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Du morcellement à la totalité du corps-signe :

lecture et interprétation des signes physiognomoniques


chez le Pseudo-Aristote et chez les Stoïciens.

Une anecdote célèbre circule chez les philosophes de l’antiquité à propos d’un
certain Zopyre 1, expert en physiognomonie : de Socrate, à partir de l’étude de son corps,
son front, son visage et plus particulièrement de sa gorge, il disait qu’il était stupide et
lourd, et adonné aux femmes – ce qui fit beaucoup rire Alcibiade, ajoute, taquin,
Cicéron. Au rire d’Alcibiade s’oppose le sérieux enjoué de Socrate accueillant le
diagnostique : tout cela serait très vrai s’il n’y avait eu la philosophie.
L’histoire vaut aussi pour ses arrière-plans doctrinaux : l’individu est certes doté
d’une nature qu’il ne choisit pas (elle est fonction du lieu et du climat de naissance, de
sa parenté, etc.), mais toujours la philosophie joue comme anti-destin 2 : la
physiognomonie, cet art de lire les caractères à partir des traits du corps se trouve ainsi
dans une certaine mesure justifiée par la philosophie (l’âme pâtit des conditions
climatiques, parce que l’air qu’un individu respire est directement lié au souffle qu’est
l’âme) et nettement falsifiée : il serait absurde de conclure quoi que ce soit des traits du
visage, parce que l’âme peut toujours corriger ses penchants. Ce qui signifie deux
choses : d’une part il y a bien une nature première de l’âme susceptible de transparaître
sur le corps, d’autre part les signes du corps n’en sont pas moins éminemment suspects
en ce qu’ils ne permettent pas toujours de conclure de manière pertinente. La première
proposition a deux présupposés : d’une part il y a une nature de l’âme, c'est-à-dire un
ensemble de penchants qu’on pourrait dire innés, ce qu’on trouve dès Héraclite lorsque
celui-ci écrit Ãqoj ¢nqrèpJ da…mwn - « le caractère, pour l’homme, c’est son démon 3 » ;
d’autre part ce caractère peut se lire sur le corps, parce que l’âme agit sur celui-ci de
telle sorte qu’elle le marque de ses propres affects, l’intérieur se dévoilant pour ainsi
dire sur l’extérieur. La seconde proposition vient alors mettre en doute moins le premier
présupposé (après tout, que l’âme puisse réorienter ses premiers penchants ne signifie
pas qu’elle n’en avait pas) que le second : les signes ne signifient finalement pas grand
chose. Tout le problème tient alors dans le domaine de pertinence de la
physiognomonie : dans la lecture et l’interprétation de signes qui n’ont rien d’évident.

1
Voir Cicéron, De fato, 10 ; Alexandre d’Aphrodise, De fato, 6, 171, 9-19.
2
Le mot est d’Alexandre d’Aphrodise, De fato, 6, 170, 7. : tÕ par¦ t¾n eƒmarmšnhn.
3
Héraclite, 119 DK, 18 M. Conche, Héraclite, Fragments, Paris, PUF « Épiméthée », 19913.
Mon propos est précisément de me placer dans cet entre-deux ambigu, en tentant
d’en comprendre le sens. Pourquoi, en somme, la physiognomonie est-elle admise au
moins à titre indicatif, lorsque, dans le même temps ou presque, on lui ôte d’une main
ce qu’on lui a accordé de l’autre ? La question pourrait se résumer à cette autre : que
comprendre de l’ambiguïté des signes du corps, dont la signification est tour à tour
admise et déniée ? Je vais tâcher, en prenant un exemple dans une école connue pour
avoir admis la physiognomonie, de montrer cette ambiguïté pour ainsi dire à l’œuvre
dans quelques passages stoïciens. Pour les éclairer, il semble qu’il faille remonter au
traité du Pseudo-Aristote pour y découvrir le noyau constitutif de cette ambivalence.
Nous verrons qu’il faudra dissocier lecture des signes et leur interprétation, en jouant
pour ainsi dire le tout contre la partie : les signes renvoient à un corps morcelé dans la
multiplicité de ses parties (yeux, nez, bouche, bras, etc.), ce que l’on voit bien dans les
traités physiognomoniques, tandis que l’interprétation (c'est-à-dire, ici, juger d’un
caractère à partir d’un certain nombre de signes) accorde une place prépondérante à une
totalité elle-même problématique qui tente de drainer les significations, parfois
discordantes, des signes. Assez brutalement, nous pourrions dire que ce n’est pas à son
nez seulement que l’on juge Cléopâtre, mais à la totalité de son corps, totalité construite
à partir de la lecture des signes, et qui, dans le même temps, en disqualifie certains tout
en réorientant la signification des autres.

Le traité du Pseudo-Aristote 4, auteur dont par ailleurs on ne sait pas grand chose
sinon rien 5, appelle d’abord une remarque liminaire : sa structure en effet révèle une
composition en deux fois trois chapitres, avec, entre les chapitres 3 et 4 une rupture
marquée à tel point que beaucoup ont songé à deux traités distincts, hypothèse que je ne
discuterai pas ici 6. Les concepts engagés n’y sont pas tout à fait les mêmes, et, pour les

4
Aucune traduction du traité n’existe à ma connaissance en français. Je me suis référé pour cet article d’une part
à l’édition de la collection « Loeb Classical Library » : Aristotle, Minor works, trad. H. S. Hett, Cambridge,
Londres, Harvard University Press, 1955 ; d’autre part à la très précieuse anthologie de la physiognomonie
antique éditée par R. Förster : Scriptores physiognomici graeci et latini, 2 vol., Lipsiae, Teubner, 1893. Il existe
d’autre part une fort intéressante traduction italienne du pseudo-Aristote et de l’Anonyme latin par G. Raina,
Pseudo-Aristotele, Fisiognomica, Anonimo latino, Il trattato di fisiognomica, Milan, BUR Classici Greci e
Latini, 20013 (1993). D’une manière générale, je traduis tous les passages que je cite des Physiognômonika du
Pseudo-Aristote, désormais abrégé en P.A.
5
On ne peut qu’oser une période, d’après un témoignage de Diogène Laërce qui semble fournir un terminus ad
quem, sous la forme d’un catalogue d’œuvres attribuées au Stagirite par Ariston de Ceos en 225 av. J.-C. :
comptent alors déjà en effet parmi elles ses Fusiognwmonik£, titre qui pourrait renvoyer à notre traité.
6
J’ai proposé une piste dans une recherche plus précise sur les méthodes du Pseudo-Aristote et de l’Anonyme
latin, que le présent article voudrait prolonger et à laquelle je me permets de renvoyer : V. Laurand, « Les
hésitations méthodologiques du Pseudo-Aristote et de l’Anonyme latin », dans C. Bouton, V. Laurand, L. Raïd
(éd.), La physiognomonie, problèmes philosophiques d’une pseudo-science, Paris, Kimé, à paraître janvier 2005.
passages méthodologiques, on peut penser que la seconde partie résout des problèmes
que la première a posés. D’une manière générale, les deux parties ont une structure
assez similaire qui peut être esquissée de la manière suivante (qu’on retrouve du reste,
mais de manière moins clairement identifiable, chez l’Anonyme latin). On y trouve trois
fils plus ou moins nettement distingués :
- Une réflexion méthodologique détermine les conditions de possibilité et la
validité des démarches de la physiognomonie, qui apparaît comme un art plutôt qu’une
science, dont les méthodes s’avèrent particulièrement problématiques.
- Un catalogue de types de caractères avec les signes correspondants. Ces types
sont très codifiés, cela du reste depuis Aristote lui-même 7, puisqu’ils dépendent de trois
méthodes par lesquelles on pratique la physiognomonie : 1. La méthode « zoologique »,
dans laquelle on rapporte les « types » (le « courageux », le « charitable », l’ « éhonté »,
etc.) à des morphologies animales (le lion, par exemple, est courageux et qui a quelque
chose du lion partagera quelque chose de son caractère), réputées plus lisibles, parce que
plus fixes. Est engagé ici le problème des signes propres, à la fois au lion et au courage,
cela pour respecter un impératif qui ne va jamais de soi, à savoir l’univocité des signes
(à tel signe correspond telle caractéristique et nulle autre), déjà exigée par Aristote 8.
Ainsi, pour reprendre du reste l’exemple qui n’a d’autre valeur qu’heuristique chez le
Stagirite, si l’on admet que le lion est courageux, qu’il a de grandes extrémités, et que
celles-ci sont le signe du courage, alors un individu doté de grandes extrémités sera
rapporté au type du lion et supposé courageux. 2. La méthode ethnologique, où l’on
rapporte à différents groupes humains une psychologie déterminée et les signes qui vont
avec – ainsi on trouve une distinction entre mâle et femelle 9 ; ou bien entre différentes
œqnh – Égyptiens, Thraces et Scythes, par exemple 10. Cette méthode trouverait quelques
uns de ses fondements dans une des théories plus ou moins élaborée des climats qu’on
trouve dans l’Antiquité, mais il n’en est guère question ici, et les types sont acceptés
sans examen. 3. Une méthode à partir de traits superficiels supposés suivre de telle ou
telle disposition d’esprit. C’est là la méthode éthologique : le « courageux » aura un
certain nombre de caractéristiques qui, si elles sont retrouvées chez tel individu
permettraient de conclure à son courage. On a ainsi : tel caractère est constitué de telles

