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Oui, ce monde-là a vraiment existé. Je l’ai connu. Bien sûr, ceux et celles qui l’ont
incarné, dans le clan où j’ai vu le jour, ne sont plus là pour en témoigner. Ils sont allés
rejoindre, dans la vaste galerie des disparus, tous ceux dont l'existence a pris fin, mais
dont le souvenir est conservé dans les mémoires défaillantes des hommes ou, pour les
plus illustres, dans les musées et les bibliothèques.

La vieille maison, achetée en 1954 aux Baye et remise en état par mon père, n’a pas su
leur survivre. Elle a rendu l’âme, secouée jusqu’à en devenir un tas de gravats informe,
par les ondes sismiques longitudinales et transversales venues de la mer, un certain
mercredi 21 mai 2003 à 18H44 GMT. Depuis longtemps déjà, il est vrai, elle ne servait
plus qu’à accueillir, en été, ceux de ma famille qui avaient encore le courage de s’y
rendre, fuyant pour quelques jours la cohue de la capitale, et aussi, pour les plus âgés,
retrouver les personnes, les couleurs, les sons et les odeurs qui avaient peuplé l’univers
de leur enfance ou de leur jeunesse. C’était le dernier témoin du Monde Disparu.

Il ne reste plus que la terre, celle-là même qu’ont foulée les soldats des différentes
armées qui ont traversé (pacifié, disaient-ils) la région depuis deux mille ans : Romains,
Vandales ― peut-être ―, Byzantins, Arabes, Turcs et Français. Les Phéniciens, pacifiques
navigateurs intéressés par le seul commerce, furent les premiers étrangers à s’implanter
sur la côte, à quelques kilomètres de là. Comme trace de leur passage, il y a aujourd’hui
une petite ville, endormie hors du temps, un peu en retrait de la mer, sur le cap en
forme de long bec, reconstruite à chaque nouvelle invasion au goût de l'occupant.

En 1960, une autre maison, celle qu’avait bâtie l’Ancêtre, fraîchement débarqué de sa
steppe natale ― ou peut-être un de ses descendants ―, avait été désertée aussi. Les épais
murs de pierre avaient été dégarnis de leurs toitures en tuiles romaines, de leurs poutres
en bois d'olivier et de leurs lourdes portes en chêne, puis abandonnés, ainsi que tous les
murs du village, aux chacals, qu’enfant je ne pouvais entendre hurler la nuit sans en
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éprouver une indicible terreur. L’administration militaire avait donné l’ordre aux
habitants d’évacuer leurs demeures. Elles avaient la malchance d’être situées dans une «
zone interdite », perchées sur un piton calcaire à un ou deux kilomètres de la route
nationale. Nous n’y habitions plus depuis cinq ans déjà, mais c’étaient la maison et le
village des ancêtres, où ma grand-mère et mon grand-père allaient régulièrement
retrouver leur parentèle, leurs histoires, leurs racines, leurs morts aussi.

C’est dans la pièce du fond, celle qui fait face à l’entrée, que je suis né, au printemps de
l’Année de la Guerre ― qui devait être déclenchée huit mois plus tard, à la Toussaint, par
quelques misérables paysans armés de fusils de chasse et de gourdins. On dut aller quérir
le médecin de la ville pour délivrer ma mère. Elle avait été donnée en mariage à mon
père, l’année précédente. Elle avait alors dix-neuf ans et lui trente-huit. C’était le
troisième mariage de mon père, qui n’avait pas eu de chance avec les deux premières
épouses, choisies par son père dans le clan de ses oncles maternels, et tyrannisées par sa
mère, jusqu'à provoquer le divorce. La seconde femme lui avait laissé une fille, de quatre
ans mon aînée, et la première, un garçon, qui avait l’âge de ma mère.

Dans nos contrées, la naissance du premier enfant est toujours une épreuve difficile pour
toute femme, mais si c’est un garçon, alors la délivrance est double : à la joie d’être
enfin débarrassée du fardeau porté durant neuf longs mois, s’ajoute le soulagement
qu’éprouve la jeune mère en apprenant que le nouveau-né est un mâle, qui perpétuera la
lignée du père.

De tous ceux que ma venue au monde avait comblés, ma grand-mère était certainement
la plus reconnaissante.

Ma grand-mère…

Je l’ai toujours connue ridée ― elle avait déjà soixante ans à ma naissance. Petite,
menue, elle ne voyait plus que d’un œil, le second ayant été complètement abîmé par la
cataracte. Je découvris progressivement le lien particulier qui nous unissait durant les
longues journées que nous passions ― seuls ― dans le silence du jardin en pente où elle
aimait tant se retrouver, au printemps, quand le soleil faisait vibrer l'air de mille
mélodies et que la rosée du matin recouvrait l'herbe d'un tapis de cristal. On entendait
parfois au loin les cris d'un berger qui rappelait à l'ordre quelque vache qui n'avait pu
résister à l'attrait des épis de blé gorgés d'eau. Petit enfant de cinq ou six ans, je ne me
lassais jamais en sa compagnie d'écouter ce que disaient les arbres, les fleurs, les
insectes de toutes tailles, sur cette terre ancestrale que tant de générations avaient
aimée du même amour ardent. Bercé par une douce brise printanière, le regard perdu au
loin dans la vallée couverte de vignes et, au-delà, dans la montagne qui barrait l'horizon
de sa lourde masse foncée, je l’écoutais répéter, encore et encore, l’histoire de sa vie.
Elle s’arrêtait souvent - la binette, avec laquelle elle remuait la terre autour des plants
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d'artichauts ou de laitue, suspendue en plein vol - pour donner libre cours à sa douleur.
Son visage aux traits fins était alors baigné de larmes, et sa bouche s’ouvrait toute
grande, laissant s’échapper de longues complaintes où revenait toujours la même
phrase : « Pourquoi ne suis-je pas partie avec vous?! »

