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Antigone

ANTIGONE. Tragédie en prose de Jean Anouilh (1910-1987), créée à Paris au théâtre de


l’Atelier le 4 février 1944, dans une mise en scène d’André Barsacq, et publié à Paris aux
Éditions de la Table ronde en 1946 (la page de titre porte 1945).

D’emblée, avec sa réserve habituelle et la secrète inquiétude qui l’anime devant les bassesses
inévitables du quotidien, Anouilh met en scène des héros qui refusent de s’adapter aux
contraintes du monde comme il va et à s’accoutumer aux compromis. Ainsi dans l’Hermine
(1932) et surtout dans la Sauvage (1934) où l’héroïne, devant l’exigence de pureté et d’absolu
qui est la sienne, est incapable de tricher et de se mentir à elle-même. L’intransigeance la
porte ainsi à choisir lucidement la solitude et le malheur puisqu’«il y aura toujours un chien
perdu quelque part qui [l]’empêchera d’être heureuse».

Le fait que chacun d’entre nous se retrouve être l’exécuteur d’un destin déjà tracé inspirera
encore à Anouilh Y’avait un prisonnier (1935), le Voyageur sans bagage (1936), où l’amnésie
prive précisément le héros de tout ancrage dans le passé, Eurydice (1941) où la mort, en
purifiant les amants, leur donne l’absolu. Autant de thèmes, de personnages, de réflexions qui
préfigurent Antigone. Une pièce que l’ambiguïté des réponses proposées par Anouilh plaça
d’emblée, malgré le succès remporté, au cœur d’une polémique, la censure des occupants
allemands ayant autorisé la représentation après avoir lu, semble-t-il, la victoire finale de
Créon comme une justification de l’ordre.

Synopsis

Au lever du rideau, le Prologue présente au public les personnages qui vont interpréter la
pièce en décrivant à grands traits leur caractère; ils sont onze en tout qui s’éclipsent au fur et à
mesure pour laisser la scène vide. La tragédie peut commencer.
La nourrice, scandalisée, surprend Antigone qui au petit matin rentre subrepticement au
palais. La jeune fille rassure la vieille femme et inquiète sa sœur Ismène par sa détermination
d’aller enterrer leur frère Polynice mort dans un combat fratricide contre Étéocle, et cela,
malgré l’interdiction de Créon qui promet la mort à celui qui enfreindrait ses ordres. Après
s’être réconfortée auprès de la nourrice, Antigone reçoit son fiancé Hémon, fils de Créon et
d’Eurydice, et lui annonce, après lui avoir fait jurer de ne pas la questionner, qu’elle ne pourra
pas l’épouser. À Ismène revenue, Antigone avoue alors qu’elle est allée, pendant la nuit,
enterrer son frère. Les deux jeunes filles une fois sorties, arrivent Créon et un garde. Ce
dernier annonce à Créon que quelqu’un a recouvert le cadavre de terre. Dans un premier
mouvement, Créon, en voulant garder la chose secrète, tente d’éviter le scandale. Arrive alors
le chœur qui entame des réflexions sur la tragédie, puis Antigone, menottes aux poignets, qui
vient de se faire surprendre par les gardes en train de terminer son travail de la nuit. Créon, de
retour, découvre, stupéfait, une Antigone dans les fers et qui avoue son crime. Suit une longue
entrevue pendant laquelle Créon va tout tenter pour sauver Antigone: successivement, il
cherchera à étouffer l’affaire, mais Antigone affirme vouloir recommencer; à minimiser ce
qu’il considère comme une étourderie d’enfant, mais Antigone lui oppose qu’elle a agi en
toute connaissance et en toute lucidité; à lui prouver que les rites imposés par les dieux ne
signifient plus grand-chose, mais Antigone lui rétorque qu’elle ne l’a fait que pour elle,
affirmant ainsi sa propre liberté; à lui expliquer comment on gouverne un État et les raisons
qui président aux choix, mais alors Antigone fait la sourde oreille; à lui montrer enfin, en lui
dévoilant toute l’histoire, l’indignité des deux frères. Cette fois Antigone est prête à céder
quand Créon, voulant parfaire sa victoire a un mot de trop, un mot malheureux, celui de
«bonheur». Antigone alors se rebiffe et ne sortira plus de sa logique butée, même devant sa
sœur Ismène revenue et qui demande aussi la palme du martyre. Créon, excédé par les
provocations et les insolences d’Antigone, finit par appeler ses gardes. Le chœur fait alors des
reproches à Créon qui doit aussi faire face à la révolte désespérée d’Hémon. On verra encore
Antigone dicter à un garde une lettre pour Hémon, dans laquelle elle avoue ne plus savoir
pourquoi elle meurt. On vient la chercher pour l’exécution de la sentence. C’est le messager
qui racontera sa mort. Enterrée vivante dans un tombeau, Antigone, au lieu d’attendre la mort,
a choisi de se pendre et Hémon, qui l’avait accompagnée, s’est jeté sur son épée. À l’annonce
de la mort de son fils, Eurydice, en silence, s’est aussi tranquillement coupé la gorge. Créon,
resté seul avec son petit page, se rend au Conseil pendant que les gardes continuent à jouer
aux cartes.