7
Aristote jette les fondements d’une réflexion méthodologique sur la physiognomonie dans les Premiers
Analytiques, II, 27 ; réflexion dont hérite le Pseudo-Aristote.
8
Aristote, ibid., 70b7-13.
9
P.A. I, 806 b 33-35, par exemple.
10
Ibid., I, 805 a 24-28.
propriétés ; celles-ci deviennent autant de signes, chez un individu quelconque, de ce
caractère.
- À partir de ces trois méthodes peuvent être proposés des catalogues de signes,
qui seront fondés sur ces types déterminés 11, ou bien sur des explications probables –
par exemple :
Tous ceux chez qui l’écart entre le nombril et la poitrine est plus grand
qu’entre la poitrine et le cou sont gloutons (boro…) et insensibles (¢na…
sqhtoi) ; gloutons parce qu’ils ont grand le récipient (teàcoj) dans lequel ils
reçoivent leur nourriture et insensibles parce que les sens tiennent dans un
espace plus étroit, <cela> tenant au fait de recevoir de la nourriture, de telle
sorte que les sens sont oppressés du fait du trop-plein d’aliments ou de leur
manque 12.
C’est là d’une manière générale une sorte de réciproque de la constitution de types : soit
individu qui a telle propriété, celle-ci constitue un signe et ce signe peut se rapporter à
tel type et dénote donc tel caractère.
Comme il ressort de citation précédente, la précision des signes est
remarquable, puisque d’un peu trop de poils, ou d’un sourcil incurvé d’une certaine
façon, on tire un caractère. Voici quelques autres exemples, glanés au hasard :
Ceux qui ont des lèvres minces et relâchées au bord de la commissure, de
telle sorte que la lèvre supérieure soit appliquée sur la lèvre inférieure à la
commissure, ils sont magnanimes (megalÒyucoi) 13.
Ceux qui ont des poches sous les yeux, ils sont adonnés au vin 14.
Ceux qui ont les épaules velues n’accomplissent jamais ce qu’ils
entreprennent : on se réfère aux oiseaux ; ceux qui ont le dos velu sont
absolument impudents (¢naide‹j), confère les bêtes sauvages 15.
Ceux qui ont les sourcils qui se rejoignent, ils sont moroses – confère la
ressemblance de l’affection 16.
Quant à ceux qui ont étiré leurs sourcils vers le nez, et les ont remontés vers
la tempe : ils sont simples d’esprit – on les rapporte aux porcs 17.
À cette précision remarquable doivent être cependant apportées quelques nuances.
D’une part, les justifications apportées, lorsqu’il y en a, ne dépassent pas le stade d’une
11
Il faut noter que la première partie du P.A. ne donne que peu de signes isolés, mais construit beaucoup de
types, tandis que la seconde partie propose un véritable catalogue de signes, fondés sur les types déjà construits.
12
P.A. VI, 810 b 16-22.
13
Ibid, 811 a 18-21.
14
Ibid., 811 b 14.
15
Ibid., 812 b 20-23.
16
Ibid., 812 b 25-26.
17
P.A. 812 b 26-29.
observation peu élaborée, et jamais ne sont référées explicitement à telle ou telle
doctrine médicale ou physiologique, même si un passage de la fin du traité tente
d’expliquer pourquoi les gens de très petite taille sont pénétrants (Ñxe‹j) : c’est que le
sang traversant une région plus petite, les affects (mouvements – kin»seij) arrivent plus
vite à l’intelligence (tÕ fronoàn). Réciproquement, évidemment, les gens trop grands
sont lents d’esprit. Mais les petits ne sont pas à l’abri de la précipitation s’ils ont une
chair trop sèche à cause de la chaleur de leur corps : le sang traverse certes rapidement
un petit espace, mais tellement vite alors (à cause de la chaleur) que la pensée ne peut
être qu’inconsistante, et ainsi ne pas arriver au terme de ses projets. Mieux vaut alors
être petit avec une chair humide et un corps froid, ou, mieux encore, d’une taille
modérée 18. De fait, l’explication tente une approche physiologique mais dont ne sont
interrogés ni les présupposés ni les conclusions. C’est là d’autre part le seul exemple
d’une telle explication (qui pourrait passer pour probable) d’un signe. Ainsi, par
exemple, du texte cité précédemment, on ne peut déduire que la chose suivante : les
gens dont le ventre est gros (en ce qu’il dépasse une certaine mesure) sont gloutons et
insensibles parce qu’ils sont gros… Le traité s’est prémuni dès le début, il faut le
souligner, contre une possible objection qui incriminerait pauvreté d’une explication
qui confond cause et effet (est-ce parce qu’ils sont gros qu’ils sont gloutons ou parce
qu’ils sont gloutons qu’ils sont gros ?), en montrant que corps et âme s’affectent
mutuellement. Cette co-affection constitue du reste la justification fondamentale et
indiscutée de l’entreprise physiognomoniste 19. Demeure cependant ouverte, pour notre
exemple précédent, la question de savoir ce que le traité entend par tÒpoj lorsqu’il
parle des a„sq»seij . D’autre part, la plupart du temps, la seule justification donnée au
lien signe particulier / affect correspondant est le type précédemment construit. De fait,
on est devant une sorte de cercle logique, où le signe est finalement auto-référentiel,
puisqu’à un type donné (par exemple le porc) correspondent (sans justification) un
certain nombre de signes, ceux-là même qu’on justifie ensuite par le type. La
« précision » tient donc seule dans l’observation de traits que l’on affirme signes, sans
pour autant bien savoir pourquoi 20.

