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Si vous croisez un humain sautant comme un cabri du côté de la place de l'Odéon sur le
coup de 22h30, demandez lui d'où il vient, il y a fort à parier qu'il vous réponde : je viens
de voir « Le Vrai Sang », de Valère Novarina !

« Le Vrai Sang » saigne toujours deux fois


Ah comme c'est bon de sortir d'un théâtre ragaillardi, les veines palpitantes, le cervelet en
surchauffe, la gorge débordante d'épithètes laudateurs !
L'auteur a mis en scène sa nouvelle et énième pièce, et c'est double bonheur. Car le texte
et le spectacle, s'ils font bon ménage, se complètent sans se superposer.
Des pans entiers de l'œuvre ont été coupés dans la version scénique (laquelle aurait mérité
d'être un peu resserrée, mais ne nous arrêtons pas à cette peccadille). Le lecteur se
régalera en découvrant « le vivier des noms » ouvert par « l'Enfant Animal » à la fin du
texte. « Entrent » alor,s page 253 :
« L'Animal à Fond Triste, Jean L'Ennemi, Jean du Oui-tout, Diogène, L'Ange
numérique, La Femme à L'Etalage, L'Ambleur, l'Enfant Plurimorbide, L'Amant
de la géométrie. »
Et ainsi de suit,e pendant une cinquantaine de pages ; jusqu'à la fin de la pièce :
« Les Mangeurs de Tout en Tout, JeanJean Calendrier, Le Chien Introuvable, Le
Mangeur Niant, L'Enfant muet, L'Enfant Circalducien, l'Avaleur Pothaire, le
Bruyeur de Vide, l'Enfant Mordant le Sol Seul Contre Tous , l'Homme à Figure
Humaine, Le Déséquilibriste. »

Des cascades langagières vertigineuses

Depuis longtemps, l'auteur nous a rendu


attentifs et même « addicts » à ces cascades langagières vertigineuses.
Ainsi des noms des 2 587 personnages qui ouvrent ce poème comique qu'est « Le Drame
de la vie » (1984) ou du vertigineux babil ouvrant « La Chair de l'homme » (1995).
Ce dernier a été en partie repris trois ans plus tard par « l'Infini Romancier » de «
L'Opérette imaginaire », une pièce dont la mise en scène initiale de Claude Buchvald
propulsa Novarina dans les bras d'un public populaire.
Dans la version scénique de sa nouvelle pièce, elles sont en retrait, hormis ce moment
inouï du « danseur de perdition ». A ceci près que le corps fait là au moins jeu égal avec
les mots dans le pantin fait corps qu'est l'acteur Manuel Lelièvre.
Et c'est un signe : jamais un spectacle de Novarina n'avait si bien marié les corps et les
mots dans une sorte d'animalité partagée.
De même, toutes les réjouissantes séquences chantées de la représentation -à commencer
par les airs de la vieille diva (ahurissant Olivier Martin-Salvan)- sont absentes de la
version publiée. Tout comme les interventions des machinistes de l'Odéon.
Et puis il a ce gag : on voit entrer sur scène une sorte de baraque de foire miniature déjà
présente dans des mises en scène antérieures. Une actrice râle :
« Tu vas tout de même pas nous remonter la boîte avec les petits hommes dedans.
»
Reportons nous au texte : qui dit cette phrase ? Une certaine Armelle Héliot, la critique
théâtrale du « Figaro ». Elle aime bien Novarina, mais lui reproche de refaire toujours la
même chose, ce qu'elle ne manque pas de faire dans sa critique de ce nouveau spectacle !

Le secret de Debrecen
Ca pétarade de partout. Jamais on avait vu Novarina si libre face à son texte, si inventif
sur un plateau, si en confiance avec ses acteurs fidèles (Agnès Sourdillon, Valérie Vinci,
Dominique Parent, Nicolas Struve) ou nouveaux complices (Myrto Procopiou, Norah
Krief, Julie Kpéré) jamais son ami le compositeur et accordéoniste Christian Paccoud ne
s'était immiscé comme il le fait dans les méandres de la présentation.
Tout se passe comme si, en montant loin de Paris, au théâtre de Debrecen (Hongrie)
traduit en hongrois, une langue qu'il ne parle pas, et donc abordant la pièce un peu
comme le texte d'un autre, Novarina, travaillant sans contrainte et sans pressions, avait
atteint l'enfance de son art, une folle exubérance.
Les spectateurs de l'Odéon avaient pu le constater lorsque le spectacle est venu ouvrir en
automne le cycle Novarina qui va durer toute la saison au Théâtre de l'Europe Odéon.
Quand on sait combien la Hongrie est liée à sa mère comme il l'explique dans « L'Envers
de l'esprit » (2009), on mesure mieux la portée de ce qu'il énonce en disant que, dans « Le
Vrai sang » « se croisent “ Le Festin de Balthazar ” [récit biblique], trois airs de Gugusse
et le souvenir d'un “ Faust ” forain vu enfant à Thonon.
C'est au col du Feu, au-dessus de Thonon, qu'il a écrit “ Le Vrai Sang ”, comme la plupart
de ses textes.
“Homme, dépose ton bilan ! ”

