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«   Pour Lénine, la question était de savoir

comment la “révolution mondiale” allait


éclater   »
Tamas Krausz, auteur d’une biographie de référence sur Lénine, encore
non traduite en France, revient sur les événements qui ont consolidé la
révolution soviétique, ainsi que les résistances qu’elle a dû affronter.
Démocratie, socialisme, violence, pouvoir populaire, ou encore la Nouvelle
Économie politique (NEP), qui a cent ans cette année, Tamas Krausz passe
en revue les faits, les poncifs et les falsifications.

Alex Anfruns : Votre ouvrage « Reconstruire Lénine » défend


l’idée que l’héritage théorique et politique de Lénine présente un
intérêt pour les forces politiques de gauche aujourd’hui. Quel
éclairage apportent vos travaux ?

Tamas Krausz: Entre 1895 et 1916, Lénine a analysé les caractéristiques


du capitalisme russe et global aussi bien sur le plan historique que
théorique. La Russie incarnait à la fois presque toutes les contradictions de
«  la semi-périphérie du système-monde  », pour reprendre l’expression de
l’économiste italien Giovanni Arrighi. Le capitalisme féodal russe
s’expliquait par le fait que la bourgeoisie russe ne jouait pas de rôle politique
indépendant  ; elle se subordonnait à l’autoritarisme tsariste. Lénine en a tiré
la conclusion suivante  : les tâches révolutionnaires ne peuvent être réalisées
que par le prolétariat et les couches paysannes sans terre, en affectant à la
fois les responsabilités bourgeoises et socialistes, et cela non pas en
coopération avec la bourgeoisie, mais en lutte contre elle. C’est ce qui a
distingué Lénine de Gueorgui Valentinovitch Plekhanov (théoricien marxiste
qui fonda le mouvement social-démocrate en Russie – NDLR) et des
mencheviques, qui croyaient encore à la révolution démocratique
bourgeoise. Les analyses de Lénine sont bien instructives pour l’actuelle
semi-périphérie  : il n’y a pas d’autre alternative que le socialisme basé sur la
démocratie sociale. En nous servant de sa méthode analytique, nous
aboutissons encore aujourd’hui au constat que le capitalisme libéral et
présumé démocratique, à l’opposé du système capitaliste oligarchique si
répandu de nos jours, n’est que pure vision politique. En dehors du
socialisme, il n’y a pas d’alternative au système.

Après la révolution de février 1917, l’avancée de la révolution «  


par étapes  » est réfutée. Vous affirmez que Lénine «  n’a compris
que progressivement la signification des aspects intrinsèques et
pratiques liés à l’effervescence du mouvement révolutionnaire  ».
Avant même la guerre, Lénine a reconnu que la démocratie bourgeoise
n’avait point d’appui en Russie  : la lutte pour les droits démocratiques
relevait du mouvement ouvrier. Après février 1917, il a compris que les
forces qui font avancer la révolution s’étaient organisées au sein des soviets
avec les ouvriers, les soldats et les paysans, en occupant et en expropriant les
usines et les terres, ou en désertant le front. C’est au milieu de
l’effondrement de la guerre que les forces révolutionnaires ont découvert, en
tant que système, l’outil de la «  guerre de classe  ». Lénine a qualifié d’«  
illusions  » les aspirations à se pourvoir d’une Assemblée constituante. Quel
gouvernement avait-il alors en tête  ? C’est l’établissement de l’égalité sociale
qui a été visée. Lénine et le parti bolchevique étaient à l’avant-garde de ce
mouvement lorsqu’il s’est adressé à toutes les forces intéressées. Au vu du
climat révolutionnaire, il a refusé de coopérer avec les partis politiques qui
soutenaient la domination basée sur la propriété privée capitaliste. Il avait
l’intention de faire entrer dans les soviets et le gouvernement toutes les
organisations réellement socialistes. Aux yeux des masses rassemblées dans
les soviets, les questions de la terre, la nationalisation, l’organisation de la
production et de la consommation étaient prépondérantes.

La mise hors la loi du parti bolchevique et la révolte du général


Kornilov [1] ont mené à la constatation que «  la guerre civile a
déjà commencé  ». Lénine a alors tenté de convaincre son propre
parti que la prise de pouvoir avait sonné. Qu’est-ce qui a motivé
sa confiance  ?

Lénine savait déjà en 1905 qu’aux yeux des masses paysannes la «  


légitimation  » du pouvoir despotique s’était affaiblie. En 1917, le
gouvernement provisoire n’avait plus non plus de légitimité parce qu’il s’est
avéré incapable de sortir de la guerre, et de résoudre la moindre question
importante. Cette année-là, dans la clandestinité, Lénine a réfléchi à
l’expérience de la Commune de Paris et à la théorie du socialisme. Il a alors
rédigé l’État et la Révolution. L’actualité du socialisme s’est imposée avec
l’effondrement du capitalisme, conséquence de la guerre mondiale, et de son
incapacité à résister aux initiatives révolutionnaires. Pour Lénine, la
question fondamentale était de savoir comment la «  révolution mondiale  »
allait éclater. La révolution russe a dénoué ce nœud gordien. L’analyse de
Lénine sur la Russie comme étant «  le maillon le plus faible de
l’impérialisme  » était vraie  : les rapports de pouvoir de classe se modifiaient
grandement en faveur des classes opprimées, puisque tout le pouvoir
traditionnel s’est complètement paralysé.