18
Ibid., 813 b 7 – 35.
19
On en retrouve l’affirmation au début des deux parties du traité, cf. 805 a 1-8 et 808 b 12-17.
20
La seule référence à des « spécialistes » se trouve dans le chapitre 5, et fait état des observations des nome‹j et
des qhreuta…, les bergers et les chasseurs, qui confirment tous (Ðmologoàsin) que le genre féminin est plus mal
disposé, plus fougueux (propetšsteron) et moins courageux que le genre masculin (809 a 33 – b 4).
Plus encore, la question de la norme à laquelle se rapportent les observations
du type « ceux qui ont un dos large », ou « de larges extrémités », etc., se pose, sachant
par ailleurs qu’il n’est donné nulle part très clairement le critère de la bonne mesure, si
ce n’est, et la chose est importante, une sorte de moyenne, dont la définition ne va
jamais de soi, ainsi par exemple pour la grandeur des yeux :
Ceux qui ont de petits yeux sont étroits d’esprits (mikrÒyucoi) : on se réfère
(¢nafšretai) à l’harmonie intrinsèque des traits (™pipršpeian) et au singe.
Ceux qui ont de grands yeux sont paresseux, voir les bœufs. Du coup (¥ra),
le meilleur naturel (eâ fÚnta) doit avoir les yeux ni petits ni grands. Ceux qui
ont les yeux caves (ko…louj) sont malfaisants (kakoàrgoi). Tous ceux qui ont
les yeux saillants sont stupides (¢bšlteroi), cela convient à l’harmonie
intrinsèque des traits mais aussi aux ânes. Mais puisqu’il ne doit y avoir ni
yeux saillants, ni caves, l’état moyen (¹ mšsh ›xij) devrait être le mieux 21.
Ce texte nous invite à distinguer entre deux sortes de moyennes : d’une part, une sorte
de référence par rapport à laquelle on justifiera la valeur du signe (c’est l’™pipršpeia),
d’autre part, l’ « état moyen », cette mšsh ›xij, qui est définie comme « ni, ni », et qui
apparaît comme la norme du meilleur. Le problème ne tient pas dans l’idéal affiché de la
bonne proportion, banal par ailleurs, mais dans la définition de celle-ci. On la retrouve
dans des passages qui rendent compte de ce qu’est un « bon » caractère. Ainsi le
courageux et le bon naturel :
Signes du courageux : cheveux raides, une corps qui se tient droit (tÕ scÁma
toà sèmatoj ÑrqÒn), des os, des côtes et des extrémités forts et larges, un
ventre large et saillant (plate‹a kaˆ prosestalmšnh) ; des omoplates larges et
nettement séparées (diesthku‹ai), ni tout à fait liées sans être complètement
disjointes ; un cou vigoureux sans être fortement charnu ; une poitrine
charnue ainsi que large ; une hanche saillante ; des mollets étirés de haut en
bas (gastroknhm…ai k£tw prosespasmšnai) ; un œil brillant, ni grand ouvert,
ni complètement fermé ; une peau assez sèche (aÙcmhrÒteron) sur le corps ;
un front en pointe, régulier, pas large, maigre, ni lisse, ni complètement
rugueux 22.
Signes d’un bon naturel (eÙfuoàj) : une chair assez humide et assez tendre
(Øgrotšra kaˆ ¡palwtšra), ni vigoureuse (eÙektik») ni tout à fait grasse ; ce
qui entoure les omoplates et le cou est assez sec („scnÒtera), ainsi que tout
ce qui est du visage, ce qui est autour des omoplates est lié et la partie

21
Ibid., 811 b 19-26.
22
Ibid., 807 a 32-807 b 4.
inférieure relâchée ; la région des côtes est souple, et le dos n’est pas très
charnu (¢sarkÒteroj) ; le corps blanc rosé et sans tâche (kaqarÒn) ; la peau
est fine, des cheveux ni tout à fait raides ni tout à fait noirs, des yeux
brillants, humides 23.
Il est frappant de constater que lorsqu’il s’agit de qualités morales, les signes se font
moins clairs, malgré l’impression d’ensemble qu’on pourrait tirer d’une lecture rapide
de ces deux derniers passages, et qui ne tient pas complètement à l’analyse. Certes, il
convient au courageux d’avoir les extrémités larges, le ventre plat et saillant (ce qui est à
mettre en relation avec le type du lion), au bon naturel un corps blanc rosé sans tâche et
une peau fine. Mais, par ailleurs, on note l’usage de la notion de moyenne par la double
exclusion (ni…, ni…), elle-même nuancée par des adverbes du type l…an ou pant£pasin
(« ni complètement…, ni totalement… ») ; qu’entendre d’autre part par l’usage quasi-
systématique du comparatif à valeur intensive (aÙcmhrÒteron, assez sec ; Øgrotšra kaˆ
¡palwtšra, assez humides et assez tendres) ? Force est de constater que si la précision
est grande pour les défauts moraux (c'est-à-dire que le texte donne des signes clairs : de
grands yeux, un nez qui penche à droite ou à gauche, telle ou telle tache dans l’œil, etc.),
pour les qualités, le discours se fait plus flou, parce que précisément, la « moyenne »
exemplaire que l’on recherche, qui serait une sorte d’étalon, n’est elle-même jamais
clairement appréhendée, ou plus exactement n’est jamais l’objet d’une description
parfaitement éclaircie. Tout se passe en somme comme si la totalité des signes
« positifs », qui devrait jouer le rôle de critère, de mesure des signes « négatifs » (le trop,
le déviant, etc.) était elle-même dépendante de la présence de ces mêmes signes
négatifs. La notion de norme est flottante, et celle-ci ne peut être dessinée que dans un
rapport aux signes « négatifs », lesquels sont de facto érigés en critères particulièrement
flous de la norme – le « assez charnu » ne se comprenant finalement que par rapport à
un « pas assez » ou à un « trop », sachant que le « pas assez » ou le « trop » n’ont eux-
mêmes pas de critère précis autre qu’un juste milieu qui n’est jamais défini. Le mšson est
en somme un concept non pas totalement vide, mais à contenu variable, qui dépend
étroitement d’un autre critère, celui d’™pipršpeia.
Celle-ci est très importante, parce qu’elle est l’aboutissement de la réflexion de
la seconde partie du Pseudo-Aristote, et c’est le critère essentiel que reprend ensuite
l’Anonyme latin. Le Pseudo-Aristote sur ce point amène une difficulté de lecture, qui
mine du reste les efforts de traductions, parce qu’on ne sait jamais véritablement quelle

23
Ibid., 807 b 13-19.
définition précise lui donnent les usages qu’en fait l’auteur. Ainsi, dans les catalogues
de signes, l’™pipršpeia semble intervenir, comme nous l’avons observé précédemment,
comme une sorte de norme par rapport à laquelle le signe tire sa signification – du reste,
la référence à l’epiprepeia constitue la justification de la signification du signe (voir
précédemment le texte sur les yeux). G. Raina traduit alors par evidenza, tandis que W.
S. Hett, dans Loeb, traduit par la périphrase « this is appropriate » 24. Lorsqu’il s’agit
cependant des passages où la notion est étudiée pour elle-même, problématisée et
thématisée, pour ainsi dire, les traductions changent 25. Ainsi, dans un propos
méthodologique du début de la seconde partie du traité, le Pseudo-Aristote fait appel
finalement à l’habitude, pour saisir précisément cette epiprepeia, que W. S. Hett
ignore 26, et que G. Raina traduit cette fois par la périphrase « le è più appropriato in
generale 27
»:
Il faut cependant une grande habitude [pollÁj sunhqe…aj] de toutes ces
choses si l’on veut devenir capable d’en parler en détail. Puisqu’en effet on
dit que les traits visibles [Ðrèmena] sur le corps se rapportent aux
ressemblances qu’on observe chez les animaux et <qu’on tire> de leurs
actions, il y a aussi d’autres aspects extérieurs [„dšai] qui viennent de la
chaleur ou de la froideur, et quelques-uns parmi ceux qui se manifestent sur
les corps présentent de petites différences tout en étant appelées du même
nom. Par exemple, ceux de la pâleur à cause de la peur ou de la fatigue
(ceux-ci en effet ont le même nom et ont une petite différence entre eux). La
différence étant petite, il n’est pas facile de les reconnaître [ginèskein] à
moins d’avoir saisi, à force d’habitude de la forme, l’harmonie intrinsèque
des traits [t¾n ™pipršpeian] 28.
J’opte moi-même pour une périphrase peut-être un peu alambiquée, mais qui, je
l’espère, indique assez clairement l’objet de la notion. Par « harmonie intrinsèque des
traits », il faut entendre sans doute plus encore que la notion très aristotélicienne du
mšson prÕj ¹m©j 29, « ce qui n’est ni trop ni trop peu, ni identique pour tout le monde »,
une sorte de convenance des traits les uns aux autres pour un individu donné, qui fait

