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C’est que la position est inconfortable pour des Juifs pétris d’huma-
nisme et d’esprit démocratique et progressiste aussi brutalement sommés
de justifier cette politique qui leur est, partout ailleurs et en toute autre
circonstance, proprement intolérable. L’aveuglement et l’autocensure
ne peuvent toutefois tenir lieu de conscience au peuple juif dans cette
épreuve historique inédite qui le déchire et il est inadmissible que soient
ainsi étouffées en son sein même l’expression des différends et des dissen- 9
Dès lors qu’Israël est le seul pays au monde où « juif » désigne une
nationalité, la confusion entre judaïsme et sionisme est immédiate : impen-
sable, semble-t-il, pour un Israélien d’être antisioniste (ou simplement
critique de la gestion de la question palestinienne par le gouvernement
israélien) sans être taxé d’antisémitisme 1 ; ou que l’on puisse être juif
et ne pas se reconnaître dans le peuple israélien. Comme si deux mille
ans de culture et d’histoire de la communauté juive en diaspora avaient
fondu au soleil du jeune État d’Israël. Curieux de la part d’un peuple
qui revendique le « devoir de mémoire » comme un fondement de son
existence ! À moins qu’il ne s’agisse du « devoir de mémoire sélec-
tive » pratiqué par certains régimes fort peu démocratiques en dépit de
leur appellation.
Un ami anglais en poste à Jérusalem depuis deux ans à qui j’avais demandé
avant mon départ ce que faisaient les gens le week-end en Israël avait
spontanément évoqué Ikea. Je m’étais gentiment gaussé de lui mais me
voilà pourtant, pour mon premier samedi dans le pays, à attendre comme
des milliers d’Israéliens la sirène qui annonce la fin du shabbat et l’ou-
verture d’Ikea Tel-Aviv, coincé derrière une barrière (de sécurité bien
sûr). Ikea qui se distingue encore une fois en facturant double toute
livraison au-delà de la « ligne verte 1 », c’est-à-dire dans un quartier
palestinien de Jérusalem-Est, non éclairé et non nettoyé par les éboueurs
en dépit des impôts payés par ses habitants comme tout citoyen israé-
lien. Définir ce régime vexatoire et discriminatoire où la sécurité sert 15
1. Ligne d’armistice délimitant, en 1949, les frontières de la Cisjordanie et de Gaza après les
deux guerres israélo-arabes et déterminant pour les Nations unies, dès 1967, la frontière entre
Israël et la Palestine. Cette délimitation n’est pas reconnue par les autorités israéliennes qui ont
depuis annexé Jérusalem-Est et poussent leurs colonies bien au-delà de cette frontière symbo-
lique, comme l’a une nouvelle fois démontré le tracé du fameux « mur de séparation ».
d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques
à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il
garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ;
il assurera la sauvegarde et l’inviolabilité des Lieux saints et des sanc-
tuaires de toutes les religions et respectera les principes de la Charte
des Nations unies 1. »
Installé depuis trois jours à Jérusalem, je cherche une des deux seules
librairies internationales (c’est-à-dire non hébraïques) qui vendent des
16 périodiques français (pas trop périmés). À peine en ai-je franchi le seuil
qu’une équipe israélienne de télévision travaillant pour Associated Press
me coince pour m’interviewer à propos des déclarations tonitruantes de
Sharon lors de sa visite officielle en France (les Juifs ne seraient pas en
sécurité en France avec tous ces musulmans, sans parler de l’atavisme
antisémite des Français, et devraient émigrer massivement en Israël,
havre de paix comme chacun sait). J’ai beau protester que je suis belge
et non français, que je viens précisément dans cette librairie pour m’in-
former de l’événement, que je n’ai pas eu le temps de rassembler mes
idées sur la question, rien n’y fait, je parle français dans une librairie
de Jérusalem et j’ai entendu parler de l’affaire : cela suffit à faire de
moi le porte-parole de la communauté juive de France (que je puisse
ne pas être juif ne leur effleure même pas l’esprit) 2… Me voilà donc,
d’Apartheid, et raviver la flamme, mal éteinte il est vrai, d’un vieil anti-
sémitisme antidreyfusard (au demeurant à l’origine de la création du
mouvement sioniste) qui tend à considérer le Juif comme un apatride
toujours prêt à trahir sa patrie d’accueil. Après cela on s’étonnera encore
de la dégradation de la situation des Juifs de France.
Les Russes, les Américains puis les Français, mais aussi les Éthiopiens,
sont au premier rang des immigrés pour qui sont construites des villes
nouvelles, telle Netanya, aussi charmantes qu’une banlieue soviétique
sur la Baltique, mais aussi des colonies flambant neuves avec leurs parterres
de fleurs et leurs shopping malls. Parmi les Français, près des trois-
quarts sont des « pieds-noirs » originaires essentiellement du Maroc,
d’Algérie et de Tunisie. Les sondages montrent du reste que 97 % des
immigrants français arrivés en 2004 en Israël sont des religieux (67 %
d’orthodoxes, 29 % de traditionalistes et 1 % de conservateurs). Que près
de la moitié d’entre eux repartent fissa après une intégration difficile
1. C’est la même absurdité qui conduit certains Juifs ashkénazes d’Europe ou d’Amérique, et avec
eux la plupart des non-Juifs, à croire que le yiddish est la langue des Juifs alors que les sépha-
rades, par exemple, parlent (de moins en moins) le ladino (espagnol tel qu’il se parlait en Espagne
avant l’expulsion des Juifs par Isabelle la catholique en 1492 et qui restera la langue commune
de la diaspora juive sépharade dispersée autour de la Méditerranée).
dans l’Israël réel, qui ne correspond pas exactement à l’idée qu’ils s’en
faisaient, reste un sujet tabou en Israël. (Ils continueront sans doute à
y passer leurs vacances et à faire des dons pour soulager leur conscience.)
Le plus gros contingent d’immigrants est russe ou ukrainien (beaucoup
ne sont du reste pas juifs, mais Israël fut pendant longtemps la seule
destination autorisée pour l’émigration soviétique) et américain : près
de 90 % de ces Juifs américains sont universitaires, contrairement aux
Français, mais eux aussi sont quasiment tous religieux et pratiquants.
Ces jeunes Juifs américains apprennent l’hébreu et des éléments d’his-
toire juive au collège et, avant d’entamer leurs études universitaires, ils
sont envoyés en Israël pour y parfaire leur éducation juive dans des
yeshivas (écoles religieuses juives) coiffés de kippas crochetées XXL
de la taille d’une demi-pastèque. 19
L’idée qu’un autre peuple puisse revendiquer des droits sur la terre pales-
tinienne qui est la sienne depuis des siècles leur paraît aussi incongrue
que les droits des Amérindiens pour les « Américains ». Les Israéliens
lui réservent du reste le même sort : le parquer dans des enclaves ou
l’obliger à renoncer à son identité palestinienne pour adopter une natio-
nalité israélienne au rabais. Il y aurait beaucoup à dire sur le mythe de
la « nouvelle frontière », au Far West comme en Israël.
1. AMOS OZ, Aidez-nous à divorcer ! Israël Palestine : deux États maintenant, Paris, Gallimard,
2004. Lire ma « réaction d’un Juif européen aux propos d’Amos Oz », Jérusalem, 24 juillet 2004,
paru in Points critiques. Le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique, « Tribune »,
octobre 2004, n° 249, p. 33-35.
2. « – Estimez-vous que l’apparition des forces combattantes palestiniennes, les Fedayins, est un
nouveau facteur important au Moyen-Orient ? – Golda Meïr : Important, non. Un facteur nouveau,
oui. Il n’y a jamais eu ce qu’on appelle les Palestiniens. Quand y a-t-il eu un peuple palestinien
indépendant avec un État palestinien ? C’était la Syrie méridionale avant la première guerre mondiale,
puis une Palestine incluant la Jordanie. Ce n’est pas comme s’il y avait eu un peuple palestinien
en Palestine, se considérant comme un peuple palestinien, et que nous étions venus les expulser
et leur avions pris leur pays. Ils n’existaient pas. » Entretien de GOLDA MEÏR avec FRANK GILES,
« Golda Meir speaks her mind to Frank Giles of the London Sunday Times », Sunday Times, 15
juin 1969.
3. Juste pour visualiser les rapports de force entre David et Goliath : l’armée israélienne compte
3 950 chars d’assaut (contre 0 pour les forces palestiniennes) ; 438 avions de combats (contre 0) ;
1 542 pièces d’artillerie (contre 0) ; elle perçoit $10 100 milliards (contre $85 millions) ; mobi-
lise 167 600 hommes (contrer 35 000 côté palestinien). (Source : 2003 CIA World Fact Book.)
problèmes avec les ados jeteurs de pierre et les terroristes en bloquant
toute possibilité de nouvelles élections présidentielles en Palestine (pour
des raisons de sécurité, bien sûr), et donc de négociation avec des « inter-
locuteurs valables », évalue impartialement l’effort douloureux auquel
chaque peuple devra consentir. Qu’on en juge : pour les Palestiniens,
quitter leurs villages ; pour les Israéliens, accepter de vivre à proximité
des Palestiniens. On n’est pas entrés dans l’auberge…
Ne pas rire (il n’y a vraiment pas de quoi), ne pas pleurer (dur ! dur !)
mais comprendre, préconisait le sage Spinoza. Mais pourquoi est-il si
difficile pour les Israéliens de comprendre que l’humiliation quotidienne
d’un peuple occupé peut mener à l’exaspération et au désespoir des atten-
tats suicides ? Et pourquoi les Palestiniens ne peuvent-ils s’empêcher
de comparer leur sort au génocide des Juifs par les nazis (que seraient
devenus à leur tour les Juifs, ce qui justifie commodément a posteriori
leur extermination aux yeux de tous les antisémites impénitents) ? Et
pourquoi les ONG internationales font-elles figure de bonnes sœurs
1. Le mercredi 10 avril 2002, ELIO DI RUPO, Président du Parti socialiste belge et Vice-Président
de l’Internationale socialiste, écrivait une lettre ouverte à Shimon Peres pour lui demander d’honorer
son prix Nobel de la paix et de quitter le gouvernement Sharon, http://www.psbruxelles.be/
index.cfm?Content_ID=-2778422&R_ID=1035.
sentencieuses et vaguement ridicules alors qu’elles poursuivent un travail
inestimable de formation et d’information sur le terrain ? Le défilé de
« chefs de mission » et de « chefs de délégation » qui vivent en autarcie
entre « expats », ne parlent, en règle générale, ni l’arabe ni l’hébreu, ne
connaissent quasiment rien de plus de la situation ou du contexte culturel
complexe de la région que ce qu’ils en ont lu dans leurs journaux natio-
naux, et ne resteront en poste que le temps de s’indigner, de se blinder
et progressivement de se désintéresser d’un conflit qui les dépasse et
se poursuivra lorsqu’ils seront détachés à Bali, en Érythrée ou en Bolivie,
ne peut que contribuer au statu quo.
1. Lire à ce propos l’appel d’« Une autre voix juive », manifeste paru dans Le Monde daté des 6-
7 avril 2003 et dans L’Humanité du 7 avril 2003. Une nouvelle liste de signataire a paru dans
Le Monde du 16 octobre 2003.
de vue –, instaurer le sexe comme religion officielle dans la région
semblerait presque la solution politique la plus raisonnable et l’issue
diplomatique la plus plausible au conflit.
J’ai du mal à me faire à l’idée que je vis dans une société juive : comme
je ne me suis pas encore défait de ce vieux réflexe / jeu qui consiste à
essayer de repérer les Juifs dans une assemblée, cela commence à devenir
épuisant. Chaque fois qu’une fille me regarde un peu longuement dans
les yeux, je redoute de voir surgir sa mère (ou ressusciter la mienne)
pour me vanter les mérites de sa fille. Il paraît, d’après mes guides de
voyage, que c’est la coutume ici de dévisager sans fin tout le monde,
et que cela n’a rien de sexuel.
Désireux de trouver un manuel de conversation français-hébreu, j’entre
dans une librairie crépitante de sonneries de cell phones, peuplée de
hassidim parlant hébreu avec l’accent de Brooklyn avec des interlo-
cuteurs qui y sont encore si j’en juge par les décibels libérés au télé-
phone. La sympathique vendeuse m’indique du doigt un rayon sans quitter
des yeux son écran d’ordinateur (définitivement rien de sexuel ici !) :
je tombe en arrêt devant la pile du best-seller du moment : The European
War Against Israel. Bon sang mais c’est bien sûr ! Je comprends à présent
pourquoi s’avouer Européen expose à se voir taxé de complicité avec
les terroristes, voire, pour faire bonne mesure, d’être considéré comme
responsable des camps de concentration.
25
Ne pas oublier que le judaïsme n’est pas une religion d’amour mais que
les Juifs sont le peuple de la Loi. Ce qui n’empêche pas les arguties
infinies sur son interprétation, que du contraire : cinq millénaires de
pilpoul sont là pour le rappeler. Comme il est expliqué sur un site qui
lui est consacré, « Pil signifie éléphant. Poul signifie fève : le pilpoul,
c’est être capable par son raisonnement de transformer un éléphant en
fève et une fève en éléphant. Pilpouler, c’est discuter sans fin chez les
Juifs. Et pas seulement du Talmud. C’est répondre à une question…
par une autre question. Pour devenir membre de Pilpoul, une seule condi-
tion : être juif, même à… 1 % seulement 1. » (Conseil : ne jamais engager
une discussion avec un Juif sur ce que veut dire « être juif » !)
1. http://fr.groups.yahoo.com/group/pilpoul.
médicament ; douleur ; plaie ; fièvre ; inconscient… » Ça ne s’invente
pas ! Plus surprenant en revanche, les expressions les plus usuelles pour
le touriste seraient, toujours d’après mon manuel, « Je vais te casser la
figure » (Ani afarek otkha), « Fils de pute ! » (Ben zona) ou encore
« Pourquoi es-tu si excité ? » (Ma ata mi tragesh) 1…
1. ISRAEL PALCHAN, L’Hébreu pour tous. Manuel de conversation, Givat Zeev, IP, 1998.
2. Sous « protection » de l’armée israélienne depuis qu’Israël a annexé de fait la partie Est de la
ville en 1967. La Knesset (le Parlement israélien) a du reste proclamé « Jérusalem entière et réu-
nifiée […] capitale de l’État d’Israël » le 30 juillet 1980, décision condamnée par l’ONU et capi-
tale non reconnue pas nombre de pays qui n’y délèguent que leurs consuls et non leurs ambassadeurs.
La présence des ultra-orthodoxes est omniprésente à Jérusalem. Ces
hommes en noir (les « cafards » comme les appellent les Juifs séculiers
qui ne les aiment guère) qui courent à travers la ville, toujours affairés,
finissent par faire croire aux non-Juifs qu’ils incarnent l’esprit du judaïsme
alors que les hassidim ne sont jamais qu’une secte religieuse parmi d’autres,
en laquelle de nombreux Juifs, même religieux, voire des rabbins, ne
se reconnaissent absolument pas.
Ce ne sont pourtant pas ces hommes de foi les plus inquiétants. Aussi
peu tolérants et conviviaux soient-ils, ils ne sont pas tous des nationa-
listes extrémistes. À côté des Loubavitchs prosélytes et des kabbalistes
ésotériques qui ont convaincu jusqu’à Madonna qu’ils peuvent déchif-
frer l’avenir, il existe de multiples groupes nationalistes radicaux armés 27
1. Phylactères ou versets de la Thora que les Juifs orthodoxes ont l’obligation de porter sur eux
durant la prière – c’est-à-dire en permanence pour les ultra-orthodoxes.
2. Cité par MOURID BARGHOUTI, « Les majordomes de la guerre et leur langage », Autodafé,
novembre 2002, mis en ligne le 3 avril 2003 (http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Les-
majordomes-de-la-guerre-et.html). (Autodafé est une revue internationale du Réseau international
des Villes refuges créé à l’instigation du Parlement international des écrivains, association Loi 1901
fondée en novembre 1993 dont le bureau exécutif compte parmi ses membres Adonis, Breyten
Breytenbach, Jacques Derrida, Édouard Glissant, Salman Rushdie, Christian Salmon et Pierre
Bourdieu et présidée successivement par Salman Rushdie, Wole Soyinka et Russel Banks).
veille à ce que cela ne le transforme pas en monstre. Et si tu regardes
longtemps au fond d’un abîme, l’abîme aussi regarde au fond de toi »
prophétisait Nietzsche 1.
Bien sûr que chaque Israélien porte une part de responsabilité indivi-
duelle dans la situation de conflit et d’occupation, mais la responsabi-
lité la plus terrible n’est-elle pas celle des politiques dont le plus grand 29
Je suis presque gêné sans trop savoir pourquoi (un peu de mon igno-
rance, et de cette fameuse culpabilité collective aussi sans doute) de
m’entendre dire : « Comme c’est terrible ! » d’une voix pleine de commi-
sération lorsque j’entends une Palestinienne rencontrée à Ramallah, qui
a fait ses études aux États-Unis et vient de rentrer au pays, me répondre,
lorsque je lui suggère de nous voir à Jérusalem, qu’à l’instar de la majo-
rité des Palestiniens de Cisjordanie, elle n’a pas le droit de quitter le
Contre toute attente, la violence bien réelle n’a pas annulé ses simu-
lacres. Me baladant tranquillement dans la vieille ville, je tombe en arrêt
face à un gosse d’une dizaine d’années qui me braque son revolver en
plastique sur le ventre. Le bruit de la détente pressée me fait sursauter
– ce qui ravit visiblement le gamin, pas mécontent de son effet.
Rétrospectivement, je me dis que les parents sont vraiment irrespon-
sables quand chaque jour ces armes tuent « pour de vrai » des enfants
qui jouent avec ces répliques que les soldats israéliens prennent pour
de vraies armes à feu !
entendre les sirènes et les mégaphones hurlant dans la nuit, qu’il régnait
un état d’insurrection et de guérilla urbaine chaque nuit et jusqu’au petit
matin… Jusqu’à ce que je découvre que des ouvriers construisent une
route derrière la maison durant la nuit, et que c’est le marchand de
pastèques qui me terrorise tous les matins en vantant la fraîcheur de ses
fruits dans son mégaphone.
1. Pour information, le PIB est de $117,4 milliards pour Israël, soit $19 500 par habitant avec
un taux de chômage de 10 %. Le PIB est de $2,4 milliards pour la Palestine, soit $700 par habi-
tant avec un taux de chômage de 50 %. (Source : 2003 CIA World Fact Book.)