La fin immédiate de la guerre, les revendications de «  terre, pain et


liberté  », la répartition des terres, la nationalisation ne pouvaient être
résolues que de manière révolutionnaire. Mais surtout  : l’arme était entre les
mains des masses révolutionnaires et de leurs organisations. Dans les
manuels d’histoire, Lénine est présenté comme le défenseur de la violence
résumée dans la notion de «  dictature du prolétariat  ». D’un point de vue
historiographique, vous réfutez cette image, en soulignant sa lutte contre les
pogroms et pour l’éducation du peuple. Lénine n’avait aucune théorie
particulière de la terreur et de la violence. Après que la première révolution
russe a été étouffée dans le sang en 1905, il a toujours insisté sur une chose  :
si une révolution ne peut se défendre, elle est vouée à la mort. Supposer que
l’organisation de l’Armée rouge et du pouvoir soviétique – au milieu de la
contre-révolution résurgente et des attaques extérieures – aurait pu se
dérouler pacifiquement est une idée absurde.

Avant octobre 1917, Lénine avait attiré l’attention sur la


possibilité d’une «  voie pacifique  », mais l’histoire l’a retirée de
l’ordre du jour. Que serait-il arrivé si les révolutionnaires avaient
cédé le pouvoir à la contre-révolution  ?

La «  période de transition  » après la révolution ne peut pas non plus se


résumer à la violence. Le problème au début n’était pas, en un sens, la
réorganisation de la production et de la distribution, mais l’éradication de
l’analphabétisme, l’élévation culturelle d’une centaine de peuples et de
nationalités. Ces problèmes étaient la principale source de violence dans les
premiers stades du développement soviétique. Dans la mesure où la
nouvelle hiérarchie bureaucratique s’est construite, de nouvelles luttes
d’intérêts se sont aiguisées entre institutions, autorités, appareils locaux et
centraux, qui justifiaient les craintes de Lénine  : si la révolution russe reste
seule, les perspectives du socialisme se rétrécissent.

Selon vous, les décisions de Lénine n’ont pas constitué un feu vert
au Parti communiste pour restreindre la vie démocratique en son
sein, là où d’aucuns établissent une continuité entre Lénine et la
notion de «  totalitarisme  ». Quels sont vos arguments  ?

La soi-disant «  théorie du totalitarisme  » est une ligne de pensée conçue par


les propagandistes du système capitaliste. La thèse selon laquelle «  toutes
les dictatures sont identiques  » est un non-sens conceptuel et politique.
Pendant la période léniniste, la dictature du Parti communiste s’est doublée
d’un large «  pluralisme institutionnel  ». Chaque courant littéraire avait des
organisations indépendantes. Au sein du Parti communiste, différentes
tendances existaient et se confrontaient les unes avec les autres.

Après la famine, la guerre civile et l’agression d’une coalition


internationale, des questions de survie s’imposent à la
révolution. Lénine élabore alors les bases de la Nouvelle
Économie politique (NEP), et développe la nécessité de réaliser
une «  Révolution culturelle  ». Quelles précautions avait-il prises
en considération  ?

À partir de mars 1921, la NEP était «  une restauration partielle du


capitalisme  », parce que la majorité paysanne et petite-bourgeoise de la
population «  ne pouvait pas exister sans acheter et vendre  ». La société
russe n’était pas prête pour le socialisme et l’autogestion sociale. La
population, les millions de travailleurs ont dû maîtriser de nombreux
éléments de la culture civique afin de créer une nouvelle culture. En
l’absence de méthodes et de traditions sociales démocratiques, la question
était de savoir comment maintenir l’hégémonie des objectifs et des plans
culturels collectifs-socialistes dans la société soviétique.
Le point de départ de Lénine était qu’après la victoire militaire, «  
l’hégémonie culturelle  » ne pouvait être maintenue que si les masses
sociales prenaient en charge la gestion des affaires. Il n’y a rien à embellir,
c’était une contradiction fondamentale du système révolutionnaire, dans la
mesure où les diverses possibilités de violence étaient enracinées dans le sol
de la Russie contemporaine. Il y a eu de nombreuses tentatives en Russie
soviétique  : communes, coopératives, réseau de théâtres ouvriers et de
cercles d’auto-éducation… Lénine a «  constitutionnalisé  » le système
soviétique, l’Union soviétique, selon des principes politiques antiracistes et
antinationalistes, qui visaient l’égalité juridique et sociale de tous les
peuples. Il se moquait du comportement hypocrite des systèmes bourgeois
qui, tout en rejetant formellement l’exclusion juridique et raciale (qu’ils
n’ont par ailleurs jamais éliminée), reproduisent chaque jour l’exclusion
sociale. Le développement historique soviétique, à la fin des années 1920,
s’est écarté de cette trajectoire pour diverses raisons historiques. Dans le
système soviétique, ce n’est pas le manque de démocratie bourgeoise qui a
fait défaut. Ni ses dirigeants ni ses partisans ne voulaient s’y conformer.
Dans ce système, ce sont les formes démocratiques et autonomes socialistes
qui étaient gravement déficitaires.

Notes :
[1] Le général Lavr Kornilov a commandé l’Armée des volontaires durant la
guerre civile et tenté un coup d’État militaire en 1917.

Entretien réalisé par Alex Anfruns publié dans l’Humanité


Dimanche du 4 février 2021

Reconstructing Lenin. An Intellectual Biography. Tamás Krausz


Traduction : Balint Bethlenfalvy. Editeur : Monthly Review Press.
L’ouvrage n’est pas traduit en français à ce jour. Une traduction
en portugais existe : Reconstruindo Lênin édité par Boitempo
Editorial
Tamas Krausz a également écrit “Les holocaustes soviétiques et hongrois :
essai comparatif”, qui n’est pas traduit en français. Une traduction anglaise
existe : The Soviet and Hungarian Holocaust – A Comparative Essay.

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