24
Voir aussi les traductions dans le même sens : 813 a 18 : ceux qui penchent vers la droite dans leur mouvement
sont débauchés, ¢nafšretai ™pˆ t¾n ™pipršpeian ; cf. également 810 a 33 ; 810 b 8 ; 811 b 13, 20, 25 ; 813 a 2, 27 ;
813 b 1.
25
Cf. M. M. Sassi, La scienza dell’uomo nella Grecia antica, Torino, Bollati Boringehieri, 1988, p. 61-62, et
notamment, pour la question de la traduction du terme ™pipršpeia, la note 58, p. 198.
26
« But because there is a small difference it is not easy to distinguish them except by taking a great care from
familiarity whith the form… ».
27
G. Raina, op. cit., p. 87, cf. la note 56, qui signale que la traduction du terme est une crux.
28
Ibid., IV, 809a2-14.
29
Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 5, 1106a31.
que selon les proportions de tel ou tel, les oreilles ou les yeux paraîtront plus ou moins
grands ou petits ; plus encore, l’epiprepeia constitue une sorte de loi d’équilibre d’un
système de signes individuels, issue des liens réciproques de ces signes. En somme,
pour le physiognomoniste confirmé, il s’agit de la véritable norme, flottante, parce que
relative à chaque individu, qui permet de donner sa signification à tel ou tel signe
donné : le nez penchera par exemple non pas absolument, mais par rapport à
l’epiprepeia, c'est-à-dire le signe négatif, et précis, sera lu comme disharmonieux par
rapport au reste du système. De fait, l’epiprepeia devient la seule « grille »
interprétative, et l’interprétation n’est fonction que du système de signe que constitue tel
ou tel corps. Conclusion que l’on retrouve à la fin du traité du P.A. :
Par ailleurs, il est bon [kalîj] de référer tous les signes qui ont été
mentionnés à l’harmonie intrinsèque des traits [™pipršpeian] et aux genres
masculins et féminins. Car ils sont divisés dans la plus complète des
distinctions, et il a été montré que le mâle est plus juste, plus courageux, et,
d’une manière générale, meilleur que la femelle 30.
Cette conclusion, dans le traité de l’Anonyme latin, constitue la clef de toute
physiognomonie :
Nous avons dit à de nombreuses reprises que les extrêmes sont mauvais et
que le juste milieu est ce qu’il y a de mieux. Mais maintenant nous
rappelons qu’il n’y a pas de vrai juste milieu : l’examen le plus minutieux
n’a pas permis de découvrir ce qu’est le milieu ; il ne l’emporte ni toujours
chez tous, et on juge parfois que la meilleur juste proportion n’est pas le
milieu entre deux extrêmes, mais quand la balance penche d’un côté (…).
Donc (…) il ne faut pas déterminer strictement la moyenne d’après la
dimension ou la mesure, ni <à proportion> des mouvements opposés, mais
selon qu’elle aura été dictée par l’™pipršpeia ; car c’est elle qui doit fixer le
juste milieu et la juste proportion 31.
Il faut noter que dans le P.A., la notion est alors traduite par H.S. Hett par « natural
conformity », et par G. Raina par « aspetto complessivo ». De telles différences de
traductions n’ont pas vraiment leur raison d’être : que ce soit dans les catalogues de
signes ou dans les passages méthodologiques, la notion demeure la même et constitue la
seule norme pour juger de la signification de tel ou tel trait. Ainsi, si nous reprenons
l’exemple de la grandeur de l’œil, le texte nous rapporte à la fois à l’epiprepeia et au
type du singe, tout simplement pour insister sur le fait que la grandeur des yeux
30
P.A., 814 a 6-9.
31
Anonyme latin, § 116, trad. J. André, Traité de physiognomonie, Paris, CUF, 1981, désormais abrégé A.L.
dépendra des autres proportions, disharmonie qui pourra ensuite être rapportée au type
du singe. Notons alors cette remarque essentielle que l’epiprepeia en elle-même ne dit
rien, elle permet simplement de repérer un signe qui ne « colle pas » au reste des signes
et qui va permettre de conclure au moins partiellement (j’insiste sur ce dernier point,
parce qu’un seul signe, d’autre part, ne permet pas toujours de conclure, selon le traité
du P.A.). Ce n’est ainsi plus le signe en lui-même qui est signifiant, mais la valeur qu’il
prend par rapport aux autres signes, et aux harmonies intrinsèques au système.

Je passerai rapidement sur un problème presque anecdotique par rapport à ceux


que je viens de poser, mais qui permet de comprendre indirectement un autre point
fondamental : le thème de la brillance des yeux (ce qui est un des aspects du type du bon
naturel), par exemple, pourrait amener à des réflexions sans fin. Comment en effet
véritablement établir la différence entre l’ Ômma caropÒn, regard brillant du bon naturel et
les ofqalmoÝj stilpnoÚj, les yeux brillants du sensuel 32 ? On pourrait penser que
caropÒn renvoie ici plutôt à la clarté des yeux, et non à leur brillance. Mais un passage
deviendrait alors incompréhensible :
Ceux dont les yeux sont pâles (glauko…) ou clairs (leuko…) sont lâches, parce
qu’on a montré qu’une couleur claire (leukÕn crîma) signifie la lâcheté.
Ceux qui n’ont pas des yeux pâles (glauko…), mais des yeux brillants
(karopo…) sont courageux (eÜyucoi), voir le lion ou l’aigle 33.
La brillance est en effet très nettement ici distinguée de la clarté. Dès lors, je pense que
dans la confrontation des deux passages, ce n’est pas tant l’adjectif caropÒn ou stilpnÒn
qui compte, mais le substantif : le signe « négatif » demande des yeux (Ñftalmo…), quand
le signe « positif » parle plus vaguement du « regard » (Ômma). Dès lors en effet que l’on
s’intéresse à l’epiprepeia et à la constitution d’un type, les yeux sont des signes, le
regard en est la traduction comme loi d’équilibre du système. Un regard brillant est alors
différent des yeux brillants (qui peuvent intervenir à titre de signes), il est, si l’on peut
dire, une sorte d’illumination générale de tous les traits.
Cela m’amène à souligner un point tout à fait important, en ce que dans la
hiérarchie des signes ceux des yeux sont les plus décisifs, ou plus exactement, car le
glissement est significatif, non pas la région des yeux, mais la région du regard :
D’autre part, dans toute la sélection des signes, certains montrent le sujet [tÕ
Øpoke…menon] avec plus d’évidence que les autres. Les plus évidents sont ceux

32
P.A. 812 b 13.
33
Ibid., 812 b 4-7.
qui adviennent dans les lieux les plus favorables. Le lieu le plus favorable
est <la région> du regard [perˆ t¦ Ômmata] et le front, la tête et le visage ;
deuxièmement <la région> de la poitrine et des épaules, puis <celle> des
jambes et des pieds, <la région> du ventre est de moindre importance.
D’une manière générale, ces régions fournissent les signes les plus
évidents : en s’appuyant sur eux, une harmonie d’une très grande sagesse
advient 34.
Ce passage, la fin du traité, montre que ce ne sont plus tant les signes qui importent que
les expressions, les attitudes, une harmonie générale qui permettent de se prononcer. À
la notion d’epiprepeia correspond une régionalisation du corps, qui apparaît dès lors
comme une totalité différenciée, qui intègre plus ou moins telle ou telle partie du corps à
titre de signe plus ou moins signifiant. Cette régionalisation, tout comme du reste la
notion d’epiprepeia, permet évidemment de résoudre la question des contradictions
possibles entre les signes en donnant un ordre du choix des signes et un critère de valeur
de ceux-ci – un signe « négatif » dans la région du ventre le sera moins si le regard est
brillant ; et quand bien même les yeux pencheraient d’un mauvais côté, ou seraient un
peu trop fermés, la clarté du regard permet de nuancer ce signe. Le tout régionalisé
comme epiprepeia donne la règle de la lecture des signes en leur conférant leur valeur
dans le système, et ce tout transcende la simple juxtaposition-somme des parties : il
n’est pas les parties mises ensemble, si l’on peut dire, mais la règle de l’harmonie de cet
ensemble 35. Le fait que certaines notations physiognomoniques impliquent non pas
seulement les traits du corps mais aussi les attitudes 36 (ce que les modernes ont pu
appeler une « pathognomonie ») semble confirmer ce point.

