La faille sismique: recueil de nouvelles
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Un femme est à la tête d'une grande tribu à la fin de sa vie. Etre le rouage d'une entreprise pour laquelle il a travaillé vingt ans défait la vie d'un cadre. Un secret de famille est confié après une séance de snorkling sur la faille sismique d'Islande. Une Parisienne s'avère très irritable...Et autres nouvelles.
Style incisif. Nous sommes tous des individus faisant partie d'une communauté, qui avançons dans la vie, avec nos moments de doutes et de solitude, nos trauma, nos joies certaines et nos fous-rires aussi.
Madeleine Ruh
Shorts stories writer. Born in Paris. Live in San Francisco.Auteur de nouvelles.Grande voyageuse. A vécu à New York et Paris, vit actuellement à San Francisco
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La faille sismique - Madeleine Ruh
Je suis née en 1910.
Ma mère est morte en couche. Père est mort en 1917. Il était maire de son village, et a refusé de donner les clés de la mairie aux Allemands. Ils l’ont abattu devant la bâtiment. Je me suis souvent figuré la scène, le sang sur le crépis, et coulant dans l’herbe. Je suis donc né dans le sang et la violence.
La suite fut une enfance austère. Ma marraine, qui devait prendre en main mon éducation, était une femme maigre et voutée, grise avant l’âge, un peu de moustache sur la lèvre supérieure fine, aigrie par la vie, et envieuse de la part de fortune que me laissait mes parents, je le découvris plus tard, au moment où Romain la dilapida sans m’en parler dans des investissements qui se révélèrent hasardeux.
Je vais trop vite. De mon enfance. Je me souviens du goût du savon noir dans la bouche pour avoir utilisé le mot zut
en laissant échapper la carafe en terre, mot banni comme grossier, celui des épinards froids le matin, pour avoir refusé de les manger la veille. Le son des cloches, les vaches n’étaient pas loin dans notre petite ville d’Anjou, et celle de l’église rythmait mes journées. Mes seuls moments de franche gaieté étaient au catéchisme, où je faisais partie d’une bande de filles espiègles, on jouait au cerceau en évitant de tacher nos robes, et nos rires éclataient parfois sans raison, avant que la chape de silence ne retombe sur moi dès l’ouverture de la lourde porte de l’austère hôtel particulier.
Mes frères étaient beaucoup plus âgés, des hommes d’affaires très occupés. Ils sentaient le cigare et l’eau de toilette quand ils débarquaient le Dimanche pour déjeuner. Je les imaginais accompagnés par de douces créatures à l’opéra, des femmes au teint blanc et aux chignons bas, utilisant les petites fioles à sel comme celui dans le tiroir de la commode pour ne pas s’évanouir serrées dans leur corset, et un éventail en ivoire pour s’éventer avec des gestes délicats. Ils pensaient prendre soin de moi en me couvrant de cadeaux tous plus inutiles les uns que les autres quand ils me voyaient à Noël ou à ma communion. Peignes en écaille, camée, foulard, pochette de soirée, accessoires que ma marraine me confisquait pour les ranger dans la commode de sa chambre dès que leur voiture démarrait, toute à leur vie agitée et remplie de rencontres. Elle m’a laissé le missel et les images en couleur de la Vierge Marie et de Jésus, une médaille de la Vierge et le chapelet blanc dans son étui en cuir. Je les ai toujours avec moi.
Je fus presque heureuse d’apprendre que ma Marraine considérait que pour être une bonne mère de famille, je devais poursuivre mes études en pension, chez les soeurs.
Crochet, couture, évangiles, latin et grec. Messe tous les matins et tous les soirs. Je me souviens du froid. La fameuse bouillote en métal chauffée au feu de bois n’apparut qu’une fois, le jour où les parents nous déposaient. Après, seules les soeurs les utilisaient pour chauffer leur matelas, pendant que nous restions dans l’humidité glacée. La nourriture était infâme, et je devins experte à écraser les punaises avant qu’elles ne me piquent la nuit.
J’avais décidé d’aimer Romain, à la première apparition qu’il eut, à l’enterrement d’une vieille tante. Il avait seize ans, portait beau son costume, et étrennait déjà un chapeau. Je le trouvais d’une grande élégance. J’avais huit ans.
Nous nous mariâmes à vingt ans pour moi. Marraine trouvait cela trop jeune avant, et il devait faire son service. Elle décéda brutalement une nuit, et mes frères donnèrent leur accord.
La cérémonie était belle, j’ai tout oublié, libre, je me souviens d’avoir pensé en respirant les vapeurs de l’encens et en écartant mon voile, je suis libérée du joug de cette odieuse femme qui a encombré et gâché mon enfance et mon adolescence. Paix à son âme. Marie, mère de Dieu, Sainte entre toutes les femmes était mon refuge quand j’étouffais de chagrin sous ma pauvre couverture le soir, peinant à m’endormir. J’ai toujours pensé que Dieu nous envoyait des épreuves sur terre pour tester notre endurance et notre compassion.
Romain était mon autre planche de salut.
Je tombais enceinte de mon premier enfant quelques semaines après notre premier rapport. La fécondation. Rien ni personne ne m’avait préparée aux assauts de mon époux. Il éteignait la lumière, et je guettais dans le noir avec angoisse ses mouvements. Oh, c’était une autre époque, les relations charnelles étaient tabous. Jusqu’à la fin de notre couple, où parfois sans prévenir, Emile débarquait dans ma chambre et me sautait dessus comme un animal, je n’ai jamais été une grande adepte des calins et des sottises allant avec. Encore maintenant j’ai du mal à évoquer cela sans exprimer mon dégoût. Sans doute la marraine et les soeurs m’ont-elles marquée à vie. Ce sont des choses dont je n’aime pas parler.