Yamina, brûlée vive, alors qu’elle soufflait sur les braises du foyer pour ranimer le feu…
Houria, emportée par la coqueluche…Baya, noyée…Fatma, enterrée par son mari à
Chéraga, sans même nous aviser…Et Lakhdar…Lakhdar…

Il revenait de la ville sur son vélo. Ils me l’ont ramené avec la cervelle éclatée. Un
camion militaire l’a heurté de plein fouet. Il n’avait que dix-huit ans... J’ai couru dans
les champs, pieds nus, la tête découverte. J’allais d’arbre en arbre, de rocher en rocher,
l’appelant : « Lakhdar… Lakhdar… »

Ce n’est qu’avec ta naissance que ma folie s’est calmée un peu. Dès que tu fus en âge
d’être sorti, chaque jour fut pour moi une renaissance à la vie. Je te prenais dans mes
bras et m’en allais marchant et criant : « Ô Lakhdar! Tu n’es pas parti! Regarde, Dieu
m’a donné ce petit ange pour te remplacer! Ton nom est encore là! »

Tu as éteint le feu qui me dévorait. Mais mon cœur est brûlé à jamais. Jusqu’au jour où
j’irai les rejoindre, mes larmes couleront…

Tu les as rejoints, grand-mère. Yamina, Houria, Baya, Fatma et Lakhdar t’entourent de


leurs bras affectueux.

Puis, se calmant peu à peu et s’essuyant les yeux avec un pan de sa longue tunique, dont
les extrémités étaient ornées de minces frises aux couleurs vives, elle se lançait dans une
évocation de ce passé lointain qu'elle savait si bien faire revivre. Les mots sortaient de sa
bouche édentée en un flot ininterrompu, comme si elle décrivait des scènes se déroulant
sous ses yeux. Elle parlait de sa mère devenue veuve avec quatre jeunes enfants qu’il
fallait nourrir vaille que vaille.

Cela ne faisait pas encore une année que j’étais mariée. Elle venait me voir, les yeux
rougis par les larmes. Je savais que ma sœur et mes trois frères n’avaient rien à manger.
J’allais alors dans le jardin ― celui-ci même, s’il pouvait parler ―, en faisant attention à
ne pas être vue par ton grand-père, et remplissais un plein panier de pommes de terre,
de carottes ou de fèves, qu’elle emportait sur son dos. Ce fut ainsi jusqu’à ce que l’aîné
des garçons fût en âge de gagner sa vie comme journalier, chez les colons.

Elle restait parfois de longues minutes sans rien dire, comme si elle scrutait sa mémoire,
cherchant un détail oublié. Ayant trouvé la pièce manquante, elle revenait alors à la
seule histoire qu’elle racontait toujours avec un plaisir évident et en donnant force
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détails : l’histoire de l’Ancêtre. C’était le sien tout autant que celui de son mari, qui
était son cousin germain.

Il s’appelait M’hammed. Il n’avait pas plus de vingt ans quand il arriva au village pour la
première fois. Il était seul, encore célibataire. Aucun de ses nombreux frères ne
l’accompagnait. Il était d’une famille de marabouts, dont l’ancêtre est un saint, vénéré
par tous les Archs de sa région à ce jour.

Il était très habile avec les chevaux. Comme il était également bien fait de sa personne
et qu’il avait le verbe facile, il parvint à entrer dans le cercle du Caïd et devint
rapidement un de ses intimes. Au bout de quelques années, ayant gagné assez d’argent,
il songea à se marier, afin de s’établir définitivement dans le village. Il en parla au Caïd,
qui en référa à sa femme. Cette dernière n’eut aucune difficulté à trouver une jeune
fille dans une des familles les plus en vue du village.

Le jeune homme s’en retourna alors auprès des siens. Il revint au bout de quelques mois,
accompagné de ses parents, de tous ses frères et sœurs, ainsi que plusieurs hommes et
femmes de sa tribu. Ils avaient des chameaux et des chevaux. Ils installèrent leurs
tentes pas très loin de l’oued ― il n’y avait pas de vigne en ce temps-là, car les Français
n’étaient pas encore arrivés. Le lendemain, après avoir rendu une visite de courtoisie au
Caïd, auquel ils remirent de somptueux tapis de laine tissés par les femmes de leur
tribu, ils allèrent demander la main de la jeune fille.

Les parents de la fille ne firent aucune difficulté. Les gens du village n’ont jamais été
très riches. Aussi, tous les hommes réunis autour de l’imam pour écouter la fatiha furent
très impressionnés en entendant le père de M’hammed donner le détail de la dot: un
collier de douze soltani d’or, des boucles d’oreilles en or également, des bracelets et des
khelkhal en argent, dix tapis et six couvertures en laine de Bou-Saada, un coffre en bois
précieux, et bien d’autres objets de valeur pour la maison. En arrivant, ils avaient offert
à leur hôte un burnous en poil de chameau et à l’hôtesse une belle tunique achetée à
Tunis par un des oncles de M’hammed à son retour de la Mecque.