Ces diverses observations m’amènent à proposer pour la physiognomonie le


paradigme de la lecture des corps : la physiognomonie est plus l’exercice d’un art de la
lecture des corps que la connaissance effective d’un caractère à partir de signes.
L’interprétation du physiognomoniste, si l’on suit les traités, ne peut jamais être
véritablement définitive, à moins d’avoir un œil si exercé qu’il peut à la fois confondre
ceux qui contrefont les expressions de leurs corps et détecter les moindres détails de la

34
Ibid., 814a6-b9.
35
On trouverait quelque chose de proche dans l’exemple souvent pris par Aristote pour faire comprendre que le
composé hylémorphique transcende toujours la simple alliance de la forme et de la matière. B et A forment la
syllabe BA irréductible à la seule juxtaposition des deux lettres. Voir, entre autres, Métaphysique Z, 17, 1041b 12
sqq : « Ce qui est composé de quelque chose, de telle sorte que le tout est un, est semblable, non pas à une
juxtaposition, mais à la syllabe. Or la syllabe n’est pas ses lettres composantes » (trad. J. Tricot)
36
Ibid., par exemple 809 b 32-35.
physionomie de tel ou tel individu (puisque, de fait, cet art devient un art de l’individuel
et du détail). Reste alors la lecture, comme l’indique de manière tout à fait assumée
l’Anonyme latin :

En effet, de même que dans l’étude de l’alphabet, qui, selon les Grecs,
comporte vingt-quatre éléments exprimant tous les sons et tous les mots,
dans la physiognomonie aussi la présentation des éléments fraye une très
large voie à cette étude. En effet, si nous avons aussi, dans notre enfance,
appris toutes les syllabes, une fois saisie leur valeur [concepta ui
sylllabarum], selon le mot qui se présente, nous voyons vite de quelle série
de lettres il se compose 37.

L’importance de ce passage quant à mon propos est évidente : les signes de la


physiognomonie sont comparables à des lettres, qui composent elles-mêmes des
syllabes, les types fabriqués, et ce sont les différentes combinaisons de ces syllabes qui
vont donner les mots. La physiognomonie a dégagé avec le pseudo-Aristote une syntaxe
de ces signes (avec l’idée d’une hiérarchie des signes) et une grammaire (avec
l’epiprepeia). Du point de vue de la lecture, on comprend bien qu’il y a un incessant
aller-retour entre la syllabe (l’élément) et le mot (la totalité dans laquelle le signe prend
sa valeur). L’epiprepeia est alors comparable à un mot, qui dépasse toujours la simple
suite des lettres. Autant ce sont bien les lettres qui donnent au mot leur sens, autant c’est
bien le mot qui donne la règle de la position et de la valeur des lettres. Si l’on se permet
une petite distance analogique, on peut alors dire que l’epiprepeia se donne comme un
texte à lire, système isolé qui a ses propres lois d’équilibre, qui confèrent pourtant aux
mots qui composent le texte leur valeur et leur sens. Le signe n’est signifiant que par
rapport à un tout, alors même que ce signe compose le tout. C’est là une sorte de
sémiologie des signes.

Puisque nous avons donc à peu près exposé et énuméré les signes tirés des
parties du corps et les significations même de ces signes, comme les
premiers éléments de l’alphabet (…) nous allons maintenant définir et
établir quelques types avec plusieurs signes, tout comme on forme des
syllabes avec des lettres. Ainsi, une fois instruits, nous serons capables,
d’après un petit nombre de modèles tant d’Aristote que de Polémon,
d’interpréter [interpretari] et d’associer nous aussi par nous mêmes les
signes, et nous pourrons être au fait des caractères humains 38.

37
AL, § 3.
38
A.L., § 89.
Sémiologie qui est aussi une méthodologie du détail :

Ces détails sont en effet important et ont des effets considérables, bien que
la plupart en soient si peu clairs qu’ils échappent parfois à la vue, que
l’esprit a peine à les saisir et qu’on les comprend plus par accidents que par
eux-mêmes. En effet les circonstances fortuites, les relations humaines et
l’exercice particulier de nos facultés obscurcissent et dissimulent beaucoup
des indications données par les signes 39.

Il faut alors s’adonner souvent à la lecture des signes, faire varier les circonstances, et
attendre un providentiel lapsus :

Aussi l’homme de l’art [artifex] les [i.e. les signes] examinera-t-il


longuement, afin de distinguer les signes naturels [naturalia] des signes
occasionnels [temporalibus], et ne se fiera-t-il pas à un ou deux indices,
mais en reconnaîtra plusieurs et de plus importants, à de nombreuses
reprises et à l’improviste, en évitant d’examiner une personne sur ses gardes
ou sur la défensive, bien qu’un praticien attentif puisse découvrir même une
personne sur ses gardes (…) Un cri inarticulé échappé au bain a révélé un
esclave de la sensualité ; un autre, éternuant soudain, a proclamé son
manque de virilité 40.

Des représentants de la physiognomonie « classique », je retiendrai ces trois


points essentiels : 1. la précision du signe « négatif » contre la relative imprécision de
celui d’une qualité morale, pour la raison que la disharmonie, dans une harmonie par
ailleurs toujours complexe en ce qu’elle dépend de chaque individu, opère une rupture
visible, lisible, oserais-je dire, même si l’interprétation quant à elle pose un problème
(pourquoi des sourcils qui se rejoignent sont-ils signes de morosité ? Rien ne l’indique
réellement…). 2. Le fait que l’epiprepeia est cette totalité qui semble dessiner plus un
lot d’attitudes qu’une série de signes. . 3. Le fait que la lecture est toujours lecture d’un
ou plusieurs signe sous l’horizon d’une totalité autre que la simple conjonction des
signes
Mon propos est à présent de rechercher la trace de ces trois thématiques dans une
physiognomonie stoïcienne. Le stoïcisme est en effet dès Zénon connu pour son
attachement à la physiognomonie. Nous n’avons que peu de textes pour prouver que
Zénon et ses disciples Cléanthe et Chrysippe admettaient et faisaient un usage de la

39
Ibid., § 11.
40
Ibid.
physiognomonie : à ma connaissance, on n’en a que sept. Sur Zénon seul, un texte de
Clément d’Alexandrie 41 sur le portrait d’une jeune fille (ou d’un jeune homme ?)
convenable, auquel il convient d’ajouter le célèbrissime texte de Diogène Laërce 42, sur
lequel se termine notre dernière citation de l’Anonyme (sur l’éternuement), sur le fait
que Cléanthe tient de Zénon sa pratique physiognomonique (ce texte a plusieurs échos,
au moins deux, mais sans que Cléanthe ne soit nommé), et, toujours chez Diogène, le
témoignage que Zénon et Chrysippe admettent que les jeunes gens manifestent par leur
apparence (di¦ toà e douj) une disposition naturelle pour la vertu (t¾n prÕj ¢ret¾n eÙfu…
an 43) ; sur Cléanthe seul, à présent, on a un témoignage de Tertullien 44, sur les rapports
de l’âme et du corps, témoignage qu’on retrouve dans Némésius 45. Sur les Stoïciens en
général, les textes sont plus nombreux, citons en particulier : Plutarque, Notions
communes, XXVIII, 173b (le vice se manifeste dans toute l’apparence) et Strobée, flor.,
I, 50,34. On n’a en revanche aucun traité stoïcien de physiognomonie, même si les
textes ou les pages sur la physiognomonie deviennent considérablement plus nombreux
chez Posidonius, Sénèque, Épictète et même Marc-Aurèle. Je me pencherai par la suite
plus spécifiquement sur quelques textes de Sénèque. Mes questions directrices seront :
peut-on dire qu’il y a chez les Stoïciens une science physiognomonique, une et
constituée comme telle (il faudrait en trouver les théorèmes) ? Comment les Stoïciens
envisagent-ils alors la manière de faire de la physiognomonie (qu’en est-il des trois
lieux d’enquête que je viens de dégager) ? Quel usage les Stoïciens font-ils alors de la
physiognomonie ? J’en retiendrai un seul : un usage rhétorique, à des fins pédagogiques,
au sens très large de reconnaissance d’aptitudes à la vertu (qui pourrait être croisé du
reste avec un usage médical, dans le sens où la philosophie est thérapeutique pour les
Stoïciens, mais je ne m’intéresserai pas à ce thème ici).
On peut tenter d’évaluer le caractère démonstratif de la physiognomonie chez les
Stoïciens, à partir notamment de ce qu’en dit Stobée :
Les stoïciens disent que le sage percevra une représentation pouvant
être saisie à partir de l’apparence, cela de manière convaincante
(tekmhriwdîj) 46.