2. Cf. B’Tselem et HaMoked : Center for the Defence of the Individual, The Quiet Deportation
Continues: Revocation of Residency and Denial of Social Rights of East Jerusalem Palestinians,
septembre 1998. Pour s’informer sur les atteintes aux droits de l’homme (destructions planifiées
de maisons palestiniennes, déportations, punitions collectives et emprisonnements abusifs, empri-
sonnement de mineurs, torture, atteintes aux droits de soins de santé, aux droits sociaux, de circu-
lation, villages enclavés, villages non reconnus, colonies illégales, mur de séparation, lois empêchant
les réunifications familiales, contraintes légales restreignant les mariages entre Palestiniens et
Israéliens, morts et blessés aux check-points, etc., consulter le site de B’Tselem (The Israeli Center
for Human Rights in the Occupied Territories) : www.btselem.org; celui d’ICAHD (The Israeli Committee
Against House Demolitions) pour toutes les questions de politique territoriale du gouvernement
israélien : www.icahd.org ; ou encore ceux d’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency)
qui s’occupe des réfugiés palestiniens : www.un.org/unrwa ; de SFCG (Search For Common Ground)
pour la prévention et la résolution des conflits : www.sfcg.org ; ou d’ATFP (American Task Force
on Palestine. La paix en notre temps. La Palestine aux côtés d’Israël) pour l’option des deux États :
www.americantaskforce.org).
remontée de l’antisémitisme en France 1. À les écouter alimenter le mythe
d’une France, et plus largement d’une Europe indécrottablement anti-
sémites où des pogroms sont organisés suite à l’islamisation rampante
de nos chères démocraties, on finirait par croire que les premières victimes
du racisme dans ces pays sont les Juifs et non les Arabes, les Turcs et
les Noirs. Les agressions physiques et verbales dont sont victimes les
Juifs sont somme toute infimes au regard de la violence quotidienne,
non seulement physique (qui va jusqu’au meurtre pur et simple) et verbale,
mais aussi institutionnelle et structurelle qui touche les populations immi-
grées en Europe (discrimination à l’embauche et au logement pour délit
de faciès ou patronyme à consonance non chrétienne). Alors, bien sûr qu’il
convient de ne pas sous-estimer ni minimiser le vieux fond d’anti-
sémitisme européen chrétien et de rester vigilant quant à l’importation 33
1. Citons dans le désordre RAPHAËL DRAÏ, Sous le signe de Sion. L’antisémitisme nouveau est
arrivé ; ALAIN FINKIELKRAUT (qui s’offusque à juste titre de l’assimilation du génocide juif avec
les crimes de guerre israéliens mais n’hésite pas, quant à lui, à évoquer rien moins que la Nuit
de cristal à propos de la situation actuelle des Juifs de France !), Au nom de l’Autre. Réflexions
sur l’antisémitisme qui vient ; GUY KONOPNICKI, La Faute des Juifs ; ou encore dans le registre
« avocat à papa », la rengaine, forcément emphatique, d’ARNO KLARSFELD publiée dans le quoti-
dien de droite israélien, le Jerusalem Post du 12 décembre 2003 : « Le moment est proche où
les Juifs devront quitter l’Europe ou vivre en tant que “marranes [convertis de force] politiques” »
– c’est vrai que cela fait un moment qu’il ne fait plus la couverture de Voici, Gala et Paris-Match
et l’on espère qu’il reste encore une place sur l’Exodus pour lui !
2. Un article sur Internet publié sur le site « oumma.com » à propos des « (nouveaux) intellectuels
communautaires » a provoqué une vive polémique (cf. Le Monde du 11 octobre 2003 et TARIQ RAMADAN,
« Antisémitisme et communautarisme : des abcès à crever », Le Monde, 28 octobre 2003.
Il faut que les associations juives perdent cette mauvaise habitude (comble
de la discrimination raciste au sein même du mouvement antiraciste)
de distinguer l’antisémitisme du racisme et de parader en tête de tous
les cortèges antiracistes avec leurs banderoles à eux, comme si l’anti-
sémitisme était d’une nature différente et d’un ordre plus grave que le
racisme « ordinaire » qui affecte des millions de non-Juifs. On parle ici
des droits de l’homme, bordel ! et pas des droits du Juif ou de l’Arabe !
Car c’est exactement cette attitude de super-victime (touche pas à mon
génocide !) qu’exploite sans vergogne Israël (qui refuse toujours de recon-
naître le génocide arménien, par exemple). La Shoah n’est pas un quar-
tier de noblesse dans le champ des droits de l’homme, une amulette
pour se préserver du mauvais sort ou un stigmate dont on peut exciper
34 pour se défausser de toute mauvaise conscience vis-à-vis de la politique
d’Apartheid et d’épuration ethnique (les éditorialistes de la presse israé-
lienne, de droite comme de gauche, n’hésitent pas, eux, à appeler un
chat un chat) d’un gouvernement qui ne fait pas mystère de ses inten-
tions. Le soldat israélien qui se fait agresser à son check-point installé
en territoire palestinien ou le colon israélien installé dans un avant-poste
illégal en Cisjordanie avec son drapeau israélien hissé sur sa maison
(alors que des maisons palestiniennes y sont systématiquement rasées)
sont-ils d’innocentes victimes de la terreur palestinienne ou des instru-
ments au service de l’oppression coloniale israélienne ? Des militaires
– et même des hauts gradés dont les propos peuvent leur valoir la cour
martiale pour motif de haute trahison – mais aussi des professeurs d’uni-
versité israéliens n’ont pas hésité à dénoncer cette politique et à refuser
de servir dans une armée d’occupation qui justifie par l’alibi sécuritaire
ses destructions systématiques de maisons palestiniennes, son mur de
sécurité qui sépare des familles palestiniennes et empiète largement sur
le territoire palestinien, imposant aux Palestiniens qui veulent simple-
ment se rendre au travail de longues heures d’attente et d’humiliation
quotidiennes aux check-points dans des conditions d’hygiène déplorables
(comme au check-points entre Gaza et Israël) et des conditions morales
exposées dans plusieurs reportages télévisés, sans parler des snipers embus-
qués à Gaza même, soit dans les « territoires autonomes », tirant à balles
réelles sur tout Palestinien suspecté de porter une arme, mais aussi sur
des enfants jeteurs de pierres – et à l’occasion sur un emmerdeur de
journaliste. Il faut que les Juifs de la diaspora prennent la mesure de
ces exactions intolérables contre les droits de l’homme, prennent leur
responsabilité et fassent cesser ces atrocités de l’État hébreu qui consi-
dère les territoires occupés, ou « sous contrôle israélien » comme des
zones de non-droit où des crimes de guerre se commettent en toute impu-
nité, comme on a pu le constater avec les massacres de Jénine en 2002
ou à Gaza et Naplouse ces mois-ci.
Mis à part quelques très bons restaurants, qui se comptent sur les doigts
de la main, difficile de croire que la cuisine soit le principal argument
des restaurants par ici. La « pizza » que je viens de commander dans
ce nouveau resto branché ressemble à une foccacia de 30 cm de diamètre
imbibée d’huile et nappée de concentré de tomate). D’un autre côté, les
serveuses ont pour habitude de poser leurs seins à même la table ou de
s’agenouiller pour expliquer le menu en offrant une vue plongeante sur
les parties les plus charnues de leur anatomie (il n’y a visiblement pas
que les voitures qui soient surtaxées en Israël ; les sous-vêtements doivent
être hors de prix à en juger par leur taille et l’usage parcimonieux qu’en
font les jeunes Israéliennes).
quelques questions sur les artistes. L’air interloqué, ils ne tardent pas à
m’éconduire en prétextant qu’ils n’ont rien sur ces artistes, que je n’ai
qu’à me déplacer lorsque l’un d’entre eux daignera se manifester et qu’après
tout ils ont un site web. Admiratif, je me dis qu’ils ont rapidement assi-
milé tous les travers du monde de l’art contemporain, sauf qu’on n’est
pas à New York et que je n’ai jamais croisé un autre quidam que ma
pomme dans un lieu d’art contemporain à Jérusalem. (J’apprendrai, par
Internet, que la galerie Anadiel « représente » des artistes palestiniens
de renommée internationale, comme Mona Hatoum entre autres – pas
sûr qu’elle soit au courant –, et a accueilli en résidence Beat Streuli,
Ghada Amer, Jean-Marc Bustamante, etc. 1.) L’après-midi, je me risque
à découvrir une exposition de jeunes artistes israéliens à l’Artist’s House
(Bet HaOmenim) : une secrétaire-archiviste-téléphoniste-intérimaire-
concierge-directrice (je n’en saurai rien, les rituels de présentation ne
semblant pas faire partie du répertoire social israélien) me refait le même
plan depuis son petit bureau où elle n’a visiblement pas envie d’être
dérangée par des importuns qui s’intéressent à ce qu’ils font : eux aussi
ont un site web si je veux plus d’infos. Je finis par lui dire que, généra-
lement, il est plus sympathique et facile de s’adresser à un interlocuteur
J’en viens à penser que ce journal tient de l’exutoire face aux agres-
sions incessantes de la société israélienne qui ne semble connaître que
le mode de l’affrontement et du rapport de force dans ses transactions
quotidiennes.
Bilan du jour : cinq Palestiniens tués par les Forces de défense israé-
liennes lors d’incursions à Gaza et Naplouse et douze maisons démo-
lies à Qalqilia ce 5 août 2004. La routine, quoi…
Je ne suis pas sûr que c’est en ce sens que l’entendaient les pionniers
travaillistes de ce pays, mais il est incontestable que la société israé-
40 lienne est une société sans classe ; mais alors sans aucune classe. La vie
quotidienne en Israël, c’est la ruée devant un buffet de bar-mitzvah à
l’échelle de la Nation : savoir jouer des coudes est une affaire de survie.
Comme le dit Avi Baranes, le consul honoraire d’Eilat (lieu de prédi-
lection des touristes français), « J’ai le sentiment que quelqu’un qui vit
confortablement n’émigre pas. Il vient pour un mois, achète un appar-
tement, fait une donation pour alléger sa conscience, mais ne renonce
pas à Paris. Ceux qui viennent pour rester sont en général des retraités
qui reçoivent leur pension de France et viennent ici se prélasser au soleil.
Nombre d’olim (immigrants) – sans vouloir paraître raciste – n’ont pas
une culture française. Ils ont la nationalité française mais sont d’origine
nord-africaine. Lorsque j’ai organisé la projection d’un film français,
six personnes sont venues. C’est significatif. Disons que la plupart d’entre
eux n’ont jamais entendu parler de Baudelaire mais connaissent en revanche
très bien le chanteur Enrico Macias. […] Je ne veux pas porter de juge-
ment sur les immigrants français, poursuit-il, mais j’espère qu’ils ne vont
pas changer l’atmosphère de liberté de la ville. J’ai été surpris de voir
à quel point ils sont religieux. En France, nous n’étions pas comme cela.
À la longue, si cette pression religieuse s’intensifie, cela pourrait amener
un désastre financier pour la ville plutôt que la prospérité attendue 1. »
1. KOBI BEN SIMHON, « French Jewish tourists invading Eilat », Haaretz, 6 août 2004.
De fait, la pêche à l’immigration tous azimuts du gouvernement israé-
lien depuis des décennies, conjuguée avec le climat de paranoïa et de
violence entretenu par le gouvernement Sharon, a pour effet que la nouvelle
donne démographique et culturelle penche de plus en plus dangereu-
sement à droite (la droite nationaliste comme la droite religieuse) et fait
fuir les classes moyennes et supérieures comme les intellectuels et les
artistes.
1. C’est ainsi que l’Union des Israéliens originaires de France, d’Afrique du Nord et des pays fran-
cophones (Unifan) définit Israël (cf. www.unifan.org).
version israélienne de Deauville qu’il décrit comme une station balnéaire
« conquise par les Juifs français » (des colons, j’imagine) qui s’y sentent
chez eux, mangent casher et vont à la synagogue. Ce bon journaliste
constate que, depuis quelque temps, les Juifs français reviennent en masse
car, affirme-t-il, ils « se sentent rejetés dans leur pays, comme en Belgique,
en Suisse et dans d’autres pays » et ils « achètent des appartements et
des maisons à Tel-Aviv, Ashdod, Netanya, Ashkelon, Herzliya et
Jérusalem en prévision de la catastrophe qui menace d’emporter leur
pays ». Et de conclure : « Tandis que les relations diplomatiques entre
la France et Israël se dégradent, les relations entre les Juifs français et
Israël sont plus chaleureuses que jamais 1. » Pour rappel, tout de même,
seuls 600 Juifs français sur 600 000 ont émigré cette année en Israël,
42 dont 97 % de religieux, comme le précise le journal.
Lu sur le mur de séparation : « On n’a pas besoin d’un autre mur des
Lamentations. »
1. Cités par YORAM HAZONY, The Jewish State. The Struggle for Israel’s Soul, New York, New
Republic/Basic Books, 2000.
Le paradoxe de la politique israélienne est que Sharon est en train d’opérer
la mise sur pied de cet État binational, mais sous la forme d’une bantous-
tanisation des aires abandonnées aux Palestiniens (moins de 22 % du
pays composé d’enclaves séparées entre elles par le mur de séparation)
hypothéquant la viabilité d’un État palestinien autonome. C’est ainsi
que le gouvernement Sharon entend mettre fin à l’occupation : par la
séparation et l’enfermement des Palestiniens dans trois « bantoustans »
en Cisjordanie (un million et demi de Palestiniens confinés à Jénine-
Naplouse, Bethléem-Hébron et Ramallah) et un million et demi de
Palestiniens parqués dans la bande de Gaza, sans compter le retour des
réfugiés. C’est ce même processus (qui avait été considéré comme un
début de libéralisation en Afrique du Sud avant que ne s’effondre défi-
nitivement l’Apartheid) que Sharon et Bush entérinent aujourd’hui pour 49
les Palestiniens.
J’avais presque oublié qu’un campus universitaire, c’est aussi les pleurs
et les larmes des étudiants recalés, que je vais retrouver dans quelques
jours à Bruxelles avec mes propres étudiants. Je pense à être plus clément
et puis j’oublie.
1. Cité par DORON ROSENBLUM, « The Dichter scale », Haaretz, 13 août 2004.
infinie série des 52 alertes terroristes. Tandis que nous enregistrions sa
plus terrible menace à ce jour, toutes les menaces du passé, de 3 à 7 sur
l’échelle de Dichter, défilèrent devant nos yeux. […] Dans un passé pas
si lointain, le rôle des organes de la Défense était de garantir la sécu-
rité, pas la peur. Les gouvernements et les dirigeants nous offraient une
vision et de l’espoir, pas des menaces. La tâche des experts était de
trouver des solutions, pas de lister les problèmes. Mais ce n’est plus le
cas. L’incertitude de notre existence même est devenue une sorte de
patate chaude. Le plus urgent semble être de la refiler à quelqu’un d’autre
le plus rapidement possible : du Premier ministre aux chefs de la Défense,
de la direction du Shin Bet et de son patron au comité des Affaires étran-
gères et de la Défense, des membres de la Knesset aux citoyens. Divulguez
une menace et cochez la case correspondante : vos arrières sont protégés. 55
J’ai prévenu, donc j’ai fait mon boulot. Mais qui allons-nous prévenir,
surtout maintenant que les travailleurs étrangers sont rapatriés 1 ? »
Faire admettre, ou plutôt rappeler aux Israéliens que les attentats terro-
ristes ne sont pas tant des manifestations d’intégrisme religieux (ce qui
permet à bon compte d’avaliser la thèse du « choc des civilisations »
entre les Juifs israéliens démocrates et les Arabes musulmans intégristes)
qu’une arme politique. Le PKK kurde en atteste, mais aussi l’Irgoun de
feu (pardon !) Menahem Begin. Quels bénéfices les Palestiniens
peuvent-ils escompter d’un renoncement « unilatéral » à la lutte armée
– ce que les Israéliens appellent le terrorisme – et jusqu’à quelles limites
les Israéliens comptent-ils pousser la patience des Palestiniens pacifistes
lorsque des familles entières sont menacées de représailles collectives
après un attentat, ou la préparation présumée d’un attentat, et que la popu-
lation palestinienne tout entière est soumise au régime des punitions (et
vexations) collectives. Voilà les questions que les Israéliens feraient
bien de se poser plutôt que de vouloir imposer leur « pax israeliana »
jusqu’à épuisement du dernier Palestinien insoumis.
1. Id.
Les forces de défense israéliennes et les médias israéliens 1 se félicitent
publiquement de leurs bons résultats à renfort de statistiques, comme
s’il s’agissait de comptabiliser les accidents de la route. En six mois,
« seulement 71 Israéliens ont été tués dans des attaques terroristes pour
121 l’an dernier durant la même période ». Il y a effectivement de quoi
pavoiser… Qu’au cours des seuls six derniers mois, pas moins de 3 000
Palestiniens aient été arrêtés, dont près de 100 volontaires à l’attentat
suicide interceptés en chemin vers le lieu de l’attentat, semble égale-
ment réjouir les commentateurs. Autre motif de satisfaction : l’armée
israélienne a pu économiser 11,8 millions de shekels en restreignant
leur recours aux chars d’assaut, aux hélicoptères et aux avions de combat
pour les « assassinats ciblés » – remarquable sens de la retenue. Ce qui
56 leur permet d’assurer dans la foulée qu’il n’y aurait « qu’un civil non
armé tué pour dix activistes armés » (chiffres contestés par l’Autorité
palestinienne qui parle plutôt d’un rapport de 1 à 3).
La dérive sécuritaire s’étend : sous couvert d’une formule pas très ima-
ginative mais qui fonctionne de façon quasi pavlovienne – le « terro-
risme » –, des milices privées se forment dans le pays, achevant de le
transformer en un vaste camp retranché et fortifié 2.
Il est tout de même surprenant qu’avec une presse et des médias inter-
nationaux que les pro-israéliens qualifient de pro-palestiniens (tandis
que les pro-palestiniens les considèrent comme étant sous la coupe du
« lobby juif », comme il se doit), des propos aussi publics et officiels
que ceux faits en Israël par Sharon, qui déclare, par exemple, que « la
paix avec les Palestiniens ne sera pas à l’ordre du jour avant cent ans »,
1. ZEEV STERNHELL, « Between the Hawara checkpoint and a new ghetto », Haaretz, 13 août 2004.
des gamins israéliens armés ; de mères de famille se faire insulter ; de
femmes enceintes ou malades empêchées de se rendre à l’hôpital, quand
bien même elles sont transportées en ambulance ; de travailleurs
contraints de venir chercher du travail en Israël pour nourrir leurs familles
empêchés de rentrer chez eux pour raison de sécurité nationale ; d’ou-
vriers palestiniens devant porter un casque marqué d’une croix rouge
pour les distinguer de leurs collègues juifs sur les chantiers… – toutes
choses que tous les Israéliens peuvent voir à la télévision ou dans leurs
quotidiens. N’y a-t-il vraiment que ce seul parlementaire à craquer qui
déclara qu’il revoyait sa propre grand-mère sous les traits de cette vieille
femme en pleurs devant sa maison rasée par les chars israéliens ? Où
est l’humanité (ne parlons pas même de compassion) de ces survivants
60 et de leurs enfants ? Comment s’accommodent-ils de ces méthodes qui
rappellent les jours les plus noirs de l’histoire du peuple juif ? Où est
l’honneur de Tsahal ? Que certains de ces actes aient été condamnés
par une cour de justice israélienne et que certains coupables aient été
châtiés n’enlève rien, pour moi, à l’horreur indicible que représente le
fait qu’ils aient pu être imaginés et perpétrés par des Juifs !
