You are on page 1of 10

T.

Bolter : Magnolia, une lecture possible 1

Trudy Bolter

LES MEDIA DE MASSE, LES MOTS ET LA MUSIQUE : EMERGENCES DE LA PAROLE


DANS MAGNOLIA DE PAUL THOMAS ANDERSON 

MAGNOLIA (1999), le troisième film de Paul Thomas Anderson, né en 1970, fait


partie d’un cycle de grands films de fiction américains traitant de l’audiovisuel : L’homme de
la rue (Meet John Doe, 1941) , de Capra, Un homme dans la foule (A Face in the Crowd,
1957) , de Kazan, Le grand chantage (The Sweet Smell of Success, MacKendrick, 1957) sur la
radio, Network (Lumet, 1976) sur la télévision. Ces films ont pour sujet les masques portés
par les vedettes, et le caractère trompeur de leurs discours asservis à la manipulation politique.
Ils font suite à un groupe de films au message similaire, critiques de la presse écrite, dont
L’extravagant Mr Deeds (1936) ou Mr Smith au Sénat (1939)du même Capra, travaillant les
mêmes thèmes qui réapparaissent, une décennie plus tard, dans Le Rebelle (1949) de King
Vidor ou Le gouffre au chimères (1951) de Billy Wilder. Tous des grands succès, ces films
semblent révéler chez l’Américain une attitude trouble : dépendant voire friand des média de
masse, il entretient à leur égard une méfiance avertie, celle de l’homme du commun (figure
issue de la mythologie identitaire nationale plutôt que de la sociologie) se sentant menacé par
les dérives possibles du langage dénaturé, proche de la propagande, quand il est soumis à
des priorités capitalistes,
Magnolia renouvelle cette tradition en recentrant la même thématique dans le
domaine privé, et recyclant les codes du canon. pour soutenir une structure complexe
dépassant les modèles traditionnels. Pour en parler, j’aimerais adapter la formule
intéressante élaborée pour parler des films de Fritz Lang dont il n’a pas été scénariste, celle
d’un « double scénario » l’un composé de mots et des indications écrites, l’autre, des éléments
de mise en scène griffés par l’auteur1. Dans Magnolia, écrit par son réalisateur, le premier
scénario, plus « classique  » est composé du récit et des dialogues , l’autre consiste à des
sonorités non verbales ou partiellement verbales -essentiellement des musiques-y compris la
cacophonie- échappant à ou mélangeant ces catégories. .Le sens du mot « scénario » élargi
pour parler de Lang semble permettre le mien – une structure dynamique « dramatique » qui
imite ou connote un récit classique ou codé, composée d’éléments non-verbaux, dont le
rythme, et la disposition des temps forts et faibles font ressembler à des « ‘événements »
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 2

compris dans un scénario « bis » , se déroulant en phase avec, ou à l’encontre de ceux narrés
par le scénario « prime. »
Les deux scénari, ou les co-scénari sont bien évidemment indissociables, mais les
dégager l’un de l’autre pendant un court moment permet de mieux étudier leur synergie.
Regardons les dans l’ordre
Le scénario.prime
« Classique » n’est peut-être pas le mot juste pour parler du scénario principal de
Magnolia, bien qu’il soit conçu dans les unités, racontant sur vingt-quatre heures à peu près
une tranche feuilletée de vie, le dire et le faire de ses multiples personnages, liés par la
géographie (le lieu étant Magnolia Boulevard, un des artères principaux de la Vallée du San
Fernando, qui héberge toute sortes d’habitations et de commerces ainsi que des studios de
télévision) . Quid de l’unité de sujet qui lie en rendant nécessaires tous les événements ?
S’agit-il des « crimes » commis par les pères sur les enfants, comme le soutiennent un certain
nombre de critiques ?2 Bien que ces forfaits fassent partie du film, je préférerais avancer
comme moteur profond de l’action un thème plus global, suggéré par le canon proposé: les us
et abus du langage à l’ère télévisuelle
Le feuilletage du temps dans Magnolia fait enchevêtrer deux fins de vie avec les
durées d’au moins deux émissions de télévision entières, un épisode du quiz show « What Do
Kids Know ? » et un épisode de l’émission « Profils » conduite par la journaliste Guenovier,
l’entretien avec la vedette Frank T. J. Mackey en train d’être filmé. Trois personnalités de la
télé la symbolisant sont présentées comme hypocrites, menteuses, voire dans deux des cas
« criminelles ». Deux d’entre eux meurent, consumés par le cancer et la culpabilité, l’un le
gros producteur Earl Partridge, l’autre, le présentateur de « What Do Kids Know ? », Jimmy
Gator, qui se tire une balle dans la tête. Magnolia arrache les masques de ces deux notables de
la télé, pères indignes, coupables d’abus, d’abandons et d’adultères, en gros de ne pas avoir
été à la hauteur de l’amour qu’on leur portait. Le troisième démasquage marche pourtant à
contre courant de la tradition : effectivement, Frank T J Mackey, le personnage joué par Tom
Cruise, professeur télévisuel de langage manipulateur et mensonger, vedette de l’émission
« Seduce and Destroy », exaltant le machisme, se révèle ne pas être tout à fait le monstre
qu’il joue lors de son émission, mais avoir été un garçon sensible dévoué à sa mère, victime
comme elle d’un mari et père ignoble, Earl Partridge.
Le nombre de protagonistes traités par ce film long de trois
heures, a été plus souvent remarqué que l’extrême rigueur du récit, dense mais logique. Le
réseau de personnages rayonne du noyau formé par les deux cancéreux mourants et
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 3

