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SG Af. rn V3 “S tes Beles eb leg jernles I wh ‘J¥at wne voleine qui éléve des poules. Ma voisine est charmante, ses poules @ont admirables, et c'est une joie de visiter les parquets ot sont rassemblés, Wavec un art méthodique qu’elt approuvé Darwin, dee exemplaires multiformes et multicolores de toutes les races, depuis le primitif Malate, au thorax proémi~ nent, au regard cruel, & la parure éclatante de prince barbare, depuis le lourd, le placide cochinchinoie,aux culottes bouffantes, & la démarche sacerdotale, jusqu'au minuscule Java, et au brillant Game-Bautam, dont Ltallure evelte et ba~ tailleuse rappelle celle des anciens reftre, bien sanglés dans leur pourpoint de cuir, et qui allaient, par les chemins, l'épge haute et l'oeil insolent, trouver les filles, et donner de grande coupe d'estoc. Une visite & travers ces parquets équivaut Aun voyage autour du monde. Clest un raccourci de géographie universelle; car, chaque race de poule conserve et enseigne, avec une précision étonnante, les caractéres ethniques, les différences de moeurs, d'habitudes des peuples parmi lesquels elle naquit. : ‘A force de vivre avec ses b&tes, ma voisine a fini par les comprendre, et par pénétrer au plus obscur de leur fime décriée, Il ne faudrait pas lui dire que les d&tes n'ont point d!fime, cela lui semblerait un affreux blasphéme.Elle conte sur ses poules des choses merveilleuses, des actes surprenants de volonté, de cons- cfence, toute une complexité mentale, qui effarouche un peu nos idées, et qui prouve combien, chez les bétes, Ifintelligence prédomine sur l'instinct, et le raisonnement sur 1'impulsion atavique. Je vais souvent voir ma voisine. Ses bétes menchantent, et les observations quotidiennes qu'elle en tire m'intéressént au plus haut point.Hier, jty suis allé, aprés une absence de huit jours. Je Iai surprise, juste au moment ot elle se disposait & "faire la tournée" de ses parquets, V@tue d'une blouse rose, coifféed'u chapeau de paille, ennuagé de gaze, elle portait une botte garnie de ficles pharmaceutiques et d'instruments de chirurgie avicole.Son petit domestique la suivait, avec une assiette pleine de boulettes de viande roulées dans de la pou- dre de quinquina, Une forte odeur d'acide phénique circulait dans l'air stérilisé, et flottait au-dessus des lys naissante et des mourantes pivoines. = Je suis désolée 1... me dit-elle... Une épidémie, figurez-vous 1... Kes pauvres poules ont la diphtérie... Venez donc avec moi, car il faut que je les soigne, et ctest I'heure du pansement. Jtévitai de risquer quelques railleries sérothérapiques, qui eussent été pour~ tent de circonstance. Mais il ne faut jamais plaisanter un amour, quel qu'ilsoit. Au contraire, je crus devoir compatir 4 l'affliction trés réelle de ma voisine, en des termes qui la touchérent vivement. Elle m'expliqua qu'elle badigeonnait av pétrole, quatre fois par jour, la gorge de ses poules, leur lavait le bec et les yeux avec une dissolution de sulfate de cuivre, et qu'elle était obligée de leur faire avaler de force des nourritures toniques, ce qu'elles n'aimaient pas. =~ Des enfants | conclut-elle... de petits enfants volontaires et tétus.,. t&tus 1 Ah f si ce n'était si triste, combien je m'amuserais & toutes leurs ma- nies, & toutes les ruses qu'elles inventent | Nous trouv&mes les poules malades réunies dans un parquet charmant que cl8~ turait un grillage, sur lequel couraient des roses blanches, des capucines et des clématites, Ca et 14, sur l'herbe désinfectée, de petits arbustes diaporaient des reposoirs d'ombre, des haltes de fratcheur, Faisant le gros dos, la huppe triste, lee ailes tombantes, le plumage hérissé, elles étaient rangées l'une prés de l'autre sur de bas perchoirs, et elles ressemblaient aux pauvres malades qui se tratnent sur des bance, dans un jardin dthospice. Des insectes volaient au- tour d’elles, des insectes sautillaient dans ltherbe, auprés d'elles. Elles nty pr&taient aucune attention, absorbées dans une sorte de coma, voisin de la mort. Mais, dés qu'elles eurent