Je butte une nouvelle fois contre mon ingénuité en découvrant les efforts
du lobby juif pour contrer l’adoption d’une résolution de l’ONU recon-
naissant le génocide arménien 2. Le principal argument évoqué, avec
embarras, par les organisations juives comme l’American Jewish
Committee tient aux intérêts stratégiques de l’alliance qui unit la Turquie,
les États-Unis et Israël tandis que certains activistes juifs craignent que
le terme de génocide ne soit galvaudé, comme s’il constituait désormais
une marque déposée du peuple juif l’autorisant au négationnisme de
toute autre entreprise d’anéantissement d’un peuple, et que, par une
suprême perversion de l’histoire, la Shoah était devenue son signe distinctif
consubstantiel, voire une distinction honorifique, un titre de gloire, un
quartier de noblesse conféré par leurs bourreaux, signant par là même
le triomphe des Nazis en réduisant l’histoire des Juifs à celle de leurs
persécuteurs.
1. www.nakbainhebrew.org.
2. Sur la réécriture de l’histoire israélienne, voir notamment TOM SEGEV, 1949. The First Israelis,
Londres / New York, Free Press / MacMillan, 1986; SIMHA FLAPAN, The Birth of Israel. Myth and
Realities, New York, Pantheon Books, 1987; BENNY MORRIS, The Birth of the Palestinian Refugee
Problem, 1947-1949, Cambridge, Cambridge University Press, 1987; AVI SCHLAÏM, Collusion
across the Jordan. King Abdallah, the Zionist Movement and the Partition of Palestine, Oxford,
Clarendon Press, 1988; ILAN PAPPÉ, Britain and the Arab-Israeli Conflict, 1948-1951, New
York, MacMillan, 1988; BENNY MORRIS, 1948 and After. Israel and the Palestinians, Oxford,
Clarendon Press, 1990; ILAN PAPPÉ, The Making of the Arab-Israeli Conflict, 1947-1951, New
York, I. B. Tauris, 1992; ILAN PAPPÉ, « Post-Zionist critique on Israel and the Palestinians »,
Journal of Palestine Studies, hiver 1997, vol. 26, n° 2. p. 9-41; EFRAIM KARSH, Fabricating
Israeli History. The « New Historians », Londres, Frank Cass, 1997 (pour une critique de l’article
l’Ilan Pappé cité précédemment); BENNY MORRIS, Righteous Victims. À History of thr Zionist-
Arab Conflict, 1881-2001, New York, Vintage Books, 2001; EUGENE ROGAN et AVI SHLAÏM,
La Guerre de Palestine. Derrière le mythe 1948, Paris, Autrement, 2002.
3. AVIV LAVIE, « Right of remembrance », Haaretz, 13 août 2004.
Jérusalem, 15 août 2004
Hier soir, invitation à dîner dans une somptueuse villa de style Bauhaus,
dans le quartier huppé de Herzlyia (mixte de Neuilly et de Dauville),
dans la banlieue de Tel-Aviv, chez la fille d’un célèbre architecte et
photographe israélien. Rencontrée un peu par hasard via un ami commun,
cette anthropologue de profession s’est proposée de nous faire rencon-
trer, mon amie en poste à la délégation de la Commission européenne
à Jérusalem (autant dire le diable) et moi-même (le renégat), la gauche
intellectuelle israélienne, et réunit à cette fin quelques amis à elle : un
docteur en kinésithérapie, deux artistes renommés en Israël, une
psychothérapeute et le porte-parole du Meretz (l’un des partis israéliens
64 les plus à gauche) à la Knesset. La conversation embraye très rapide-
ment sur les questions de politique israélienne et les propos sont éton-
namment tempérés, voire subversifs de la part d’un porte-parole
socialiste qui dénonce les offres timorées et vouées à l’échec de Barak,
les intentions de Sharon – bête noire de toute l’assemblée – sans épargner
la gauche israélienne coupable de n’avoir jamais voulu entendre les voix
palestiniennes modérées, condamnant l’usage exclusif de la force par
les Israéliens, trouvant les Jordaniens sympathiques, ne comprenant pas
pourquoi Israël s’enferme dans un ghetto par rapport à la communauté
internationale, et particulièrement par rapport à l’Europe diabolisée alors
que c’est le premier partenaire économique d’Israël, etc. Jusqu’au moment
de vérité, à savoir la sempiternelle question de l’antisémitisme euro-
péen qui taraude et hante tous les Israéliens, semble-t-il. Dès lors tout
bascule instantanément dans les pires accusations et clichés anti-euro-
péens : pêle-mêle, et chacun y allant de son couplet, nous nous enten-
dons accusés de financer le terrorisme palestinien, de le soutenir et d’y
applaudir, on nous rappelle que l’Europe est la terre de la Shoah et que
la France est un pays de collabos pro-nazis, on nous apprend que tous
les Juifs en Europe sont menacés et terrorisés au quotidien (jusque dans
ma propre université de Bruxelles, à ce qu’il paraît) et qu’ils songent
tous à émigrer, et que de toute façon l’antisionisme des Européens n’est
qu’une manière déguisée de se débarrasser une fois pour toutes de leurs
sentiments de culpabilité. CQFD. Ils évoqueront encore la difficile vie
des Israéliens (qu’on ne comprend pas assez en Europe) sous la terreur
palestinienne (terme commode qui subsume et qualifie à lui seul la condi-
tion palestinienne). Un peu plus tard, après cet assaut de courtoisie et
de diplomatie israéliennes, au moment de nous quitter le plus cordia-
lement du monde, l’une se réjouit de passer les mois à venir en Europe
et l’autre, le plus véhément contempteur de l’Europe nazie, confessera
que les Israéliens se veulent Européens et se demande comment faire
pour que ses filles puissent recouvrer leur nationalité… polonaise !
Les œillères que se mettent les Israéliens pour ne pas voir le problème
palestinien sont forcément pathogènes : à la bonne vieille paranoïa des
familles est ainsi venue se surajouter une couche de schizophrénie. Ils
en viendraient presque à ne pas comprendre pourquoi ils ne peuvent 65
siroter tranquillement leur café sur les terrasses comme à Paris ou faire
la fête dans les bars comme à Barcelone.
Je veux bien admettre une multitude de péchés pour l’Europe, mais certai-
nement pas un seul : celui d’être antisémite, ou plus exactement judéo-
phobe. Si l’on veut accabler l’Europe (ou l’Amérique ou Israël pour le
coup), ce ne sont pas les motifs qui manquent, mais ne s’indigner sélec-
tivement que des incidents contre les Juifs au point d’en faire une obses-
sion insensible aux autres formes tout aussi intolérables de racisme n’est
pas acceptable. Je comprends, et pour cause, l’inquiétude de la commu-
nauté juive face à ce qui apparaît comme une recrudescence de graves
incidents antisémites, en France notamment, mais il faut bien voir que
la presse ne mentionne les cas de profanations de cimetières musul-
mans et chrétiens qu’à l’occasion de l’annonce de profanations de tombes
juives, par exemple. Un macabre décompte des profanations de cime-
tières en France ces trois derniers mois indique trois cimetières juifs
profanés pour quatre cimetières chrétiens et quatre cimetières musul-
mans 1. Quant au dit Pinheas (nom d’un personnage de la Bible adepte
de la pureté qui assassina une prostituée arabe et son client juif), un
jeune homme instable impressionné par des néo-nazis… américains, ce
n’est tout de même pas Hitler et il ne justifie pas qu’on évoque de nouvelles
nuits de cristal comme l’ont effrontément osé des « journalistes » et des
« intellectuels » français dans les médias. Et si tout le monde s’est ému
de ses sinistres inscriptions dans le cimetière juif de Lyon, comment ne
pas s’émouvoir que la victime maghrébine de Pinheas, agressée à coups
de hachette, n’apparaisse qu’en filigrane dans les récits qu’en fit la presse,
comment ne pas s’émouvoir non plus que la mythomane du RER, Marie 67
de Gaza engagé par Sharon. En fin de compte, c’est quand même une
partie vitale de la Terre promise par Dieu aux Juifs 1 ! »
1. ALUF BENN, « Departing Director of Foreign Ministry airs some grievances », Haaretz, 17 août
2004.
Jérusalem, 19 août 2004
1. ANDRÉ DARMON, « Tsahal, Dieu et l’histoire », Israël Magazine, hors-série « spécial Tsahal »,
2004.
2. Israël Magazine, op. cit.
impeccable, uniforme immaculé, chemise et pantalon tout droit sortis
du pressing, armé d’un fusil-mitrailleur d’apparat, déclarant : « Si les
jeunes Français veulent faire quelque chose pour Israël, c’est venir, mettre
l’uniforme et défendre la terre d’Israël. On vous attend 1 ! »
1. Cité par SYLVIE HADDAD, « Les garde-frontières : une unité d’élite, auxiliaire de Tsahal »,
Israël Magazine, op. cit.
Je bous instantanément mais décide néanmoins de lui faire une réponse
aussi courtoise que possible :
« Cher Monsieur shlomo508,
(Je n’ai pas l’avantage de vous connaître – se présenter est pour-
tant la plus élémentaire des politesses lorsqu’on se permet d’écrire à un
inconnu, à moins que vous ne soyez un représentant du Tout-Puissant
parlant en Son Nom ?)
Je ne sais par quelle bienveillante action et à quel titre votre « ami »,
lui aussi anonyme, vous a transmis mon journal, dont je revendique la
subjectivité, et constatant que nous n’avons effectivement rien à nous
dire, je vous suggère de ne pas perdre votre temps à me lire, ni me faire
perdre le mien à devoir supporter vos imprécations.
Shalom et bonjour chez vous. » 73
Du reste, mon journal n’est pas du goût de tout le monde, et l’on commence
à me le faire savoir : il y a ceux qui ne connaissent pas la réalité du
terrain et trouvent que, franchement, j’exagère ou qui me reprochent le
ton aigri, agressif, blessant, arrogant de mes propos. Et puis ceux qui
sont d’accord sur le fond mais qui redoutent les récupérations et les
instrumentalisations de ce journal. Je n’ai sans doute pas assez insisté
sur le fait qu’un journal de ce type, écrit à chaud, pour n’être ni intime
ni confidentiel, requiert de la connivence et une bonne dose d’indul-
gence de la part de ses lecteurs. La tenue de ce journal est, en effet, ce
qui me permet d’accuser et d’amortir le choc autant que de témoigner
de la violence que porte cette réalité dans laquelle je suis immergé sans
y avoir été préparé ; mes chroniques en portent dès lors la trace, mais
trahissent plus encore mes réactions brutes (et brutales plus souvent qu’il
ne faut). C’est aussi une manière, pour moi, rétrospectivement, et pour
les lecteurs, d’objectiver mes propos en les rapportant au contexte
émotionnel et affectif qui les inspire au moins partiellement (un peu
comme une photographie d’un site sur laquelle figure un indice
74 d’échelle, ou une reproduction d’une œuvre d’art à côté de laquelle on
a pris soin de placer une charte de couleurs comme référence et mesure
du biais que la prise de vue à fait subir aux couleurs réelles). C’est ce
qu’ont compris nombre d’anthropologues, par exemple, qui tiennent un
journal de leurs enquêtes ethnographiques, et dont la publication peut
le cas échéant révéler des traits de caractère ou des jugements de valeur
fort peu scientifiques, voire déplaisants. Mais ce dispositif témoigne
néanmoins d’un souci d’honnêteté intellectuelle. Toutefois le risque de
voir certains propos caustiques, tenus en toute liberté dans le confort
de relations épistolaires complices, servir des fins ou être entendus en
un sens que je ne cautionnerais pas existe bel et bien et me tracasse au
point que je ne suis pas sûr de ne pas décevoir mes amis qui me pressent
de les publier sans repentirs, en atténuant en vue de leur publication les
accents les plus véhéments et en gommant certaines saillies inutilement
offensantes qui n’avaient d’autre ambition que de me défouler ou de
faire rire.
Moi qui viens pourtant d’une ville réputée pour ses trottoirs maculés
de crottes de chiens, j’ai rarement vu autant de clébards qu’à Jérusalem :
caniches, dobermans, bergers allemands et autres loups d’Alsace pul-
lulent littéralement. C’est d’autant plus inattendu que les Juifs n’ont
jamais été particulièrement attachés aux chiens et autres animaux domes-
tiques en Europe, et encore moins en Afrique du Nord. Peut-être est-ce
une façon de se différencier de leurs voisins arabes ? Comme le musi-
cien israélien d’origine marocaine très cool qui habite l’immeuble et
qui demande qu’on promène son chien pendant shabbat. (Il faudra un
jour que je m’informe sur les règles qui précisent ce qui est autorisé et
ce qui est interdit pendant shabbat. On ne peut travailler ce jour-là ni
même appuyer sur un bouton – d’où les ascenseurs de shabbat
construits dans les bâtiments neufs, ou encore les clés que les ortho-
doxes cousent à leur habit car ils ne peuvent les porter, ce qui serait
assimilé à travailler, voire à faire travailler les clés ! Cela me rappelle
une anecdote racontée par une amie juive qui a grandi à Brooklyn et
qui est restée persuadée jusqu’à son adolescence que chaque famille
juive avait un Italien à demeure pour venir allumer et éteindre la lumière
pendant shabbat.)
Jérusalem, 22 août 2004
Tandis que je rédige ces lignes attablé au café Hillel, comme chaque
jour, à la table voisine un gradé israélien, interviewé par une journaliste
américaine sur les violences, les brimades et les humiliations de plus en
plus fréquentes infligées aux Palestiniens aux check-points, explique le
dilemme du soldat israélien : face à un adolescent palestinien de quatorze 81
ans ou à une mère de famille, qui peuvent porter sur eux des explosifs,
devant une ambulance du croissant-rouge qui transporte des malades ou
des blessés, mais aussi peut-être des terroristes – comme cela est déjà
arrivé –, doit-il songer aux droits fondamentaux de ces personnes ou aux
vies de ses concitoyens israéliens qu’il va peut-être sauver ?
1. SHAHAR ILAN, « Report: Haredi school spending twice as much per pupil as state schools »,
Haaretz, 6 août 2004.
2. AMIRAM BARKAT, « Jewish students contemplate life in Europe », Haaretz, 24 août 2004.
décrète, forte « d’années de profonde réflexion », qu’« il n’y a pas de
futur en Europe pour les Juifs ». Qu’un étudiant, désormais de natio-
nalité israélienne, qui prétend avoir émigré en Israël il y a deux ans
parce qu’il était régulièrement battu à l’école en tant que Juif lorsqu’il
était en France, soit présent parmi ce « panel représentatif » de la jeunesse
juive européenne ne trouble pas outre mesure l’auteur de l’article, Amiram
Barkat, qui conclura, à les entendre frémir devant la violence quoti-
dienne dont ils sont l’objet, surtout en Belgique et en France, que les
jeunes Juifs d’Europe sont de plus en plus nombreux à se déclarer prêts
à émigrer en Israël. Il est entendu qu’Israël a parfaitement le droit de
vouloir séduire et attirer la jeunesse juive de la diaspora, mais quand
cette propagande, orchestrée depuis des décennies par la voie de l’Agence
82 juive et de ses relais nationaux, s’infiltre dans les journaux israéliens
sous la forme d’articles de désinformation visant à convaincre l’opi-
nion israélienne que la jeunesse juive du reste du monde est solidaire
d’Israël et que le génocide juif se perpétue en Europe, entretenant ce
sentiment de peur, de paranoïa et de haine d’une Europe qui rechigne
à assimiler toute forme de résistance à la force d’occupation à du terro-
risme. Si la « question juive » est de plus en plus fortement connotée
par la « question israélienne », c’est sans doute que l’importation et la
transformation de ce conflit de nature foncièrement nationaliste entre
Israéliens et Palestiniens en un conflit communautaire, voire confes-
sionnel, sert les intérêts des antisémites. Ces derniers ont toujours taxé
les Juifs d’apatrides, quand bien même ils étaient naturalisés depuis des
générations et servaient leur pays avec une loyauté exemplaire et aspi-
raient à l’assimilation, mais depuis la création de l’État d’Israël, la phobie
fantasmatique d’une internationale juive tend à ne voir en eux que des
agents sionistes infiltrés. On ne peut que suggérer de méditer les paroles
historiques prononcées par Haïm Weizmann, premier président de l’État
d’Israël, dans son discours d’investiture : « En ce moment solennel de
ma vie et de notre vie à nous tous, j’envoie mes salutations les plus
chaleureuses à tous les citoyens d’Israël et au peuple juif du monde. Je
sais que tout ce que nous accomplirons ou manquerons d’accomplir dans
ce pays-ci jettera sa lumière ou son ombre sur tout notre peuple . » C’est
malheureusement aussi ce qu’ont bien compris les dirigeants israéliens
qui ne se privent jamais de prendre en otage les Juifs de la diaspora
pour cautionner leur politique. Autres temps, autres mœurs 1 ! Se jeter
dans les bras d’un Sharon qui sème la peur, la haine et la mort sur son
passage, c’est évidemment du pain bénit, si je puis dire, pour tous les
antisémites qui n’en demandaient pas tant, et la pire chose pour Israël,
condamné à accueillir un afflux de fanatiques, comme pour la diaspora
juive, condamnée à garder en toutes circonstances un silence indulgent
ou gêné, ou à défendre complaisamment une politique d’occupation et
des mesures iniques qui violent le droit international.
Après avoir nié, comme à son habitude, des exactions trop nombreuses
et voyantes pour être ignorées, l’armée israélienne et les forces de sécu-
rité ont fini par accepter qu’on légifère. C’est ainsi qu’à la suite de plus
de mille plaintes déposées pour traitements inhumains et infractions à
la quatrième convention de Genève qui concerne la protection des popu-
lations civiles sous occupation militaire, la proposition d’instaurer un
« code de conduite » applicable aux check-points a été rendue publique
cette semaine : son objectif serait de réduire le sentiment d’humiliation
et d’angoisse… des soldats israéliens confrontés à la population pales-
tinienne 2 ! Il est donc désormais autorisé de confisquer leurs véhicules
1. Il n’y a décidément qu’en Israël qu’un Président en exercice, Moshe Katsav, accusé de rien
moins que de viol, d’agressions sexuelles, d’entrave au bon fonctionnement de la justice et de
menaces contre témoins, peut avoir l’aplomb de refuser de démissionner et l’audace de menacer
publiquement, à l’occasion d’une allocation télévisée, pour « défendre son honneur », de « mener
une guerre mondiale » (Le Monde, 26 janvier 2006). D’origine iranienne, ce membre du Likoud
plusieurs fois ministre, a battu Shimon Peres pour la plus haute fonction de l’État en 2000 et
s’estime depuis victime d’un complot, d’une « chasse aux sorcières maccarthyste », et se compare
au capitaine Dreyfus. N’importe où ailleurs dans le monde, ces propos délirants à eux seuls justi-
fieraient que soit exigée sa démission, et son complexe de persécution lui vaudrait pour le moins
un séjour dans ce qu’on appelle pudiquement une « maison de repos ». Voilà qui est des plus
rassurants, s’agissant tout de même la quatrième puissance militaire et atomique du monde !
2. « Panel recommends code of conduct at IDF checkpoints », Haaretz, 15 août 2004.
aux Palestiniens si les militaires estiment qu’ils ont passé les marquages
au sol aux check-points – ce qui justifie a posteriori les centaines de
véhicules saisis et légalise l’arbitraire. La même chose s’était déjà vue
avec la torture pratiquée par le Shin Bet qui niait farouchement ces accu-
sations, jusqu’à ce que la commission Laudau « légalise » la torture.
