans le destin des Aroumains

Les Aroumains, dispersés dans plusieurs pays balkaniques, ont toujours vécu au contact
d’autres peuples, mais également de différents Etats. Cette région est secouée depuis le début du
20e siècle, mais aussi épisodiquement auparavant, par des guerres successives et des
revendications nationalistes. Les rebondissements de l’histoire, notamment la chute de l’Empire
Ottoman, et le dénouement des conflits ont amené les Etats à modifier les frontières, les lois, les
statuts des uns et des autres. Au milieu de ces tempêtes, les aroumains, sans être partie prenante,
ont eu à adapter leur mode de vie initial, et parfois à subir les conséquences des guerres internes
et des événements historiques qui ont marqué la région et forgé son visage actuel.
En 1788, un conflit entre dignitaires Ottomans de la région donne lieu au sac de la ville de
Moshopole, qui faisait jusqu’alors figure de métropole culturelle et économique des Aroumains.
Cet événement apparaît comme l’origine de leur diaspora, bien qu’ils aient déjà, à l’époque,
commencé à s’installer en diverses régions des Balkans et d’Europe.
Le statut officiel des Aroumains est également suspendu aux décisions des Etats
environnants, puisque ceux-ci décident, en 1878, de les reconnaître en tant que groupe ethnique.
En 1905, c’est la Turquie qui décide de leur accorder le statut de nationalité.

A l’aube de la Première guerre Mondiale, deux guerres se succèdent dans les Balkans. La
première, en 1912, oppose la coalition des Etats Balkaniques (Monténégro, Serbie, Bulgarie,
Grèce) à la Turquie. La seconde, en 1913, voit se disputer le sort des territoires libérés entre la
Grèce, la Serbie et la Bulgarie. Le Kosovo et la Macédoine occidentale sont alors attribués à la
Serbie.
Les guerres balkaniques qui s’achèvent en 1913, ont eu pour conséquence l’érection de
frontières divisant des espaces jusqu’alors uniment soumis à l’Empire Ottoman, ce qui a
provoqué, ou précipité le déclin du nomadisme traditionnel aroumain. Les parcours habituels des
transhumances s’en sont trouvés entravés, voire coupés. Ils se sont alors tournés vers un mode
d’élevage semi-nomade, en particulier dans la partie de la Macédoine annexée par la Yougoslavie.
De la création de nouveaux Etats ont également découlé des politiques d’assimilation qui n’ont
pas été sans conséquences pour les Aroumains. Michaela Bacou affirme à ce propos que faire un
portrait « ethnologique » des Aroumains reviendrait en fait à présenter les étapes d’une
acculturation de plus en plus précipitée.

Lors de la conclusion de la paix de Bucarest en 1913, les Aroumains figurent seulement


dans un échange de notes diplomatiques entre la Roumanie d’une part, et la Grèce, la Serbie et la
Bulgarie d’autre part. Ces trois pays s’engagent à permettre l’autonomie scolaire et religieuse des
Aroumains, la création d’évêchés pour ces derniers, et à accorder au gouvernement roumain le
droit de subventionner ces institutions. C’est en effet celui-ci qui, depuis le début du mouvement
de promotion de la culture aroumaine, subventionne, en collaboration avec quelques aroumains

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fortunés, la création des écoles et l’édition de livres et manuels en langue aroumaine ou roumaine,
notamment en Macédoine, pays où ils sont le plus nombreux.
La création d’écoles et d’églises aroumaines étaient à ce moment les principales
revendications de ce que fut le bref « mouvement national aroumain ». Même si l’Aroumain ne
constitua finalement qu’une langue intermédiaire dans l’éducation, servant aux premiers
rudiments de lecture et d’écriture, les militants obtinrent toutefois que certaines parties de l’office
religieux soit effectué dans cette langue. Ce mouvement national, porté par la volonté d’introduire
une langue à l’école et à l’église, n’avait donc pas de visée politique. C’est à l’élan national des
Roumains que l’on doit sa politisation

En effet, le rôle de l’Etat roumain dans le modelage du statut des Aroumains, indique,
comme le souligne J.F. Gossiaux, que le mouvement du début du siècle relevait davantage d’un
« irrédentisme roumain » que d’un nationalisme proprement aroumain (Gossiaux, 2002). Pour
N.Trifon, l’appellation fréquente de « Macédo-roumains » confirme que le mouvement national
aroumain « faisait figure à Bucarest de branche du mouvement national roumain ». Il poursuit en
soulignant le fait qu’au début du siècle, les diplomates en poste dans les Balkans, intrigués par le
soutien apporté par l’Etat roumain aux Aroumains, supposaient que ceux-ci constituaient une
monnaie d’échange pour l’Etat roumain (Trifon, 1993).