La visite avait eu lieu au début du printemps. Les deux familles fixèrent la date des
noces pour la semaine qui suivrait la fin des moissons. Puis, sur les conseils du Caïd, ils
firent l’acquisition de cette parcelle sur laquelle nous nous trouvons et qui appartenait à
l’époque à deux sœurs établies à Alger. Elles étaient les seules héritières de leur père
qui venait de mourir. Comme elles n’avaient plus aucune attache au village, elles
cédèrent le terrain à un prix très bas. C’était une occasion inespérée et l’affaire fut
conclue sans difficultés. Toute la famille de M’hammed, à l’exception de deux de ses
frères, s’en retourna alors au pays. Dès le lendemain, les trois frères s’attelèrent à la
tâche de la construction d’une maison. Ils louèrent les services d’un maçon et
s’occupèrent eux-mêmes de ramener la pierre de la montagne, à dos de mulet. En deux
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mois, la maison était finie : une grande pièce avec une partie basse pour les bestiaux, et
une toiture en tuiles rouges. Il n’en reste que les murs maintenant…La guerre nous a
tout pris, les hommes et les biens. Que Dieu ait pitié de nous !

Tout en racontant cette histoire, dont elle avait probablement inventé beaucoup de
détails, elle se calmait peu à peu, oubliant pour un temps sa douleur. Je l’écoutais
silencieusement, emporté par le récit qu’elle déroulait avec aisance, sans jamais
chercher ses mots. On aurait dit qu’elle lisait un livre. Ce M’hammed, je le voyais aller et

venir dans le jardin, transportant de lourdes pierres que le maçon taillait ensuite avant
de les aligner sur le mur. Il avait les yeux et les cheveux noirs ; sa peau tannée par le
soleil se couvrait de grosses gouttes de sueur.

La fête eut lieu comme prévu, après les moissons. Sept jours et sept nuits de
réjouissances. Les moutons rôtis sur la braise trônaient à côté des grands plats de
couscous. Les joueurs de t’bel et de ghaïta ne s’arrêtaient que pour laisser la place aux
cavaliers qui, debout sur leurs fiers chevaux, lâchaient des salves de baroud. Les gens du
village n’avaient jamais vu cela auparavant car ce sont là des coutumes des gens de Sud.

M’hammed et son épouse Daouya eurent de nombreux enfants, garçons et filles. C’est
d’eux que descendent toutes les familles de notre clan. Je n’ai connu que mon grand-
père. Il s’appelait S’id. Il eut quatre garçons, dont seuls deux survécurent : Rabah, mon
père, et Ahmed, le père de ton grand-père. Ton grand-père est mon cousin mais cela ne
l’a pas pour autant empêché de me faire du mal. Ah ! Il m’en a fait du mal…Je ne lui
pardonnerai jamais, même dans l’au-delà.

C’était, après celui de la perte brutale de ses enfants, le second sujet de chagrin pour ma
grand-mère. Quand elle parlait de son mari, ses traits se durcissaient. Ses muscles se
raidissaient d’indignation et de colère. Sa voix aigüe devenait lapidaire lorsqu’elle
énumérait la longue liste de griefs.

Tout ce qui l’intéressait c’était de se pavaner avec le Caïd. Moi je trimais dans le jardin
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pour nourrir les enfants et lui passait son temps avec ses amis. Il a passé sa jeunesse à
Alger, où il a travaillé comme garçon de café pendant plusieurs années. Quand il m’a
épousée, il n’avait aucun métier particulier. Il a travaillé un peu comme maçon, mais
cela demandait trop d’efforts. Il a aussi ouvert un café au village. Il n’a pas tenu
longtemps. Il n’a jamais été un grand travailleur. Se montrer avec les gens importants,
c’était ça qu’il aimait le plus. Il arrivait à l’improviste avec ses amis et me demandait
de préparer le couscous. Peu lui importait de savoir si moi et les enfants avions quelque
chose à manger. Et malheur à moi si ses désirs n’étaient pas satisfaits ! Non, je ne lui
pardonnerai jamais. Quand je mourrai, surtout ne m’enterrez pas à côté de lui. Je ne
veux pas le subir encore dans l’autre monde.

C’était une haine tenace, la haine d’une femme que le sort avait malmenée. Elle avait de
surcroit trouvé en face d’elle un mari qui ne se souciait guère de sa douleur et qui,
abusant de ses privilèges de mâle, la laissait se débattre seule face aux difficultés de la
vie quotidienne, n’hésitant pas à devenir brutal pour imposer sa loi.

Paradoxalement, ce long combat contre l’adversité du destin, en lui imposant de


mobiliser toutes les ressources de sa personnalité, lui avait aussi permis de développer
pleinement tous ses talents. Travaux des champs et entretien des bêtes, poterie, tissage,
médecine traditionnelle : rien de ce qui touchait à la vie rurale ne lui était étranger. Elle
excellait en tout. On venait souvent la quérir pour assister les femmes en couches ou la
consulter pour toutes sortes d’affections, qu’elle traitait en utilisant des plantes et des
techniques traditionnelles apprises de sa belle-mère.

Mais cette tension psychologique, qui aurait certainement définitivement brisé toute
femme, avait fini par la rendre irritable au plus haut point.

C’était envers ma mère en particulier qu’elle manifestait le plus d’animosité. Fort


heureusement, cette dernière avait été dressée à l’obéissance totale par un père qui ne
souffrait pas qu’on exprimât la moindre protestation à ses réprimandes. Tout ce que
demandaient Sidi et Lalla ― c’est ainsi qu’elle appelait son beau-père et sa belle-mère ―
devait être exécuté sur le champ.