comprend leurs enfants (Frank/Jack, Claudia) , leurs épouses (Rose, Linda) , ou les
participants aux émissions qu’ils animent ou produisent (Stanley au présent, Donnie au passé)
, à l’exception de deux « outsiders », un policier, et un infirmier en soins palliatifs. Les
différentes actions sont donc liées entre elles par les relations interpersonnelles unissant les
protagonistes. Mais ce réseau de personnages est développé à l’intérieur d’un camaïeu
d’éléments intégrés à une sorte de collage de genres issus de la télévision, des micro-trames
dotées d’un statut d’ « objets trouvés  » ,.
Ainsi le film construit une diégèse chatoyante où « réalité »
télévisuelle et « réalité » diégétique sont interpénétrantes et aux frontières glissantes.
L’interview menée par Guenovier, se conduit pendant la pause déjeuner. d’un séminaire,
produit dérivé de l’émission de Mackey « Seduce and Destroy ». La trame concernant le
policier humaniste, Jim Kurring, apparaissant comme « réaliste » selon les conventions de ce
monde fictionnel, est « déréalisée » par sa référence à une émission de la Fox, « Cops », dans
lequel une équipe de télévision suit dans leurs activités quotidiennes des policiers ou un seul
policier (420 heures de film tournées pour 22 minutes d’émission hebdomadaire) – cette
émission a été mentionnée par Michael Moore dans son réquisitoire contre les média dans
Bowling for Coluymbine) Et finalement, Magnolia utilise les conventions de la télévision dite
« fortean » référencé notamment par le début et la fin du film : il s’agit des émissions
traitant de faits bizarres, coîncidences voire manifestations du paranormal, espèce tirant son
nom de l’auteur Charles Fort, qui a publié de nombreux ouvrages documentant ce type
d’étrangeté dont le bien fondé est prouvé, à l’intérieur de la diégèse, par la chute massive de
grenouilles, péripétie qui n’a rien du surréaliste, s’étant -factuellement –maintes fois produite
aux USA. (Toujours est-il que la vision du monde andersonienne soutient l’affirmation selon
laquelle « Things like this can happen » , la phrase dite par le petit génie Stanley alors que
tombent les grenouilles – vision du monde qui sera confirmée par les aléas et les accidents
dans Punch-Drunk Love (2002) à eux seuls la raison d’être de cette comédie loufoque
rénouvelée par le décalage philosophique du réalisateur par rapport au canon dont il
s’inspire.) Bilan du film : les choses bizarres arrivent, exemple : on trouve devant sa porte un
harmonium abandonné ; conclusion : l’amour est donc possible, CQFD..
On remarque que de ces émissions référencées, aucune n’est
une fiction : elles sont toutes fondées sur une approche de la « réalité » et servent comme
cadre pour la partie « réaliste » de la diégèse apparaissant traiter de la vraie vie, jonchée de
crimes, de drogue, d’adultères et confessions, mais plus que tout autre partie du film
ressemblant à une fiction, ou mélodrame pour ménagère, un peu sombre. Magnolia construit
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 4

un enchevêtrement de quasi-réalités, se référant aux genres télévisuels, comme si notre


« réalité » à tous, figurée par la diégèse, était structurée par la télévision et ses dispositions du
temps et de la communication. Cette société de la Vallée du San Fernando évoluant autour de
Magnolia Boulevard, se montre accaparée par la télévision : des écrans sont allumés dans
presque toutes les pièces du décor, et les personnages sont souvent en train de regarder (ou
d’ignorer) des émissions auxquelles le réalisateur nous fait assister « de l’intérieur »,
doublant certaines séquences de sa diégèse par des séquences d’émission télé en train de
s’élaborer.