Comme l’écrit Gideon Levy, il s’en est fallu de peu que la torture figure
dans le code éthique de l’armée 1 ! Le même journaliste rappelle que la
pratique du bouclier humain (qui n’est donc pas l’apanage de Saddam
Hussein) est également devenue la norme dans les territoires occupés
où l’armée a pris l’habitude d’obliger les Palestiniens à dégager les barrages
sur les routes, de faire asseoir des enfants palestiniens sur le capot de
leurs jeeps et de forcer les ambulances palestiniennes à ouvrir la route
84 aux troupes israéliennes. Ces pratiques ont reçu le nom de « procédure
de voisinage ». Avec un aplomb certain et un cynisme qui rappelle de
très noirs souvenirs, toutes les horreurs de la guerre se trouvent légiti-
mées sous des vocables euphémisés : les opérations de liquidation sont
ainsi qualifiées d’« actes de préemption ciblés » ; les emprisonnements
arbitraires sont justifiés au titre de « détentions administratives » ; les
démolitions de maisons et le déracinement des oliviers palestiniens procè-
dent du « déblayage » de terrain. Tout comme les expropriations et les
déportations, que d’aucuns qualifient de colonisation et de nettoyage
ethnique, ne sont que des formes de « rejudaïsation » du « grand Israël »
(entendez la Palestine qui n’a bien entendu jamais existé, comme l’affir-
mait crânement Golda Meir : « Ce n’est pas comme s’il y avait eu un
peuple palestinien en Palestine, se considérant comme un peuple pales-
tinien, et que nous étions venus les expulser et leur avions pris leur pays.
Ils n’existaient pas 2. »)
1. GIDEON LEVY , « Brutish behavior by order of the general », Haaretz, 15 août 2004.
2. Entretien de GOLDA MEÏR avec FRANK GILES, op. cit.
inquiétant que la lutte contre l’intégrisme religieux soit conduite par…
un intégriste religieux.) Se réclamant du sionisme, ils agissent, en Israël
même, comme de véritables pousse-au-crime. Ces chrétiens apocalyp-
tiques veulent accélérer la venue du Messie prévue, selon les prophé-
ties d’Ezéchiel, lorsque le peuple d’Israël sera réuni sur la Terre promise,
les nations environnantes humiliées et le temple reconstruit sur le mont
du Temple. Reçus en grandes pompes par Ariel Sharon en Israël, ces
fanatiques alliés objectifs d’Israël qui financent des fondations sionistes,
n’hésitent pas à réclamer, par la bouche de leurs télévangélistes les plus
célèbres, rien moins que l’assassinat d’Arafat, la confrontation armée
avec les musulmans (invoquant sans frémir une nouvelle guerre
mondiale) et la destruction de la mosquée d’Al-Haram, troisième lieu
saint des musulmans située en plein cœur de Jérusalem-Est. 85
Cette ville a vraiment une propension à attirer les plus furieux malades
du monde. Comme pour confirmer ma théorie sur l’attraction qu’exerce
Israël sur tous les mabouls de la planète, on annonce la venue prochaine
de Madonna, de Demi Moore et de Donna Karan parmi les 2 000 touristes
américains adeptes de la méditation et de la kabbale 1.
1. SARAH BRONSON, « Kabbalah Center books up Tel Aviv hotels for High Holidays – with or
without Madonna »Haaretz, 6 août 2004.
du reste majoritairement en faveur du démantèlement des colonies et
du retrait des territoires, la seule explication aux atermoiements des poli-
tiques (et pas seulement de Sharon dont on peut soupçonner qu’il ne
cédera sur Gaza que pour garder la Cisjordanie, comme on le constate
chaque jour avec l’annonce de nouvelles constructions dans les terri-
toires occupés, reniant ses engagements pris avec Washington visible-
ment peu regardant en la matière par les temps électoraux qui courent)
est la crainte de déplaire à un électorat extrémiste courtisé par le gouver-
nement et la prise en otage par des colons, qui ne sont pourtant que
leurs créatures. Comme le disent les Israéliens, c’est la queue qui remue
le chien. Je me prendrais presque à espérer un sursaut moral des Israéliens,
surmontant leurs terreurs et leurs traumatismes (si les différents minis-
86 tères de la Peur le permettent), et une reconnaissance mutuelle des peuples
palestinien et israélien. Non pas la reconnaissance tactique et rhétorique
au droit réciproque à l’existence nationale (ce qui est déjà un bon début)
mais, plus profondément, la prise en compte par chacun des peuples
des souffrances endurées par l’autre ; la réconciliation compréhensive
qui autorise la cohabitation pacifique et la coopération. À considérer la
multitude des bonnes volontés conciliatrices, de part et d’autre, et surtout
la profondeur des blessures et l’épuisement physique et moral des deux
parties, il ne me paraît pas possible de vivre beaucoup plus longtemps
dans la dénégation et l’indifférence affectée. Et il ne me paraît plus aussi
utopique de penser que les Israéliens puissent enfin trouver la vraie force
de ne pas abuser de leur force, et le courage d’assurer leur responsabi-
lité historique à l’égard du peuple palestinien, comme à l’égard du peuple
juif du reste. Mais cette histoire-là, ce n’est pas à moi à l’écrire et encore
moins à la dicter ; ce n’est pas à moi à venir faire la leçon aux Israéliens
(pas plus qu’aux Palestiniens). Mais ma responsabilité en tant que Juif
européen, comme la chance historique qu’il est de mon devoir de ne
pas laisser passer, est de donner un écho et d’accueillir les voix aujour-
d’hui marginales et dissidentes, de susciter des plateformes de dialogue,
de cultiver les terrains d’entente.
Reste à espérer que les cerbères des services de sécurité, prompts à consi-
dérer tout intellectuel européen comme un activiste pro-palestinien et
un semeur de troubles, me laissent revenir « l’an prochain à Jérusalem ».
Jusqu’à nouvel ordre, ce pays demeure tout de même la terre d’accueil
de tous les Juifs du monde entier, pas seulement des réacs ! C’est que
les journaux font état de cas de plus en plus fréquents d’interdictions
d’entrée sur le territoire israélien (et forcément palestinien puisqu’il faut
passer à un moment ou à une autre par une frontière israélienne) oppo-
sées à des membres d’ONG internationales. C’est ainsi qu’une journa-
liste anglaise s’est vu refuser son entrée en Israël sous prétexte qu’elle
avait observé des check-points et voyagé dans une ambulance dans les
villes palestiniennes sous couvre-feu. Plus surprenant, le mois dernier
une dessinatrice américaine a été gardée à vue pendant près d’un mois
avant de pouvoir entrer dans le pays pour suivre une amie juive âgée
de quatre-vingts ans, survivante des camps, venue en voyage en Israël.
Les journaux rapportent aussi qu’un vol d’El Al a été retardé d’une journée
parce que le commandant de bord refusa de monter dans un taxi londo-
nien pour rejoindre l’aéroport d’Heathrow : la tête du chauffeur ne lui
revenait pas et il n’y avait pas d’autres taxis à l’horizon.
Jérusalem, 10 janvier 2005 89
Les Palestiniens se sont donc abstenus en masse, soit qu’ils aient boycotté
les élections comme le demandait le Hamas, soit qu’ils n’aient guère
apprécié le choix des candidats qui leur étaient proposés. Ma femme
de ménage – une Palestinienne d’une soixantaine d’années qui arrive à
6 heures du matin de Bethléem de peur d’être refoulée sans autre motif
au check-point qui la sépare de Jérusalem où elle vient travailler depuis
quarante ans – a voté pour Moustafa Barghouti, comme beaucoup à
Bethléem ; pour que Mahmoud Abbas « ne se prenne pas pour le Roi 91
de Palestine » dit-elle.
Chaque jour que Jéhovah fait, Israël rend sa justice en vertu de la loi
du talion et sous couvert de légitime défense, et prononce à l’encontre
des opposants politiques palestiniens qui croupissent en masse dans ses
geôles des sentences dignes du juge Roy Bean dans son Wild West (ainsi
la condamnation à « cinq fois la perpétuité » pour Marwan Barghouti 2).
L’analogie n’est pas gratuite : les Israéliens traitent la « question pales-
1. YOEL MARCUS, « 11 tips for the new chairman », Haaretz, 11 janvier 2004.
2. Deir Yassin, village arabe situé à 5 km à l'ouest de Jérusalem, fut la cible d’une attaque des
organisations sionistes de l'Irgoun (dirigée par le futur Premier ministre israélien Menahem Begin)
et du Lehi (dirigé notamment par Yitzhak Shamir, autre futur Premier ministre israélien) durant
la guerre israélo-arabe de 1948, le 9 avril 1948.
l’invocation de Sabra et Chatila lorsqu’est évoqué le terrorisme pales-
tinien – c’est-à-dire à peu près à chaque fois qu’un Israélien ouvre la
bouche. Certes, si les responsabilités sont partagées, le rapport de force
n’en est pas équitable pour autant – ce qui explique que le David, auquel
on associait hâtivement Israël victorieux du Goliath qu’incarnaient les
nations arabes coalisées, pouvait susciter de la sympathie et même de
l’admiration alors que les rôles semblent aujourd’hui inversés. Mais à
confronter les récits de haine et d’horreur, de ressentiment et d’humi-
liation, à énumérer les droits inaliénables bafoués, de part et d’autre,
ou à mesurer des souffrances incommensurables, on ne peut que s’égarer
et s’épuiser sans pour autant épuiser la question. Or, aucune discussion
sur le conflit israélo-palestinien ne manque d’ouvrir cette boîte de Pandore.
À force de creuser ce même sillon ensanglanté on risque seulement de 95
s’y embourber sans ne plus pouvoir même en sortir la tête. Des efforts
doivent être entrepris – et le sont – pour reconnaître l’histoire et les
souffrances de l’autre partie comme sa part de responsabilité propre
dans cette effroyable saga, mais pour l’heure c’est le futur qu’il convient
d’écrire en priorité – dans l’urgence même. Et cela ne peut se faire en
invoquant l’histoire ; même celle des « nouveaux historiens » soucieux
de déconstruire la légende dorée des pionniers et des glorieux combat-
tants, comme le fait notamment l’Israélien Illan Pappé à la suite du
Palestinien Edward Said.
1. www.jdate.com.
2. MERON BENVENISTI, « The panicky longing for recognition », Haaretz, 13 janvier 2005.
Un chercheur israélien, Assi Sharabi, vient de terminer une thèse de
doctorat en psychologie sociale à la London School of Economics sur
la représentation que se font des enfants palestiniens les écoliers israé-
liens. On ne peut s’empêcher de regretter que ce chercheur ait cru bon
de choisir l’hiver 2003, au summum des « attentats suicide » à Jérusalem
et au moment où se préparait la seconde guerre d’Irak, pour mener son
enquête et demander aux enfants israéliens de se mettre un instant dans
la peau d’un enfant palestinien et de décrire par des mots et un dessin
ce qu’ils pensent des Israéliens, du conflit et de ses solutions. Le résultat
révèle, sans surprise, que les jeunes Israéliens voient leurs petits voisins
comme des terroristes en puissance, haïssant les Juifs et n’ayant d’autre
but dans l’existence que d’en tuer un maximum : « Je m’appelle Mohammed
Kabir. Quand je serai grand, je veux faire exploser des Juifs. Hitler est 99
mon héros. Les Juifs sont une race immonde. À la maison j’ai appris
comment désamorcer des bombes. En classe de dessin, j’ai dessiné un
Juif pendu. En sport, on apprend à courir à travers des champs de mines.
Cette guerre est bonne pour nous parce si un Arabe meurt, ce n’est pas
grave car cinq Juifs de plus vont être enterrés. J’ai un autographe de
Ben-Laden avec cette dédicace : “à mon fils, félicitations”. J’espère
atteindre l’âge de dix ans. J’ai été éduqué chez moi pour assassiner des
Juifs. L’année prochaine, dans Gaza reconstruit, plus de Juifs morts !
Rendez-vous au cimetière ! » Ce qui est réconfortant dans cette
avalanche de haine, c’est le sentiment de compréhension du malheur
qui frappe les familles palestiniennes et les conduit à perpétrer des actes
de violence dans le chef de quelques enfants israéliens, notamment chez
les kibboutzniks. Pour finir, je voudrais citer cette fillette qui écrit : « Il
faut parvenir à un accord de paix et je ne comprends pas pourquoi aucun
de nous n’accepte de faire quelques sacrifices pour pouvoir vivre ensemble.
Il faut regarder le verre comme à moitié rempli et sinon verser le verre
qui est à moitié vide dans un verre plus petit de sorte qu’il soit complè-
tement rempli 1. »
1. AKIVA ELDAR, « Pictures paint a thousand words of hatred », Haaretz, 13 janvier 2005.
Jérusalem, 14 janvier 2005
Créé pour que les Juifs puissent enfin vivre en paix, ce pays conquis
par la violence semble condamné à vivre par et dans la violence. On
100 peut à la rigueur « comprendre », avec George Steiner, que les Juifs,
opprimés, ostracisés, massacrés des siècles durant, « aspirent désespé-
rément à la condition commune d’homme parmi les hommes. Ils préfè-
rent encore coloniser, censurer, voire torturer qu’être colonisés, censurés
et torturés, comme ils le furent si longtemps ». Mais, comme il le précise
lui-même dans cet entretien accordé à Haaretz, « Un peuple qui édifie
des murs autour de lui construit sa propre prison 1. » La médiocre qualité
de l’enseignement israélien (le plus mauvais de tous les pays occiden-
taux d’après un rapport rendu public par Haaretz) et son manque d’in-
térêt pour l’apprentissage d’autres langues que l’hébreu, si contraire à
l’héritage spirituel du peuple errant dont le moto, emprunté à Israël Ben-
Eliezer, veut que « La vérité est toujours en exil », comme aux convic-
tions de Steiner lui-même, « Babélien » convaincu, ne laissent de
l’inquiéter, lui qui s’obstine à exiger une plus-value d’humanité, non
seulement pour Israël mais pour le peuple juif. À l’extrême opposé des
Israéliens qui n’aspirent qu’à la normalité d’une nation « comme les
autres », Steiner s’alarme du succès croissant de l’assimilation des Juifs
en Amérique (où les statistiques indiquent pour la première fois une
L’édification d’un État-nation pour les Juifs suppose pour le moins que
le peuple juif constitue une nation. Or, à ce jour, toute tentative pour
unifier le peuple juif, comme du reste pour homogénéiser la société israé-
lienne, a échoué. Cinquante ans à peine après sa création motivée par
le refus de la discrimination et du racisme, non seulement Israël entre-
tient les clivages ethniques avec ses voisins comme avec ses concitoyens
arabes, mais aussi entre religieux et laïques, entre ashkénazes et sépha-
rades, entre Juifs blancs et noirs aussi bien. C’est ainsi que les Juifs
éthiopiens restent discriminés sur base de la couleur de leur peau en 101
dépit de leurs états de service dans l’armée et de tous les efforts d’in-
tégration (mais à quoi donc, si Israël est bien l’État de tous les Juifs ?)
Se faisant refuser l’entrée des clubs, ils finissent par se retrouver dans
des boîtes pour « Ethiopians only » – ce que des sociologues israéliens
s’empressent d’expliquer par une culture bien à eux. Quant aux Pales-
tiniens qui se retrouvent en territoire israélien et, refusant de quitter leurs
terres et leurs maisons, sont devenus des « Arabes israéliens », comme
on dit ici, et non des « Israéliens arabes » comme les qualifierait un
authentique État de droit démocratique. Ces citoyens israéliens de second
rang que sont notamment les Palestiniens des faubourgs de Jérusalem
doivent, par exemple, se cotiser pour bénéficier d’un service de voirie
auquel ont en principe droit tous les Israéliens. La municipalité prétend,
en effet, que ces quartiers sont trop dangereux, mais ses agents vien-
nent néanmoins y collecter les impôts municipaux. Décidément, Israël
se fait du droit, de la justice et de la démocratie une conception extrê-
mement restrictive et sélective, conforme en définitive au slogan brandi
ce lundi par une Palestinienne devant le bureau de vote de Salah-Al-
Din à Jérusalem-Est : « Israel Banana Republic Democracy ». Comme
pour les violations des droits de l’homme, dont les dénonciations au
quotidien semblent la fierté de la démocratie israélienne, on mettra le
racisme et la discrimination sur le compte du pluralisme ethnique et de
la diversité culturelle !
Depuis qu’Israël est devenu une nation, il a cessé d’être le pays des
Juifs, comme le prescrivaient les pères fondateurs de l’État hébreu, pour
devenir l’État des Israéliens, qui ne manquent d’ailleurs jamais une occa-
sion de le rappeler aux Juifs de la diaspora qui s’aviseraient de leur faire
la leçon (quitte à faire vibrer la corde sensible de la solidarité juive avec
l’État hébreu quand ça les arrange). Ce projet d’unification des Juifs
représente, si l’on y songe, le pendant exact, et son succès, l’aboutis-
sement, du fantasme de l’antisémite qui a toujours peiné à définir une
substance juive, sur le mode religieux d’abord (or si le judaïsme est à
la base une religion, tous les Juifs ne sont pas pratiquants ni même
croyants), économique et idéologique ensuite (il sera tour à tour consi-
déré comme l’inspirateur du capitalisme et du bolchevisme, usurier ou
102 commissaire du peuple, etc.), racial enfin (même si la génétique indique
sans équivoque que l’espèce humaine constitue une « race » unique).
Jusqu’à l’exaspération de cette aporie chez Sartre qui, pour trancher
« la question juive », la rabat sur le problème de l’antisémitisme, rédui-
sant par la même occasion la judéité à n’être plus qu’une pure et simple
spéculation de l’imaginaire antisémite.
1. www.sfcg.org.
mais ignorent toutes les sources palestiniennes ou même les informa-
tions d’ONG israéliennes – même et surtout pour ce qui concerne les
incursions militaires israéliennes. Sans même parler des Israéliens arabes
qui n’ont pas même leurs propres médias d’information, il est vrai que
la population israélienne semble sous-informée en ce qui concerne la
vie dans les territoires, au point que, lorsque des actions brutales de
l’armée israélienne sont dénoncées à la télévision ou dans la presse popu-
laire israélienne, les Israéliens se mobilisent et semblent sincèrement
choqués de découvrir ce que leur armée – c’est-à-dire, ne l’oublions
pas, leurs enfants – est amenée à faire, notamment dans les check-points
(qui n’existent sous la forme qu’on connaît aujourd’hui que depuis quatre
ans tout au plus). Cette candeur doit néanmoins être relativisée car
106 quiconque veut vraiment savoir peut trouver dans nombre de quotidiens
comme sur les sites d’ONG les recensions de ces exactions quasi quoti-
diennes comme le compte rendu de la misère palestinienne. Mais à force
de ne traiter la question palestinienne que sous l’angle du terrorisme ou
de la victimisation (c’est-à-dire de la culpabilité des Israéliens), et jamais
sous celui de leur détermination, de leurs espérances ou tout bonnement
de leur vie ordinaire, soit de leur commune humanité, les Israéliens,
dans leur grande majorité (même les gens de gauche), se sont progres-
sivement détournés du sort de leurs voisins palestiniens qu’ils ignorent.
