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ES AMIS
de
MARCEL PROUST
Georges Cattaui
17,00 € - www.lherne.com
L’Herne
L’Herne
Georges Cattaui
LES AMIS
DE
MARCEL PROUST
Avant-propos de
Jean-Yves Tadié
L’Herne
AVANT-PROPOS
Que de spectres s’empressent autour de
nous, qui nous sommes aventurés, comme
Ulysse dans l’Odyssée, au bord du fleuve des
enfers, du fleuve de l’oubli. Ils ont pris le teint
jaune des photographies au format des cartes
à jouer, longtemps gardées par les familles.
Le noir aussi des premières reproductions en
noir et blanc, sans les couleurs originelles des
tableaux qu’elles nous montrent. Famille, amis,
enfance, âge adulte, biographie ordonnée par
la chronologie de ces poses, parfois dues à des
photographes connus, Otto, Nadar fils. Pas
d’instantanés ici. Et des mystères : pourquoi
Marcel Proust cesse-t-il de se faire photogra-
phier en 1905 ? Et pourquoi l’accepte-t-il de
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nouveau en 1921 pour quelques clichés aux
Tuileries ? Une dernière pose pour la posté-
rité ? Comme la grand-mère, dans Le Coté de
Guermantes, qui, avant de mourir, veut laisser
une dernière image à son petit-fils alors que
celui-ci s’oppose à ce qu’il croit être un caprice ?
Il y a des livres de photographies qui
marquent dans l’histoire. Celui de Georges
Cattaui, Proust documents iconographiques,
publié par Pierre Cailler à Genève en 1956, est
l’un d’eux, parce qu’il est à l’origine de tous les
autres, de tous les « mondes de Marcel Proust ».
C’était l’époque où le beau papier, souvent de
couleur crème, des livres imprimés et publiés
en Suisse nous faisait déplorer l’aspect grisâtre
et de mauvaise qualité qu’avaient pris depuis
la guerre les publications françaises. Pierre
Cailler (1901-1971) était d’abord un éditeur
d’art, un temps associé à Albert Skira, et, fort
de cette expérience, il avait créé sa collection
de « Visages d’hommes célèbres » : Debussy,
Flaubert, Mallarmé, Picasso, Rimbaud,
Stendhal, Verlaine, Voltaire, avaient précédé
Proust. « Il sera facile alors, écrivait Pierre
Cailler pour présenter celle-ci, de se faire une
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image précise de tel ou tel génie que nous
aimons, de le suivre de son visage d’enfant,
souvent, jusqu’à son masque funéraire. » Et il
ajoutait : « La longue série de portraits expli-
quera l’œuvre, la commentera, pour ainsi dire,
au long des ans. »
Ce Proust en images est le premier d’une
longue série. Celui-ci bénéficiait du savoir
hors pair de son auteur. Devant lui, toutes les
portes s’ouvraient et toutes les collections les
plus privées, les trésors dispersés depuis lors
au vent des enchères. Maintenant, les héri-
tiers vendent, les collectionneurs spéculent,
les spéculateurs collectionnent. Avant Cattaui,
on ne connaissait guère que les hors-texte du
Proust de Pierre Abraham (Rieder, 1930). Les
deux premiers biographes de l’écrivain, Léon-
Pierre Quint (1925) et même André Maurois
(1949) ne donnaient aucune photographie.
Était-on alors moins curieux des visages ? des
albums consacrés à des écrivains ? N’était-on
pas encore entré dans le siècle de l’image,
marqué par la publication du Musée imaginaire
d’André Malraux et la réédition des essais de
Walter Benjamin ?
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On suit donc la biographie de Marcel
Proust, depuis la petite enfance, où il est
souvent associé à son frère Robert, qui lui
ressemble tant, jusqu’à son lit de mort. On
en a profité pour rectifier quelques erreurs
d’attribution : la photographie située à tort
devant les Frémonts (n° 56), celle intitulée
« Proust et Agostinelli en automobile » (n° 63)
qui représente en réalité Odilon Albaret et
non l’écrivain. On suit cette biographie en
images, mais elle s’interrompt en 1905, à
l’année de la mort de sa mère. Ici un mystère :
pourquoi, lui qui avait tant aimé se faire
photographier, lui qui posait complaisam-
ment dans un uniforme ridicule à Orléans,
pendant son service militaire, ou jouant les
jolis cœurs avec une raquette de tennis qu’il
tient comme une guitare, boulevard Bineau,
ou entre deux amis dont l’un le couve d’un
tendre regard, ce qui entraînera la colère des
parents de Marcel, qui lui interdisent d’aller
chercher le tirage de cette image, lui qui a
vécu un grand amour pour un jeune homme
passionné de photo et qu’il accompagnait
dans les magasins Kodak, Alfred Agostinelli,
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cesse-t-il ainsi brutalement de laisser capturer
son image ?
Tout se passe comme si Proust n’avait plus
voulu vieillir après la mort de sa mère, comme
s’il avait voulu rester le petit enfant de celle
qui l’avait tant aimé. Son visage ne compte-
rait plus, maintenant qu’elle ne pouvait plus
le voir. Et, comme sur le célèbre portrait de
Jacques-Émile Blanche, comme le Dorian
Gray d’Oscar Wilde, il resterait un jeune
homme éternel.