Le deuxième scénario

Qu’en est il du  deuxième scénario « off » que j’ai évoqué


plus haut? Il est composé de musiques acousmatiques de Jon Brion, de chansons d’Aimée
Mann dont les paroles appuient les dialogues, des bruitages (pluie, chute de grenouilles,
voire des simili- silences  meublés de bruits de chiens, voix distantes, etc.), convergeant
parfois avec le son « in » ou diégétique (les chansons d’Aimée Mann écoutées dans la
diégèse, reprises par la bande son ; le jingle introductif de l’émission « What Do Kids Know »
attelé à un fortissimo de la musique « off » au rythme faisant penser à un pouls humain) A
quel membre de l’équipe auctorielle attribuer ce bel ouvrage – à Anderson lui-même, ou à
Richard King, responsable du sound design, incorporant tous les éléments sonores, musiques
de Brion et chansons de Mann comprises ? Cet amoncellement impressionnant de sons est
rigoureusement organisé et, pour commencer, tombe grossièrement dans deux parties
distinctes : la cacophonie de la première partie du film, qui rend quasi indéchiffrables un
grand nombre de dialogues, et les plages de silence consacrées à la parole, à la voix nue, dans
le dernier tiers. Les codes de réception installés par le canon évoqué ci-dessus donnent une
clé de lecture pour ce co-scénario, ou scénario « bis », nous permettant de comprendre que la
première partie du film brosse le tableau d’un monde d’après la chute, c’est-à-dire un monde
dominé par la télévision, mais aussi par le crime : la correspondance de cette déchéance est la
cacophonie, à la fois « in » et « off », la métonymie étant le cancer qui ronge les deux
hommes de télévision dont la diégèse présente la mort. .. A la fin du film, lieu des
confessions et des déclarations, le monde est lavé ou rééqulibré et la communication entre les
êtres peut s’établir ou se rétablir.
Pendant plus d’une heure de ce film, le dialogue est quasi
inaudible, le spectateur a du mal a déchiffrer les mots prononcés par les personnages.. Le
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 5

spectateur, ayant difficilement accès aux dialogues, est aligné sur la position des personnages
paumés, que l’on n’écoute pas ou qui ne s’expriment pas. Le scénario sonore manipulant le
spectateur auditeur en lui donnant accès (ou non) aux éléments sonores de la diégèse, et
notamment les dialogues, en vient à ressembler à une source de narration complémentaire ,
presque l’équivalent d’une voix over commentant l’action
Appeler « scénario » (même « bis ») un assemblage de sons,
de musiques et de chansons peut apparaître comme une nomenclature décalée voire
saugrenue. Toujours est il que le mouvement de ce matériau sonore est organisé de manière
non seulement à infléchir le déroulement du récit mais aussi à évoquer certaines attentes
concernant son issue. Le scénario « bis » commence par nuire au dialogues, presque à les
condamner : à la lumière des codes du cycle, on réagit à ces interférences, les « lit » en termes
du message partagé par les autre films du canon : les média de masse tue la communication
vraie, pollue l’atmosphère où évoluent les humains. Lâchant prise sur le spectateur/auditeur,
l’accompagnement sonore devient plus cohérent, moins nocif : finalement, il permet
l’émergence de la parole, les paroles des chansons d’Aimée Mann deviennent plus
compréhensibles en même temps que les personnages commencent à « parler vrai ». Ce
scénario sonore, complément de la narrative et des dialogues semble progresser vers un
mieux : il y a un : avant - la cacophonie - et un après -les confessions, l’échange ,
démarquées par deux éléments remarquables de mise en scène – les deux survols
panoramiques de l’ensemble des personnages faits d’abord par une sorte de travelling
circulaire, sous le poids d’une cacophonie, ensuite par la chanson collective, dont
l’expressivité organisée marque une pause et prépare la fin du film.
L’apogée de la cacophonie est obtenue lors du travelling
circulaire nous promenant de personnage en personnage, en accompagnement du début de
l’émission « What Do Kids Know » Le monde du film est alors submergé par les mots et les
sons afférents à cette émission, que beaucoup de personnages sont en train de regarder. ( Les
connotations moralement douteuses de telles émissions ayant été soutenues par Quiz Show, le
film de Robert Redford (1994) traitant des scandales des années cinquante.)
La contrepartie de ce survol des personnages est la participation( à
deux heures treize minutes) de tous les personnages qu’ils soient agonisants ou inconscients,
à la chanson d’Aimée Mann,« Wise Up » dont ils prononcent les paroles, chacun à son tour.
Cette prise de parole par l’entremise de la chanson constitue l’événement principal de
Magnolia, et il libère les paroles des personnages en même temps que les oreilles des
spectateurs.
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 6