C’était surtout à mon sujet que ma grand-mère faisait le plus de reproches à sa bru. S’il
arrivait à ma mère de me donner une tape, probablement bien méritée, sur les fesses et
que j’allasse me jeter en pleurs dans le giron de ma grand-mère, la réaction de cette
dernière était invariablement la même:
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Est-ce ainsi qu’une mère doit se comporter ? Frapper un poussin comme lui ! Non, ce
n’est pas ainsi qu’on élève les enfants. J’en ai eu sept et je n’ai jamais levé la main sur
aucun d’eux. Regarde-le; il n’a que la peau sur les os. Quel cœur est donc le tien ?

Ma mère ne répondait jamais à ses remontrances. Elle vaquait à ses occupations, tel un
automate. Les mots glissaient sur elle sans la toucher. Jamais je ne l’ai vue esquisser le
moindre geste d’impatience. La carapace développée face au père a toujours tenu bon.

Ma grand-mère, que la mort brutale de son fils de dix-huit ans avait plongée dans un état
proche de la démence, s’accrocha à moi de toute la force de son amour.

Tôt le matin, avant que le soleil d'été ne devienne brûlant, je t’attachais sur mon dos
avec une écharpe en laine et m’en allais à travers champs retrouver les témoins de ma
folie passée ― arbres, rochers, torrents. Les bergers, les moissonneurs, les femmes
lourdement chargées de leurs grandes cruches pleines d’eau, tous ceux que je croisais,
partageaient mon bonheur. Je te soulevais dans mes bras et leur criais : « Regardez ! Ils
m’ont enlevé Lakhdar, mais Dieu m’a prise en pitié ; il m’a donné ce petit ange pour
éteindre le feu qui dévorait mes entrailles. » Tous rendaient grâce à Dieu de m’avoir
permis de retrouver la raison. Les femmes, se souvenant de ma douleur passée, mêlaient
leurs larmes aux miennes et, se débarrassant de leur fardeau, te couvraient de baisers.

Quand tu eus un an, nous quittâmes la demeure ancestrale pour nous installer dans le
village des colons. Avec l’argent qu’on nous avait donné en compensation de la mort de
Lakhdar, ton grand-père y avait acheté la maison où nous habitons maintenant. Elle
appartenait à Baye. C’était une vieille bâtisse à deux étages, avec une écurie et un
grand jardin. On démolit le deuxième étage et ton père la remit en état.

Les Baye, un couple de vieillards, dont les enfants avaient quitté le village, habitaient de
l’autre côté de la rue. En 1958, Il restait en tout quatre familles françaises ― quatre
hommes et trois femmes. Pourquoi les autres français étaient-ils partis ? Peut-être à
cause de l’insuffisance de terres cultivables.

Fondé peu après l’occupation de la ville voisine par les troupes de Bugeaud, en 1844, le
village, perché sur la colline qui domine la vallée et l’embouchure de l’oued, au pied du
Mont Moumeri, se composait d’une vingtaine de maisons. Il s’étalait de part et d’autre de
la route qui quittait la nationale pour aller rejoindre, du côté de la mer, le tracé de
l’ancienne voie ferrée.
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Notre maison se trouvait exactement au sommet de la colline, en face du réservoir d’eau.

Du petit balcon de l’unique chambre qui avait été conservée à l’étage, et dont le
plancher en bois servait à stocker la récolte de pommes de terre, on pouvait voir la mer
et l’immense plage qui s’en allait buter à l’est sur la masse noire des falaises. La fenêtre
de la façade ouest donnait sur le Mont Bouberak et la vallée, dont les vignes dessinaient
une belle composition géométrique qui suivait le cours de la rivière. L’embouchure
formait un large bassin où on pouvait distinguer, en fin d'après-midi, les petites barques
des pêcheurs de mulets qui y jetaient leurs filets. En suivant du regard le cours de l’oued
vers le sud, on pouvait apercevoir au loin les collines verdoyantes où se trouvait, à
quelques kilomètres à peine, le village des ancêtres.

On accédait à la maison par une petite porte ― quelques planches mal assemblées ―
percée dans une haie de roseaux et de volubilis. Elle donnait sur une courette
qu’ombrageait une treille, et où il faisait bon s’allonger sur une natte recouverte d’une
peau de mouton, les après-midis de juillet, quand le soleil avait basculé derrière la
maison. A gauche, un jardinet présentait, pêle-mêle, deux orangers, un citronnier quatre-
saisons, un pied de verveine luisa, un carré de persil, coriandre et menthe et quelques
pieds de géraniums rouges. Un grillage, également recouvert de volubilis, séparait notre
propriété de celle des Merveille.
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Un jour ― je devais avoir trois ou quatre ans ― que je furetais, pieds nus, le long du
grillage, essayant d’apercevoir ce qui se passait de l’autre côté, dans la maison des
roumis, je marchai sur un tesson de bouteille. Je fus sérieusement blessé au pied. La
vieille Madame Baye me soigna durant plusieurs semaines. Lorsque je fus complètement
guéri, elle m’offrit un verre dont j’ai gardé un souvenir très net.

