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A propos du “Hard Labour” Il y a quelques jours, le Gaulois a raconté l'effrayant et quo- tidien supplice que subit, dans sa prison, le malheureux Oscar Wilde. Ce récit qui, pourtant, n'est point fait pour émouvoir, et qui a toute la sécheresse impersonnelle et rapide d'un procés- verbal, vous hante comme L'Homme et le Pendule d'Edgar Poe ; la méme terreur s'en dégage, avec cette aggravation que nous savons ne plus étre dans la fiction littéraire, mais dans la réalité. Jamais un crime — si atroce soit-il — ne m'a causé de tels frissons d'horreur. Ce récit vous transporte hors du siécle, dans une époque lointaine et barbare, dans ce sombre moyen age dont les chefs-d'ceuvre n'ont pu effacer la tache rouge des tortures, ni dissiper l'odeur de chair grillée des biichers. La vision de cet infortuné et de mille autres martyrs obscurs, tournant la roue de supplice, avec cette terreur constante de la mort, si, 4 bout de force, 4 bout de courage, ils s'arrétent, un instant, de tourner, m'obséde comme un affreux cauchemar. Et rien n'y manque, pas méme la face louche et rasée du clergyman, remplagant ici le moine a cagoule, et qui vient chaque jour parler 4 ces tres douloureux de la justice des hommes et de la bonté de Dieu. Oh ! ce clergyman ! On le retrouve partout oi il y a du sang et des larmes. C'est le méme qui, dans les colonies, préside aux massacres, la Bible en main, sanctifie les supplices, légalise les dépradations, couvre de sa crapuleuse redingote de cuistre OCTAVE MIRBEAU 46 I'ccuvre de destruction farouche et de conquéte abominable, qui sera, plus tard, la honte de ce temps. Les moines de Cortez et de Pizarre ne sont point changés. Seulement, ils ont troqué leurs robes de bure contre des redingotes luisantes de cordonnier. Comment cela est-il possible que des supplices physiques, comme ceux dévolus 4 Oscar Wilde, soient encore tolérés dans les moeurs judiciaires d'aujourd'hui? Lorsqu'on réfléchit un peu, on est épouvanté que, dans le coin sombre de la vie sociale, rien n'ait pénétré encore de ce progrés qui a transformé tant de choses moins nécessaires 4 l'affranchissement humain. En Angleterre, surtout, cela étonne plus qu’en aucun autre pays. Si vous vous promenez dans Londres, par exemple, vous étes, plus qu'ailleurs, frappé de l'existence réelle du progrés. C'est 18 que le sens de l'orientation modeme vers la liberté individua- liste est le plus apparent. Point de soldats trainant leurs sabres dans les rues ; les policemen complaisants et polis ne montrent point cet aspect rébarbatif, ni ces intolérances, ni ces brutalités dans le service de nos sergents de ville. Pour armes, ils n'ont qu'un inoffensif baton, de méme que les militaires, trés rares, qu'on rencontre, une petite badine. L’autorité se dissimule ; en tout cas, elle ne se présente point sous une forme de violence, spécialisée par quelque attribut menagant de force ou de coer- cition. Enfin, en aucun endroit du monde, on n'y pratique mieux le respect de Ja vie urbaine. Dés lors, le contraste entre cette liberté et cette barbarie violente nous semble plus sensible, et l'on s'en irrite davantage. Un jour que je philosophais avec un Anglais sur ces questions, il me dit ; — Vous vous émerveillez de notre civilisation, et du sentiment que nous avons trés enraciné de la liberté individuelle. Oui, c'est l'impression générale que les passants emportent de Londres, dont ils n’ont vu, d’ailleurs, que la surface. Ces qualités qui vous OCTAVE MIRBEAU 47 frappent tiennent au caractére de la race et nullement a un état social raisonné et meilleur que le vétre. Savez-vous ce que cela veut dire? Nous n'avons pas de temps a perdre a toutes ces dé- monstrations, 4 toutes ces parades, 4 cet encombrement mili- taire, qui sont toujours en honneur chez vous, pas plus qu'aux disputes des cochers et 4 ces mille taquineries et turbulences de la rue, qui sont