Question et réponse

Une sorte de contagion causée par le virus de la répétition fait apparaître les parties
avant et après du deuxième scénario comme les deux parties d’une échange interrogative, la
question et sa réponse, car la plupart des dialogues font partie d’un camaïeu d’échanges de ce
type. .La plupart des genres télévisuels référencés – entretien visant à démasquer la réalité
intime d’une personnalité, policier, quiz show - sont tous basés sur le questionnement : les
deux premiers types d’interrogation doivent en plus déboucher sur une confession, ou au
contraire sur un alibi qui innocente le destinataire des questions. Le quiz show demande une
réponse, correcte ou incorrecte. Des questions de culpabilité et d’innocence, de vérité et de
fausseté, sont au cœur des structures du dialogue mais aussi du mouvement de la diégèse, qui
tend vers la confirmation ou infirmation de différentes questions soulevées : qui dit vrai, qui
ment, qui doit assumer la culpabilité ? Quelle est la réponse au  problème posée par cette
peinture d’un monde télévore plus ou moins criminel que donne la première partie du film ?
L’intervieweuse, Guenovier, cherche en posant des questions
à arriver à une réalité cachée – le passé de Mackey , très différent de celui qu’il affiche,
remplie d’études fictives et d’autres mensonges. Le policier, Jim , cherche en questionnant les
prévenus à arriver à une évaluation de leur culpabilité ou de leur innocence, à provoquer des
confessions. C’est également le cas de Rose, la femme de Jimmy Gator, qui le questionne
pour savoir si réellement il a abusé de leur fille. Mais la confession d’Earl Partridge, sur son
lit de mort, est auto impulsée, comme celle de sa femme, qui va vers trois individus, son
médecin, sa psy, son avocat, en essayant de trouver quelqu’un, pour écouter ses aveux. Par
contre, lorsque les deux pharmaciens, jeune et vieux, lui pose des questions sur l’ordonnance
pour des poisons qu’elle leur apporte, elle craque : sa culpabilité est à fleur de peau, au point
qu’elle ne supporte pas l’interrogation. L’adultère n’est pas criminelle, lui dit son avocat, mais
elle cherche une punition et veut se débarrasser de l’argent que va lui laisser son mari. Jimmy
Gator se punit en se tirant une balle dans la tête l’une fois sa confession obtenue par sa
femme. Les élèves de Frank Mackey lors du séminaire, sont encouragés à « confesser » leurs
problèmes, les mauvais moments que leur ont fait connaître les femmes.
La situation d’interrogation et de confession est au cœur de la diégèse – il est évident
que cela exige la présence de personnages pour questionner, mais aussi pour écouter : les
deux exemples principaux sont le policier Jim et l’infirmier en soins palliatifs, Phil, liés par
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 7

leur douceur et leur compassion et par un autre caractéristique, l’absence dans leur parler de
grossièretés comme celles qui émaillent les autres dialogues,
Le métier de Kurring - policier - est la clé de ces structures de questionnement, et aussi
des confessions, forcées ou spontanées qui les varient ou qui en résultent. A ces
affleurements d’émotion s’associe une figure analogue et complémentaire, la déclaration
d’amour, forme potentiellement joyeuse de la confession Ces diverses façons de
communiquer que l’on pourrait voir comme « vraies », sont contrastées avec la situation du
début du film : l’absence de communication, la cacophonie, les dialogues au vocabulaire très
pauvre, complètement mangés par les grossièretés dont les sous-titres français donnent une
idée très sommaire, et des questionnaires corrompus par l’argent, dénaturant la culture en la
réduisant à quelques échanges laconiques chiffrées, que comprend le quiz show.