Dans le prolongement de la façade, on avait construit un petit mur afin de cacher la cour
intérieure, domaine des femmes. En poussant une seconde porte, de fabrication un peu
plus soignée que la première ― elle était peinte en vert et munie d’un gros verrou ―, on
découvrait, à droite, un patio couvert sur lequel donnaient deux grandes pièces. Au-
dessus de la première, se trouvait l’unique chambre du premier étage. On y accédait par
un petit escalier intérieur en bois et une trappe découpée dans les madriers du plafond.
Le patio tenait lieu de salon et de salle à manger. C’était là que les visiteurs étaient
reçus et que la veillée se prolongeait, en été. Le repas fini, la meïda, les petits bancs en
bois et la peau de mouton sur laquelle s’asseyait ma grand-mère, étaient rangés dans un
coin. C’était là également que les enfants – d’abord ma demi-sœur et moi, puis trois
autres sœurs et mes deux cousins venus d’Alger avec ma tante paternelle répudiée par
son mari – s’assemblaient certains soirs autour de ma grand-mère pour l’écouter
religieusement raconter les aventures de Loundja bent el ghoul, M’hammed el b’ghel,
M’qidech et tant d’autres histoires merveilleuses. Le héros ou l’héroïne prenaient corps
et se mettaient à vivre dans notre maison, affrontant des ogres et des ogresses à l’appétit
insatiable et chevauchant de contrée en contrée, à la recherche de quelque remède
miracle ou volant au secours d’une princesse emprisonnée par une cruelle sorcière. Nous
avions les larmes aux yeux en écoutant l’histoire de celle qui avait donné naissance à des
chiens, et quel soulagement quand ses vrais enfants, un garçon aux cheveux d’or et une
fille aux cheveux d’argent, revenaient enfin délivrer leur mère, condamnée par son cruel
mari à vivre avec les bêtes, et clouer au mur la mégère qui avait tout manigancé.
A gauche, se trouvait une sorte de chaumière, dont les cloisons en roseaux étaient parfois
recouvertes de bouse de vache séchée, utilisée comme combustible : c’était la cuisine,
où ma mère passait la plus grande partie de la journée. Pain, repas, conserves en tous
genres : tout ce qui se mangeait sortait de là. Il m’arrivait souvent de braver sa colère
pour m’accroupir à côté d’elle et sentir l’odeur du pain chaud. Voir les disques de pâte
de couleur blanche, auxquels la levure donnait une odeur désagréable, passer des petits
plateaux en terre, où ils avaient levé toute la matinée, enveloppés dans des morceaux de
tissu, au tadjin, complètement noirci par la fumée, posé sur trois grosses pierres, et
devenir de beaux pains dorés et appétissants, m’émerveillait au plus haut point. Faisant
fi des cris de ma mère qui m’ordonnait de sortir, et respirant difficilement un air rempli
de fumée, je la regardais faire. Quand ma grand-mère était présente, j’avais droit à un
petit morceau de pain encore tout chaud dans lequel elle mettait parfois une noisette de
beurre qui fondait immédiatement et que j’emportais en courant pour aller le déguster
tranquillement, adossé à un mur, les jambes nues allongées sur le carrelage rouge vif du
patio, que le soleil du matin avait rendu brûlant.
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Derrière la « cuisine », au fond, à gauche, il y avait le WC ― à la turque, bien entendu.


Quelques planches posées sur la cuvette le transformaient en douche. L’installation de la
famille dans le village colonial nous avait permis de bénéficier de deux bienfaits majeurs
de la « civilisation » introduite par les roumis : l’électricité et l’eau courante. Les
grandes jarres en terre cuite, fabriquées par ma grand-mère, comme la plupart des
ustensiles de cuisine de la maison, étaient alignées dans la cour ― témoignage de notre
« ruralité » passée. Elles servaient à emmagasiner l’eau. Ainsi, tous continuaient à se
laver comme avant, en utilisant une écuelle, et non pas au robinet.

Quelques feuilles de zinc mal assemblées à l'aide d'une structure faite de matériaux
hétéroclites ― planches vermoulues, branches d’olivier, parpaings ― et une vieille porte,
qu’on fermait le soir avec un petit verrou, séparaient la maison du jardin.

L’écurie était collée à la maison, sur le côté droit. Trois vaches et une ânesse y passaient
la nuit. Une partie de l’espace contenait la réserve de foin et les outils ― pioches de
différentes tailles, fourches, faux et faucilles, haches… Deux quinquets en cuivre,
devenus inutiles, étaient posés là, sous une épaisse couche de poussière, à côté de deux
étriers qui avaient peut-être appartenu à l’Ancêtre.

Derrière l’écurie se trouvait la réserve de fumier, alimentée chaque matin par ma mère
qui, une fois les vaches traites et emmenées aux champs par mon grand-père, maniait la
fourche et poussait la brouette comme un homme pour sortir les litières de paille de la
nuit et en mettre de nouvelles. Ma grand-mère l’aidait parfois. Mais cette dernière
s’occupait surtout du poulailler et du jardin. Il y avait toujours une dizaine de poules qui
se promenaient partout dans la maison, sous l’œil vigilant du coq, et je poussais de
grands cris de joie en entendant leur long caquètement si particulier lorsqu’elles
venaient de pondre. Je courais alors vers l’endroit d’où venaient les cris et trouvais
toujours un bel œuf blanc ou brun, à côté du bouton de porte en porcelaine blanche que
ma grand-mère avait placé là, pour inciter les poules à y pondre. « Il est ici ! Il est ici ! »
L’œuf ramassé allait prendre place dans le petit panier sphérique que ma grand-mère
cachait sous un morceau de tissu, à côté de la réserve de semoule ― deux grands koufis
qui occupaient un angle de la pièce où elle dormait. Une fois par semaine, le contenu du
panier était cédé contre quelques dizaines de douros à un marchand ambulant aveugle
qui venait de la ville.