Dans la perspective européenne actuelle, N.Trifon pose la question du rôle que sera
amené à jouer à nouveau l’Etat roumain dans la défense des Aroumains, à l’appel des ses
militants. Pour lui, la Roumanie jouera un rôle privilégié dans ce combat « aussi longtemps que
ceux-ci existeront »

Une identité unique ?

N. Trifon pose la question de savoir, si derrière tous ces ethnonymes, « on parle, en


dernière instance, de la même chose ». Mais c’est aussi lui qui affirme que malgré la multiplicité
des ethnonymes, il ne faut pas conclure à une identité incertaine. Nous verrons avec quelle
simplicité et quelle évidence les Aroumains se définissent eux-mêmes. En effet, cet auteur
propose de considérer les Aroumains comme les porteurs d’une même identité, mais ayant été
amenés à évoluer dans des contextes différents. Leur identité aurait donc connu des variations et
aurait été perçue différemment d’un contexte à l’autre. Les branches aroumaines précédemment
évoquées, témoignent déjà de cette multiplicité des réseaux d’une même ethnie, dispersée dans
plusieurs pays, et ayant des pratiques différentes.

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III-Etre aroumain, un acte multiple

Qu’est ce qu’une identité ethnique ?

A l’instar de Gossiaux, qui perçoit l’identité avant tout comme une expérience de l’altérité,
la plupart des études récentes sur l’identité ethnique précisent qu’elle ne procède d’aucune
« essence », d’une donnée permanente et immuable, mais d’une « construction ». Pour Max
Weber, « la nation est un groupe ethnique doté d’une volonté d’existence politique, le groupe
ethnique se caractérisant quant à lui par la croyance en une origine commune », et il précise que
l’identité ethnique repose sur la conscience des différences avec les autres groupes (Gossiaux,
2002, p.50).

A.C. Taylor, dans son article « Ethnie » du Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie4,


nous apprend que la notion d’ethnie est en France l’une des moins théorisée dans la discipline,
bien que constamment évoquée. L’ethnie « sorte de ‘nation’ au rabais, se définit comme une
somme de traits négatifs », dont le critère déterminant est en général la communauté linguistique.
Selon l’auteur, il subsiste l’idée que l’ethnie « constitue une essence quasiment naturelle et donc
immuable ». Pour F. Barth, cité par Taylor, l’ethnie est « avant tout une catégorie d’ascription
dont la continuité dépend du maintien d’une frontière et donc d’une codification constamment
renouvelée des différences culturelles entre groupes voisins », ce qui fait écho au caractère
« construit » de l’identité ethnique exposé plus haut, et au rôle qu’y jouent les voisins directs ou
non, de l’ethnie en question.

L’anthropologue R. Naroll définit l’ethnie comme un ensemble de personnes qui parlent


la même langue et ont des relations soutenues dans un rayon de 200km ; il établit une sorte
d’idéal-type d’ « unités culturelles », qu’il divise en quatre catégories. La première catégorie est
celle où nous pourrions reconnaître les Aroumains : elle se caractérise par l’absence d’Etat, le
partage d’une langue unique et l’appartenance à un même groupe de contact. Mais le modèle de
Naroll a été critiqué, car fondé sur un trop petit nombre de critères distinctifs (la langue, le
contact, la présence ou non d’un système Etatique), et parce que l’Etat y est présenté comme le
seul modèle politique pertinent.

Taylor conclut son article en affirmant que l’ethnie, « signifiant flottant par excellence,
n’est rien en soi, sinon ce qu’en font les uns ou les autres ». Après avoir analysé en quoi « les
autres » ont contribué à la construction d’une identité aroumaine, penchons-nous à présent sur le
discours des intéressés sur eux-mêmes.

4
Op.cit.

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Comment se dire Aroumain ? Le sens vécu.