Il est donc impératif, tant pour toucher l’opinion publique israélienne
que pour réhabiliter la figure humaine et non victimaire des Palestiniens,
de trouver le ton juste, qui ne peut être exclusivement celui de la déplo-
ration ou de la commisération.
Ce n’est sans doute pas une mauvaise chose que des centaines de rabbins
et d’imams se réunissent, comme ils l’ont fait il y a quelques semaines
à Bruxelles, s’ils apprennent déjà à ne plus s’entre-tuer au nom de leur
foi. L’histoire a démontré avec suffisamment d’effusion de sang et de
larmes que dès que la religion se mêle de politique et recèle la plus
petite once de pouvoir, elle en profite pour imposer sa foi en une vérité
révélée qui laisse plus de place à la guerre et à l’intolérance, aux impré-
cations et à l’appel au meurtre des mécréants qu’à l’expression du plura-
lisme et de la démocratie toujours suspecte aux yeux des fanatiques.
Alors quelle solution de paix au Proche-Orient peut-on attendre de reli-
gieux qui ne représentent que leurs « fidèles », et dont ce type d’ini-
tiative hyper-médiatisée ne fait qu’envenimer la situation en accréditant
l’idée fausse selon laquelle nous serions entrés dans une nouvelle guerre
de religions. Sans doute un vieux réflexe pieux… Que l’on sache, le
conflit oppose des nationalistes israéliens et des nationalistes palesti-
niens, même si le Pape lui-même, dans son allocution de la Saint-Sylvestre,
semble avoir oublié les 15 % de ses ouailles palestiniennes en prêchant
la paix entre les juifs et les musulmans !
Heureusement, il reste des esprits qui ne s’en laissent pas conter. Les
Arabes et leur parole, ils ont déjà donné. Yoel Marcus n’y va pas par
quatre chemins dans son papier intitulé « Œil pour œil ». Il est mani-
feste, selon lui, qu’Abbas est non seulement responsable, mais qu’il est
même l’instigateur de l’attentat de Karni. Et aussi des missiles Quassam
lancés contre les villages israéliens en bordure de la bande de Gaza. La
preuve ? Ce fourbe n’est pas encore allé cracher sur la tombe d’Arafat
(qui lui a tout appris, du terrorisme et du double langage). D’ailleurs,
c’est quoi cet accoutrement de faux jeton « avec son costume anglais
et son chapeau de mac en chinchilla » ? Mais ceux qui le font s’étran-
gler d’indignation, ce sont ces intellectuels à la gomme et ce ramassis
de « peaceniks » qui ne sont que les larbins d’Abu Mazen. C’est vrai à
la fin, le seul à avoir véritablement consenti des sacrifices, c’est bien
1. ADAR PRIMOR, « The Arafat excuse has disappeared », Haaretz, 18 janvier 2005.
Israël qui « donne aux Palestiniens la bande de Gaza avec son million
et demi d’habitants 1 » (palestiniens). À eux maintenant de se montrer
un peu reconnaissants face à tant de bonté.
Une autre qui aspire à devenir une vraie Israélienne, c’est l’éditorialiste
britannique Julie Burchill, chroniqueuse hystérique et provocatrice dont
l’insignifiance et la bêtise sont inversement proportionnelles à ses hono-
raires, devenue l’égérie de la presse israélienne après ses déclarations
totalement irresponsables – de son propre aveu – mais néanmoins suffi-
samment appréciées pour être l’invitée du ministère du Tourisme israé-
lien. Devenir juive, « ce serait trop dur – il me faudrait être trop aimable
et sensible, précise-t-elle. Ce que je veux vraiment être, c’est Israélienne.
J’en ai le tempérament : bordélique, méfiante et je m’en fous si les gens
me détestent. » Après un séjour extatique en Israël (« Je ne me suis
jamais sentie aussi bien et autant en sécurité nulle part ailleurs ») où
elle a fondu en larmes devant les photos des fondateurs de Tel-Aviv,
elle ne tarit plus d’éloges sur cette merveilleuse démocratie : « En dépit
de tous ses défauts [lesquels ? on se le demande bien], c’est le seul pays
dans toute cette région désertique [on a dû lui raconter, à elle aussi, que
Tel-Aviv s’est édifiée sur un désert, passant sous silence l’existence des
milliers de Palestiniens qui y habitaient] où vous ou moi, ou n’importe
quelle féministe, n’importe quel athée, homosexuel ou syndicaliste pour-
rait supporter de vivre. » Tant qu’ils ne sont pas arabes bien sûr. D’ailleurs
elle ne comprend pas du tout en quoi Israël peut bien inquiéter les
112 Européens ; comme elle le dit avec l’aplomb de l’ignorance crasse qui
caractérise cette « journaliste » : « Comme s’il y avait des rabbins qui
recommandaient à leurs ouailles de porter des explosifs et d’aller faire
sauter les mosquées. » Ben ! justement… De toute façon, que les choses
soient bien claires, les extrémistes de droite israéliens ont toute sa sympa-
thie : « Ils ne font que répondre à des siècles de persécution et d’in-
compréhension qui se perpétuent encore aujourd’hui. Ce n’est pas le
moment d’être de gauche en Israël. » Se refrénant devant la mine sans
doute quelque peu interloquée de ses interlocuteurs, elle finit tout de
même par concéder qu’elle est « sans doute trop ignorante pour commenter
la situation » mais promet de s’informer davantage pour son prochain
séjour en Israël, qui pourrait cette fois être financé (on ne vient quand
même pas en Israël par pur philosémitisme), tout aussi judicieusement,
par le British Council. Quand on a la chance d’avoir une lumière comme
Mme Burchill pour faire avancer la compréhension entre les peuples,
pourquoi s’en priver ? En attendant, avec un tact décidément tout britan-
nique, elle précise qu’elle ramènera une collection d’étoiles de David
comme pendentifs (cela va faire führer dans les soirées londoniennes
branchées) et, pour son mari, une casquette de l’armée israélienne « comme
stimulant sexuel 1 ».
aux Palestiniens dont la route croise celle des Israéliens est plus court
que celui accordé aux Israéliens !
1. AKIVA ELDAR, « Majority of Palestinians now support two-state solution », Haaretz, 18 janvier
2005.
Discussion intéressante également sur les cours consacrés à l’histoire
de l’antisémitisme dans l’enseignement secondaire israélien avec cette
jeune femme plutôt libérale. Elle éprouve des doutes quant à la perti-
nence pédagogique des comparaisons entre les caricatures des Juifs dans
l’histoire et la caricature politique actuelle représentant Sharon ou Peres
dans la presse internationale sous des traits grossièrement sémites, par
exemple, mais l’idée ne lui était pas même venue à l’esprit que l’on
pourrait utilement compléter cette éducation aux médias qui perpétuent
des stéréotypes racistes par l’analyse de la représentation des Arabes,
des Noirs ou des Asiatiques dans la presse israélienne.
pour protéger ses visiteurs et ses collections que des grappes de mili-
taires qui me paraissent, au contraire, attirer les attentats terroristes, comme
on le constate avec les attaques de plus en plus fréquentes des check-points.
Mais peut-être, si j’en juge par son public très clairsemé et l’absence
de tout autre uniforme que celui de ses gardiens, le plan secrètement
ourdi par les rusés responsables du musée, réalisant de la sorte le rêve
de toute administration, consiste-t-il à dissuader quiconque de s’y rendre…
Comme le dit cet adolescent de Jérusalem, citant son idole Meir Kahane,
ce rabbin américain intégriste prônant la violence, « à la guerre comme
à la guerre ». Ainsi, quand une famille arabe se fait molester en pleine
rue, à Jérusalem, par une bande d’une trentaine de jeunes Israéliens scan-
dant, selon des témoins de la scène, « À mort les Arabes » et « Sales
Arabes, quittez notre pays », ce sont bien sûr encore et toujours ces derniers
qui sont à blâmer : « les voir se balader fièrement dans les rues de Jérusalem,
c’est déjà de la provocation ». Et de mettre les points sur les i : « Quand
des Juifs sont tués, c’est un blasphème au nom de Dieu. […] Nous sommes
les représentants de l’Éternel sur cette terre, un peuple élu, et ça, c’est
un fait. Si un Juif est tué et qu’il n’y a pas de réaction, c’est la preuve
de l’inexistence de Dieu pour les goys. Bien sûr que je ne vais pas
condamner quelqu’un qui a tout essayé pour chasser les Arabes et qui
1. AMOS HAREL et ARNON REGULAR, « Hundreds of PA police to deploy in north Gaza today »,
Haaretz, 21 janvier 2005.
n’a trouvé d’autre moyen que le terrorisme. » Et un autre adolescent
déclare : « Dans son cœur, chaque Juif sait qu’un Juif a plus de valeur
que cinq millions d’Arabes 1. »
Et nous qui croyions naïvement que Fox News était briefé par le
Pentagone ; Dick Cheney vient de démentir cette rumeur. C’est même
tout le contraire : il avoue qu’il est complètement accro à Fox News et
que, dès qu’il rentre chez lui, avec son épouse ils sont scotchés devant
Fox News (regardant « occasionnellement » d’autres chaînes d’infor-
mation). Cela expliquerait pas mal de choses dans la politique améri-
caine. En tout cas, ce n’est pas sur Fox News qu’on suivra le procès
« anti-américain » des militaires-gardiens-tortionnaires, assermentés ou
non, de la prison d’Abu Graib (ni sur d’autres chaînes d’ailleurs, aucune
chaîne de télévision américaine n’ayant jugé ce procès digne d’être couvert
par les médias). Mais pas de censure, attention ! Si vous voulez en savoir
plus, il reste toujours les journaux, enfin ceux que cela scandalise encore…
Car, comme le dit l’éditorialiste du New York Times, Frank Rich, « Nul
doute que la télévision américaine consacrera un dossier spécial du style
1. « S’il y a un revolver accroché au mur dans le premier acte, un coup de feu sera tiré au troi-
sième acte » (ANTON TCHÉKHOV).
2. ALUF BENN, « A “somebody-stop-me” maneuver », Haaretz, 23 janvier 2005.
“La torture : comment cela a-t-il pu se passer ?” d’ici quelques années
et, bien que le script puisse en être écrit dès aujourd’hui, nous pouvons
être sûrs que nous nous montrerons tous extrêmement choqués 1. » (J’ai
découvert Frank Rich en lisant sa chronique consacrée à Abu Graib…
et au prince Harry – « Même au regard des normes de cette famille
royale si particulière, on a eu affaire ici à de la bêtise bien au-delà de
ce qu’exige le devoir », et je suis devenu son fan en apprenant la manière
dont Mel Gibson a exprimé ses sentiments à son égard : « Je veux le
tuer. Je vais faire des brochettes avec ses tripes… Je veux tuer son chien. »
Frank Rich a aussitôt tenu à rassurer les membres de la SPA en leur
précisant qu’il n’a pas de chien.)
1. FRANK RICH, « On television, torture takes a holiday », New York Times, 23 janvier 2005.
La seule raison que je puisse imaginer pour m’installer en Israël (et tant
qu’à faire à Jérusalem plutôt que dans la moderne mais fort peu cosmo-
polite Tel-Aviv) serait d’y défendre les valeurs de la laïcité dans la région
– qui en a bien besoin. En dépit de ses principes laïcs déclarés (mais
après tout, Israël prétend bien être une démocratie aussi), ce pays, comme
ses voisins, souffre de ses religieux et ne conçoit que très difficilement
qu’on puisse ne pas être affilié à une religion. Mais serais-je capable
de côtoyer jour après jour ses intégristes de tous bords, fanatiques venus
du monde entier pour défendre leur foi qu’ils placent au-dessus de toute
valeur humaine, en plus de croiser à tout bout de champ (de tir) des
militaires, des miliciens, des policiers, des agents de sécurité, des forces
spéciales et des colons armés qui sont censés rassurer tout le monde
124 (sur l’air de « jusqu’ici tout va bien »).
1. DAPHNA BERMAN, « Education ministry won’t recognize U.S. degrees that include yeshiva
study », Haaretz, 21 janvier 2005.
le recrutement d’une immigration juive destinée à contrebalancer la démo-
graphie galopante des Palestiniens israéliens en Israël : une haute auto-
rité rabbinique ultra-orthodoxe, le rabbin Yosef Shalom Elyashiv, vient
de déclarer non recevable comme preuve de leur judéité le seul tampon
« juif » apposé anciennement par le gouvernement soviétique sur le passe-
port des immigrants. Un million au moins d’immigrants russes sont ainsi
suspectés, jusqu’à plus ample informé, de n’être pas juifs car, là aussi,
beaucoup de faux circulent dès lors que, comme on sait, Israël était la
seule destination possible pour les candidats à l’émigration, et ils risquent
donc de ne pouvoir, par exemple, se marier en Israël qui n’admet (signe
de sa laïcité proclamée) que les mariages religieux. La parlementaire
israélienne du Likoud Marina Solodkin considère cette sortie comme
« une déclaration de guerre » contre les immigrants 1. 125
1. AMIRAM BARKAT, « Leading rabbi calls immigrants’ proofs of Jewishness unreliable », Haaretz,
21 janvier 2005.
civiques et les considérations libérales doivent être suspendus pour agir
conformément aux règles suivantes : les Juifs ont le droit de se marier
et de s’établir dans leur terre, les Arabes ont le droit de se marier et de
s’établir dans une terre qui représente leur identité nationale. Même les
États européens […] ont dû limiter leur immigration pour des raisons
démographiques. » Notons, entre autres malhonnêtetés de cette argumen-
tation : 1° que le statut et les droits des Israéliens arabes sont totalement
passés sous silence alors qu’ils représentent près de 20 % de la popu-
lation israélienne, soit 1,36 million de citoyens israéliens ; 2° que les
citoyens palestiniens d’Israël sont considérés comme des étrangers ; 3° que
les immigrants font de meilleurs Israéliens qu’eux et cette immigration-
là n’en est donc pas vraiment une (enfin, si vous voyez ce qu’on veut dire);
126 4° que les Juifs ont leur terre, du reste non définie strictement comme
le territoire israélien, mais que les Palestiniens (jamais nommés autrement
que les « Arabes ») n’ont qu’une identité nationale; 5° qu’à l’instar d’Israël
(qui recrute à tour de bras et démarche la planète entière en quête d’une
immigration plus ou moins juive – mais en tout cas pas arabe ni musul-
mane), les Européens freinent l’immigration pour des raisons démo-
graphiques et non économiques (ailleurs dans l’article il est stipulé que
les Européens dont le taux de natalité est de 1,5 – soit inférieur au taux
d’équilibre de la population qui est de 2,1 – sont en mauvaise posture,
comme si la croissance démographique constituait un impératif caté-
gorique en ces temps de famines récurrentes, de chômage structurel et
de récession économique). Mais qu’est-ce que l’honnêteté intellectuelle
et les droits civiques face à l’« épouvantail démographique 1 » ?
Mon ostéopathe, qui prend très au sérieux mes séjours en Israël, ne déses-
père pas de me voir faire mon alyah (ce qui n’est pas le souhait que
formule à mon endroit un ami palestinien avec qui nous évoquons la
saveur incomparable de la mortadelle italienne et du chocolat belge, et 129
Le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, a d’ailleurs des vues très simi-
laires sur la question, lui qui répondait récemment encore à la question
« Peut-on expliquer la Shoah ? » : « Ma réponse est clairement non, 133
1. Cf. GEORGES MARION, « Les propos du leader du Shass sur la Shoah et les Arabes provoquent
un tollé en Israël », Le Monde, 8 août 2000 ; XAVIER TERNISIEN, « Indignation en France après
les propos sur la Shoah d’Ovadia Yossef », Le Monde, 9 août 2000.
le chaos de batailles et de guerres mondiales qui ont coûté la vie à des
dizaines de millions de personnes. Mais l’assassinat des Juifs d’Europe
n’a pas été perpétré dans le feu d’une bataille et n’a pas été un acte
spontané de violence. Il fut prémédité, pensé, planifié – et il était destiné
à effacer la mémoire des enfants d’Israël de la face du monde. »
Il eut pourtant été de bon aloi de saisir cette occasion pour « humaniser »,
non pas l’inhumain, mais l’enseignement de l’innommable et étendre le
devoir de vigilance, qui doit accompagner le devoir de mémoire, à toutes
les minorités menacées, discriminées, stigmatisées. Ce geste, ce mot,
c’est Simone Weil qui les a eus, seule encore une fois, avec un courage
et une probité remarquables. Cette nouvelle occasion historique manquée
est d’autant plus regrettable que l’obstination à ne pas vouloir tirer d’en- 135
1. Sur l’instrumentalisation de la Shoah en Israël, lire l’article de TOM SEGEV, « Absolute Evil »,
Haaretz, 28 janvier 2005.
2. ALUF BENN, « Giving Abbas some space », Haaretz, 26 janvier 2005.
réchauffer les relations israélo-européennes. Tout ça pour dire qu’Aluf
Benn est tout étonné que Mahmoud Abbas ait pris les devants pour réta-
blir l’ordre dans son pays sans attendre les directives israéliennes, ni
attendre qu’Israël se montre à la hauteur. Benjamin Netanyahou, de son
côté fait encore de la gonflette dans les médias ces jours-ci. Le hâbleur
n’entend pas que Mahmoud Abbas ou Ariel Sharon (qui se sent bien
prêt pour une petite balade sur l’esplanade des mosquées ces jours-ci)
lui volent la vedette : qu’est-ce que c’est que ces exigences de réci-
procité en cas de cessez-le-feu de la part de Palestiniens « à qui Israël
ne doit rien du tout », surtout qu’« Israël n’a aucune responsabilité dans
les violences 1 ». Ben voyons !
136 Ce n’est pas pour autant que le leader palestinien trouve grâce même
aux yeux des pacifistes israéliens : ses succès sont à présent retournés
contre l’Autorité palestinienne et interprétés comme la preuve qu’elle
peut contrôler la situation quand elle le veut (et donc que toute action
contre Israël de la part du dernier troufion palestinien est un acte télé-
commandé par Mahmoud Abbas). Et puis il reste tout de même un hic
de taille : Mahmoud Abbas – le croirez-vous ? – « n’est pas sioniste »,
semble s’offusquer Aluf Benn. J’espère que les Israéliens ont de la patience
à revendre en attendant ce jour où les Palestiniens s’en remettront déli-
bérément à l’État hébreu pour gérer leur quotidien. La banque mondiale
s’y emploie en tout cas, elle qui annonce, toute fière, à l’Autorité pales-
tinienne médusée, qu’elle travaille à « réformer les check-points ». (Pour
rappel, il ne s’agit pas là de postes frontières israéliens sur la « ligne
verte », mais des barrages routiers placés en territoire palestinien, empê-
chant les Palestiniens de se déplacer librement dans leurs territoires,
d’aller de leurs maisons à leurs champs, de rendre visite à leurs parents
ou même de se rendre à l’hôpital sans devoir descendre d’une ambu-
lance pour marcher ou se faire porter jusqu’à une autre ambulance, de
1. BENJAMIN NETANYAHOU, « Netanyahu: Israel need not give Abbas anything for truce », Haaretz,
24 janvier 2005.
l’autre côté du barrage, qu’on ait une jambe cassée, un infarctus ou qu’on
soit enceinte…)
Parti chercher en voiture une amie française en poste à Amman qui veut
passer le week-end à Jérusalem. Trente minutes de voiture pour me rendre
de Jérusalem à Allenby Bridge en contournant Jéricho, et 3 h 30 d’attente
1. NEHEMIA STRASLER et RUTH SINAI, « Arab birthrate drops for first time in years », Haaretz,
24 janvier 2005.