Le jardin, qu’on avait divisé en deux terrasses, à cause de la forte déclivité du terrain,
s’étendait derrière la maison, sur une cinquantaine de mètres, jusqu’au petit bois de pins
sylvestres qui bordait le village du côté ouest. Une rangée de figuiers de barbarie en
protégeait l’accès. Mon père y avait planté quelques arbres : plusieurs figuiers, deux
citronniers, deux poiriers, un abricotier, un néflier, trois amandiers et, courant le long de
la haie de roseaux qui limitait notre propriété du côté droit, une rangée de grenadiers.
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Seuls les figuiers et les citronniers donnaient des fruits d’une qualité acceptable. Les
autres arbres servaient surtout à nourrir les oiseaux.

La production de légumes était nettement plus consistante. Le cycle commençait en


automne avec les pommes de terre, puis venaient les artichauts, les fèves, les haricots et
les oignons. En été, c'étaient les tomates et les poivrons qui, cueillies le matin, se
retrouvaient en tchektchouka ou en salade sur la meïda de midi. Bêcher, planter, arroser,
récolter: les mêmes gestes revenaient, saison après saison. Un ouvrier payé à la journée
exécutait les grands travaux ; ma grand-mère se chargeait ensuite de l’entretien
quotidien : sa petite bêche ne s’arrêtait qu’à la tombée du jour.

Nous occupions la maison depuis trois ans déjà.

Entre une grand-mère prisonnière de ses blessures passées et une mère hébétée qui
tournoyait sans cesse entre l’écurie et la cuisine ― traire, nettoyer, pétrir, éplucher,
laver, servir ―, je poussais telle une plante fragile qui contourne un obstacle pour monter
vers la lumière.

Des trois hommes de la maison, seul mon grand-père était présent en permanence. Mon
père et son fils ainé, que nous appelions Sidi, travaillaient à Alger comme maçons, et ne
revenaient au village qu’une ou deux fois par mois, toujours avec un grand panier rempli
de bonnes choses ― belles oranges Thomson, dattes, bananes.

A soixante-dix ans, mon grand-père était encore solide. Ce qui pour moi le distinguait des
autres, c’était son couvre-chef, un énorme chapeau de paille qu’il portait hiver comme
été pardessus sa chéchia rouge et son turban. Il avait de grandes oreilles poilues et une
grosse moustache jaunie par le tabac. Des sourcils broussailleux, un grand nez et une
bouche lippue, sur laquelle était toujours collée une de ces cigarettes qu’il roulait entre
ses doigts jaunis par la nicotine, lui donnaient une physionomie de corsaire turc. Sous la
djellaba blanche, il portait un pantalon traditionnel bouffant – serouel-el-qaada - et un
gilet d’où pendait la chaîne de son énorme montre. Ses souliers, qui tenaient du mocassin
et du sabot, émettaient un couinement qui permettait de l’identifier avant qu’il ait
franchi la porte d’entrée, lorsqu’il revenait du marché hebdomadaire ― le mardi ―, le
capuchon de son burnous rempli d’oranges ou de mandarines.

Mes grands-parents se rendaient souvent à leur ancienne maison. Ils m’emmenaient


toujours avec eux ― était-ce pour ne pas se retrouver en tête-à-tête? Les vaches
marchaient devant, suivies par mon grand-père et moi assis devant lui sur l’ânesse. Ma
grand-mère, enveloppée dans son voile blanc, qu’elle nouait à la ceinture pour avoir les
mains libres, fermait la marche. Parfois notre petit convoi suivait la route nationale et
d’autres fois nous prenions le chemin qui coupait à travers les collines, en passant par la
dechra, le pendant indigène du village colonial ― quelques maisons dispersées autour du
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cimetière de Sidi-Moussa. Il m’arrivait de me retrouver seul avec mon grand-père, lui


adossé à un olivier, surveillant d’un œil distrait les vaches qui broutaient entre les
arbres, et roulant de temps à autre une cigarette, et moi observant les processions de
fourmis rouges. Il ne parlait pas beaucoup, et au bout d’une heure ou deux, je me sauvais
pour aller rejoindre ma grand-mère dans le jardin.

Le soir, nous refaisions le chemin en sens inverse : les vaches se balançant lourdement en
tête, moi endormi sur la selle devant mon grand-père, et ma grand-mère marchant
derrière nous d’un pas alerte, malgré la fatigue de la journée.

Quand je n’étais pas avec ma grand-mère, je traînais avec ma demi-sœur dans le jardin.
J’aimais particulièrement les journées d’automne, lorsque la pluie cessait et que le soleil
réapparaissait, inondant subitement les plantes encore mouillées d’un flot de lumière.
Les escargots, affamés par une longue période de jeûne, sortaient alors de leurs coquilles
et se répandaient sur les roseaux à la recherche de nourriture, laissant derrière eux des
trainées de bave qui scintillaient au soleil. Muni de quelque vieille boîte rouillée, je me
jetais sur eux en poussant de grands cris de joie. La boîte était vite pleine et, bien que
prisonniers, ils ne cessaient pas d’avancer. Lorsque l’un d’eux montait sur ma main, je ne
pouvais réprimer un mouvement de dégoût, et la boîte tombait alors, projetant les
malheureuses bêtes dans toutes les directions.