une géne et un retard pour les affaires. Les lois n'y sont pour rien. Il ne faut pas voir, dans ce que vous admirez chez nous, autre chose qu'une manifestation de notre égoisme. Car nous ne valons pas mieux que les autres peuples, et nos institutions politiques ne sont point d'une essence supé- rieure a celles du vétre. Toutes se valent, au fond ; c'est-a-dire qu'elles ne valent rien et qu’elles pésent, sur l'homme, qu'il soit du nord ou du midi, de l'est ou de l'ouest, du méme poids écra-, sant... En ce qui concerne Oscar Wilde et sa condamnation, oui, ¢'a été, méme chez nous, un moment de stupeur. Nous ignorions, ou 4 peu prés, en quoi consistait le Hard-Labour. Il n'y a eu qu'une opinion, se résumant de la sorte : “C'est abominable !... C'est un reste des vieilles coutumes barbares ; il faut, 4 tout prix, changer cela, pour I'honneur de la civilisation !” Et puis, ce tribut payé a la pitié, on n'y a plus pensé, et on n'y pensera plus jusqu’a ce qu'un autre événemenit ne revienne nous appren- dre encore que le Hard-Labour existe réellement, et qu'il faut le changer. Hélas ! Il existe partout, le Hard-Labour, aussi bien en Russie, le pays du bon plaisir sanglant, qu'en Allemagne, en France, en Italie. La forme du supplice différe selon les pays, mais la douleur humaine n'en perd pas, croyez-moi, un seul cri, ni une seule goutte de sang. Et ce qui est curieux, c'est qu'on ait touché a tout, sauf a l'appareil de la Justice !... Tous les organes sociaux ont été plus ou moins retapés, améliorés, a l'exception de l'organe judiciaire, en qui l'éme des temps barbares et la « folie des antiques violences contre la personne humaine demeu- OCTAVE MIRBEAU 48 rent intactes et respectées... Voyons, est-ce que, en France, le juge d'instruction, par exemple, avec ses pouvoirs souverains, son autorité formidable, que nul contrle, nulle responsabilité ne contrebalance, n'est pas une monstruosité, un défi permanent & cette Justice méme qu'il incarne ? Les moyens dont il se sert pour tirer des aveux de ceux-la qu'il suppose ou qu'il veut coupables, ne sont-ils pas, presque toujours, soit des délits carac- térisés, soit méme des crimes 7 Et ne gardent-ils pas un souvenir des anciennes tortures et ne sont-ils pas, en réalité, une appli- cation, morale toujours, mais souvent physique, des rites abolis de I'Inquisition?... I] faut avoir le courage de le dire, et de le redire. Tout juge qu'il soit, un juge est un homme, comme les autres. Peut-dire méme, J'est-il plus que les autres, et plus que les autres soumis, par son propre métier, 4 des tentations et 4 des folies qui en font un étre déformé, un maniaque, un délinquant, comme disent les philosophes. Un de mes amis, savant trés illustre, a eu l'occasion d’étudier le cerveau d'un juge, qui, durant sa vie, passa pour un homme admirable dans son art, d'une intégrité supérieure, et d'une intelligence lucide. Eh bien, il y trouva des lésions profondes, et telles qu'on n'en observe seule- ment que chez les plus endurcis criminels : il constata des traces de folies redoutables. Songez & tous les crimes, & toutes les vio- lences que cet homme put commettre impunément ! ... Mais cest évident ! ... Il est impossible qu'il en soit autrement ! Tout le monde est d'accord la-dessus ! Et l'on ne fait rien. Et l'on ne peut rien ! ... Et peut-étre qu'il faudra des siécles encore, et des siécles, pour que soient tentées des réformes jugées nécessaires, et pour qu'une refonte complete de notre syst@me judiciaire soit réalisée ; et dans un sens conforme aux conditions nouvelles de Ja vie...” Et comme je lui demandais, plus particulitrement, son opinion sur Oscar Wilde, I'Anglais me répondit simplement : OCTAVE MIRBEAU 49 Ce “Oscar Wilde fera sa peine, toute sa peine... Car ce quiil a commis, ce n‘est pas un crime, pas méme un délit ... Cest un péché.” Octave Mirbeau, Le Journal, 16 juin 1895

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