à ce poste frontière pour que les services de sécurité israéliens visent
son passeport et contrôlent son petit sac à dos avant de la laisser franchir
les quelques centaines de mètres qui nous séparent !
Ceci dit, je me méfie tout autant des chauffeurs palestiniens depuis que
j’ai appris que Mahmoud Abbas n’avait pas perdu ses doigts à la guerre…
mais dans la portière blindée de sa voiture, que son chauffeur avait malen-
contreusement claquée sur sa main.
Les bonnes barrières font les bons voisins, se plaît-on à répéter ici (à
140 l’instar d’Amos Oz 2) ; ce qui signifie aussi que de mauvaises barrières
font de mauvais voisins, ou encore que de mauvais voisins font de
mauvaises barrières… comme on voudra.
1. MERON RAPPAPORT et ALEX LEVAC, « The last Zionist », Haaretz, 28 january 2005.
2. Lire l’entretien entre DAVID GROSSMAN et AMOS OZ, traduit par Marie-Hélène le Divelec et
mis en ligne le samedi 11 janvier 2003 sur le site de « La Paix maintenant » (http://www.lapaix-
maintenant.org/article352) pour cerner l’état d’esprit et la vision du monde de ces deux grandes
figures intellectuelles de la gauche israélienne. J’y retrouve, pour ma part sans surprise, chez Oz,
cette curieuse candeur consistant à attribuer à la lâcheté supposée de Sharon et Arafat le refus
de conclure la paix, comme si les deux parties en présence avaient jeu égal, et comme s’il ne
voyait pas que Sharon cherche à grignoter le plus de territoire et à grapiller le plus de ressources
naturelles possibles en érigeant le mur plutôt qu’en signant un accord de paix, et aussi à affaiblir
au maximum l’Autorité palestinienne dans l’espoir de signer cet accord de paix avec un ennemi
à genoux prêt à toutes les concessions. Nier cette stratégie, pourtant clairement et ouvertement
exprimée à de nombreuses reprises par le gouvernement israélien, pour personnaliser à outrance
le conflit et ramener sa persistance à une triviale et sotte question de pré-retraités qui s’accrochent
à leur job ne me paraît ni digne ni honnête de la part d’un intellectuel de la stature d’Amoz Oz
qui, aveuglé par son ressentiment irréductible à l’égard de l’intelligentzia européenne chrétienne,
en vient à énoncer des énormités du point de vue historique. Cette paranoïa dévorante (même
chez Grossmann qui s’en confesse et tente de tempérer celle de son interlocuteur) me paraît très
révélatrice de cet état de peur panique qui tétanise l’intelligentzia de gauche israélienne prête à
se jeter aux pieds du premier prétendant au titre de Roi d’Israël.
Jérusalem, 30 janvier 2005
Alors même que je comptabilise les morts dans cette chronique du conflit
palestinien et que les informations de la presse écrite et télévisée char-
rient leur lot quotidien de cadavres, du Tsunami ou d’ailleurs, la mort
m’apparaît tout à coup sous un jour terriblement réel lorsque j’apprends
le décès de Jacques Villeret, soit quelqu’un dont la présence a accom-
pagné une bonne partie de ma vie. Cette annonce me sort de ma torpeur
et me plonge dans la stupeur. Je ne sais pas comment j’ai pu penser que
mon petit monde allait s’arrêter de tourner et le temps suspendre son
cours, simplement parce que je m’en absente quelques instants. (Faut
dire que j’avais commis l’erreur de me réveiller en écoutant « Avec le
temps » de Léo Ferré : rien de tel pour vous ficher le bourdon pour la 141
semaine…)
Curieusement, alors que la société israélienne est issue des quatre coins
de la planète et devrait parler toutes les langues du monde, ces enfants
142 de Babel ne parlent aujourd’hui plus guère que l’hébreu (et un peu d’an-
glais américain de CNN et de Fox News). En revanche, la jeunesse pales-
tinienne, de la bourgeoisie aisée jusqu’aux policiers, parle couramment
l’arabe, l’hébreu et un anglais très correct. Considérant la population
israélienne, on ne peut manquer de se demander comment un peuple
aussi cosmopolite peut, en aussi peu d’années, se transformer en une
société aussi provinciale : cela doit être ça, le miracle israélien !
D’après le New York Times, une fillette de onze ans (dix d’après Haaretz)
a été tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle se tenait sur le porche
de son école (dans la cour de son école d’après Haaretz) dans le camp
de réfugiés de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. D’après ce même
article, une autre fillette de huit ans (sept d’après Haaretz) a été blessée
à la main (à l’épaule d’après Haaretz). D’après les témoins palestiniens,
les tirs sont venus de l’avant-poste militaire israélien situé à quelques
centaines de mètres de là. Les Forces armées israéliennes nient avoir
ouvert le feu et ont une tout autre interprétation : des Palestiniens célé-
braient le pèlerinage de la Mecque en tirant des coups de feu en l’air et
des balles perdues auraient pu « atterrir » dans la cour de l’école et
provoquer ces blessures ! C’est en tout cas la version de l’armée israé-
lienne que rapporte Haaretz qui n’hésite pas à titrer son article : « Forces
de défense israéliennes : fillette tuée à Gaza par des coups de feu pales-
tiniens 1 » alors que dès les premières lignes de son article, il avoue que
les circonstances de la mort de la fillette ne sont pas encore élucidées ! 143
1. ARNON REGULAR et AMOS HAREL, « IDF says schoolgirl was probably killed by Palestinian
gunfire », Haaretz, 31 janvier 2005 ; Palestinian girl killed », New York Times, 1er février 2005.
arabe et s’offusque des doutes émis quant à la judéité présumée d’un
bon million d’immigrés russes. Le pays n’aurait-il plus besoin de portiers,
d’agents de sécurité et de chair à canon? Ou y a-t-il une autre explication?
bondir les associations juives (ce qui se comprend) mais aussi les ligues
des droits de l’homme – ce qui est plus étonnant tout de même, vu le
thème traité – au prétexte que ce seul énoncé « suffit à effrayer [?] les
milliers d’étudiants juifs du campus ». Le vice-président du B’Nai Brith
Canada n’a pas hésité, tout en soulignant son attachement à la liberté
d’expression, à sommer l’université d’annuler ces conférences, ou du
moins « d’assurer par des mesures exceptionnelles la sécurité des étudiants
juifs » et affirme, avec l’objectivité qu’on est en droit d’attendre d’une
telle organisation, que prétendre qu’« Israël pratique l’Apartheid est un
mensonge, c’est de la pure haine, et c’est la perpétuation de la diabo-
lisation de l’État d’Israël et du peuple juif ». L’affaire est donc entendue :
ce n’était qu’un acte antisémite de plus. Et le très indépendant Associated
Press, qui a rédigé cette dépêche, conclut en croyant utile de préciser
que le nombre d’incidents antisémites au Canada a plus que doublé depuis
2000, « selon B’nai Brith » (au moins ils citent leurs sources !). Circulez,
il n’y a rien à voir !
1. YUVAL YOAZ, « AG halts East Jerusalem property expropriation », Haaretz, 2 février 2005.
que Sharansky est devenu en quelques semaines le nouveau gourou de
George W. Bush. Double You qui a eu la bonne idée de citer dans chacun
de ses discours sur la démocratie celui en qui il reconnaît un grand démo-
crate, l’a personnellement invité dans le bureau ovale et a offert son
livre à sa chère Condoleezza Rice : ça promet pour le Proche-Orient !
(Finalement je préférais Bush quand il buvait – d’autant que les séquelles
sont lourdes –, et on regretterait presque que le monde entier se soit
mobilisé pour permettre à ce facho de Sharansky de devenir une icône
du « monde libre ».)
Un peu plus tard dans la soirée, une autre journaliste / présentatrice (on
ne sait plus trop finalement quel est le métier de ces gens de télévision)
de CNN évoque, presque admirative, l’« habileté » de George W. Bush 147
Juste un détail qui m’irrite déjà : avant même de poser le pied sur le sol
israélien, les services d’immigration israéliens parviennent à la fois à
violer ma vie privée et à insulter ma sensibilité et mes convictions laïques.
Le formulaire des douanes commence, en effet, par exiger de moi que
je décline « ma religion » (en plus de mon numéro de téléphone portable
et de mon adresse électronique, entre autres informations d’ordre privé,
bien entendu) : curieuse demande émanant d’un pays qui se dit laïc,
mais qui ne conçoit visiblement pas que l’on puisse ne pas être affilié
à une religion (sans compter que pour moi, comme pour beaucoup d’autres,
être juif n’est pas un attribut religieux mais un trait culturel !) Quant à
l’usage qui sera fait de ces informations d’ordre privé, impossible de
le savoir mais je m’attends à tout moment à recevoir, par téléphone,
sms ou courriel, une invitation personnalisée de Sharon pour un barbecue
ou une offre promotionnelle pour une conversion express avec circon-
cision gratuite.
Cela me rappelle une histoire abracadabrante lue dans les journaux : 153
C’est trop bête : il aura suffi que je lise quelques journaux pour réduire
à néant toutes mes belles résolutions. Voilà que mon mauvais esprit
reprend déjà le dessus. Je me souviens pourtant de cette conversation
que j’ai eue il y a quelques semaines à peine à Montréal avec un collègue
de l’UQAM qui voulait connaître mes sentiments après l’élection de
Mahmoud Abbas et sa visite à Londres à l’invitation de Tony Blair, et
qui me trouvait bien optimiste. J’avais, comme tout le monde hors d’Israël,
tellement envie d’y croire. Et, de très loin, on pouvait penser que les
relations israélo-palestiniennes étaient à la détente. Mais à y regarder
de plus près, on voit bien qu’en fait de détente, chaque camp garde le
doigt dessus. Comme d’habitude, loin de désarmer, le camp de la guerre
profite de ce moment de calme relatif pour consolider ses colonies – en
particulier celle de Maale Adumim qui compte déjà 40 000 habitants et
qui devrait encore grossir de 3 500 unités d’habitation et ainsi irrémé-
diablement couper Jérusalem-Est de la Cisjordanie. Sharon l’a annoncé,
et quand Bush et Rice ont fait grise mine, il a dit les comprendre ! Et
c’est vrai que ceux-là se comprennent vraiment à la perfection. Leur
154 numéro est parfaitement rôdé : Sharon dit ce qu’il va faire et le fait ;
Bush dit qu’il n’est pas content mais qu’il comprend – notamment que
les blocs d’habitation juive en Cisjordanie ne seront pas démantelés –,
d’autant que Sharon, grand seigneur, a promis que cela ne ruinerait en
rien la continuité du territoire palestinien puisqu’il prévoit de réserver
une route pour connecter les deux régions en question : c’est tout dire !
Qui peut, après tant de bonne volonté, douter encore que Sharon soit
un homme de paix. Qu’on prépare son prix Nobel – qui ne saurait tarder
– et qu’on fasse taire les mauvaises langues et les esprits chagrins qui
ne voient dans le retrait de Gaza qu’une manière de créer un ghetto
palestinien à la merci des Israéliens en contrepartie d’une annexion de
près de la moitié de la Cisjordanie et de l’entièreté de Jérusalem et de
ses environs par l’État hébreu. Il n’y aura guère que les pisse-froid comme
moi pour se scandaliser qu’on honore comme un homme de paix le respon-
sable des massacres de Sabra et Chatila, celui qui a déclenché la deuxième
intifada et avec elle des milliers de morts, d’estropiés, d’orphelins, pales-
tiniens comme israéliens, sans parler du mur, des terres palestiniennes
spoliées, des maisons palestiniennes rasées (avec ou sans leurs habi-
tants), le massacre de Jénine aussi, les innombrables violations du droit
international et les insultes à l’endroit d’à peu près tous les chefs de
gouvernements de la planète, mais encore le démantèlement du système
de sécurité sociale et de pension israéliens, le cynisme érigé en art de
gouverner et, suprême accomplissement, la démoralisation de toute une
nation qui en est venue à croire que la paix est moins enviable que la
guerre et que la paix n’est qu’une autre manière de faire la guerre. Il
parvient même à programmer l’échec de l’action du président palesti-
nien qui exige de son peuple des sacrifices et de la retenue tandis que
lui continue à le provoquer et à l’humilier publiquement, de sorte que
lorsque les flambées de violence reprendront inévitablement, Sharon
pourra dire : « Vous voyez bien, je vous l’avais prédit : ces Arabes n’ont
pas de parole » ! Vive « le roi Arik », et après lui le déluge…
n’est pas un pragmatique qui finira par signer la paix avec les Pales-
tiniens s’il y voit l’intérêt d’Israël, tout simplement parce que, pour lui,
l’intérêt d’Israël, c’est de se débarrasser du « problème palestinien ».
Quand donc les Américains et les Européens (je ne parle pas des Israéliens
car ceux qui, ici, croient en Sharon sont comme lui) verront-ils en Sharon
le fossoyeur de tout espoir de voir un jour la création d’un État pales-
tinien viable et indépendant ? Comment expliquer l’attitude pour le moins
conciliante du gouvernement Sharon et des forces de sécurité à l’égard
des colons qui manifestent quotidiennement leur hostilité au retrait de
Gaza, allant jusqu’à menacer de réserver à Sharon le même sort qu’à
Rabin, agressant forces de l’ordre et voisins palestiniens à coups de pierres,
ou ses atermoiements pour reloger et dédommager, comme promis, ceux
des colons qui ont marqué leur accord pour quitter leur colonie, où ils
sont désormais traités comme des parias et des pestiférés par les autres ?
Comment comprendre cela sinon comme un signe à l’adresse de la commu-
nauté internationale pour signifier combien ce retrait coûte à Sharon et
aux Israéliens, qu’il ira néanmoins jusqu’au bout du désengagement de
Gaza, mais surtout qu’on ne lui en demande pas plus ! Bref, qu’on ferme
les yeux sur les colonies en Cisjordanie, sur le mur, sur l’annexion de
fait de Jérusalem-Est et sur le refus de coordonner avec l’Autorité pales-
tinienne le retrait de Gaza (qui ne sera bientôt plus éligible à l’aide huma-
nitaire alors que cette zone – la plus dense du monde et qui demeure
coupée du reste du monde –, en dépend très largement pour ses besoins
vitaux).
1. YOSSI SARID, « Israel is among the holocaust deniers », Haaretz, 29 mars 2005.
« néo-conservateurs » pour les amateurs de nuances). De toute façon,
si l’Union européenne avait une politique internationale en matière de
développement en Palestine, cela se saurait : elle préfère mandater la
Banque mondiale pour faire son boulot en matière d’aide budgétaire à
l’Autorité palestinienne. Des deux attitudes, l’américaine et l’européenne,
je ne sais pas laquelle est la plus louable finalement. Au moins les
Américains ont-ils des convictions qu’ils mettent en pratique. Après
cela, l’Union européenne s’offusque de ce que personne ne parle d’elle
en Palestine alors qu’elle est leur plus important donateur (via la Banque
mondiale notamment). Et ce n’est pas la visite officielle dans la région
de la nouvelle commissaire européenne aux Relations extérieures,
Mme Benita Ferrero-Waldner, qui va changer les choses : deux jours
162 avec le gouvernement Sharon, une heure pour Mahmoud Abbas ! Le
lendemain de cette visite en Palestine, le 9 février 2005, Benita Ferrero-
Waldner a annoncé que la Commission européenne avait l’intention de
mobiliser 250 millions d’euros pour soutenir la création d’un État pales-
tinien viable (ben voyons ! on y croit), une partie de cette somme devant
servir à reconstruire les infrastructures palestiniennes déjà financées une
première fois par l’Europe avant d’être incidemment anéanties par l’armée
israélienne. Continuons donc à financer la Banque mondiale pour permettre
impunément au gouvernement de Sharon de les raser une nouvelle fois.
Benjamin Netanyahou, l’idole des jeunes Israéliens, est aussi piètre dialec-
ticien que diplomate : il vient de qualifier le retrait de Gaza de « schéma
de désengagement unilatéral sans contrepartie » ! Son plan est pure-
ment et simplement de redevenir calife à la place du calife et tonne à
présent contre le plan du retrait de Gaza (qu’il a ratifié, bien entendu)
sous prétexte qu’« il n’y a pas d’interlocuteur » (c’est fou ce que les
Israéliens ont du mal à trouver des gens avec qui dialoguer dans la
région 1 !). Quoi qu’il en soit, a-t-il déclaré mardi à Jérusalem, même
1. URI AVNERY retrace la généalogie de cette litanie selon laquelle Israël n’a personne avec qui
négocier dans « Un dommage mental irréversible », 19 juin 2004, http://www.france-palestine.org.
s’il y avait un partenaire, l’objectif est de « garder autant de territoire
de Judée-Samarie que possible, parce que les deux tiers, si pas les trois-
quarts, sont des terres inhabitées, mais d’une importance historique, stra-
tégique et sécuritaire vitales pour Israël, et doivent être annexés par des
négociations 1. » Rappelons que dès son élection, Netanyahou s’est
empressé de rouvrir le tunnel du mur Ouest de la vieille ville de Jérusalem,
d’accroître les colonies et d’enterrer les accords d’Oslo ! Avec Sharon
comme pilote et Netanyahou comme co-pilote prêt à empoisonner le
pilote à tout moment, le destin de la région est entre de bonnes mains.
de tous ses citoyens, il n’y aura pas de vraie démocratie possible dans
ce pays. Baruch Kimmerling, dans un éditorial de Haaretz, préconise
le statu quo, car il ne lui paraît pas possible, dans la conjoncture actuelle,
d’établir la séparation de la religion et de l’État. Il soutient par ailleurs
qu’une constitution n’est pas une garantie du respect des droits civiques
(et de citer en exemple la constitution américaine par opposition à la
démocratie britannique). Et surtout, alors même qu’il met le doigt sur
l’antinomie entre un État juif et un État démocratique, il invoque un
paralogisme pour ne pas devoir franchir le pas, pourtant indispensable,
qui consisterait à faire son deuil du qualificatif « juif » pour désigner
Israël : Dès lors qu’Israël a été créé comme un État juif, je ne crois pas
qu’il faille lui dénier cette identité, tout comme, poursuit-il, l’Italie est
en principe un pays italien. Or, précisément, Israël est un pays israé-
lien (c’est-à-dire le pays des Israéliens) même si l’on peut imaginer un
certain nombre d’articles qui préserveraient cette « identité » juive d’Israël
(l’hébreu comme langue officielle, le « droit au retour » qui garantit la
nationalité israélienne à tout Juif qui en fait la demande, etc.) sans préju-
dice de sa population non-juive. Mais la société israélienne n’est pas
1. http://www.lawschool.cornell.edu/library/donovan/hitler/
d’Hebron ne dément pas les accusations mais explique son opposition
à cette « présence ennemie » accusée de « passer des informations secrètes
durant la “guerre d’Oslo” [sic] » ! L’article, paru dans le Jerusalem
Post, se conclut sereinement et sans autre commentaire sur les paroles
de ce colon pour qui ces observateurs sont à la fois une menace, un
ennemi et une cible.