En octobre, le village était souvent balayé par le vent d’est. Le soir venu, une fois le vent
tombé, nous traversions le jardin et, nous faufilant entre les roseaux, nous nous
retrouvions dans le bois de pins. Les arbres, d’une dizaine de mètres de haut, desséchés
par les fortes chaleurs de l’été, perdaient une grande quantité de branches mortes. Nous
nous empressions de les ramasser, et lorsque nos petits bras en étaient pleins, nous
courions déposer notre charge dans le jardin pour revenir, encore et encore, jusqu’à ce
que l’obscurité nous obligeât à rentrer, fatigués mais heureux.

Parfois, ma grand-mère nous envoyait cueillir des plants de chendgoura ― ajuga iva ― qui
poussaient en abondance dans le bois. Les petites touffes de feuilles allongées perçaient
l’épais tapis d’aiguilles et se développaient en groupes de trois ou quatre, semblables à
de grosses araignées vertes guettant une proie. Nos yeux balayaient le sol dans toutes les
directions et dès que l'un de nous deux en apercevait une, il s'empressait d'aller l'arracher
pour ne pas la laisser à l'autre. Nos doigts en devenaient tout verts et collants et la forte
odeur de musc qui s’en dégageait nous écœurait un peu. De retour à la maison, il fallait
les frotter longtemps avec du savon, sous l’eau du robinet, pour en ôter l’amertume.
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Notre passe-temps favori était de nous asseoir devant la porte d’entrée et de regarder
passer les camions qui se rendaient à la plage ou en revenaient, lourdement chargés de
sable ou de gravier, peinant à gravir la pente raide et émettant à intervalles réguliers un
sifflement strident, comme une sorte de soupir bruyant. Ils laissaient derrière eux des
traînées de sable mouillé que nous nous empressions de ramasser.

Mais ce que nous guettions avec impatience, c’était la vieille Citroën grise de Monsieur
Broyel. Dès que nous l’apercevions, nous courions à sa rencontre. Il ne manquait jamais
de s’arrêter pour nous pincer les joues. Puis, après avoir fouillé dans la poche de son
veston, il nous présentait à tour de rôle ses deux poings fermés. Chacun de nous devait
deviner où se trouvait le bonbon, pour y avoir droit.
Monsieur Broyel était l’unique propriétaire de tout le vignoble autour du village. Sa
maison, qu’il occupait seul, se trouvait à côté de la cave coopérative, qui abritait le
pressoir et les cuves à vin, à la limite nord du village. C’était, avec les Baye, le dernier
représentant de la communauté qui avait fondé le village, un siècle auparavant.

Nos voisins de gauche, les Merveille, n’habitaient au village que depuis quelques années.
Le mari, un employé de la commune, s’occupait de l’entretien de la station de pompage
d’eau qui alimentait la ville et qui se trouvait au bord de l’oued. Leur maison, située à
l’entrée du village, faisait face à l’école, une grande bâtisse dont la cheminée abritait un
couple de cigognes.

La maison où habitaient le garde-champêtre et sa femme ― également étrangers au


village ― était accolée à l’école. Un petit mur, entièrement couvert de liserons, en
cachait la vue. Une pergola de vigne ombrageait l’allée qui menait de l’entrée principale,
fermée par une grille, à la porte de la maison. Un grand chien-loup noir y rôdait en
permanence. Le garde-champêtre vendait également du tabac, et nous pouvions voir, de
temps à autre, un client tirer sur la chaîne qui actionnait la clochette fixée au linteau de
briques rouges qui surmontait la grille. Le chien, qui somnolait sur le seuil de la porte, se
lançait alors vers l’inconnu en aboyant. Au bout de quelques instants, la maîtresse de
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maison se présentait, prenait l’argent et disparaissait, pour revenir avec une boîte de
chique ou un paquet de cigarettes. Parfois, elle ouvrait la grille et faisait quelques pas
dehors, le tablier noué autour de la taille. « Ah ! Tu es là toi ! Viens donc ici Petit
Poucet !» C’était ainsi qu’elle m’appelait. Elle refermait la grille, pour empêcher le chien
de sortir, et me faisait signe de traverser la route. La perspective de récolter une
friandise était plus forte que ma peur du chien et je finissais toujours par courir dans sa
direction. Elle me prenait dans ses bras. « Quand est-ce que tu vas grandir ?» disait-elle
en riant. Les bonbons suivaient toujours.

Une nuit de novembre 1958, le garde-champêtre et sa femme furent tués par des
maquisards de l’Armée de Libération Nationale, qui mirent aussi le feu à leur maison,
avant de s’enfuir.

Le lendemain, sortis de bon matin jouer devant la porte, ma sœur ainée et moi
découvrîmes un spectacle tout à fait inhabituel : de la fumée se dégageait des fenêtres
de la maison d’en face, celle du garde-champêtre, et les portes étaient grandes ouvertes.
Surmontant notre peur et incapables de résister à la tentation, nous allâmes fouiller les
cendres encore fumantes, ramassant furtivement un couteau et une fourchette en acier
inoxydable. C’est à partir de ce jour-là que je pris progressivement conscience de la
réalité de la guerre. Les mots moudjahed, moudjah’dine que les adultes prononçaient
tout bas, en prenant un air grave, firent leur entrée dans mon vocabulaire. La mort
brutale du garde-champêtre et de sa femme me fit découvrir la barrière qui séparait
notre monde de celui des roumis. Broyel, Baye, Merveille, bien qu’ayant toujours vécu au
village, n’étaient pas chez eux parmi nous. Des hommes courageux, les fameux
moudjah’dine, étaient prêts à donner leur vie pour qu’ils nous rendissent nos terres qu’ils
nous avaient volées. Je sentais confusément qu’ils étaient différents – ils parlaient une
autre langue, s’habillaient différemment – mais ils faisaient partie du monde qui
m’entourait, tout autant que mes parents. Après tout, certains habitants du village
parlaient le kabyle, bien que la majorité parlât l’arabe ; ceux-là parlaient une troisième
langue, le français, voilà tout.