41
Clément d’Alexandrie, Paed. III, 11, 74 (= SVF I, 246, p. 58, 22-33 = Foester, n°125, pp. 307, 308).
42
Diogène Laërce VII, 173.
43
Diogène Laërce VII, 129.
44
Tertullien De anima, 5.
45
De natura hominum, 2
46
Stobée, Flor. I, 50, 34.
On peut penser que l’a‡sqhsij dont il s’agit ici est, comme le dit Porphyre47
« l’assentiment à une représentation sensorielle », représentation qui ici, une fois qu’elle
a reçu cet assentiment, devient cataleptique, et se trouve donc critère de la vérité. Ce qui
m’intéresse cependant pour l’instant, c’est l’adverbe tekmhriwdîj, le mot tekm»rion,
preuve, signe, ayant une histoire un peu complexe chez Aristote, qui oppose,
précisément dans le chapitre où il montre que la physiognomonie est possible, shme‹on et
tekm»rion, le premier, très grossièrement, étant une proposition probable et réfutable, à
des fins rhétoriques, le second pouvant être défini comme une preuve, irréfutable (il
n’est cependant pas facteur de connaissance par les causes, il est en revanche moyen
terme d’un syllogisme dialectique dont la conclusion est nécessaire). Pour Aristote, et la
chose est importante, la physiognomonie ne travaille pas avec des tekm»ria, mais avec
des shme‹a : elle ne raisonne qu’avec des signes réfutables, et n’établit jamais de
preuves. Pour les Stoïciens, au contraire, la physiognomonie permet de trancher, et cela
du reste s’explique à partir de leur conception du signe, qui tient beaucoup de la
conception aristotélicienne du tekm»rion. Selon Sextus Empiricus en effet, les Stoïciens
définissent le signe comme « une proposition antécédente révélatrice du conséquent
dans une implication valide 48»: ainsi, pour reprendre un exemple aristotélicien, si cette
femme a du lait, elle a enfanté (« avoir enfanté » est révélateur du fait d’avoir enfanté).
Le signe est révélateur, parce que en éliminant le conséquent (cette femme n’a pas
enfanté) on élimine aussi l’antécédent (cette femme n’a pas de lait). Ce qui n’est
évidemment pas vrai pour le signe de la pâleur, qui peut avoir de multiples causes. De
fait, il est possible de rapprocher le tekm»rion du signe stoïcien, au moins à partir de
Chrysippe, et pour tout dire, n’est un signe valide pour un Stoïcien qu’un tekm»rion et
seulement un tekm»rion.
À vrai dire, je n’ai pas trouvé d’autres occurrences du terme à propos de la
physiognomonie, ni même à propos de la séméiologie stoïcienne : il se pourrait donc
fort bien que le terme soit là par hasard. Cela dit, précisément dans le contexte de la
physiognomonie, c’est un hasard heureux. On peut en effet établir que les Stoïciens
limitent considérablement la portée de la physiognomonie, en montrant d’abord que ce
n’est pas vraiment sur un signe que les Stoïciens jugent, mais plutôt sur quelque chose
comme une incomplétude, puis en montrant qu’il limitent le champs des données

47
SVF, II, 74, p. 27, 5-6 : « a„sqhtikÍ g¦r fantas…v sugkat£qes…j ™stin ¹ a‡sqhsij ». Cf. J.B. Gourinat, La
dialectique des stoïciens, Vrin, 2000, p. 66.
48
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 104.
propres au physiognomoniste, pour n’assigner à la physiognomonie en général qu’un
caractère rhétorique, qui a pourtant un usage fort important.
Le passage de Diogène Laërce, VII, 173, qui rapporte l’histoire de Cléanthe à qui
des plaisantins (eÙtr£peloi) amènent un homme qui a manifestement tous les traits d’un
homme fréquentable, mais qui, précise le texte, est en fait un k…naidoj nous apprend trois
choses : 1. que Cléanthe, dans sa pratique physiognomonique, suit Zénon, 2. que cette
pratique peut (et doit) normalement amener à une connaissance (katalhptÕn) ; 3. que
cette pratique, enfin, devait avoir quelque chose comme une norme par rapport à
laquelle on pouvait juger.
On dit que, puisqu’il affirmait en accord avec Zénon que le caractère
pouvait être saisi (katalhptÕn) à partir de l’aspect extérieur, de jeunes
plaisantins lui amenèrent un débauché (k…naidon) traité à la dure dans les
champs et lui demandèrent de donner son avis sur son caractère. Lui, comme
il était dans l’incertitude, lui ordonne de repartir. Comme celui-ci repartait,
il éternua : « je le tiens, dit Cléanthe : c’est un mou (malakÒj) 49 ».
À quelle connaissance Cléanthe parvient-il ? À strictement parler, il ne fait que dire :
« cet homme n’est pas un sage, il est donc de la classe des insensés », et le texte, du
reste, prévient toute autre interprétation, en ayant soin de préciser avant que l’homme est
un k…naidoj, et non pas précisément un malakÒj. Dans l’intention des plaisantins, il s’agit
moins de connaître le caractère de l’homme en question que de tenter de piéger
Cléanthe. L’homme qu’on lui amène a tout d’un karterÒj, et il lui est amené
précisément parce qu’il est supposé en avoir tous les signes visibles. L’histoire, racontée
par Dion Chrysostome, cette fois, donne des détails de ces signes :
ils lui amenèrent un homme au corps rude (sklhrÒn) et dont les sourcils se
rejoignaient, couvert de poussière, à l’aspect humble, aux mains calleuses,
enveloppé misérablement dans un manteau sombre et usé, poilu jusqu’aux
chevilles, et les cheveux en bataille. Ils lui demandèrent alors de se
prononcer sur lui 50.
À vrai dire, ce portrait est plutôt celui d’un bel homme, ou du moins d’un vertueux,
pour un Romain : il a tout en effet des signes qui pronostiquent de belles aptitudes à la
vertu. L’essentiel tient d’ailleurs dans l’accumulation des signes de cette aptitude à la
vertu : ne faut-il multiplier les signes d’un même caractère ? On trouve dès lors deux
types de signes, entre lesquels je distingue signe au sens large et la preuve, à savoir le