1. CAROLINE GLICK, « The Palestine problem », The Jerusalem Post, 31 mars 2005.
Le quotidien Haaretz, quant à lui, vante les vertus fédératrices du foot-
ball après les deux matchs qui ont opposé l’équipe nationale israélienne
aux équipes nationales d’Irlande et de France à Tel-Aviv. Il est vrai que
les résultats (match nul 1-1 dans les deux cas) ont su, comme partout,
faire vibrer la fibre nationale, et les deux buts israéliens marqués par
des joueurs Israéliens arabes ont produit un effet « Zizou » incontes-
table. Comme l’écrit Daniel Ben-Simon, « cette semaine, deux Arabes
israéliens [sic] ont offert des moments de bonheur à des millions
d’Israéliens [bien juifs ceux-là, à en croire le journaliste qui mentionne
avec émotion des religieux orthodoxes qui fraternisaient avec des punks
juifs dans le stade, comme “une grande famille”]. Abbas Suan contre
l’Irlande et Walid Badir contre la France. Des shoots qui ont traversé,
166 au moins momentanément, le mur de l’insensibilité juive. » Qu’importe
que les supporters israéliens aient hué et sifflé l’hymne national fran-
çais, et conspué Fabien Barthez pour avoir eu l’audace de dire qu’il
craignait de venir en Israël pour des raisons de sécurité (ce qui lui vaudra
de se voir rappeler par le journaliste israélien la popularité de Jean-Marie
Le Pen dans sa ville de Marseille !), c’est la grande fraternité du sport
qui éradique tous les clivages sociaux et raciaux que veut retenir Ben-
Simon. « Le football a réussi pour les Arabes israéliens là où la poli-
tique a échoué durant des décennies », à savoir « leur aspiration à être
les égaux des Israéliens 1 ». Il serait certes plus exact de parler d’Israé-
liens arabes, mais en Israël, on reste Arabe avant d’être Israélien ! L’auteur
dénonce pourtant assez courageusement dans l’article les discrimina-
tions dont sont victimes en Israël aussi bien les Israéliens arabes que
les Israéliens éthiopiens en disant sa honte lorsque les Israéliens éruc-
tent « mort aux Arabes » lorsqu’un joueur d’origine arabe ou éthio-
pienne touche le ballon sur la pelouse. Mais le lyrisme enflammé qui
lui fait écrire que « le football a ouvert les portes de la société israé-
lienne » n’expliquera jamais pourquoi l’on ne tolère les Arabes, en France
Outre les objecteurs de conscience qui refusent de porter les armes (et
sont toujours assimilés à des traîtres et condamnés à des peines de prison),
depuis le traumatisme national qu’a constitué la guerre du Liban, consi-
dérée par beaucoup d’Israéliens comme une « sale guerre », des voix
ont commencé à s’élever dans les rangs mêmes de l’armée de ce pays
né dans et par la guerre et dont l’armée est sacrée. Les refuzniks, comme
on les appelle ici, sont ces soldats qui refusent désormais de servir dans
les territoires occupés où les Forces de défense israéliennes agissent
plutôt en tant qu’armée d’occupation. L’opinion la plus répandue en
Israël, selon le numéro spécial consacré à cette question par la revue
Alpayim, reste que ces objecteurs de conscience, quand bien même on
leur reconnaît un sincère problème de conscience, agissent de manière
« égoïste » à l’encontre de l’« intérêt général » ; ce dernier étant défini,
bien entendu, par les états-majors. Israël demeure ainsi clairement à cet
égard un régime militaro-collectiviste. Il y est fait peu de cas de la « con-
science individuelle » dès lors que des questions de « sécurité nationale »
sont en jeu, or, comme dans tout régime militaire, tout revient toujours
à des questions sécuritaires. Dans un État qui agite la double casquette
de démocrate et d’occupant, les Israéliens ont plus que jamais besoin
de référents moraux et d’institutions qui les garantissent – ce que ne
semblent pas assurer les décisions souvent politiciennes et opaques de
la Knesset et les déclarations tout aussi souvent ouvertement cyniques
de la part des porte-parole de l’armée et du personnel politique qui admet-
tent, plus souvent qu’à leur tour, agir de manière amorale, mais pour le
bien d’Israël… Ce no man’s land moral ne peut en aucun cas profiter
à la démocratie, mais le gouvernement israélien s’y entend à merveille
pour éradiquer toute velléité progressiste, libérale ou démocratique en
maintenant sa population dans la peur permanente de menaces d’attentats
168 terroristes et de complots anti-israéliens.
par les ultra-orthodoxes. Et que dire des tests génétiques en cours pour
établir l’identité juive des Kuki d’Inde. Des scientifiques traquent le
génome de cette tribu afin de le comparer au « profil génétique juif »,
cette chimère que l’on espérait révolue avec l’eugénisme nazi. Il n’y a
décidément qu’en Israël que l’on ose invoquer l’identité génétique de
la « race juive » sans susciter un tollé 1. Visiblement soucieux de prosé-
lytisme et irrités par l’intransigeance des rabbins orthodoxes israéliens
qui refusent de reconnaître comme juifs ces convertis qui souhaitent
« associer leur vie au destin difficile de ce pays », comme dit David
Landau, le rédacteur en chef d’Haaretz, venant grossir les statistiques
de la population juive d’Israël, les « libéraux » israéliens en viennent à
suggérer que la conversion ne doit pas nécessairement être de nature
religieuse, mais que l’identité juive est une question culturelle 2. A priori,
cette attitude conforme aux vues des Juifs laïques semblerait plutôt progres-
siste, mais le plaidoyer pour une « conversion civile » pose tout de même
un certain nombre de questions épineuses. Car ce dont il est question,
1. YAIR SHELEG, « In search of Jewish chromosomes in India », Haaretz, 1er avril 2005.
2. SHAHAR ILAN, « Must conversion be a religious action? », Haaretz, 3 avril 2005.
en définitive, c’est la naturalisation israélienne des non-Juifs. La « loi
du retour » accorde la nationalité israélienne de manière quasiment auto-
matique à tout qui peut exciper de son identité juive, mais quid des non-
Juifs qui voudraient devenir Israéliens alors même que la loi israélienne
refuse d’accorder cette nationalité aux Palestiniens mariés à des
Israéliens ! C’est pourquoi l’on préfère parler de « conversion civile »,
qui garantit que seuls des Juifs ou assimilés, comme on va le voir, puis-
sent accéder à cette nationalité, plutôt que de naturalisation qui est plus
que jamais un sujet tabou. Ainsi, pour contourner l’intégrisme rédhibi-
toire de la Halakha (ou loi religieuse juive) tout en préservant le carac-
tère juif de l’État d’Israël, d’aucuns, comme Shahar Ilan dans le même
numéro d’Haaretz, se posent désormais la question improbable de savoir
170 « Pourquoi un goy laïc ne pourrait-il devenir juif ? » (La question à se
poser serait plutôt pourquoi un non-Juif ne pourrait faire un bon Israélien,
mais ce n’est manifestement pas le propos !) En effet, explique-t-il, « d’un
point de vue non religieux, ce qui fait que les immigrants sont juifs est
le fait qu’ils étudient dans les écoles publiques israéliennes, servent dans
l’armée, sont loyaux envers l’État et parlent hébreu. En d’autres termes,
si quelqu’un se comporte comme un Juif et un Israélien, alors il est visi-
blement juif et israélien. » Quant aux conditions qu’on mettrait aux conver-
sions civiles au judaïsme, elles porteraient sur « la connaissance de
l’hébreu, le sionisme [sans préciser s’il s’agit de sa connaissance histo-
rique ou de l’adhésion à son idéologie], quelques concepts de base du
judaïsme [lequel ? serait-on tenté de demander si le judaïsme n’est pas
une religion], la loyauté envers l’État [s’agit-il ici du respect des lois
ou de la fidélité inconditionnelle au gouvernement ?] et la disposition
à remplir ses obligations de citoyen israélien. » Le tout assorti d’une
« période probatoire », le temps de s’assurer qu’on a bien affaire à des
« citoyens positifs ». Il est clair, dès lors que les Israéliens arabes remplis-
sent toutes ces conditions (sauf pour l’armée du fait d’une interdiction
de l’État israélien – mais après tout les religieux sont bien exempts du
service militaire et nombre d’entre eux ne sont ni sionistes ni même
loyaux à l’égard de l’État !), qu’il s’agit moins de faciliter l’accès à la
nationalité israélienne que de recruter des sionistes, même non-Juifs
mais assez sympathisants de leur cause pour se faire passer pour juifs !
(Comme tant de Russes considérés ici comme juifs en dépit des doutes
et des réserves des autorités religieuses du pays.) Je n’étais finalement
pas si loin du compte lorsque je plaisantais à mon arrivée à propos des
« offres de conversion express ».
1. DAVID RATNER, « Israel to dump 100,000 tons of garbage a month in the West Bank »,
Haaretz, 4 avril 2005.
troubler les relations d’Israël avec ses amis : on regrettera seulement
que l’État hébreu soit souvent aussi peu regardant sur la qualité de ses
alliés et de ses amis : hier, l’Afrique du Sud sous le régime de l’Apartheid
et le Chili de M. Pinochet, aujourd’hui le Vatican et… Mme Julie Burchill.
1. GIDEON ALON, « Sharon urges not to destroy Katif homes », Haaretz, 5 avril 2005.
2. AVI BEKER, « A shake-up in the Jewish lobby », Haaretz, 5 avril 2005.
3. YUVAL YOAZ, « High Court refuses to lift ban on Jews working on Saturday », Haaretz, 5 avril 2005.
donner une assise séculière à cet interdit, mué en interdiction pure et
simple de travailler le samedi pour les Juifs et pour tous ceux qui vivent
sur la terre d’Israël.
1. ALUF BENN, « Legislation seeks to hinder citizenship for Palestinians, non-Jews », Haaretz,
5 avril 2005.
de raison de se cacher derrière des arguments sécuritaires mais il y a
une nécessité de préserver l’existence d’un État juif 1 ». En revanche,
que des personnalités telles que l’ex-président de l’Association des droits
civils en Israël, le professeur Ruth Gabizon, ou le doyen de la Faculté
de droit de l’Université Bar-Ilan, le professeur Jaffa Zilbershats, entre
autres professeurs d’université, se soient prêtées à cette honteuse masca-
rade pseudo-scientifique a de quoi plonger dans la stupeur ceux qui,
comme moi parmi tant de mes collègues universitaires européens, tentent
de s’opposer au boycott des universités israéliennes.
1. Id.
Recroisé par hasard l’artiste israélien que j’avais rencontré lors de mon
précédent séjour à Jérusalem et qui m’avait fait découvrir les quartiers
pittoresques de la ville. Il m’annonce qu’une photo de nous deux prise
par un journaliste dans le marché ouvert de Mahane est parue il y a
quelques jours en première page d’un quotidien israélien. Et voilà
comment, après avoir représenté les Juifs de France par l’agence Asso-
ciated Press à mon arrivée dans ce pays, je suis maintenant l’incarnation
des artistes-intellos bohèmes hiérosolymitains qui fréquentent le petit
café français branché au cœur du marché juif. Je devrai bientôt
demander des droits à l’Office du tourisme israélien.
N’en déplaise à tous les patriotes racistes qui se donnent bonne conscience
à bon compte en se gaussant des Allemands et de leur goût pour l’ordre
et la discipline, leur pays est à ce jour le seul qui ait accompli son examen
de conscience. « Chacun de nous est l’héritier d’Hitler » – cette phrase,
entendue dans Hitler, un film d’Allemagne 1, est à méditer par tous les
humanistes, y compris juifs…
Voilà que le prince Rainier meurt alors que le Pape n’est pas encore
enterré : quel gâchis pour les médias, quand on pense que l’acharnement
médiatique aurait pu, là aussi, tenir au moins une semaine entière. En
tout cas les affaires reprennent pour Monaco et pour le Vatican.
Au fait, Saul Bellow, prix Nobel de littérature, est mort aujourd’hui, lui
aussi, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Et moi qui je n’ai pas été fichu
de lire un seul de ses livres ! De toute façon, il n’a aucune chance de
176 faire la couverture des journaux. Je vois l’annonce de son décès défiler
quelques instants sur CNN tandis que l’on nous montre sans relâche
depuis maintenant une semaine des dévots figés sur la place Saint-Pierre.
riers ? » Étalant comme à son habitude son ignorance crasse d’une réalité
qu’elle salit de sa haine et de sa bêtise suffisante, elle assimile encore
une fois tous les Palestiniens à des fanatiques islamistes (évoquant leur
intention « de poursuivre le génocide nazi » en « faisant exploser leurs
enfants pour établir un État palestinien au sang pur » et décrivant les
femmes palestiniennes comme voilées et cloîtrées) et vilipende ces Euro-
péens libéraux « qui adorent les islamistes » et font mine d’ignorer que
« les responsables des violences antisémites » sont des jeunes musulmans.
Comme une flopée de lecteurs de par le monde, mon sang ne fait qu’un
tour face à tant de connerie raciste et je profite du forum en ligne d’Haaretz
pour envoyer un texte intitulé « À quand une rubrique néo-nazie dans
Haaretz ? » : « Chacune de ses phrases n’est pas seulement une insulte
à vos propres reporters, à vos lecteurs, et au journalisme même, c’est
une honte pour les Juifs qui doivent compter de tels “amis”. C’est du
moins ce que je pensais jusqu’à ce que je comprenne que l’article tout
entier, depuis son titre grotesque, c’est le cas de le dire, jusqu’à la dernière
Les Français vont pour leur part pouvoir mieux digérer leur défaite contre
Londres comme prochaine ville olympique et les Britanniques vont pouvoir
serrer les rangs avec leurs alliés américains. C’est ainsi que Blair a pu
sauver la face du G8 dont les avancées sur le plan de l’environnement,
de la dette du tiers-monde, du commerce équitable entre le Nord et le
Sud, des famines et du sida qui ravagent l’Afrique, entre autres, auront
été pour le moins mitigées. Dans son sermon sur le « malaise dans la
civilisation » pour les nuls, il nous a présenté le G8 comme les nouveaux
182 croisés contre la pauvreté dans le monde et « une alternative à la haine »,
variation sur le thème rabâché de la civilisation et de la barbarie – c’est
clair, les terroristes ne supportent pas cette générosité désintéressée et
cette civilisation démocratique qui s’expriment au quotidien en
Tchétchénie, en Irak comme dans les territoires occupés! On en viendrait
presque à se demander ce que le G - 8 (c’est-à-dire le reste du monde)
trouve à reprocher à ce club d’humanistes si bien intentionnés…
Un ami belge basé à Jérusalem ayant appris mon retour dans la ville
m’a fait promettre que je conclurais ce séjour sur la « terre promise »
sur une note un peu plus « common ground », plus œcuménique si l’on
veut… Je ne dirai donc rien des scènes de pogroms et de lynchage de
Palestiniens par les colons israéliens dans le quartier de Muasi, dans la
bande de Gaza, que tous les Israéliens, et le monde entier semble-t-il,
ont pu voir à la télévision. Je ne dirai rien non plus de cet adolescent
palestinien de dix-sept ans abattu avant-hier par un soldat israélien, ni
des autres blessés, estropiés et massacrés au quotidien par des balles
perdues (pas pour tout le monde) de maladroits soldats israéliens stressés
– de toute façon ces « faits divers » de la presse israélienne et palesti-
nienne ne font même pas un entrefilet dans la presse internationale. Je
ne parlerai pas davantage de cette amie palestinienne que les soldats
israéliens ont coincée pendant une demi-heure dans un tourniquet métal-
lique au check-point et qui a fondu en larmes de colère et de désespoir
devant cette manifestation quotidienne d’arbitraire et d’humiliation infligée
aux Palestiniens… Oups ! pardon, ça m’a échappé.
184 Si les économistes ont raison lorsqu’ils soutiennent que la valeur est
fonction de la rareté, le sourire doit être la valeur étalon de la société
israélienne.
Javier Solana a encore rappelé hier que si les Israéliens sont légitimement
en droit de se défendre et de se protéger, fût-ce par la construction d’un
mur de séparation, emmurer Jérusalem est parfaitement illégal puisque
ce mur est construit en territoire occupé, d’autant que les négociations
de paix en cours avec les Palestiniens concernent notamment le statut
de Jérusalem-Est que ces derniers revendiquent toujours comme leur
future capitale. La spoliation de territoire est une fois de plus avérée
dès lors que, sur les 130 kilomètres de mur à Jérusalem, 102 kilomètres
sont construits en territoire palestinien, s’enfonçant jusqu’à 10 kilomètres
en Cisjordanie. Mais le vrai motif de ce mur qui n’a, ici, rien de sécu-
ritaire, c’est d’exclure de la ville un quart de la population arabe de
Jérusalem tandis que près de 30 000 colons juifs installés en Cisjordanie
vont se retrouver, eux, en revanche inclus dans les murs de la ville !
Il faut donc rappeler inlassablement ces faits qui tendent à être occultés
par le filtre de brouillage installé par les autorités israéliennes qui foca-
lise l’attention sur le retrait annoncé de la bande de Gaza (qui ne concerne
pas plus de 9 000 colons israéliens !) et détourne nos regards de ce que
les Israéliens font impunément et en plein jour en Cisjordanie ! Alors
que le gouvernement israélien met savamment en scène le « drame »
de colons réfractaires qui se sentent trahis et qui s’opposent au coura-
geux gouvernement de Sharon et à sa détermination à faire la paix « coûte 185
Qu’on ne se méprenne pas : même les colons israéliens qui pestent contre
Sharon et le retrait de Gaza ont bien compris qu’il s’agissait exclusi-
vement de poudre aux yeux de la communauté internationale afin de
poursuivre la colonisation de la Cisjordanie, tout en agitant la menace
de renoncer à ce retrait dès qu’un attentat est perpétré, comme celui de
Netanya qui a fait trois morts et des dizaines de blessés. La presse dite
« de gauche » elle-même regonfle ses biceps et bombe le torse en indi-
quant que le gouvernement israélien pourrait bien reprendre ses assas-
sinats de responsables islamistes palestiniens en guise de représailles.
186 Le problème est qu’il s’agit d’un mensonge de plus, mais pour le savoir
il faut lire la presse arabe qui relate la tentative d’assassinat d’un membre
du Jihad islamique ce dimanche, soit deux jours avant l’attentat-suicide
de Netanya organisé par ce même Jihad islamique !