Se dire Aroumain, ou Valaque, ne prend sens que dans un contexte, dans la manière dont
on vit son « aroumanité ». C’est pour cette raison que peu de personnes se déclarent « Valaques »
dans les recensements, même lorsqu’ils en ont a possibilité (ce qui n’est pas toujours évident dans
les Balkans). Pour J.F. Gossiaux, « être Valaque signifie avoir un certain type de rapports avec
l’environnement » ; or une déclaration de recensement ne reflète pas justement ce rapport, elle a
donc peu de poids pour la communauté aroumaine, elle ne reflète pas concrètement son identité.
Contrairement à d’autre ethnies, qui revendiquent la possibilité de pouvoir se déclarer sous tel ou
tel nom dans un pays où elles sont minoritaires, cela ne constitue pas un enjeu majeur pour les
Aroumains.
C’est sans doute pourquoi ils n’hésitent pas non plus, lorsque les circonstances l’exigent, à
se déclarer Valaques en Grèce, Tsintsars en Serbie, Macédoniens en Roumanie, plutôt
qu’Aroumains. Cela arrange leur interlocuteur, qui croit savoir à qui il parle, et cela les arrange
également, puisqu’ils évitent la méfiance de l’autre face à une ethnie mal connue. Ainsi, comme le
dit N. Trifon, ils se disent Aroumains, mais ne le crient pas sur les toits, et bien souvent ils
profitent de la confusion au sujet de leur appartenance.

Pour certains, « être Aroumain, c’est simplement parler l’Aroumain ». On retrouve chez
plusieurs auteurs l’affirmation que l’auto-définition des Aroumains est très simple, et
contrairement à ce que laisse suggérer la multiplicité des ethnonymes qu’on leur attribue, n’est pas
du tout ambiguë. Par exemple, un Valaque émigré aux Etat-Unis, cité dans l’ouvrage de N.Trifon,
affirme que « la culture valaque repose sur la conviction que l’on doit vivre autre part l’été que
l’hiver et que l’habitation d’été doit avoir trois qualités : se trouver loin de la civilisation, dans un
endroit frais et où l’on puisse s’amuser et faire la fête en toute tranquillité » (Trifon, 2005, p.23);
ce qui, en terme de description de ce qu’est une culture, est assez simple, ou simplifié.

Ainsi, nombreux sont ceux, jusque dans les rangs des militants de la cause aroumaine, qui
affirment que la langue est le critère principal d’appartenance au peuple aroumain. Pour Max
Démeter Peyfuss, ce critère est tout à fait valable, et même, selon lui, le plus fréquemment
employé pour définir un groupe ethnique (Démeter Peyfus, 1989).
Toutefois, B. Anderson, dans « Imagined communities » (1991), impose trois conditions
essentielles pour que la langue soit un facteur unitaire concret : le dialecte doit être parlé, et ses
locuteurs doivent être politiquement dominants, il doit s’imposer dans les différents registres de
l’expression écrite, notamment l’imprimé, il doit devenir une langue dans l’éducation. Les
Aroumains réunissent deux de ces critères à un moment de leur histoire. Au début du 20e siècle,
le mouvement national Aroumain créa de nombreuses écoles, dont l’existence fut finalement
éphémère (il n’en restait pratiquement aucune après la Seconde guerre mondiale), et l’impression
ouvrages intervient assez tôt, puisque le premier livre en langue aroumaine, écrit par
Konstantinos Oukoutas, fut imprimé en 1797, à Vienne.

Mais être Aroumain, c’est aussi, et surtout, appartenir à une branche et à une localité
d’origine, comme le souligne N.Trifon. Selon lui, on ne peut se concevoir comme Aroumain en
dehors de la référence à un point d’ancrage précis (ancêtre ou communauté, même dispersée). Il
note ainsi qu’il est souvent fait référence à un village d’origine, même lorsque la personne n’y a
pas vécu elle-même. Le raisonnement place ainsi l’appartenance à une branche en premier lieu :
c’est parce que l’on est membre de cette branche que l’on est Aroumain, et non le contraire. Etre
Aroumain serait ainsi un point d’arrivée plus qu’un point de départ, un constat auquel on
arriverait de fil en aiguille.

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Nicolas Trifon émet l’hypothèse que ce serait l’absence de cadre national qui aurait permis
l’accentuation ou l’apparition de nouvelles différences, sans pour autant remettre en question
l’existence d’un ensemble commun et varié. Cela expliquerait donc que l’appartenance aux
branches ait pris un poids plus important dans le discours des individus sur leur identité que
l’appartenance au peuple aroumain en général.

La discrétion, une protection ?