49
Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes illustres, VII, 173.
50
Dion Chrysostome, Discours, XXXIII, 54 : « »
signe qui va permettre de se prononcer, à partir de la conjonction des signes ordinaire.
Or, de manière tout à fait symptomatique, cette accumulation en elle-même n’est pas,
pour Cléanthe, suffisante pour se prononcer. En revanche, dans la conjonction des
signes, il suffit qu’il y en ait un seul qui ne « colle » pas pour que toute la conjonction
soit non signifiante. Cela rappelle évidemment, outre le premier point de notre recherche
précédente, « le modèle conjonctif » de la logique stoïcienne, et le très fameux article
que J. Brunschwig 51 lui a consacré. Un signe « négatif » (qu’on peut assimiler au faux,
en tous les cas au disharmonieux) dans une conjonction de signes vrais (ou du moins
dans la conjonction qui constitue l’epiprepeia chez le Pseudo-Aristote) invalide toute la
conjonction. Et, de fait, là où tous les signes convergeaient pour dire que l’homme est
un karterÒj, c’est précisément, dans Diogène Laërce, l’antonyme malakÒj qui est utilisé
par Cléanthe. De manière plus générale, dans le stoïcisme, il s’agit de découvrir si tel
individu est vertueux ou non (ou apte à la vertu ou non, c'est-à-dire qu’il présenterait
tous les signes de cette vertu) : pour déterminer qu’il ne l’est pas, il suffit d’un signe,
qu’on pourrait appeler preuve par défaut. C’est pourquoi les Stoïciens ont pu soutenir
que le vice moral se manifeste dans toute l’apparence : un seul signe vicieux infecte
toute l’apparence. Et ce signe constitue une preuve, une katalêpsis : c’est ce signe qui
permet de conclure assurément. C’est là, à mon sens, une reprise de la relation tout /
partie, avec la précision du signe négatif, que l’on trouve chez le Pseudo-Aristote,
reprise qui entre dans les cadres de la pensée stoïcienne.
On a une confirmation de mon hypothèse dans le seul passage explicitement
attribué à Zénon et à lui seul, celui de Clément d’Alexandrie, où Zénon propose la
constitution du type de « la jeune fille vertueuse » :
Il sembla bon à Zénon de Cittium d’esquisser l’image d’une jeune fille 52 et
fit sa statue ainsi : “Soit, dit-il, le visage pur, le sourcil qui ne tombe pas, le
regard (Ômma) ni impudent, ni détourné, le cou non renversé ni les membres
du corps relâchés, mais [les parties visibles] sont pareilles à des parties
tendues (™ntÒnoij Ómoia), l’esprit droit 53, propre au raisonnement ; une acuité
et une possession des choses qui ont été enseignées de manière droite (tîn
Ñrqîj e„rhmšnwn) , et puis l’allure et les gestes ne procurent aux licencieux
aucun espoir. Que sa pudeur s’épanouisse comme une fleur, ainsi que son
air viril, et, en revanche, que soient loin d’elle l’agitation que causent les
boutiques des parfumeurs, des bijoutiers, ou des vendeurs de laine, et celle
51
J. Brunschwig, « le modèle conjonctif », in Études sur les philosophies hellénistiques, PUF, 1995, pp. 161-187.
52
Van Arnim, dans les SVF donne la leçon nean…ou, « d’un jeune homme ».
53
Foester porte ÐrqÒnouj.
qui vient des autres boutiques, où, arrangées comme des courtisanes, elles
passent leur journée comme assises dans des bordels 54.
Ce qui frappe, dans ce texte, c’est que les traits du visage, c'est-à-dire ce qui sert d’abord
au physiognomoniste, sont proposés par la négation : le sourcil qui ne tombe pas, le
regard ni impudent, ni détourné, le cou non renversé, etc… Ce qui est signe, à la limite,
c’est ici moins les signes que l’absence de signe : dans ce portrait du type de la jeune
fille sage ou apte à la sagesse, ce qu’il ne faut pas, c’est un seul signe qui viendrait
contredire la pureté du visage, et l’harmonie des attitudes.
Comment dès lors reconnaître le sage ? Sommes-nous condamnés à accumuler les
signes, sans pouvoir, tant que cette accumulation n’est pas close (mais quand l’est-
elle ?), nous prononcer ? On peut fort bien imaginer que, de même que le sage pourra
reconnaître deux jumeaux, ou deux œufs, par la saisie de la différence de leur qualité
individuelle, il pourra évaluer la qualité individuelle, et plus précisément ce qu’on
pourrait appeler la qualité harmonique de l’âme. En effet, ce n’est pas directement la
qualité individuelle que le sage doit se prononcer, mais sur son aptitude à la vertu. Il
s’agit alors moins de reconnaître des signes spécifiques que de reconnaître l’harmonie
de l’âme, en krasis avec le corps. Or, cette harmonie ne se manifeste pas dans des traits
du visage, mais dans les attitudes du corps. Je voudrais tenter de montrer que les
Stoïciens, depuis Zénon jusqu’à Marc-Aurèle ne partagent pas du tout la croyance en
une physiognomonie tirée des traits. Seules les intéressent les attitudes – d’où une
limitation, évidemment, du champ d’investigation, mais aussi évidemment l’absence
de traité des signes : les attitudes réglées, maîtrisées, vont dépendre des circonstances,
des sociétés, etc… et on ne peut en proposer de signe univoque.
Le problème pour ce texte sur Zénon c’est qu’à première vue, il propose au
moins deux traits du visage : telle position des sourcils et du cou. Je serai tenté de
ramener la remarque sur le cou à une remarque sur l’attitude générale : le cou renversé,
c’est une position de relâchement, et je crois aussi que c’est une attitude qui dénote en
plus d’une certaine mollesse, un certain abandon à de possibles jouissances (qu’on
imagine une jeune fille au cou renversé). Pour les sourcils, le problème est un peu plus
complexe. Le signe est en effet, on le sait, assez peu favorable : on le rapporte au type
du porc, et ceux qui ont de tels sourcils sont simples d’esprit, pour Aristote, dans
l’Histoire des Animaux 55, c’est un signe de jalousie. En fait, je me demande si ces
sourcils qu’on laisse tomber, plus qu’ils ne s’incurvent vers le bas, ne sont pas signe
54
Clément d’Alexandrie, Paed. III, 11, 74 (= SVF I, 246, p. 58, 22-33 ; = Foester, n°125, pp. 307, 308).
55
Aristote, Hist. Anima., I, 9, 491 b 15-18.
d’un caractère qui lui-même est signe d’une passion : quelque chose comme la
négligence, ce qu’on pourrait retrouver, mutatis mutandis, chez Épictète, lorsque celui
exige que ses disciples tiennent leur corps dans un état de propreté qui signifie qu’ils ont
au moins une conscience de ce qui se fait et de la beauté 56 : les attitudes, dit-il, reflètent
la pureté de l’âme. C’était là le second point que nous avions à vérifier dans notre
parallèle entre le Pseudo-Aristote et les Stoïciens.

On trouve à présent dans l’œuvre de Sénèque un éventail assez large de remarques


physiognomoniques : ce qui est cependant remarquable, ce sont les différences d’usage
qu’en fait l’auteur, et, plus précisément, les Lettres à Lucilius offrent un lieu assez
privilégié pour une étude de ces différences. Ainsi, on peut avoir l’impression que
Sénèque accorde aux observations physiognomoniques un crédit certain :
Toutes les choses, si on les observait, sont les indices (indicia) de toutes les
réalités, et il est également possible de tirer de petites choses (ex minimis)
une preuve des mœurs. L’impudique, son allure (incessus) le fait apparaître,
également un mouvement de la main (manus mota), parfois une seule de ses
réponses, son doigt ramené à la tête (relatus ad caput digitus), la courbe de
ses yeux (flexus oculorum) ; le mauvais, son rire le désigne ; le fou, ce sont
son visage et son aspect (vultus habitusque). Ces choses-là ressortent en
effet au grand jour à travers des marques (per notas) 57.
Indicia, notas : le propos est clair – l’état d’une âme se manifeste sur le corps, porteur
de marques physiques auxquelles il s’agit d’être attentif. Il faut souligner le « ex
minimis », qui montre, semble-t-il, que de petits signes peuvent transformer
radicalement l’appréhension de tel ou tel individu. Celui qui sait regarder peut replacer
chaque chose dans le tout dans lequel elle prend sa place et duquel elle tient sa place.
Que les mœurs elle-mêmes soient en fait le résultat d’un état de l’âme, c’est ce que
montre très clairement un passage de la lettre 114, où une affection de l’âme a une
répercussion sur le corps :
Ne vois-tu pas, si l’âme s’est affaiblie, que l’on traîne ses membres et
qu’on meut les pieds avec paresse ? si l’âme est efféminée, que la mollesse
apparaît dans la démarche elle-même ? si l’âme est vive et impétueuse, le
pas se hâte ? si elle est en proie au délire, ou, ce qui est pareil à l’égarement,