Us et abus du langage

Anderson se soucie du rôle de l’auteur et crée une œuvre


auto réflexive en utilisant par exemple de film en film des acteurs fétiches, John Q. Reilly ou
Philip Seymour Hoffman. Ce positionnement d’auteur s’affirmant comme tel, rend d’autant
plus logique le fait d’interpréter ce film à la lumière des œuvres précédentes d’Anderson,
Hard Eight (1996, titre alternatif : Sydney) et Boogie Nights (1997), et d’y voir surtout un
film traitant comme eux des relations père/fils, (Quoique Boogie Nights contient un autre
thème, celui du besoin non seulement de célébrité mais aussi d’expression artistique et donc
de communication, d’une sorte de « langage » qui anime les pornographes de la Vallée du
San Fernando imaginés par le réalisateur, partant d’une histoire réelle.) Le thème des
relations père -fils est certes présent. Mais le film, anamorphique sous les lumières données
par le passage du temps, comme tous les films, change d’aspect quand s’ajoute à l’œuvre un
film supplémentaire. Magnolia est davantage lié au film suivant d’Anderson, Punch-Drunk
Love (2002), où les relations filiales bien qu’elles soient nécessaires à la diégèse sont traitées
en sourdine, et les thèmes joints du langage et de la communication prédominent. Mais
surtout, Magnolia prend place dans une tradition qu’il prolonge et modifie, celle de la large
palette de films américains qui traitent du langage, y compris les writer-films, Comme
souvent, le clivage voire le conflit entre Nature et Culture est un thème sous-jacent. Le plus
souvent, c’est la nature qui triomlphe sur la culture vue comme stérile, artificielle dans Boule
de feu (1942) d’Howard Hawks, par exemple. Dans Magnolia, la Nature- le parler vrai, le
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 8

langage fonctionnel qui fait parler le cœur, triomphe en fin de compte sur la culture, mais il
s’agit ici d’une sous-culture, qui tue la culture : les codes et les appartenances du champ de
bataille sont brouillés. Dans Boule de feu, un mariage résulte de la bataille comique entre
Nature et culture, la réconciliation des adversaires, pour le plus grand bien et le plus grand
bonheur de tous. L’ordonnance donné ne prévoit pas le compromis : il faut veiller à rompre,
se sévrer des média de masse.
Dans Magnolia, la prédominance du thème principal du film,
dessiné dans les deux « co-scénari », est le langage, thème indiqué par les propos des deux
premiers personnages que nous rencontrons, Mackey et Kurring, que tout semble opposer.
Frank T J. Mackey, l’animateur de Seduce and Destroy, utuilise un discours truqué et
populiste pour profiter du malheur des gens, en l’occurrence le malaise des hommes qui
manquent de l’assurance vis-à-vis des femmes. Il le dit lui-même : tout est une question de
langage, Il apprend à ses acolytes comment manipuler les femmes en les trompant
essentiellement avec des faits de langage, des propos fallacieux ou des mensonges. Ce
personnage, porteur d’un masque que la diégèse va lui enlever, est le pivot du rattachement au
canon, évoquant par exemple Lonesome Rhodes, dans Un homme dans la foule, tout en
aidant à déplacer le centre du problème des discours faux promus par la télé, du domaine
politique à proprement parler à celui de la guerre des sexes.
Kurring (qui aurait pu être un « élève » de Mackey, car c’est
un divorcé qui diffuse un vidéo en espérant trouver l’âme sœur, et donc quelqu’un qui a du
mal à communiquer avec les femmes) s e préoccupe aussi du langage, ne s’arrêtant pas de
recommander à tous ceux qu’il rencontre, d’éviter la grossièreté. Son interrogation intérieure,
ses cas de conscience, sa recherche du bien, se contrastent avec l’écran de fumée nocive qui
caractérise et qui protège le faux-dur, Mackey.
On a l’impression que dans cette société obsédée par la
télévision, le langage a été dénaturé : si Franck Mackey détourne le langage de l’amour et de
la séduction, tout en déployant des ressources linguistiques considérables, son père, sa belle-
mère, Linda (qui semble avoir été la maîtresse de Jack ), et Claudia, la fille de Jimmy Gator,
ne savent plus parler sans grossièrete. Dans Magnolia, la télévision est vue comme
responsable d’une déchéance culturelle qui tue la communication, déforme les vies, comme le
quiz show déforme les vies des enfants participants. Témoignage à charge : l’exemple de
Donnie, le « quiz kid » du passé, qui vit en mettant sa célébrité au service d’un magasin de
mobilier, et s’étant fait dévaliser par ses parents, reste dans un état financier et affectif instable
T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 9