Nous avons appelé notre premier fils Emile. L’ainé. Il a toujours été sérieux comme son père. Le deuxième s’appelait Pierre. Galopeur enfant, séducteur à l’adolescence, et bon vivant adulte. Mon préféré, je peux le dire maintenant qu’il est mort. Quel gachis que son mariage, et qu’elle perte de temps avec cette femme vulgaire et méchante ensuite. Puis une fille, sérieuse aussi, il faut dire que les filles n’avaient pas le droit de parler à table et que j’ai fait trois incorrigibles bavardes. Christine. Un troisième garçon, désinvolte et léger, mais bosseur quand il fallait et serviable. Paul, c’est lui qui avec Pierre avait mangé tous les dessous des biscuits dans la boite en métal, ce qui m’avait mis dans de beaux draps quand j’avais reçu la comtesse à la maison, trois mois après l’armistice, je les gardais pour les grandes occasions. Chapardeurs de garde manger, malin comme des mulots des champs, ils savaient aussi finir les bouts de tarte quand je trouvais des oeufs pour la pate. Une autre fille, Marguerite. Elle a souffert d’avoir tant de frères, je crois, mais cela l’a rendu forte. Un quatrième garçon Huber, pas le plus doué, mais sans doute le plus fiable. Je crois que c’est celui qui est allé le moins loin à l’école, il complexait face à ses frères ingénieurs, mais a réussi dans la vie en utilisant ses dons relationnels et pour la vente. Une troisième fille, qui adorait les enfants et voulait être institutrice dès son plus jeune âge. Elle pouponnait mon dernier, Jean-Marc. Rien ne m’avait préparé à perdre trois fils si tôt dans leur vie, dans la force de l’âge. Et puis j’ai aussi perdu un neuvième enfant, que j’ai mis au monde comme les autres, mais la sage femme est arrivée trop tard. Et puis mon corps était fatigué, il n’a plus rien donné ensuite.
Comme éduquer huit enfants ? Oh, les uns éduquent les autres, je crois. En tout cas, j’ai fait de mon mieux. Je me faisais aider de ma fidèle Angèle. Celle qui avait glacé le sang des petites en coupant la tête d’un poulet qui courait encore dans le jardin, déplumé et décapité. Le chalet avait deux dortoirs. Je vérifiais qu’ils se lavaient les dents et faisaient leur prière tous les soirs. Je me souviens l’été quand ils partaient à la plage, je restait préparer le repas. Parfois avec des riens, les années de guerre nous ont apporté de pauvres plats à base de topinambours et de blettes, des légumes que vous ne trouvez même plus au marché maintenant. Je ne me suis jamais plainte. Même l’hiver, les mains gercées comme Angèle par la lessive au lavoir à l’eau glacé. Battre le linge me donnait des douleurs dans le dos. Les draps étaient lourds à cette époque. Les trousseaux étaient faits pour durer toute une vie.
Mon meilleur moment de la journée ? Quand je me levais tôt avant toute la famille, et que je préparais sur le réchaud, le lait bouilli pour le chocolat de Romain. J’avais l’impression, à part mon moment de prière chaque soir, d’avoir un instant pour moi, un moment volé, calme, en suspension.
On ne regardait jamais la télé, c’était plus tard cela. Les enfants jouaient dans le jardin. Les grands partaient en mobylette vaquer à leurs occupations.
Ma plus grande fierté ? Elever mes huit enfants sans qu’ils souffrent de la faim dans une période de guerre. Et bien sûr mes quarante petits enfants. Je prie pour eux chaque jour. J’échange des lettres avec plusieurs d’entre eux, de jeunes mères inquiètes et heureuses, des étudiants pleins d’idéaux et aspirant à laisser leur empreinte sur terre. Toute vie à son lot de malheur et de souffrance, et j’en ai eu ma part. Je crois qu’il n’y a rien de pire pour un mère que de perdre un enfant, cela lui parait aller contre l’ordre de la nature. Croire en Dieu m’a beaucoup aidé. Romain a eu après son attaque des années difficile. Il ne me reconnaissait pas toujours. Mais je sais qu’il aurait détesté être hospitalisé. Alors je l’ai veillé jusqu’au bout. Je n’ai aucun souvenir des ces années. Il m’appelait souvent de son lit ou de son fauteuil, comme un enfant. Une femme doit être dévouée et discrète. Certain m’ont reproché d’avoir sacrifié ma vie pour ma progéniture et pour mon mari. C’est souvent en regardant la photo de notre couple jeune, moi gracile, et Romain, le front haut, les cheveux en brosse, le port altier. Et celle des huit enfants, en portrait, avec leurs fossettes et leurs yeux joueurs. C’est se tromper sur le sens de ma vie. J’ai voulu transmettre la vie, et élever mes enfants dans la religion catholique afin qu’ils aient une vie accomplie sur terre avant de monter au ciel. Rien ne m’a autant comblé que de voir que Romain et moi même avons une descendance, qui vit sa vie, et transmet à son tour la vie. Les absents éclairent nos jours et nos nuits. Je rêve de mes fils, et de Romain. Il m’arrive d’avoir l’impression de toucher la main de Romain, qui m’explique ce qu’il a bricolé dans son atelier et me tant un bout de bois coupé.
Ou d’essuyer le front de Pierre qui a à nouveau six ans et courre si vite autour de la maison pour pourchasser ses frères. Et le jour, je me souviens. Paul fait ses blagues, et n’arrive pas à finir son histoire d’ours tellement il rit. Romain s’énerve, les petits ne restent pas en place sur la