Critique

La liberté de construction de la pièce sert en fait le propos général. On enferme mal une
interrogation sur le destin de l’homme dans un carcan trop géométrique d’actes et de scènes.
En revanche, comme le fait le Prologue, on peut en présenter les personnages comme des
pupazzi de la commedia dell’arte ou comme des acteurs pirandelliens qui vont endosser un
rôle, et qu’un montreur non identifié va animer tout à l’heure. S’accentue ainsi l’impression
de déréliction générale et s’affirme la nécessité pour chacun de jouer «son rôle jusqu’au
bout». Cette théâtralisation des comportements est encore accentuée par le jeu des
anachronismes délibérés (à la création, les gardes, par exemple, étaient vêtus d’imperméables
noirs et jouaient du revolver alors que Créon était en frac) qui portent la force du mythe
jusque dans le vécu du spectateur, et disent autrement que le prestige des dieux et de leur
éternité s’est enfui des cités où désormais la raison plus que la foi dicte des lois ineptes.

On accède ainsi au cœur même de la tragédie: la quête d’une vérité insaisissable mais partout
présente dans la pièce, symbolisée par le jeune page; la nostalgie d’une enfance perdue où le
beau et le lumineux paraissent plus essentiels que le bien et la tranquillité. Certes, on peut ne
voir dans la révolte d’Antigone qu’une résistance contre toute forme d’oppression, contre les
lois absurdes et indispensables édictées par des hommes pour construire des cités heureuses,
et l’affirmation d’une liberté individuelle contre le destin collectif. Si elle n’était que cela, la
lutte d’Antigone serait vaine. Elle déboucherait au bout du compte sur ce qu’elle refuse même
d’entendre, le bonheur, parce qu’il est chargé de toutes les compromissions dont la première
est l’acceptation de vivre et de vieillir. L’absence de transcendance dans la pièce d’Anouilh
rend la quête d’Antigone encore plus désespérée. Elle n’a même plus recours à l’amour contre
la haine. Elle réclame simplement «tout et tout de suite» comme une justice parce qu’elle ne
croit en définitive qu’à l’éternité du présent, refusant un passé chargé de meurtres et
d’incestes et un avenir promis au charlatanisme de la philosophie, du stoïcisme à la Créon par
exemple.

Finalement, le sacrilège, aux yeux de Créon, consiste moins à braver une loi qu’à vouloir soi-
même dégager l’itinéraire de son propre malheur, et y trouver sa dignité en se donnant
l’illusion suprême de la liberté. Pour Antigone, vivre consiste à «dire non», et à ne pas vouloir
comprendre, pour échapper définitivement aux sophismes qui justifieraient un bonheur à la
petite semaine. Jusqu’au bout, bien qu’elle ait reconnu reconnu l’inanité de ses actes,
Antigone, en définitive bourrelée de doutes, obéira à sa nécessité intérieure en se donnant
elle-même la mort. Dans leur dialogue de sourds, Créon lui reproche cette retraite désespérée
et élitiste. Pour le commun des mortels (Hémon, Ismène, Eurydice, le peuple), il faut des
repères et quelqu’un qui se retrousse les manches pour conduire le troupeau. Comme Sisyphe
remontant son rocher, Créon va présider le Conseil. Pour lui comme pour Antigone, au bout
du compte, la solitude. Dans la pièce, le dérisoire mot de la fin semble revenir aux gardes qui
abattent leurs atouts: «Eux, tout ça, cela leur est égal; c’est pas leurs oignons.»

Cette pièce qui n’est finalement qu’une longue conversation pourrait se lire aussi comme une
tragédie où le langage jouerait le rôle de fatum. Puisque toute transcendance est ici
délibérément niée, c’est la rhétorique seule qui anime le débat, somme toute byzantin, entre
l’homme d’État qui cherche des compromis et l’adolescente têtue qui ne sait que dire non, et
qui meurt d’une querelle de mots, en butant sur le seul qui ne soit pas de son vocabulaire:
«bonheur». Dans ce contexte, il n’est pas innocent que la dernière action d’Antigone soit une
tentative d’écriture: elle dicte un billet pour Hémon, qu’elle rature en demandant au garde
devenu scribe de rayer «Je ne sais plus pourquoi je meurs» et d’écrire à la place «Pardon, je
t’aime», abandonnant ainsi toute prétention à la rhétorique, renonçant à expliquer («Raye tout
cela, il vaut mieux que personne ne sache»), pour utiliser délibérément les mots les plus usés,
sinon les plus vides. Puis la marionnette n’a plus qu’à se pendre à ses propres fils.

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