, ou Stanley, humiliée par sa vessie pleine parce qu’il n’a pas pu faire entendre l’expression
de son besoin naturel.)
En conclusion, pour bien comprendre Magnolia, il faut non
seulement connaître le s films précédents d’Anderson, mais aussi le reste du canon- les autres
films américains traitant des média de masse, et avoir attendu que sorte Punch-Drunk Love,
mais aussi, ne pas avoir peur de lui associer des schémas éthiques voire religieux- ils sont
présents aussi, en plein ou en creux, dans Boogie Nights (thèmes du rachat et de l’injustice
d’une société bigote incapable de juger le fond du cœur des harders, absence du pardon) et
dans Hard Eight (thème de la pénitence, du rachat, du pardon, de la présence du Mal
incontournable) . Le motif religieux qui prédomine dans Magnolia est celui de l’absolution
par la confession, permettant d’accéder à une sorte d’état de grâce. On pourrait ainsi analyser
le chant collectif comme une sorte de communion ayant l’effet de remettre le monde en mode
verbal (et donc éthique et spirituel, puisque la loi et la foi sont liées au langage) : la chute de
grenouilles peut se lire comme bizarrerie naturelle, ou bien « réponse » ou du moins
expression divine. (Il semble qu’Anderson, ayant appris ou réappris par l’un des acteurs que
ces animaux virevoltants font une apparition dans la Bible, ait renforcé les renvois au livre de
l’Exode (Exode, chapitre 8, verset 2) racontant les fléaux imposés aux Egyptiens lors de la
captivité des Israélites.).
Les différentes culpabiités du film sont mortifères,
conduisant à des punitions. Mais la chanson collective engendre le rachat voire le pardon, et
conduit à la happy end. Plutôt que de subir, de regarder, passivement, asservis à la télévision,
le personnages participent à une activité expressive. La fin du film – les 45 minutes après la
chanson collective - est remplie d’efforts vers la communication – le grand exemple étant
celui que présente l’amour naissant entre le policier et la fille de Jimmy Gator, Claudia, une
pure qui aspire à la sincérité complète dans les relations humaines. Libéré des musiques fortes
et des cacophonies du début du film, le spectateur peut écouter les discours pleins de sens. La
morale de l’histoire ? Classique et déjà vue. C’est en se sevrant des média de masse que l’on
retrouve l’usage de la parole – message inchangé depuis les films de Capra, Kazan ou Lumet,
quoique transporté par Anderson dans le domaine privé, voire philosophique.

©Trudy Bolter 2007


T. Bolter : Magnolia, une lecture possible 10

1
Il s’agit du livre de Gérard Leblanc et Brigitte Devismes, Le double scénario chez Fritz Lang , Paris : A.
Colin, 1991
2
Un exemple : l’article excellent, Magnolia : One Froggy evening, de Jean-Michel Coursodon, paru dans Positif
N°489, mars 2000, p.13-15.

BIBLIOGRAPHIE

BEZIAU, Patrice et LEVY, Jacques : « Au cinéma, la télé apparaît souvent comme le grand méchant
loup… »,136-143, in HENNEBELLE, Guy et PREDAL, René  (eds.) : L'influence de la télévision sur le
cinéma, CinémAction n° 44, juin 1987, éd. Cerf, 248 p.
BOLTER, Trudy : Figures de l’écrivain dans le cinéma américain : itinéraires de la « voix baladeuse », Rennes,
Presses universitaires de Rennes, Coll. Le Spectaculaire, 2001
BOLTER, Trudy : « Quatre figures de critique dans le cinéma américain des années quarante : Dérives
totalitaires du langage », Revue Ligeia : dossiers sur l’art, Numéro Image-Cinéma, coordonné par Patricia-
Laure THIVAT, Numéro 61-62-63-64, juillet-décembre 2005
COURSODON, jean-Pierre : Magnolia : One Froggy Evening, p.13-15, Positif, N°469, mars 2000.
HENRY, Michel : Entretien avec Paul Thomas Anderson, Une affaire de vie ou de mort, 16-19, in Positif, N°
469, mars 2000.
DEVISMES Brigitte, et LEBLANC Gérard :Le double scénario chez Fritz Lang , Paris : A. Colin, 1991
IMDB : Internet Movie Database entrée « Magnolia », rubrique « Trivia » (7 pages imprimées)
http://imdb.com/title/tt0175880/trivia

You might also like