On remarque chez plusieurs auteurs la référence à la faculté d’adaptation des aroumains,


mais également à leur discrétion quant à leur identité. Sans pour autant la dissimuler, ceux-ci
n’hésitent pas, pour se faire comprendre de leurs interlocuteurs, à utiliser d’autres termes que
celui d’aroumain, lorsque cela facilite l’intercompréhension. Ainsi on peut dire qu’ils s’adaptent
aux cadres mentaux de leurs voisins, connaissant les questions qui entourent leur identité, voire
leur essence, chez de nombreuses personnes. Mais insistons sur le fait que cette pratique ne
signifie en aucun cas une remise en question de leur identité. J.F. Gossiaux remarque également
un certain légitimisme des aroumains à l’égard de la nation dans laquelle ils se trouvent : il
considère lesaroumains comme d’excellents patriotes, et ffirme qu’il n’y a pas de meilleur
macédonien en Macédoine, de meilleur serbe en Serbie.

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Conclusion

Le peuple Aroumain, s’il est une ethnie à part entière, nous fait penser à la « communauté
imaginée » de B. Anderson, expression qu’il utilise pour décrire une nation : ses membres vibrent
à l’unisson, se sentent proches même s’ils ne se connaissent pas. On ne peut s’empêcher de se
demander à quelle catégorie les Aroumain correspondent le mieux. Ce peuple, dont les
communautés vivent dispersées dans différents pays, ont souvent développé des pratiques
locales, propres à un groupe seulement. Aujourd’hui, la langue aroumaine n’est plus vraiment
considérée comme un facteur unitaire, car au fil des générations, elle a été peu à peu abandonnée
au profit des langues nationales.

Plusieurs auteurs, dont N.Trifon et J.F. Gossiaux ont abordé la question de l’absence de
« toit politique » pour ce peuple. Peut-on préserver, affirmer et revendiquer son particularisme
autrement qu’en s’engageant sur la voie nationale ? Des voix se font déjà entendre qui craignent la
disparition des Aroumains au milieu des minorités des Balkans, qui se constituent peu à peu en
nations (on peut prendre pour exemple la fragmentation en plusieurs Etats de l’ancienne
Yougoslavie, et l’apparition prochaine d’un Etat Monténégrin), mais l’on ne pourra répondre à la
question posée par ces auteurs que dans quelques décennies. Pour le moment, Gossiaux propose
de considérer que les Aroumains se sont préservés et ont évolué en s’adaptant au « nationalisme
des autres », à l’érection des frontières, aux modifications de leur statut décidé souvent par les
pays dans lesquels ils vivent. Au gré des mouvement nationaux et ethniques, les Aroumains ont
gardé une place, souvent changeante, qui a accentué les disparités entre communautés. Leur
mode de vie traditionnel a cédé la place à des activités adaptées à l’essor du capitalisme et à
l’évolution de la région.

Les discours des acteurs de cette histoire ont eu une importance majeure dans la
construction de l’identité particulière des Aroumains, notamment en influençant le discours de
ces derniers sur eux-mêmes. Ne peut-on pas craindre que ce soit l’absence de discours sur ce
peuple, et l’oubli, l’indifférence qui en résultent, qui soient aujourd’hui un des facteurs de la
disparition des Aroumains, de l’effacement de leur culture qui finira par se fondre dans la culture
dominante ?

Finalement, nous pouvons conclure avec les mots de Mihaela Bacou, qui estime que le
sens identitaire des Aroumains ne se pose plus aujourd’hui en termes d’appartenance à une
ethnie, mais de reconnaissance d’une minorité culturelle qui revendiquerait le respect dû à toute
minorité amenée à vivre dans un Etat bi ou pluri-culturel.

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Bibliographie :

-Ancel J., Peuples et Nations des Balkans, éd. du CTHS, 1992.

-Bacou M., Entre acculturation et assimilation : les Aroumains du 20e siècle, in Les Aroumains. Centre
d’étude des civilisations de l’Europe centrale et du sud-est. Cahier n°8, Inalco, 1989.

- Bonte P. et Izard M., Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie, PUF, Paris, 2000.

-Cozacu M. et Trifon N, Moldavie ex-soviétique : histoire et enjeux actuels, suivi de Notes sur les
Aroumains, Acratie, 1993.

-Démeter Peyfuss M., Les Aroumains à l’ère du nationalisme balkanique, in Les Aroumains. Centre
d’étude des civilisations de l’Europe centrale et du sud-est. Cahier n°8, Inalco, 1989.

-Gossiaux J.F., Pouvoirs ethniques dans les Balkans, PUF, 2002.

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