L’année suivante, j’entrai à l’école, à l’âge de cinq ans et demi. La vie insouciante de la
petite enfance prenait fin. Finies les journées passées à gambader dans la courette et le
jardin, poursuivant les poules et les chats, guettant l’arrivée des hirondelles qui, chaque
année, revenaient faire leurs nids dans les interstices entre les murs et les poutres en
bois qui soutenaient la toiture de notre patio. Inconscientes du danger, elles côtoyaient
le serpent qui s’y cachait, et dont la vue nous glaçait de terreur. Il chassait les souris,
dont le domaine se trouvait à l’étage, où était conservée la récolte de pommes de terre.
Certains matins, ma grand-mère ou ma mère descendait le petit escalier en bois tenant à
la main le piège à souris d’où pendait la petite queue inerte de la bête qui s’y était laissé
prendre. Nous poussions alors des hurlements de joie et applaudissions frénétiquement.
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Finis les longs moments à observer les cigognes perchées sur la cheminée de l’école et qui
me faisaient rire aux éclats lorsque, rejetant leur tête en arrière, elles se mettaient à
craqueter, à qui mieux mieux. Les escargots, les papillons, les grenouilles allaient
désormais ramper sur les roseaux, voler de fleur en fleur et bondir sur les mottes de terre
mouillées par la pluie, sans moi. Les heures de la journée allaient s’écouler dans la
grande salle de classe au plafond si haut, sous l’œil vigilant de l’instituteur, Cheikh
Chaabane. Je n’ai gardé aucun souvenir précis de cette première année à l’école, encore
moins de la première journée, sauf une vague image des pupitres immenses pour le petit
garçon chétif que j’étais. Le poêle rempli de buches, qui chauffait la salle de classe en
hiver, les plumes sergent-major et la bouteille d’encre munie d’un bec verseur, que
l’élève du jour portait de table en table, remplissant les encriers en début de journée,
après avoir distribué les cahiers de classe et effacé le tableau, toutes ces images si riches
en objets et en gestes maintenant disparus, ce n’est que plus tard qu’elles se graveront
dans ma mémoire.

Avec l’école, feront également leur entrée dans ma vie les billes et les pouces en verre
aux belles couleurs chatoyantes, que nous disposions en carré, pour disputer avec
acharnement de longues parties dans la cour en terre battue, pendant les recréations.
Puis vinrent les toupies en bois, qui demandaient une certaines adresse pour les faire
tourner à l’aide d’une cordelette, les prendre dans la paume de la main et les jeter
encore virevoltantes sur celles de l’adversaire.

C’est cette année là, suite à l’attaque des maquisards qui a coûté la vie au garde-
champêtre et à sa femme, que les soldats, français du contingent et goumiers – appelés
aussi harki - s’installeront au village. Le chef des goumiers, qu’on disait sanguinaire, et
qui sera horriblement torturé par la population à l’indépendance, jeta son dévolu sur
notre maison, parce qu’elle se trouvait au sommet de la colline. On dut lui céder une des
deux chambres que mon père et Sidi avaient construites quelques mois auparavant, à la
place de la masure qui nous tenait lieu de cuisine. Peu avant que le soldat s’y installât
avec sa femme, mon père avait hâtivement évacué ma mère et ma tante chez sa cousine
d’Alger. Les hommes de troupe occuperont d’autres maisons avec leurs enfants, qui
devinrent nos camarades de classe. Ils étaient pour la plupart originaires de l’intérieur du
pays et leur accent ressemblait à celui des aroubya, les bédouins qui chargeaient les
camions de gravier et de sable, sur la plage. Cela ne dura que quelques mois, le temps
que l’armée leur construisit des baraquements, au bord de la route nationale.

Deux nouvelles salles de classe préfabriquées – la première pour le cours préparatoire et


le cours élémentaire et la seconde pour le cours moyen - furent rapidement assemblées,
derrière la vieille école dans laquelle s’installèrent quelques soldats français, dont un
infirmier et le nouvel instituteur, un sous-officier.

C’est ainsi que la guerre fit une entrée fracassante dans notre village, autrefois si
paisible, et dans mon enfance. Presque tous les soirs, des soldats, précédés d’un chien-
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loup noir tenu en laisse par un grand gaillard barbu, faisaient irruption sans crier gare
dans notre maison. Ils fouillaient les chambres et l’écurie, faisaient le tour du jardin, puis
ressortaient. Un matin, une affreuse nouvelle fit le tour de l’école : Ammi Lounès,
l’épicier du village, dont la fille était dans ma classe, avait été trainé hors de chez lui en
pleine nuit et tué par les soldats, sur le chemin de terre qui mène à la dechra. Un
hélicoptère tournoyait régulièrement au-dessus du village et nous eûmes même droit un
soir au spectacle du bombardement par des avions de l’armée du Mont Bouberak, situé à
deux ou trois kilomètres de notre maison. Les soldats s’exerçaient régulièrement au tir
sur la grande plage, et le crépitement des fusils mitrailleurs, suivi parfois de fortes
explosions – probablement des grenades – couvrait la voix du maitre en train de nous
dicter une leçon de grammaire.

(A suivre)

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