apercu entre Les clématites, 1a blouse rose et le grand chapeau, et la terrible bofte de leur maftresse, elles manifesttrent une agita- tion insolite. On eft dit qutelles s'efforcaient de prendre des airs de santé et de belle huneur dont 1a sincérite, d'ailleurs, me parut dovteuse. Quelques-unes glousstrent, quittérent le perchoir, et, r&lant, trébuchant, tratnant, dans Itherbe, leurs afles débiles, elles se dirigérent vers des augettes pleines de millet, et se mirent & manger, avec une ostentation bruyante. ~ Mais elles ne sont pas » puisqutelles mangent !,.. protestai-je. ~ «= Vous croyez qu'elles mangent 1 répondit ma voisine. Elles ne mangent pas... elles font semblant de manger. C'est une comédie | ~Ca 1 par exemple 1... m'écriai~j = Mais observez-les donc !... Je les comprends, moi, allez 1... Elles sa- vent que je viens leur rfcler, leur brfler la gorge, leur entonner ensuite des boulettes de viande et des ER toutes choses qui sont pour elles une souf= france et un dégolt 1... Elfes tachent d'éviter 1a corvée, simplement... Quand elles ont donné deux ou trois coups de bec dans l'augette, examiner leurs yeux, ce regard de coin, & la fois malicieux et suppliant, qu'elles glissent sur moi , comme pour me dire : "Que vient-tu faire ici, avec ta botte de supplices 2... Nous ne sonmes plus malades... Nous allons trés bien... Remporte tes drogues qui nous brOlent la gorge et ta nourriture qui nous étouffe... Vois quel est notre appétit 1" Elles veulent me tromper, comme feraient les houmes... Mais Je suis aussi poule qu'elles 1... Nrest-ce point une chose charmante et terrible ? Terrible surtout, car enfin il y a des gens qui les mangent... Oui, qui mangent de 1a volonté, de la pensée, de 1'intelligence, de la fantaisie 1... Et vous savez- il y a des poules qui deviennent folles... je vous assure, folles comme Ophélia !... Est-ce que cela seul ne devrait pas les rendre sacrées 7... Moi, quand je vois sur une table un poulet r8ti, ca me fait l'effet d'un crime 1 Je vérifiai l'exactitude de l'observation ei curieuse de ma voisine, et ren- trai chez moi, réveur. Et maintenant, je me souviens qu'un jour, au collége, chez les jésuites, je causai un scandale inoui, Dans une composition francaise, j'avais, fort innocem= ment, d'ailleurs, écrit, Je ne sais & propos de quoi, ces mots détestables : "Ltintelligence des bétes..." Ce fut de la stupeur. Mon professeur, indigné, mtadnonesta sévérement devant toute la classe, et il déclara que Voltaire - oui Voltaire lui-méme, comprenez-vous ? - n'eft pas osé aller si loin dans 1! impiééé, L'intelligence des b&tes ! Mais alors, que fats: e done des hommes, du pape, et de Dieu | Est-ce que la religion avait été inventée pour les baucets et pour les pores 7... Et la conscience 7... OU donc la mettais-je 7... Et 1a création ?, Oui, je l'arrangeais bien, la création !... Je la hiffats tranquillement, d'un trait de plume ! I1 termina son éloquente apostrophe en m'infligeant huit jours de pain sec et deux jours de cachot, pour avoir donné & un tel blasphéme une forme si audacieuse et si précise. Je ne me rendais pas compte de la nature de mon crime, ni que jteusse biffé, dtun trait de plume, la création de Dieu, tant était grande, évidemment, la per= versité fonciére de mon esprit 1 Mais que j'eusse commis ce crime, il n'en fal- lait pas douter. Et je n'en doutai pas un instant. Mon professeur était un des Péres les plus aimés du collége, en ce qu'il se mlait, plus que les autres, & nos jeux. Il était de premiére force sur le ballon, sautait & pieds joints dlin= croyables distances, et nul ne le pouvait battre, dans la course aux échasses, Aussi sa parole était crue comme les Evangiles, et souveraine son autorité { Dans ce petit monde trés discipliné que nous étions, une remontrance publique venant d'un homme si prestigieux des reins, ef indiscutable des jarrets, avait force de loi. Elle me valut des huées, dans les cours, de la part de mes cama rades scandalisés, et le surnom de Voltaire me resta, stigmate d'infamie. Depulé, bien des années ont passé ; les jésuites ont été