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Au commencement était le corps saignant,
lequel expulse le verbe de sa chair et inversement. On n'a jamais vu un spectacle
novarinien avec autant d'acteurs bondissants, assénant leurs mots avec l'évidence d'un
couteau de boucher que l'on vient d'aiguiser.
Le “ Vrai sang ” est à la fois filial et animal et celui du Christ en sous main. Sang d'encre
il se fait la couleur des costumes (beau travail de Renato Bianchi) et bricole les fontaines.
Mais d'abord, bon sang de bonsoir, autant aller à l'essentiel : il la couleur même du music
hall. Et rythme il a le sang dans sa peau.
Tout n'est qu'entrée et sorties. De figures, de mots, de phrases, de planches et de répliques
qui font pièces en un acte à elles toutes seules. Au hasard :
L'Anthropoclaste : “ Si j'étais acteur, j'aurais commencé par me tuer ”
Fantoche : “ J'aimerais pas être à ma place ”
L'homme Juste : “ Si les animaux pouvaient parler, ils n'auraient rien à dire ”
La femme sensible : “ homme dépose ton bilan ! L'homme est un animal
réversible ”
L'un des VII dormants : “ Je ronge ma carcasse ”

De Rabelais à Fregoli
Sept dormants qui nous viennent d'un autre texte comme “ l'Ouvrier du drame ” (qui entre
en disant : “ Je viens d'écrire un drame tout entier sans mots ”), c'est que chaque nouvelle
pièce de Novarina est le fragment d'un pièce sans fin. Ainsi ces “ machines ” à
tournebouler le “ tout communiquer ”, déjà croisées ailleurs .Au passage l'auteur s'amuse
à insérer de vrais communiqués pour mieux en inventer d'autres d'un pertinente
loufoquerie. Exemple :
La Machine à tracer l'homme : “ L'Age légal de la mort vient d'être reculé de trois
ans. Croissance : la zone euro doit faire face à un manque de visibilité inédit ”.
Quel carnaval ! “ Ce que je recherche depuis toujours, c'est un état surgissant de la langue
” écrit Novarina dans “ Devant la parole ”. Le “cirque parlé” qu'est “ Le Vrai Sang ”
avance avec maestria par proliférations, creusements, ritournelles, boutures.
Et il en va désormais de même pour le travail de mise en scène de l'aueur. Fils de
Rabelais, Novarina est un auteur vivant comme en croisent peu ses semblables. Son
théâtre infini a désormais trouvé en ce fils de Fregoli qu'est Valère, un metteur en scène
avec qui faire jeu égal.
Dès les premières secondes le ton est donné, le spectateur est captivé par un voile de
noms de personnages enluminés de blanc sur un rideau noir à peine ouvert pour laisser
place à Agnès Sourdillon, tout en finesse légèreté et présence, pour ouvrir le cirque des
mots. La piste aux acteurs apparait, le décor nous libère, nous sauve du monde et nous
attache un peu plus encore à ce spectacle.
Un plan incliné bouleversant, des morceaux de toiles de Valère Novarina inspirées par le
Livre de Daniel, comme la trace de la main qui écrit sur le mur, invisible présence de
ceux qui ont existé. Les acteurs vont nous peser, nous compter, nous diviser et nous
donner le sens du monde.
Les acteurs s’accrochent à la scénographie de Philippe Marioge comme des notes sur une
portée parfaite, le temps n’a plu de prise sur nous, le Vrai Sang du langage coule dans les
veines du plateau, les acteurs nous transfusent les mots, comme une transcription du
monde dans un chaos organisé dont l’ordre ne se révèle qu’à la fin.
Il faut accepter de se perdre, de chercher le blanc dans les couleurs des costumes, des
accessoires et du décor, laisser la jubilation agir en nous guidée par la parole des acteurs.
Nous sommes au carnaval, Guguss avec son violon fait danser les filles, fait chanter les
garçons, l’accordéon souffle la vie, un Faust fantoche apparait, drôle et séducteur pour sa
Marguerite en bois, roulette de fête foraine, figure de l’enfance souvent laissée au
placard.
La musique de Christian Paccoud est déterminante, forte, présente, à sa place elle tisse le