Or, seize ans plus tard, un an avant sa mort,
il se fait de nouveau photographier. C’est au
printemps 1921, il a requis la présence de son
ami critique d’art, Jean-Louis Vaudoyer, pour
l’accompagner à l’Exposition hollandaise du
Musée du Jeu de Paume. C’est là que celui-ci
prend trois photos. Pour qui a dans la mémoire
les images de jeunesse, l’homme est méconnais-
sable. Un visage bouffi, des paupières lourdes
laissent filtrer un regard sans doute gêné par le
soleil et qui se dirige, non vers le photographe,
mais vers un ailleurs que nous ne connaissons
pas. Il vient de revoir « le plus beau tableau
du monde », la Vue de Delft, d’où il tirera une
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de ses plus belles pages à lui aussi, la mort de
Bergotte dans La Prisonnière. Proust qui sait
qu’il va bientôt mourir se redresse et fait face à
la postérité.
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avaient laissé que peu de moyens financiers. Un
cercle de femmes du monde de haute culture,
au premier rang desquelles Mme René Mayer,
se cotisaient pour l’aider en secret et régler ses
notes dans les hôtels où il demeurait, à Paris
ou en Suisse. Il ne s’en apercevait pas, et disait,
bien après la guerre : « C’est merveilleux ! Le
prix de ma chambre n’a pas bougé depuis
1936 ! » On ne regrettera jamais assez qu’il n’ait
pas écrit ses mémoires, ou que personne ne le
lui ait demandé.
Mais peut-être pensait-il que son monde
n’égalait pas celui de Proust, qu’il s’est efforcé
ici de reconstituer. Les photographies ne se
limitent pas à celles de l’écrivain. On trou-
vera ses grands-parents, ses parents, son frère,
sa nièce et héritière, et un grand nombre de
ses camarades de lycée, de ses amis, de ses
modèles, des clés de ses personnages. Certains
restent encore peu connus : la reine de Naples,
Charles Haas âgé ou avec sa fille, qui ne s’ap-
pelle pas Gilberte, Vuillard peignant la prin-
cesse Bibesco ou Misia Sert et Vallotton, et les
amis très intimes, Bertrand de Fénelon un chat
sur l’épaule, Marie Nordlinger, Edgar Aubert,
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Gabriel de La Rochefoucauld, Louis d’Albu-
fera, Elisabeth de Gramont par Romaine
Brooks, Henri Bardac, Louis Gautier-Vignal
par F. de Madrazo, et, pour finir, l’état-major
de la N.R.F. dont Proust s’est moqué dans
Sodome et Gomorrhe mais qui a été bien obligé
de le servir. Il y a des lacunes : Olivier Dabescat,
maître d’hôtel du Ritz et source du personnage
d’Aimé, Le Cuziat, modèle de Jupien, Henri
Rochat, qui a vécu trois ans chez Proust rue
Hamelin, et qui est la part sombre d’Alber-
tine, que nous comblons dans cette nouvelle
édition, à l’exception d’Henri Rochat dont
nous n’avons pas trouvé de photos.
Naturellement, on peut penser que ces
modèles n’expliquent pas l’œuvre et ne
ressemblent peut-être même pas à l’idée ou à
l’image que nous nous faisons des personnages
auxquels ils ont contribué à donner naissance,
avec d’autres que nous ne connaîtrons jamais.
Chacun a ses fantômes, et un modèle étroite-
ment limité par des traits précis, daté par une
coiffure et des vêtements d’autrefois, tuerait
le personnage de roman : c’est pourquoi les
films tirés d’À la recherche du temps perdu
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déçoivent rapidement, en tant qu’illustrations
et s’ils n’ont pas la vie indépendante que le
talent du metteur en scène est seul capable de
leur conférer. La même remarque s’applique
aux illustrations qu’on a tenté de donner du
roman : Laprade, Van Dongen, Jullian, Grau
Sala, Laboureur, même... Alechinski décore
merveileusement le texte, il ne l’illustre pas. Il
est vrai qu’on ne s’est pas adressé à Bonnard,
ni à Soulages : à certains égards, comme lui,
Proust creuse un gouffre d’un noir sans fin.
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le personnage fixe en héros mobile, la pose en
mouvement, le mutisme en langage. Un dur
travail nous attend.
La cruelle vérité, c’est que, quand nous
lisons, nous ne voyons personne, nous ne
voyons rien. C’est pourquoi nous avons besoin
de retourner à ces images immobiles, qui, au
moins, détiennent une part de vérité, une étin-
celle initiale. Sur tout ce monde, le regard du
créateur un jour s’est posé, il l’a écouté. Soyons
attentifs, ces images vont nous parler ; prêtons
l’oreille, ces personnages vont prononcer des
phrases. La littérature est une hallucination, ce
que nous allons entendre, ce sont les phrases
d’À la recherche du temps perdu.
Jean-Yves Tadié
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PROUST ET LES SIENS