dispersés, et ils sont revenus les professeurs sont morts ; d'autres les remplacent. Eh bien ! si j'en croie mes jeunes neveux qui apprennent la vie, dans ce méme collage, le souvenir y per- siste toujours de mon impiété. A de certains anfiiversaires, on en parle encore comme d'une terreur. Durant que je faisais mes deux jours de cachot, fort troublé par le crime que itavais commis et dont je ne parvenats pas & m'expliquer l'inconcevable horreur, le Pére vint me voir, une aprés-midi, et telles furent les paroles qu'il prononga : ~ Mon cher enfant, votre faute est trés grande - tu& culp&, tua maxim& culp4- mais, peut-8tre, n'est-elle pas aussi irrémédiable qu'on pourrait le croirese. Vous Stes jeune, d'une famille chrétienne, élevé dans les principes du plus strict honneur et de 1a morale la plus indicieuse... Jtespére encore qu'il existe dans votre time des parties que n'a point g&té le poison du doute, Un repentir sincére, et une bonne confession vous apporteront, je le pmse le pardon de Dieu. Mais, Je n'en réponds pas, car vous l'avez offensé cruellement !,.. Sans doute, il faudra une longue suite de pritres spéciales et dt pénitences appropriées 1.. Bt puis, il y a le grand chien noir ! Le visage du Pare prit aussit8t une expression d'effroi, et cet effroi dont 41 était tout bouleversé, & cette diabolique évocation du grand chien noir, se communiqua instantanément de ses yeux & mon Sime. I] continua : = 11 y a quelques années, un de nos enfants, de votre Age, avait, comme vous, commis une grande faute contre la religion... Sms doute qu'il ne s'en était pas repenti... Ou bien ... qui sait 7 Les votes de Iieu sont si impénétrables ! Bref, un jour, A la promenade, un chien, tout Acoup, un grand chien noir,avec des prunelles rouges comme du feu, des oreillesdroites et pointues comme des cornes, et tout couvert de bave sulfureuse, se jrécipita cur le pauvre petit en- fant pécheur et l'emporta... On ne l'avait pas 7u venir, on ne le vit pas davan- tage sten aller... Et jamais l'on ntentendit parler de l'enfant } Quant au grand chien noir, il réde quelquefois autour ‘es enfmts impies et il grogne, {1 gro- gne affreusement. Oh 1 prenez garde au grand chlen noir ! Jtétais devenu tout pile et je tremblais d'douvante, Le Pére reprit alors une voix moins solennelle et, me tapotant les genoix, doucement, avec un air de bon- té attristée et familiére, il me dit + wAllons !... allons !... remettez-vous... Neus I'écarterons,le grand chien noir... nous 1técarterons... Mais 11 faut que yous nous y aidiez... Comprenez- vous maintenant ce que ces mote : "L'intelligeice des b@tes", [contiennent] d'af- freuse hérésie 7... Quand vous les avez écrit ies mots abominables, était-ce en vous le désir de vous révolter contre l'ordre fmmuable] de la divine création?... Avez-vous blasphémé inconsciemment ? Car, enfii, les péchés s'aggravent ou stat- ténuent, selon L'intention qu'on y met 1. Je balbutiai quelques paroles de dénégation ~ Vous ne parlez pas 2... Jtaime mieux cela.. Vous n'@tes pas tout & fait perdu, tout A fait pourri... Il y a de la resspurce, gr&ce A Dieu... Rappelez- vous bien, mon cher enfant, que les b&tes ne pruvent pas avoir de ltintelligences.. Si les b&tes étaient intelligentes, elles honoreraient Dieu, elles batiraient des églises... elles auraient de 1a religion, enfin !,., Et puis, elles ne vivrafent pas, comme elles vivent, dans cet état d'impudsur tranquille et de répugnante archie... Cela saute aux yeux. Affirmer "intelligence des bétes, c'est détruire oeuvre de Dieu I... clest nieg 1'fme immortelle 1... Dieu n'a donné aux bétes ye de l'instinct, rappelez-vous ce mot-18, de l'instinct 1... Et encore ctest beaucoup !... Mais ne discutons pas... Dieu salt ce qu'il fait... Et vous, savez~ vous ce que ctest que l'instinct 7 Et,sans attendre ma réponse, le Pére dit : = LYinstinct, cher enfant, ctest le diable! Aprés quoi, il se leva, et, aprés mtavoir exhorté de nouveau aux longues pritres et aux dures pénitences, {1 sten alli —. me aTtoeurne 23 Jat L¥9s (

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