fil d’or des mots et nous offre des moments de jubilation intense quand tous les acteurs
sous une banderole entonnent des chants humanistes et politiques tels qu’ils devraient
être dans la rue.
Le Violon de Mathias Lévy est un maillon essentiel du spectacle, il frotte ses cordes
jusqu’à l’épuisement et se donne tout entier à ce moment de grâce.
Il est difficile de résumer un spectacle de Valère Novarina, comme une recette secrète
délicieuse à la dégustation mais qui se révèle différemment dans la bouche de chacun,
n’est jamais exactement la même.
Le monde est contenu dans ce Vrai Sang, le passé résonne, le présent est là et le futur est
à inventer.
Valère Novarina part la bouche de ses acteurs nous éveille, nous réveille, nous emporte,
nous fait réfléchir et penser par nous même, nous donne l’espoir d’une vie à partager,
d’Amours fortes et d’un rire salvateur.
Enfin le théâtre nous sort de l’Homme, ne nous prémâche pas la pensée ou le beau, ne
nous ennuie pas avec des acteurs star ou des acteurs qui s’écoutent et se regardent
jouer…
Pas de répit pour les acteurs, ils osent toujours plus. Valérie Vinci illumine le plateau de
sa beauté et de sa grâce, fine silhouette sous sa robe rouge, elle inonde l’espace de sa voix
puissante, nous bouleverse muette dans un cadre de bois rouge tel une Vierge à l’enfant
de plastique digne d’un Piero de la Francesca, vision moderne et divine, sa présence nous
transporte.
L’éclatant Dominique Parent tantôt comique au phrasé imparable, chanteur ringard au
talent inimitable ou animal rouge virevoltant sur le plateau.
Myrto Procopiou est tranchante comme le couteau, le fil tendu de son personnage ne
lâche jamais, clown réaliste, acerbe et drôle elle sculpte son corps, ses mots met le
langage à vif et nous tient en haleine.
Manuel Lelièvre est un acrobate dansant les mots, éclatant l’espace de son corps ancré au
sol, il fait rire et offre son énergie sans limite.
Olivier Martin Salvan en fait rire plus d’un avec ses visions d’Opéra, passant d’un Octave
à l’autre pour mimer Faust comme un enfant joyeux de retour d’un spectacle vu dans son
village.
Richard Pierre est le régisseur dont tout metteur en scène doit rêver, sa générosité est
palpable, il sait faire disparaître son corps sur scène pour laisser les acteurs en liberté et
accepte d’offrir son corps et sa voix au spectacle pour notre plus grand plaisir.
Vous l’aurez compris, c’est un réel coup de cœur pour ce spectacle généreux engagé et
jubilatoire dans le vrai sens des termes.
Courrez vite à l’Odéon, laissez vous porter, vivez ce moment d’apesanteur, de grâce,
tissez l’histoire des mots, soyez Hommes.
La générosité, l’autodérision et la passion de cette équipe ne vous laissera pas de marbre.
Le Vrai Sang est une expérience à vivre et à partager.
Vous y rencontrerez le Langage, les Mots, la Musique, l’Art Plastique et Vous-Même.
«Le modèle secret est peut-être Faust – non celui de Goethe – mais un Faust forain vu
enfant à Thonon dans les années cinquante, joué entre deux airs de Bourvil par Gugusse,
le «célèbre clown de la Loterie Pierrot». Faust-Gugusse prétendait que toute notre vie
avait lieu «en temps de carnaval», puisque le finale en était un «adieu à la chair» ;
madame Albertine, sa comparse dans le public, lui lançait, en trois mots, de prendre ça
comme un don, une offrande : et elle lui proposait toutes les quatre minutes de jouer sa
vie aux dés... (...). J’essaye de reconstituer l’ordre des scènes de cette pièce vue enfant
(...) Le Vrai sang est un drame forain, un théâtre de carnaval, en ce sens que les acteurs,
d’un même mouvement, (...) incarnent et quittent la chair, sortent d’homme, deviennent
des figures qui passent sur les murs, des traces peintes d’animaux, des empreintes, des
signaux humains épars, lancés, disséminés : des anthropoglyphes.»

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