1. THOMAS FRIEDMAN, « The revolt of Israel’center », The New York Times, 13 juillet 2005.
ornées d’ampoules colorées qui illuminent la nuit. Accumulation anar-
chique d’icônes, de fusils suspendus au mur, d’objets rituels indéfinis,
de fresques murales représentant une sirène nue en posture d’offrande
ou encore un groupe de femmes vraisemblablement d’origine arménienne,
de crucifix en plastique voisinant avec un bouddha en porcelaine surmonté
d’une louche à punch faisant face à des faux vitraux dans les escaliers
dérobés qu’il faut emprunter pour passer d’un niveau à l’autre de ce
prodige d’architecture vernaculaire. Nos hôtes nous assurent qu’ils ont
veillé à enlever tout ce qu’il pouvait y avoir de kitsch dans cette maison.
1. ALIYANA TRAISON et RON BOUSSO, « More than 500 North American olim greeted at airport
ceremony », Haaretz, 13 juillet 2005.
2. CHARLOTTE HALLE, « South Africa’s chief rabbi tells locals to cut the criticism », Haaretz,
15 juillet 2005.
reprises pour ses violations répétées des droits de l’homme, si chers à
notre rabbin diplômé en droits de l’homme.
Les colons de Gush Katif qui vont être rapatriés en Israël ont eu le suprême
bon goût de se tatouer leur numéro d’identité nationale sur le bras, comme
jadis les déportés numérotés de manière indélébile dans les camps de
concentration nazis 1. Il est vrai que les obliger à accepter des millions
de dollars de dédommagement et un logement flambant neuf à l’inté-
rieur d’Israël comme compensation est effectivement digne des pires
horreurs perpétrées par les nazis ! Ce simulacre indécent, assimilant de 193
1. NIR HASSON, « Settlers “tattoo” ID numbers on their arms », Haaretz, 15 juillet 2005.
« pro-Palestinien », se trouve à présent défendu par Israël après qu’il a
été accusé d’avoir consenti à vendre à une organisation israélienne des
terrains appartenant à l’Église. L’Autorité palestinienne, qui a entre-
temps blanchi le patriarche de cette accusation (l’accord aurait été passé
à son insu), a néanmoins retiré son soutien au patriarche, tout comme
la Jordanie, sous la pression, dit-on, de la Grèce qui souhaite à présent
son remplacement pour des raisons qui demeurent obscures. Sa propre
congrégation se ligue contre lui, peut-être parce qu’il est le seul prêtre
qui ne soit pas arabe à Jérusalem. La désignation d’un nouveau patriarche
doit être avalisée par Israël, la Jordanie et l’Autorité palestinienne. Pour
rappel, le mur des Lamentations des Juifs est sous la juridiction des
musulmans, tout comme le Saint-Sépulcre dont les clés sont entre les
194 mains d’une famille arabe afin d’échapper aux conflits entre les diffé-
rentes églises chrétiennes qui en revendiquent la propriété, tandis que
l’armée israélienne patrouille et surveille l’accès de l’esplanade des
Mosquées, essentiellement pour en interdire l’accès aux juifs comme
aux chrétiens qui pourraient y semer le désordre. Encore un prodige
œcuménique.
Mon attention est attirée par le titre d’un article du romancier hollan-
dais à succès, Leon de Winter, qui se trouve être aussi, ce que j’ignorais,
un éditorialiste politique. Le titre en question est « Tolérer une bombe
à retardement 1 » – ce qui dans le contexte israélien a une résonance
toute particulière puisque cette métaphore est communément utilisée
ici par les malthusiens israéliens pour évoquer le « danger » de l’« inva-
sion démographique » islamique. Loin d’être une simple coïncidence
rhétorique, on retrouve dans l’analyse de la situation actuelle de son
pays que livre de Winter les mêmes poncifs racistes et les mêmes phobies
anti-islamiques. En gros, de Winter évoque l’assassinat de Pim Fortuyn,
présenté non comme le facho néerlandais qu’on croit à l’étranger, mais 195
1. LEON DE WINTER, « Tolerating a time bomb », The New York Times, 18 juillet 2005.
À propos des « orangistes » d’Israël, 100 000 d’entre eux menacent de
se mobiliser aujourd’hui pour protester contre le retrait de Gaza. Comme
d’habitude, les valeureux activistes pour la Paix et le gouvernement paci-
fiste de Sharon n’appellent à aucune contre-manifestation. Au contraire,
le gouvernement a exigé que la police ne soit pas armée – question d’être
sûr que les forces désarmées (ce qui n’est pas le cas des colons) se trou-
veront vraiment débordées et que se propageront de nouvelles images
de la « guerre civile » qui fait rage en Israël sur un sujet aussi contro-
versé que le démantèlement de quelques colonies et avant-postes israé-
liens en territoires occupés. Peu importe que cette évacuation soit
programmée de longue date, acceptée par nombre de colons qui ont
déjà fait leurs bagages et approuvée par une large majorité d’Israéliens :
196 il s’agit de montrer la terrible injustice, le sort inique réservé à ces colons
fanatiques qui ne respectent ni les lois humaines (puisque la terre d’Israël
leur a été donnée par Dieu lui-même, comme ils le clament) ni les lois
de l’État d’Israël qu’ils ne reconnaissent pas davantage sans que cela
semble gêner outre mesure les responsables politiques israéliens. À défaut
de s’entendre sur la solution d’un État binational unique (et pas dans
l’acception que donne Woody Allen de l’amour : « L’amour, c’est deux
êtres qui n’en font plus qu’un : moi »), la solution des deux États ne
pourra qu’attiser les conflits internes, tant pour les Palestiniens tiraillés
entre modérés et radicaux qui veulent imposer une constitution isla-
miste à un peuple qui compte des non-musulmans, que pour Israël
confronté au même dilemme dans la résolution d’une constitution qui
soit reconnaisse des droits égaux pour tous ses citoyens, soit établisse
irrévocablement le caractère foncièrement juif de l’État d’Israël. Bonne
chance à tous !
choisir son camp dans la Ville Sainte. Alors, sur le parking de la salle
de spectacles Hama’abada de Jérusalem, j’ai cherché une voiture avec
un ruban bleu et me suis garé à sa gauche. C’était une manière de prendre
position.
« “Tipa Pupa, une féerie pour les enfants” annonçaient les affiches.
Les hôtesses nous dirigent vers l’arrière du théâtre : “cela commence à
l’extérieur”, expliquent-elles. Les enfants et leurs parents se rassem-
blent derrière le théâtre tandis que les membres de la troupe se mêlent
à eux en distribuant des craies de couleur aux enfants.
« Ma petite fille se libère de mon étreinte et file en avant, vers le
cœur des événements. Je la regarde de loin dessiner avec ses craies sur
l’asphalte au milieu des autres enfants. Elle échange même quelques
mots avec certains d’entre eux. Je souris en pensant à l’hébreu parfait
qu’elle parle. Je la regarde de loin, d’un œil protecteur, je regarde ses
longs cheveux noisette qui ondulent au vent. Elle est si jolie dans le
coucher de soleil, s’assurant que sa nouvelle jupe fleurie ne soit pas tachée
par la craie et rajustant sa blouse de marque italienne. Je me rappelle la
maîtresse d’école me demandant : “Où achetez-vous ses vêtements ?”
« Quand elle sort, ma petite fille ne doit porter que de jolies toilettes,
seulement des vêtements de marque. Je sais que c’est gaspiller l’argent
que je n’ai pas mais je ne laisserai personne penser, Dieu m’en préserve,
que c’est une pauvre diablesse. Je me souviens des vêtements que je
portais quand j’étais enfant – ce qui avait suscité cette remarque ironique
d’une petite amie qui me trouvait “du dernier chic de Qalqiliyah”.
« Ma petite fille doit s’adapter à l’environnement que je lui choisis.
Elle ne doit pas être différente, et si quelqu’un découvre qu’elle est arabe,
qu’au moins ses vêtements de qualité lui fassent penser qu’elle est une
Arabe différente, quelque chose qu’il ne connaît pas bien, peut-être une
descendante de ces nobles familles hiérosolymitaines, comme celles dont
il a entendu parler dans ses livres d’histoire du peuple juif.
« Les comédiens invitent les enfants à les accompagner dans l’en-
ceinte du théâtre. Ma petite fille, comme entraînée par la flûte enchantée,
file crânement sans se retourner vers moi comme elle le fait d’habitude.
Le spectacle commence : musique, danseurs, couleurs, ballons, plumes
198 et cordes. Ses yeux suivent les danseurs. Quelquefois, quand elle est
excitée, elle se lève puis se rassoit, puis se relève à nouveau. Tipa Pupa
est le titre de la pièce mais aussi les mots magiques prononcés par le
magicien pour contrôler l’action sur la scène et les autres danseurs. Vers
la fin, le magicien cherche un enfant dans l’assistance et ma petite fille
qui est prête à sauter sur la scène me jette un regard accusateur parce
qu’elle n’a pas été sélectionnée, sachant qu’elle aurait fait mieux que
l’enfant timide qui a été choisi.
« Voilà, c’est fini. Les danseurs invitent les enfants à monter sur
scène pour danser avec eux et elle se fraye un chemin rapide et attrape
la main d’une danseuse et lui emboîte le pas. Je la regarde, ma petite
fille, qui danse avec tout le monde et qui ressemble à tout le monde, et
en mon for intérieur je me demande : “Quand comprendra-t-elle ?”
« Sur le chemin du retour elle s’endort de fatigue. Les rubans
bleus accrochés aux voitures du village me rappellent la vanité de ces
Arabes qui font tout pour se convaincre qu’ils sont intégrés 1. »
1. YOEL MARCUS, « Get down from the rooftops », Haaretz, 19 juillet 2005.
locuteurs à part entière, cela suppose, en effet, d’affronter « l’autre »
dans sa chair et son sang, comme le dit très justement Oren Yiftachel 1,
bref d’accepter de se regarder dans le miroir qu’il nous tend (et le miroir
que ces deux peuples-là se tendent mutuellement est presque un miroir
sans tain !) Le reflet (ou l’image de l’autre, victimisé, stigmatisé, honni,
ostracisé…) en est-il si terrible qu’il oblige les uns et les autres à détourner
le regard ?
tement hermétique dans l’autre sens pour les Palestiniens. (Hé ho ! Arno
Klarsfeld, c’est peut-être le moment de reprendre du service pour défendre
les frontières d’Israël, non ?) Pendant ce temps, le Hamas tente de
convaincre l’opinion publique palestinienne que le retrait de Gaza est
le résultat de sa lutte armée contre Israël et poursuit ses attentats, causant
davantage de dommage aux Palestiniens qu’aux Israéliens qui ne se lassent
jamais de montrer qu’ils sont les plus forts. Moshe Yaalon, ancien patron
des forces armées israéliennes, déclarait ainsi, en 2003, que toute négo-
ciation avec les Palestiniens ne pourra commencer qu’après qu’Israël
« aura enfoncé profondément dans la conscience des Palestiniens qu’ils
sont un peuple vaincu 2 ». Le même état d’esprit prévaut toujours dans
l’état-major israélien si l’on en croit les déclarations du général Eival
Giladi. Cet ancien chef de l’Unité de planification stratégique de l’armée
israélienne, aujourd’hui directeur de l’Unité de coordination stratégique
pour le retrait de Gaza, explique à la télévision israélienne qu’Israël n’a
d’autre choix que d’agir unilatéralement puisque, selon lui, l’Autorité
Comme on le voit chaque jour, le monde est infiniment plus sûr depuis
que Saddam Hussein est prisonnier dans les geôles américaines…
(Oussama Ben-Laden et Abou Moussab Al-Zarkaoui courent toujours,
mais, comme le confiait récemment Georges Bush à la télévision, ce
n’est pas son souci quotidien !) Depuis hier, 64 morts à Sharm-El-Sheik,
25 morts à Baghdad, 13 morts à Kaboul, 4 morts à la frontière entre
Israël et la bande de Gaza et, dans le métro londonien, un « suspect de
type asiatique » abattu de cinq balles dans la tête alors qu’il était plaqué
au sol par les policiers. Le chef de la police britannique – qui a dû suivre
une formation accélérée en Israël (comme disait un expert israélien dans
un reportage télévisé : « Si un terroriste veut te tuer, tue-le en premier »)
1. Id.
– se dit « très fier » de l’action de ses hommes. On ne peut s’empêcher
de dresser un parallèle entre la « bavure » commise contre cet électri-
cien brésilien par la police londonienne qui a reçu l’ordre de « tirer pour
tuer » (ce que le gouvernement britannique présente comme une « mesure
préventive ») et les ordres donnés aux militaires israéliens autorisés à
tuer tout Palestinien qui franchit illégalement la frontière pour aller
travailler en Israël, sous prétexte que parmi ces travailleurs peuvent se
glisser des terroristes. Les Israéliens ont d’ailleurs été très déçus d’en-
tendre Tony Blair tenter de calmer le jeu vis-à-vis de l’importante commu-
nauté musulmane de Grande-Bretagne et indiquer que le conflit non
résolu du Proche-Orient pourrait être l’une des causes de ces attentats.
En revanche, lier les attentats de Londres à l’invasion et à l’occupation
par les forces coalisées est selon lui « parfaitement absurde ». Quant 205
1. « London mayor defends the use of Palestinian suicide bombers », Haaretz, 20 juillet 2005.
palestinienne, est accablant : les forces de sécurité de l’Autorité pales-
tinienne sont dans un état de délabrement avancé, notamment suite à la
destruction de son infrastructure par l’armée israélienne en 2002, et elles
ne disposent que de peu d’armes et de munitions de mauvaise qualité
par rapport à l’arsenal du Hamas, des brigades des martyrs d’Al-Aqsa
et du Jihad islamique 1. Ce qui conduit le lieutenant général Ward à
demander qu’on livre à l’Autorité palestinienne des véhicules neufs et
des armes pour combattre ces factions non gouvernementales – comme
l’exige du reste Israël du gouvernement de Mahmoud Abbas. Or, oh
surprise ! Israël a bloqué cette demande en arguant qu’Abbas dispose
de suffisamment d’armes et d’hommes pour démanteler ces milices et
ces groupes armés. Ce qui permet au gouvernement israélien de conti-
206 nuer à discréditer une Autorité palestinienne faible et irrésolue qui refuse
d’engager une guerre civile avec ces factions rivales surarmées, ce qui
conduirait inéluctablement à l’anéantissement des forces armées pales-
tiniennes et par conséquent de tout État palestinien.
1. « Study suggests PA outgunned by armed groups prior to pullout », Haaretz, 26 juillet 2005.
Jérusalem, 27 juillet 2005
machine à glace ; celle-là passe un coup de balai entre les tables désertes ;
la gérante essaye d’expliquer à cinq d’entre eux comment fonctionne
la caisse enregistreuse et les autres encouragent, pleins d’admiration,
un électricien venu visser une ampoule au plafond. Une belle leçon de
management. Encore vingt minutes pour obtenir qu’on débarrasse ma
table et obtenir un café (« non, je ne veux pas payer un café, je veux
commander un café ») avant de devoir me lever de table pour arpenter
la terrasse en quête de l’addition, sur laquelle figure, en lettres majus-
cules, la formule consacrée : « Service not included. » Je rajoute à la
main : « Obviously ! » et arrache enfin un sourire à l’équipe du tiroir-
caisse qui se partagera le pourboire.
Depuis mon arrivée en Israël, je constate que le plus sûr moyen de passer
les check-points volants sur les routes sans encombres est de dire qu’on 211
ne parle pas hébreu : ce sésame fait son effet à tous les coups ; à se
demander ce qu’ils pourraient bien avoir à contrôler en hébreu…
212
Allez, une toute petite dernière pour la route puisque ce soir je quitte
le pays. Haim Handwerker, journaliste de Haaretz, interviewe une New-
Yorkaise, protestante d’origine italo-germano-turque, qui s’est basée
sur son expérience personnelle pour publier un livre intitulé Boy Vey !
The Shiksa’s Guide for Dating Jewish Men (une shikse est une non-
juive en yiddish). Conscience professionnelle oblige, elle a eu quinze
petits amis juifs successifs. Le journaliste israélien, plein de tact, commence
par lui expliquer qu’en Israël les Juifs américains sont considérés comme
des « nerds », avant de lui demander, pour son information personnelle
j’imagine, s’il est vrai qu’ils fréquentent beaucoup les femmes asiatiques.
Mais l’important est qu’elle donne des recettes, de cuisine forcément,
à l’adresse de « la femme chrétienne qui doit apprendre un peu de
Yiddishkeit si elle veut trouver sa place dans la famille juive ». Et moi
qui pensais naïvement que les femmes sépharades de ma famille venue
Peut-être le camp de l’espoir a-t-il besoin d’être renouvelé tous les trois
mois. Cette fois-ci en tout cas, durant ce tournant qu’on prédit histo-
rique, mon optimisme n’aura pas tenu trois semaines. Tout le monde
aimerait tant croire que les Israéliens et les Palestiniens pourront un
jour faire la paix et s’entendre mais, contrairement à l’adage israélien 215
qui veut qu’il n’y a pas de partenaire pour dialoguer et faire la paix, j’ai
plutôt l’impression que ceux-là se connaissent et se comprennent trop
bien : depuis près d’un demi-siècle, ici le pire est toujours sûr. Chacun
pense que la communauté internationale devrait intervenir : bonne chance
donc à tous les envoyés spéciaux et autres émissaires de la paix dans
la région. Les Nations unies s’occupent des réfugiés et les Européens
payent tous les dégâts causés par les Israéliens ; les États-Unis répri-
mandent Sharon mais finissent toujours par tout lui passer et le Quartet
n’a jamais été aussi discret : à croire que telle est la véritable mission
de James Wolfensohn.
Et pourtant, l’homme est ainsi fait que, même si le scénario le plus probable
est une pax israeliana imposée plutôt qu’une paix négociée entre deux
États souverains, je nourris le secret espoir qu’au moins le pragmatisme,
sinon la raison humaniste, aura raison du fanatisme et que la région
deviendra un jour prochain l’une des plus prospères du monde, quand
Israéliens et Palestiniens assumeront leur part respective de responsa-
bilité dans le drame qui constitue leur histoire commune, et que chaque
partie reconnaîtra à l’autre sa part de souffrance avant que la haine de
l’autre, auquel on inflige un sort qu’on sait cruel, inique et dégradant,
ne déteigne en mépris de soi. Cela, ce sera, dans le meilleur des cas, le
travail des générations à venir.
Quant à moi qui m’en vais, parce que le ciel, les rêves et l’espoir ne
suffisent pas, je passe le relais aux hurluberlus dans mon genre : Juifs
qui ne craignent pas de dénoncer l’injustice et la discrimination d’où
qu’elles viennent, qui n’accordent pas le même sens à l’honneur du peuple
juif que les colons et qui ne confondent pas la vertu avec la prière, qui
ne s’imaginent pas être les confidents de Dieu et pour qui un fusil-
mitrailleur n’est pas un objet fétiche ; non-Juifs qui n’abdiquent pas leurs
valeurs humanistes derrière une neutralité factice ou un engagement
partisan et aveugle qui déssert nécessairement les causes qu’ils enten-
dent défendre ; et bien évidemment surtout Israéliens et Palestiniens qui
ont leur propre combat à mener pour la reconnaissance et le respect
mutuels de leurs jeunes nations nées dans la tourmente mais condam-
nées à vivre à l’ombre des oliviers, symbole et promesse de paix.
OUVRAGES PARUS DANS LA COLLECTION « ESSAIS »