56
Épictète, Entretiens, IV, 11 – de la propreté. Voir aussi IV, 10.
57
Sénèque, Ep. 52, 12. (= Foester vol II, 150).
si elle est en colère, que le mouvement du corps est désordonné, et qu’il
n’avance pas, mais est emporté 58 ?
Il reste, et le passage que je viens de citer le souligne, qu’il y a une fois de plus une
grande différence entre tirer des conclusions à partir de tel ou tel trait du visage ou du
corps et tirer des conclusions à partir d’attitudes ou de mouvements du corps. Sur ce
point, le vocabulaire de Sénèque dans la lettre 52 n’est pas très clair (il l’est beaucoup
plus dans l’autre passage cité) : si en effet le geste de se gratter la tête, de rire ou de
bouger la main sont des actions, qu’on pourra juger indécentes, le reste est ambigu.
Doit-on comprendre en effet que ce sont certains traits du visage qui trahissent le fou, et
qu’entendre exactement par habitus, enfin doit-on lire dans flexus occulorum seulement
la courbure des yeux (donc un trait physique) ou bien une certaine manière de couler le
regard, comme la traduction en Budé le propose, la courbe du regard (un regard oblique,
etc…) ? Il y a là toute la différence entre un regard que l’asymétrie des yeux, par
exemple, rendrait insaisissable, et un regard fuyant, qui n’a rien à voir avec la forme ou
la position des yeux.
De fait, dans un autre texte, Sénèque ne s’intéresse pas directement aux traits du
visage donnés par la nature, mais beaucoup plus à ce qu’on peut appeler de manière
assez générale, les attitudes et les manières d’être. Ainsi, lorsqu’il fait le portrait de son
vieil ami Claranus, insiste-t-il sur sa faiblesse physique (Claranus n’a pas un corps, mais
un corpusculum, deforme, difforme, déformé, laid – humileque, chétif, rapetissé, est-il
même ajouté au § 3), pour tout de suite montrer que ces traits contrefaits ne contredisent
pas sa vertu. Bien au contraire, dans ces traits même, on perçoit sa beauté, non pas à
cause de l’harmonie des courbes du visage et du corps, mais parce que les gestes et
l’attitude de Claranus sont calmes et convenables, cela parce que Claranus supporte la
vieillesse avec courage et sérénité. À la remarque de Sénèque : « la nature s’est
comportée de manière injuste : elle a mal logé une telle âme 59», répond en écho : « [la
vertu] n’a besoin d’aucun ornement. Elle est elle-même sa propre parure et consacre le
corps qui est le sien 60». D’où cette remarque dans laquelle on doit lire le très grand
soupçon porté sur toute démarche non critiquée de physiognomonie, sur tout réflexe
naturel qui fait que chacun d’entre nous, à un moment ou à un autre, s’institue
physiognomoniste :

58
Ep. 114, 3.
59
Ep. 66, 1.
60
Ibid., 2.
Tu n’aimerais pas plus, je pense, un homme bon fortuné que le même,
pauvre, et robuste et musclé, que frêle et au corps affaibli ; de fait, tu ne
rechercheras ou n’aimeras pas plus une chose si elle est joyeuse et paisible
que si elle est déliquescente et pénible. Ou bien alors, si tel est le cas, de
deux hommes également vertueux, tu chériras plus celui qui est élégant et
délicat que celui qui est plein de poussière et hérissé ; ensuite (deinde), tu en
viendras à ceci que tu préféreras celui qui, entier, a tous ses membres et n’a
subi aucune atteinte à celui qui est infirme ou bien borgne ; insensiblement
(paulatim), ta délicatesse progressera jusqu’au point où, de deux hommes
aussi justes et prudents, tu préféreras le chevelu, le frisotté. Où la vertu est
égale des deux côtés, il n’y a pas d’inégalité : toutes les autres choses en
effet n’en sont pas des parties, mais sont accessoires 61.
La logique de la progression du propos est claire : c’est le sorite. Il paraît normal de
préférer la joie à la déliquescence – mais jusqu’où ? Dès lors qu’on se laisse aller à ce
type de jugement, comment trouver une limite ? Deinde, paulatim : il en faut peu en
effet pour confondre fallacieusement la conformation physique, en elle-même
indifférente, et l’absolue vertu, au point que celle-ci ne vaut plus par elle-même. Or,
l’argument part, répétons-le, d’une prémisse presque anodine (présentée ici par sa
contradictoire, parce que c’est précisément ce qu’il ne faut pas penser) : une chose
joyeuse et paisible est plus digne d’être recherchée qu’une chose (possiblement la
même) déliquescente et pénible. Ce jugement faux est alors rapporté aux apparences :
s’il est vrai que la paix et la joie sont meilleures que leurs contraires, alors un corps
harmonieux et sain sera meilleur qu’un corps difforme. Ce qui n’est, à strictement
parler, pas faux, si l’on entend dans le meilleur le « préférable », moralement neutre,
mais cela le devient lorsque, précisément, on relie nécessairement vertu et apparence
physique. D’où, ailleurs, cette remarque de Sénèque : « Tu fais erreur si tu te fies aux
visages de ceux qui viennent à toi 62»
Chacun certes peut contrefaire ses attitudes pour gagner la confiance par exemple,
mais le réflexe sur lequel joue cette hypocrisie constitue la pente naturelle et non
critiquée que nous avons à inférer un caractère à partir d’une apparence. Or, cette pente
naturelle (celle là comme bien d’autres), doit être débarrassée de sa gangue magique, ou,
pour le dire grossièrement, pré-jugée.

61
Ibid., 24-25.
62
Ep. 103, 2
La physiognomonie stoïcienne n’est plus la physiognomonie du Pseudo-Aristote,
et n’est pas celle de l’anonyme Latin : elle n’interdit pas l’interprétation (en ce que
certains signes sont décisifs), mais elle interdit la lecture, parce qu’il n’y a rien d’autre à
lire sur un visage que ce qu’on y projette, et la lecture Cela dit, les remarques
physiognomoniques sur les attitudes, les manières d’être, ont, je crois, un fondement
pour Sénèque 63. Mais il réserve l’usage de la physiognomonie à ceux qu’on pourrait
appeler les hommes de l’art : c’est dans le traitement des passions qu’elle trouvera une
place, traitement dans lequel le signe de l’imperfection devient symptôme d’une
passion, un signe négatif infecte toute l’apparence, comme le moindre débordement de
la passion infecte toute l’âme. C’est dans ce contexte qu’on peut donner à la
physiognomonie un fondement rationnel et dogmatique. On peut distinguer alors deux
usages : un usage rhétorique, où il s’agit de construire des exemples, des types de héros
ou d’imposteurs qui puisse toucher le progressant, en partant de sa tendance naturelle à
la physiognomonie, pour ensuite redresser ses jugements. Point de lecture ici, mais de la
démonstration. Le passage du De Vita beata est un exemple assez clair de cette manière
de faire, mais on en trouverait aussi dans la lettre 94. Le second usage de la
physiognomonie, non plus rhétorique cette fois, est à rechercher dans une approche
« médicale » du traitement des passions, approche telle qu’on pourrait la trouver dans le
De Ira, où la notion de signe est profondément retravaillée : n’est plus signe à
proprement parler une attitude, ou la pâleur, mais sa durée. Réflexion qui engage
évidemment une réflexion sur les propatheiai, les signes avant-coureurs de passion : le
sage peut devenir pâle ou sentir les larmes monter, mais il ne se laissera pas aller à cette
impulsion. C’est, d’autre part, une réflexion d’ordre beaucoup plus méthodologique :
pour savoir déterminer les signes pertinents, il faut aussi connaître les différents types de
morphologie : c’est là la fonction de réflexions sur les climats – mais si tel peuple a
telles caractéristiques, ces caractéristiques ne sont pas cependant nécessaires : tout
individu peut vaincre sa nature, c’est l’exemple de Socrate, dans l’anecdote que rapporte
Cicéron dans le De Fato.

63
Voir entre autres le beau passage du De vita beata, où Sénèque dresse le portrait de la Vertu : VII, 3 : « La
vertu, tu la rencontreras au temple, au forum, au sénat, debout devant les remparts, couverte de poussière, le teint
hâlé, les mains calleuses ; la volupté, cachée souvent, et qui recherche les ténèbres, autour des bains, des étuves,
et des lieux qui craignent la police, molle, énervée, imprégnée de vin et de parfum, pâle ou bien fardée et
embaumée de cosmétiques ».

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